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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 30 — LA FIN D'UN CAUCHEMAR

Cover Image

RGL e-Book Cover
Based on an image created with Microsoft Bing software

Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 30: La Fin d'un cauchemar, le 16 août 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-12-23

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Couverture du fascicule 30 reconstruite avec son
dessin original tiré du site: Sur l'autre face du monde


TABLE DES MATIÈRES



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Je n'étais plus maître de ma terreur.



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JUSQU'ICI

Après s'être entre-dévorés dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de la Guerre Infernale, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, Miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis, a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs...

Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique l'auteur de ce récit, correspondant du grand quotidien français l'An 2000. Suivi de son dévoué secrétaire Pigeon et à peine rentré d'Amérique où, s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le journaliste, après avoir assisté, à Paris, à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur, M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français l'accompagne. Ils trouvent la Russie profondément troublée; le Tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou, immobilise les chemins de fer, arrête les trains de munitions. Les troupes alliées sont forcées de reculer. M. Martin du Bois est tué pendant la retraite. En vain un savant russe essaye de barrer la route aux envahisseurs en déchaînant dans leurs rangs le choléra dont il sème les microbes dans l'eau du fleuve Oural... Le même fléau frappe par trahison les armées d'Europe. La Situation semble désespérée. Un moment l'arrivée inopinée de Miss Ada redonne du courage à tous. En empruntant la voie de mer, la courageuse Jeune fille a réussi à faire passer un train sanitaire dont les fourgons sont remplis de projectiles perfectionnés. Mais la chance ne dure guère: Tom Davis et sa soeur succombent à la terrible épidémie. La défection des Turcs rompt la muraille blanche... Il faut fuir. Hélas! trop tard. Un mouvement tournant des Chinois fait tomber nos héros entre leurs mains. On les emmène jusqu'à Moscou conquis par les barbares et on leur y fait subir les pires supplices. Ils en voient infliger d'horribles à leurs compagnons. Le narrateur lui-même, enterré vif jusqu'au col, est aveuglé et décapité.

Il pousse un cri...


1. Le premier de tous les Wang.

Par un phénomène que vous avez peut-être constaté, je criais, et pourtant j'eusse voulu ne pas crier. Je n'étais plus maître de ma terreur.

Ce «ha» que l'épouvante faisait sortir de ma gorge, je l'entendais se prolonger, et néanmoins je n'avais plus la notion exacte de ce qui se passait.

J'écarquillais en vain les yeux, mes yeux vides; je sentais que le bourreau chinois n'était plus là; mais un voile impénétrable, une sorte de néant semblait envelopper les choses.

Enfin la clameur qui m'obsédait cessa; je crus comprendre pourquoi.

Un roulement sourd, comme celui du tonnerre tout proche, m'emplissait à présent les oreilles. Je supposai quelque chose d'inouï. Ma tête était tranchée, pensai-je. Elle avait roulé quelque part, aux pieds des maréchaux, par exemple; d'où le subit nirvanâh qui m'intriguait tant.

La survie faisait le reste. La survie permettait à mon cerveau de percevoir encore quelques minutes des bruits vagues. Celui qui persistait, imitant le tonnerre, n'était autre que le vacarme des gongs, chargés par la police de célébrer le succès de mon exécution...

Etrange! Ce roulement s'arrêtait pour faire place à des coups sourds, martelés sur une surface sonore qui paraissait être du bois.

Plus qu'étrange! L'eau qui ruisselait, glacée, autour de ma tête, venait d'être brusquement épongée par un fragment de toile. Ce fragment de toile, ma main gauche l'avait saisi et fiévreusement promené sur ma figure, sur mes cheveux, sur mon cou.

Sur mon cou?...

J'avais donc encore un cou?

Absurde, pensa mon cerveau, puisque mes bras sont enfouis dans le sol avec le reste de mon corps.

Soudain une voix se fit entendre. Elle accompagnait les coups violents et répétait:

— Moussi! Moussi!:

Il n'y avait pas à s'y tromper. Je croyais entendre à présent la voix de mon boy, Wang Tchao, un bon Chinois celui-là, qui me réclamait dans l'autre monde.

J'eus encore la force de remarquer que la situation de décapité pensant n'est pas en général assez connue.

— Quel dommage, me disais-je, que le corps et la tête ne soient pas rajustables! Je ferais aux savants de notre Académie de médecine un rapport bien intéressant sur cette question de la survie, qui passionne les adversaires de la peine de mort! Après tout, on n'est pas si mal à son aise qu'ils le prétendent. Ainsi je pense confusément, mais sans douleur. Il n'y a que la pomme d'Adam qui me fasse un peu mal... C'est que le coup de sabre l'a tranchée brusquement...

Mais voilà que je crois devenir fou de j joie.

Une fois de plus ma main gauche a fait un geste. Elle a tâté ce cou que je croyais tranché; 1l est à sa place, intact!

Le vacarme que j'entendais tout à l'heure, un peu vague, se précise. C'est toujours la voix, de mon boy qui appelle.

— Ouvri, monsieur, crie-t-elle, ouvri! Midi passé, moussi! Midi passé!

Sans comprendre par quel sortilège je me trouve dans un lit, car fébrilement, avec mes deux mains et mes deux jambes j'ai constaté que je suis dans un dit, je me lève à tout hasard et traverse le noir d'une chambre aux rideaux hermétiquement fermés.

Les coups redoublés qui me troublent tant viennent d'une porte, c'est clair.

A tâtons je trouve la serrure de cette porte et la clef qui la ferme en dedans. Je tourne, cette clef, comme eût fait un somnambule, et je reviens me coucher dans ce que je crois être un lit.

Sensation pénible! Le froid de cette eau qui ruisselle sur tout mon corps! Brrr!...

Mais à peine ai-je repris, ou cru reprendre la position horizontale, que la porte s'ouvre doucement.

— Qui est là?

J'ai sursauté en poussant le cri d'inquiétude habituel.

— Mais c'est moi, répond la voix de mon Wang.

Sans me donner la peine de répondre, je comprends bien que, par une succession de phénomènes physiologiques, ma caboche n'est plus équilibrée et que les plus fantastiques réminiscences vont envahir pêle-mêle.

— Alors, avec la sensation — notez ceci — d'être vraiment décapité par le bourreau habillé ide bleu je me retourne deux fois dans ces draps qui me donnent l'impression du linceul mouillé, en marmonnant à l'adresse du fantôme de boy qui vient traverser l'épilogue tragique de ma campagne:

— Zut!. Tu m'embêtes!!

Un silence.

Cette fois, je crois bien que c'est fini et que le néant m'a reçu pour l'éternité, lorsque de nouveau la voix se fait entendre, plus pressante.

En même temps des flots de lumière diurne entrent dans la chambre; un bruit significatif m'a indiqué que Wang ouvrait les rideaux. Et c'est un soleil splendide qui éclaire ma chambre.

Ma chambre?...


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Je me dresse sur mon séant et j'écarquille les yeux. (Page 930.)


Je me dresse sur mon séant et j'écarquille les yeux, mes yeux que je croyais désorbités, devant les meubles, la cheminée, la pendule électrique, mes habits, ma cravate blanche qui pend, froissée, sur le plasteon de ma chemise, laquelle s'étale sur un fauteuil...

Qu'est-ce que cela signifie?

Je vois... j'ai l'illusion de voir du moins... Je vois... et que vois-je, pour comble de miracle?

Wang est maintenant debout devant mon lit.

Comprenez-vous ma stupeur? Wang, qui est mort depuis huit mois dans les plaines ardennaises, Wang qui fut la première victime de nos désastres aériens, Wang, mon boy dévoué que j'affectionnais au point de retrouver l'expression de sa chinoiserie sur toutes les binettes de Chinois que je rencontrais pendant cette guerre... Wang me regardait, du pied de mon lit, comme un homme qui voudrait bien parler, mais qui n'ose...

— Ah! çà, fis-je avec humeur, est-ce que cette plaisanterie va durer longtemps? Va-t'en, toi! Tu m'agaces!...

— Moussi, reprit mon domestique, ou son ombre, car je ne savais pas encore ce qu'il fallait penser de cette singulière apparition; moussi, vous n'y pense pas. Il est midi.

— Midi?

— Et trois minutes...

— Vraiment? Il est midi et trois minutes, idiot?

Le Céleste, peu sensible aux injures, se mit à rire.

— Imbécile, pourquoi ris-tu?

— Moussi, parce que moussi est si-drôle!

— Comment, je suis drôle? Qu'est-ce que j'ai de drôle? Drôle toi-même!

— Moussi n'a jamais dormi autant.

— Comment! Jamais dormi autant? Qu' a -ce que tu veux dire?

— Moussi couché après le banquet, à deux heures, ce matin. Pas encore réveillé à midi. Jamais dormi autant. Faut se lever, moussi.

— Comment? Faut se lever? Pourquoi faire?

Je comprenais l'absurdité de mes questions; mais à mesure que le sens d'une réalité, décevante et joyeuse à la fois, me revenait par la fenêtre ouverte, je multipliais les questions au petit bonheur, comme un homme qui veut se persuader dix fois pour une que le fil de ses jours n'a pas été tranché par un bourreau chinois.

— Ah! çà, repris-je, en aspirant une large bouffée d'air, tu, n'es donc pas mort, Wang?

— Moi, moussi? Jamais.

— Tu n'es jamais mort?

— Moi couché hier soir neuf heures, au sixième, comme domestiques de l'hôtel, et levé ce matin comme soleil. Venu six fois à la porte de moussi: à sept heures, à huit, à neuf, à dix, à onze, à douze, pour écouter si moussi levé. A douze frappé toc, toc, à la porte; mais M. Pigeon téléphoné en bas: Wang frapper plus fort, comme ça...

Ce disant le boy tambourinait sur la porte refermée.

— M. Pigeon a téléphoné? Qu'est-ce que tu nous chantes là?

— Oui. Téléphoné que moussi très en retard pour la cérémonie.

— Quelle cérémonie?

— Mais moussi, la noce de jolie demoiselle Vandercuyp.

-- Tu dis, magot?

— De miss Ada Vandercuyp.

Je haussai les épaules, pour ne pas entamer une discussion avec mon boy. Pourtant, comme il s'emparait de mes vêtements et s'apprêtait à les brosser sur le balcon, je voulus avoir le coeur net de cette sotte histoire.

— Tu disais qu'il y a une miss Ada Vandercuyp qui se marie?

— Mais oui, moussi. Avec lieutenant anglais.

— Avec lieutenant anglais? Le nom de ce lieutenant?

— Tom Davis, parbleu, moussi sait bien, puisque moussi est invité.

— Moi? Je suis invité? Tom Davis se marie! Mais, triple brute, il est mort et brûlé depuis longtemps, Tom Davis, et miss Ada Vandercuyp aussi. Et Pigeon, donc! Tu nous parles de M. Pigeon. Mais, Chinois de paravent, tes compatriotes l'ont découpé en aiguillettes comme un canard! Allons, file! Hors d'ici! Tu me dégoûtes!


2. Discours incohérents.

Béat, le sourire figé dans une grimace où je découvrais de la pitié, Wang ne répondait pas à mes injonctions. Il ne paraissait point avoir davantage l'envie de déguerpir. Evidemment le brave garçon était perplexe.

Comme le contact de mon linge, trempé de sueur froide, m'était désagréable — j'ai noté plus d'une fois cette faiblesse — je tirai de là un moyen de connaître la vérité.

— Donne-moi vite une chemise de nuit, criai-je. Nous verrons bien si tu es une ombre, ou mon boy raccommodé par miracle.

L'opération calmante fut faite en quelques secondes.

J'étais déjà plus enclin à la bienveillance. Tout de même, pensai-je, si c'était vrai?... Mes suppositions n'allèrent pas plus loin, car un bruit de pas précipités se faisait entendre à la porte de ma chambre.

— Toc, toc.

— Entrez!

— C'était Pigeon, suivi de M. Vandercuyp.

Tous deux riaient très fort et faisaient de grands: gestes.

— Par exemple! disait le nabab hollandais. Vous ne voulez donc pas assister au mariage de ma fille?

— Mais...

— Songez que le cortège doit partir d'ici à midi quarante-cinq, pour entrer dans l'église St-Jacob à une heure précise! Et vous êtes encore au lit! Qu'est-ce que vous avez donc, mon cher monsieur?

— Moi?...

— Vous n'êtes pas malade, j'espère? demanda Pigeon.

— Malade?...

— Quel somme! Je pense que ce sont les vins du banquet d'hier soir qui vous ont fait dormir si longtemps et si bien.

— Les vins?.. Du banquet? De quel banquet?

— Cest évident, renchérit Pigeon. Les vins du banquet; il n'y a pas à chercher ailleurs.

— Vous croyez?

— Vite, maintenant que vous voilà réveillé, levez-vous et descendez. Le cortège est en bas. Il n'attend plus que vous pour se mettre en marche.

M. Vandercuyp était en frac de cérémonie. La tenue de soirée en plein midi m'a toujours fait sourire; mais, puisque c'est l'une des conventions de notre époque, il faut la subir.

Je le voyais qui faisait des efforts pour mettre de superbes gants blancs.

— Alors c'est vrai? demandai-je enfin, avec une ingénuité qui fit sourire mes deux visiteurs et Wang aussi. Nous allons à la noce?

— Comment, si c'est vrai? riposta Pigeon persifleur. Mais quel rêve extraordinaire avez-vous donc fait pour nous regarder avec ces yeux hagards?

Mes yeux!... Encore mes yeux!...

Comment l'ombre de Pigeon pouvait-elle voir les yeux de mon ombre, puisque cette ombre de moi-même devait être aveugle et décapitée?

— De l'eau, criai-je, en suppliant Pigeon de me passer une carafe. De l'eau d'abord!

Je me tamponnai le crâne pendant deux minutes avec une serviette imbibée d'eau fraîche. Il n'y avait pas d'erreur possible: c'était bien un vrai crâne, un crâne solide même, et non une ombre de crâne que j'épongeais à grand renfort de coups de poing... C'étaient des yeux intacts dont j'essuyais les paupières: nul pouce homicide n'avait donc vidé celles-ci du globe oculaire qui les emplissait encore? Par quel prodige avais-je bien pu échapper au double supplice dont j'avais pourtant ressenti toutes les affres, toutes les douleurs. Comment avais-je conservé mes yeux d'abord, ma tête ensuite?

Insoluble problème!

Quoi qu'il en fût d'ailleurs, j'existais, je vivais, je voyais, j'étais sauvé...

Je voulus m'en convaincre mieux encore:

— Ainsi, déclarai-je en prenant les mains de mes amis pour les serrer énergiquement, je suis sauvé?...

Leur stupéfaction me peina. Je poursuivis:

— Et vous-même, mon cher Pigeon... Et mademoiselle Ada...? Monsieur Vandercuyp, comment expliquez-vous qu'elle ait survécu?...

Les coq-à-l'âne allaient recommencer. Il fallait en arrêter le défilé une fois pour toutes. Je confessai à M. Vandercuyp qu'un sommeil agité m'avait en effet retardé; mais que, dans un quart d'heure, je serais à côté de lui, en tenue, prêt à suivre sa charmante fille et l'époux de son choix dans l'église St-Jacob.

— Maintenant, dis-je à Pigeon lorsque le brave hôtelier fut parti, à nous deux! En cinq minutes Wang aura préparé mon bain dans le cabinet de toilette; pendant ce temps-là nous éluciderons, nous, les choses extraordinaires dont je suis encore tout saisi.

— Bien volontiers, car je devine qu'il y a dans tout ceci quelque chose d'obscur.

J'étais assis sur mon lit; Pigeon avait pris une chaise et allumé une cigarette.

— J'interrogerai, lui dis-je en rassemblant de mon mieux mes idées; vous répondrez, n'est-ce pas?

— Allez-y.


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— D'abord où sommes-nous?


— D'abord où sommes-nous?

— A La Haye, dans l'une do somptueuses chambres de l'hôtel Vandercuyp, autrement dit de l'Entente Universelle.

— Quel jour!

— Lisez sur cet agenda qui pend au mur: le 21 septembre...

— De l'année 1937, fis-je en consultant du regard l'agenda qu'on effeuillait chaque matin.

— Pardon, vous sautez trente ans un peu vite.

Mon confesseur m'avait regardé drôlement.

— 1937? fit-il. Vous l'avez rêvé peut-être. Mais la réalité est autre, et j'ajoute qu'il faut nous en féliciter. Nous voyez-vous avec trente ans de plus sur le caillou.

Comme j'apercevais très bien le chiffre que portait le médaillon du calendrier à effeuiller, il me fut aisé de plaisanter à mon tour.

— La preuve que nous avons bien trente ans de plus, mon bon, c'est qu'il vous faut des lunettes pour y voir à distance. Regardez ce calendrier. Qu'est-ce qu'il y a d'imprimé en haut, sur le carton?

— Année 1907.

— Année 1937.

— Pardon... 1907.

— Pardon... 1937. Décrochez-le donc et regardez-le de près, mon cher, car je recommence à craindre d'avoir réellement perdu le sens de la vue!

Pigeon décrocha l'objet. Nous avions raison tous les deux. Le zéro de 1907 était surmonté d'une tache noire qui lui donnait de loin l'apparence d'un 3.


Illustration

La tache d'encre sur le calendrier.


Je constatai l'erreur que mes yeux venaient de commettre. Qu'ils fussent un peu troubles, après l'écrasement brutal des doigts du bourreau, ce n'était pas pour me surprendre.

J'acquiesçai:

— Soit! Nous sommes donc en 1907, le 21 septembre?

— Le 22, car cette date du 21 est celle d'hier, Wang n'a pas eu le temps d'arracher sa feuille quotidienne. Je l'enlève. Voyez... 22 septembre,

— Et alors?

— Alors nous sommes à La Haye, le 22 septembre 1907; il est midi dix minutes à cette pendule électrique dont les aiguilles ne cessent de tourner, et vous êtes encore au lit, au lieu de converser agréablement dans le salon de M. Vandercuyp, au rez-de-chaussée de ce magnifique hôtel, avec les gens que notre ami a réunis pour la noce de sa fille. C'est clair comme le jour.

— Nous sommes à La Haye?

— Oui donc, à La Haye, capitale des Pays-Bas.

— Vous en êtes sûr?

— Ah! çà, vous avez perdu la mémoire, mon bon!

— Je commence à le croire; c'est pourquoi je vous interroge, en vous priant, Pigeon, de répondre à chacune de mes questions sans vous préoccuper de sa naïveté. Je ne sais plus rien de ce que vous me dites là. Il faut que je me documente. Serrez bien vos réponses; vous m'aiderez ainsi à reconstituer des souvenirs qui me paraissent extraordinairement lointains.

— J'écoute.

— Ainsi vous êtes certain que nous sommes en septembre?...

— 1907.

— C'est singulier. Nous ne sommes pas à la fin d'avril?

— 22 septembre 1907, 22 septembre 1907...

— Soit! Qu'est-ce que nous faisons donc à La Haye?...

En dépit de sa promesse, Pigeon s'arrêta pour me regarder avec une compassion visible.

— Nous sommes venus, comme trente autres confrères, faire ici un petit séjour très agréable pour le compte de nos journaux respectifs à l'occasion de la deuxième Conférence de la Paix... Partis de Paris tous deux le 25 août, nous avons vécu depuis le premier jour ensemble...

— J'y suis! Je commence à relier mes idées! Nous sommes venus pour la Conférence de la Paix! On a clôturé les travaux l'autre soir... Alors s'est produit l'incident du sorbet. La guerre a été aussitôt déclarée...

— On a clôturé les travaux hier soir, et non l'autre soir, par un magnifique banquet qui s'est prolongé fort tard. Le menu était exquis; les vins ont paru merveilleux à tous les convives. Ils vous ont procuré un sommeil un peu agité, d'après ce que je devine, et vous sortez d'un rêve qui a duré dix heures, mon cher, voilà tout.

— Vous croyez?

— C'est la seule explication qui convienne aux incohérences de vos discours.

— Mes discours sont incohérents?

— Plutôt...

— Vous m'affirmez qu'il n'y a pas eu de guerre pour le sorbet?

— J'ignore le premier mot de cette histoire.

— Pas de sorbet? Pas de guerre? Et l'aérocar de l'An 2000?

— Plaît-il?

— L'aérocar de notre vaillant journal, l'An 2000, notre cher Austral? Est-ce que j'ai rêvé aussi qu'il nous emmenait à Paris?

— Oh! Certes. .

— Nous ne sommes pas partis dans ce ballon avec miss Ada Vandercuyp, précisément, pour l'emmener chez son oncle, parce que La Haye commençait à brûler?... J'y suis, j'y suis! La Haye incendiée par les ballons allemands... C'était terrifiant, sinistre...

— Ouais! je crois entendre parler turc. Qu'est-ce que cet An 2000? Il n'y a jamais eu de journal qui portât ce titre. Vous l'avez rêvé. Rappelez-vous donc que je suis ici votre voisin de chambre, mon cher, depuis un mois, et que nous n'avons cessé de suivre ensemble, comme nous avons pu, les travaux de la Conférence, moi pour le Petit Journal, vous pour le Figaro.


3. La mariée est bien vivante.

Ce fut un trait de lumière. Pour la première fois, depuis dix minutes qu'on s'efforçait de m'arracher au plus. tenace des cauchemars, j'éprouvais la sensation de la vie prosaïquement reconquise, semblable à ce qu'elle était la veille.

Ce fut une explosion de joie.

— J'ai rêvé! criais-je à mon confrère. J'ai rêvé!

Cette fois la certitude était venue, avec les bouffées de brise marine qui rafraîchissaient l'atmosphère de ma chambre.

L'air dont je regardais mon ami Pigeon n'en demeurait pas moins comique, à en juger par le sourire qui se dessinait au coin de ses lèvres.

— Le bain de moussi est prêt, vint déclarer Wang, tout heureux de voir que je n'étais pas fou, et que mon discours redevenait normal.

D'un bond je fus dans l'eau. Une belle douche me remit tout à fait.

A travers la légère cloison qui séparait la salle de bains de la chambre à coucher, je continuais la conversation avec mon confrère.

— Ah! lui dis-je quand je fus réconcilié avec la réalité d'une manière définitive, vous ne pouvez imaginer les visions extraordinaires que la folle du logis s'est plu, durant cette nuit prolongée, à faire défiler dans mon cerveau! Pendant l'office divin, qui va sans doute être un peu long, comme il arrive en pareille circonstance, je mettrai en ordre, autant que possible, les ressouvenirs encore tout chauds des hallucinations qui m'ont poursuivi, et après le déjeuner dînatoire je-vous en retracerai les grands traits. Vous verrez quel curieux enchevêtrement de gens et de choses!

Pigeon est le meilleur de mes camarades. Nous avons dix fois parcouru ensemble les grandes villes de l'Europe à l'occasion de maints événements dont nous rendîmes compte à nos journaux respectifs.

Il était tout naturel que sa personnalité prit dans mon rêve une place énorme. Du coup mon imagination débridée, emportée sur les ailes des songes, avait fait de lui le premier des rédacteurs de ce fantastique An 2000 qui sortait du néant avec son directeur, dès le prologue de mon extravagante randonnée à travers les champs de bataille de l'avenir.

J'entendis un groom lui rappeler, de la part de M. Vandercuyp, que le cortège partirait pour l'église dans dix minutes. Aussi coupai-je court à tout dialogue pour m'habiller promptement et faire honneur à ma réputation d'exactitude.

En quelques instants je fus harnaché comme tout le monde: habit noir, gilet blanc, cravate blanche, tuyau de poêle sur la tête.

— Descendons, fis-je.

Et sous l'oeil attendri de Wang Tchao, qui avait pu croire un instant son maître parti pour les domaines de la Turlutaine, nous descendîmes l'escalier luxueux de l'hôtel.

Mais on ne vit pas impunément pendant dix heures, avec des fantômes, sortis par troupes serrées des préoccupations d'un moment.

Tout en suivant Pigeon, qui hâtait le pas, je revoyais les scènes du commencement de mon rêve,

Elles s'étaient déroulées là. C'était là que Mme Vandercuyp m'avait supplié d'emmener sa fille à Paris. C'était bien là que la charmante miss Ada s'était présentée à mes yeux, son manteau de voyage sur le bras, très crâne, ma foi, et prête à nous suivre dans les airs. Je revoyais l'embarquement au balcon, dans la nacelle de l'Austral, conduit par Morel... Malaval et Coquet, autres plumitifs au service de l'An 2000, nous accompagnaient, avec Wang Tchao comme commissaire du bord...

Ainsi tout cela n'était qu'une vaine excursion dans le domaine des songes?

Bien extraordinaire... Enfin! Tenons-nous. Voici qui doit dissiper mes derniers doutes — car j'ai beau me tâter, me pincer discrètement pour établir que je ne rêve plus, j'en ai encore des doutes. Dans le salon jonché de fleurs babillent de charmantes jeunes filles, demoiselles d'honneur et amies de la mariée. Les invités du sexe fort sont une cinquantaine. J'aperçois, à côté des fracs noirs si déplaisants, des uniformes multicolores, agrémentés de dorures, rehaussés de chamarrures et de broderies.

Ce sont des officiers anglais amis du marié. Ils sont venus de Londres au nombre d'une douzaine. Ils dialoguent avec les dames. Nous avançons de notre mieux à travers une assistance compacte et bruyante, pour parvenir jusqu'à la mariée et lui présenter nos compliments.

Enfin nous y voilà!

Entre sa mère et son fiancé, miss Ada répond avec une grâce charmante aux hommages qu'on lui apporte.

Le soleil de septembre envoie ses rayons dorés dans le salon. Il éclaire à merveille la fiancée, rose et blonde dans sa toilette blanche, sous le voile traditionnel.

— Enfin, vous voilà! me crie joyeusement M. Vandercuyp. La noce est au complet. Il ne manque plus personne. On va pouvoir partir.

Exactement il est midi quarante. Je le constate au cadran artistique dont le salon est orné.


Illustration

A tous deux je serre affectueusement les mains (Page 935.)


Mais ce n'est pas sur les aiguilles d'un cadran, vous le pensez bien, que mes yeux vont s'arrêter. Ils dévorent deux silhouettes, celles de la mariée et celle de son époux, le lieutenant Tom Davis. A tous deux je serre affectueusement les mains. A tous deux je dis les voeux sincères que je forme pour leur bonheur. Et tous deux, affectueusement aussi, me remercient de ma bienveillance.

Sans doute, sans doute. Mais voilà que je me demande si tout cela est bien réel.

Un état d'esprit nouveau remplace déjà l'autre, le premier, celui qui à suivi mon réveil.

Tout à l'heure encore je me sentais délivré d'un cauchemar qui avait duré dix grandes heures. Maintenant je ne sais plus si vraiment le songe est fini.

J'en viens à me demander s'il ne continue pas, avec des surprises et des incohérences nouvelles, comme l'imagination en travail en fait tant surgir devant nos yeux fermés par le sommeil...

Mais non. Ces gens qui sont là sont bien vivants. Et cette belle jeune fille, c'est bien miss Ada Vandercuyp. J'ai eu le plaisir de la voir chaque jour depuis un mois que nous séjournons à l'Hôtel de l'Entente Universelle. Son fiancé, c'est parfaitement l'officier d'état-major qui servait de secrétaire technique à l'ambassadeur d'Angleterre, sir Harry Newhouse.

Alors il n'est pas mort du choléra dans la hutte de Niojine?

Et la femme de son choix n'a pas péri sous le poignard de Wang Tchao?...

De Wang Tchao... Oui... c'était bien le nom de ce capitaine chinois... Il portait le même que mon boy, à qui du reste il ressemblait tant.

En d'autres circonstances, Tom Dave et miss Ada Vandercuyp m'eussent sûrement demandé si je n'avais pas quelque ennui, si l'insomnie ne m'avait point persécuté pendant la nuit précédente; il apparaissait si clairement que je n'étais pas dans mon assiette!

Mais l'un et l'autre se multipliaient pour répondre aux invités qui ne cessaient de s'arrêter devant eux et de leur serrer les mains. Je me retirai dans un coin du salon pour méditer. Il n'y avait pas autre chose à faire.

Où était Pigeon? Je ne le voyais plus. C'était regrettable. J'eusse aimé l'avoir auprès de moi pour interroger, lui demander de temps en temps un éclaircissement, une confirmation, quelque chose comme sa parole d'honneur...

Mais un grand brouhaha se fit entendre. Des automobiles, à perte de vue, stationnaient dans la grande allée Royale qui, de ses arbres séculaires, ombrage la façade de l'Hôtel Vandercuyp.

Chacun prit son rang d'après le protocole des cérémonies nuptiales, et le salon se vida peu à peu. Je restai le dernier, pour monter dans la voiture.

Au moment où j'allais rejoindre deux invités, amis de la maison, qui déjà s'y trouvaient installés, j'eus une hésitation burlesque.

Devant moi en effet, sur les banquettes d'un landeau ouvert, Jim Keog et Wami causaient amicalement.

Un instant de réflexion, et j'eus vite reconnu mes deux voisins de table au banquet de la veille: le commodore américain Clayton et le petit délégué japonais, M. Tsoukouba. Mais quelles ressemblances!

Ce détail seul me ramenait plus que tout le resté à la réalité.

Je comprenais que chaque personnage enfanté par mon imagination, emballée sur le sujet de la guerre future, avait pris dans le rêve une figure déjà connue, plus ou moins familière, avec le détail de ses traits.

Le commodore et M. Tsoukouba m'avaient vivement amusé au banquet de la veille. Leur image s'était identifiée avec deux de mes persécuteurs; c'était tout simple.

Aussi leur tendis-je la main affectueusement avant de m'asseoir en face d'eux dans le landau électrique.


Illustration

Devant moi Jim Kéog et Wami causaient amicalement. (Page 935.)



4. Sous la voûte d'acier.

Quel sujet de joyeux rires et de saillies drôlatiques, si ces messieurs avaient pu se douter un seul instant des réminiscences qui hantaient mon cerveau; si je leur avais conté, surtout, les extravagantes aventures qui venaient de m'arriver en dix heures, aventures dont ils étaient autant que moi les héros!

Le trajet n'est pas long, de l'allée Royale à Saint-Jacob. Nous l'eûmes bientôt parcouru, entre deux haies de curieux Hollandais.

— Vous avez bien dormi? fut la question que me posa le commodore, pour renouer notre conversation du banquet.

— Très bien, répondis-je, très bien. Et vous, commodore?

— Comme une souche.

— Et vous, monsieur Tsoukouba?

— Comme une marmotte.

Je me mordis les lèvres. Ainsi mes deux voisins s'étaient endormis et réveillés dans le calme! Pour le Japonais, c'était normal. Il n'avait bu que de l'eau.

Mais le commodore Clayton, qui s'était «appuyé» des vins rouges et blancs, du champagne et des crus d'Afrique sans bouder sur un seul article? Il fallait que celui-là fût en acier pour s'être assimilé tant de boissons diverses sans rêver de choses fantasmagoriques. Je l'enviais.

A la réflexion, ma foi, non, je ne Penviais plus.

A mesure que je rentrais plus résolument dans la platitude des réalités, je regrettais à demi que mon voyage de six mois à travers tant d'aventures extraordinaires n'eût été qu'un rêve de dix heures.

Au moins, pensais-je, dans ce temps-là, comme si c'eût été très lointain, on vivait! On en voyait de toutes les couleurs; mais ce mouvement diabolique des faits et des gens, n'est-ce pas la vie même?

Il y avait foule devant l'église cathédrale de La Haye; c'était à prévoir.

Songez que plusieurs diplomates étaient restés après la clôture de la Conférence pour assister au mariage de Mlle Vandercuyp, désireux de donner ce témoignage d'estime à son excellent père. On voulait les voir!

L'entrée dans le temple fut saluée par les orgues, comme de juste, et la marche nuptiale de Mendelssohn tonitrua cinq bonnes minutes, temps nécessaire aux organisateurs pour caser tout le monde dans la grande nef.

Pendant que dura le service divin j'éprouvai un bien-être indéfinissable. Il faisait dans cette église une température délicieusement fraîche; mon cerveau, qui avait tant bouilli sous l'influence des vins généreux, en éprouvait l'action sédative. Je sentais que mes nerfs, encore surexcités tout à l'heure, se détendaient peu à peu.

Entre mon Jap et mon Yankee, je demeurais muet, comme il convient en pareil lieu.

Pigeon, placé plus près que moi du choeur, m'avait fait un petit signe interrogatif de la main.

Il me demandait si j'allais mieux.

Je compris qu'il plaisantait à distance. Ah! s'il avait su aussi, celui-là, quel rôle il avait joué dans mes divagations tragiques de la nuit!

S'il avait pu deviner quelle place son aimable figure tenait dans les expéditions que l'An 2000, réduit maintenant à l'état piteusement hypothétique, organisait pour suivre pas à pas les péripéties de la guerre infernale!

Mais il ne s'en doutait pas, et pour cause. Je le voyais attentif aux hymnes qui se succédaient sous les voûtes de la basilique, comme un homme qui est venu là par politesse.

Ah! que je l'eusse intéressé pendant les trois grands quarts d'heure que dura l'office, si j'avais pu raconter dans un petit coin à ce Pigeon, prosaïque rédacteur du Petit Journal, ce que mes méninges avaient fait de lui pendant six mois imaginaires!

Soudain, par une tendance bien naturelle à revivre mentalement les heures qui nous ont le plus terriblement secoués, je le revoyais à mes côtés dans dans la nacelle de l'Austral, à l'entrée du Mont-Blanc, au-dessus des plaines de la Bavière, où je croyais qu'il était mort, puis à Londres, au Crystal Palace, dans les rues, sous la Tamise, au fond des cachots de la Tour...

Et, quand nous avions été séparés par les randonnées furieuses de l'Austral au-dessus de l'Océan, je le retrouvais, obligeant et débrouillard, avec Coquet, son complice, dans la voiture-bateau qui nous enlevait de Charleston pour nous conduire au Krakatoa.

Au Krakatoa!... J'aiguillais alors, fatalement, mes réminiscences.

C'était désormais miss Ada, qui se dressait devant moi.

La jolie mariée, dont j'apercevais le voile blanc au pied du choeur de Saint-Jacob, je l'avais vue s'avancer, combien crâne, à la coupée de son yacht pour nous y recevoir. Dans son costume d'amirale fantaisiste, elle était aussi jolie qu'en mariée, ma foi.

Elle cherchait sur les mers Tom Davis, son Tommy! Et après avoir couru le risque d'être repris par les Américains, d'être torpillés par les engins égarés dans le canal de la Floride, n'étions-nous pas arrivés avec elle, grâce à elle, aux îles Bahama, où nous attendait précisément son Tommy!

Ah! qu'elle l'aimait donc vraiment, dans mon rêve! J'espérais qu'il en serait ainsi dans la réalité.

Cette charmante croisière de Mlle Vandercuyp n'était donc qu'une illusion! Dommage, encore une fois dommage!

L'époux s'était courbé devant l'officiant qui lui adressait un discours de circonstance. Je le revoyais à son tour, celui-là, nouer ses ténébreuses machinations à Key-West pour provoquer le divorce entre son pays et le Japon...

Alors commençait cette seconde phase de la guerre infernale, qui mettait aux prises Blancs et Jaunes, et les merveilleuses trouvailles d'Erickson, et nos aventures dans la forêt vierge, et la danse des cuirassés affolés, dans le canal de Panama.


Illustration

Je revoyais le désastre des escadres
en plein canal de Panama. (Page 941.)


Mais par quelles catastrophes avait-elle fini?

Décidément non, il ne fallait pas regretter que cette phase n'eût été qu'un rêve...

Ni l'autre non plus, au demeurant. Toutes deux n'avaient-elles pas été caractérisées, dans mes divagations nocturnes, par d'effroyables hécatombes? Que de sang! Que de morts!

J'avais bien vite devant les yeux de hideux spectacles, des visions de massacres, de famines, d'incendies, d'explosions, de catastrophes sous-marines... Que ne revoyais-je pas?

Un instant même je me tâtai la poitrine; il me semblait que la cangue l'étreignit encore.

— C'est fini, me dit doucement le jeune Tsoukouba en me tapotant sur le bras. On s'en va...

Je m'étais laissé entraîner par mon sujet; j'allais de l'avant dans mes méditations, le cou tendu, les yeux ouverts, pour ne rien voir de ce qui se passait dans l'église.

La cérémonie prenait fin; chacun se pressait au milieu de la nef et gagnait la sacristie, où les amis et connaissances des mariés leur renouvelaient souhaits et voeux de félicité.

Quand ce fut mon tour de présenter un petit compliment, je provoquai chez Tom Davis et miss Ada la stupéfaction la plus profonde.

Ne m'avisai-je pas de leur dire:

— Recevez, je vous prie, Madame et Monsieur, les félicitations de celui que vous avez si généreusement tiré d'affaire, en des circonstances qu'il se gardera bien d'oublier.

Evidemment ni lui ni elle ne comprirent un mot à ce langage.

Je m'aperçus bien ne de la bévue; mais j'étais déjà loin. D'autres complimenteurs me succédaient.

Je tenais affectueusement dans mes mains la dextre de M. Vandercuyp, tout heureux de voir tant de monde select au mariage de sa chère fille.

— Nous comptons bien sur vous pour le déjeuner, fit-il avec un bon sourire.

— Comptez-y, cher monsieur, comptez-y, répondis-je avec d'autant plus de fermeté que j'avais l'estomac dans les talons.

Si copieux qu'eût été le banquet de la Paix Universelle, il était loin.

Je trouvai Pigeon sur mes pas.

— Venez-vous au pied du perron? me demanda-t-il en homme qui se prépare à voir quelque chose de rare. Les camarades de Tom Davis vont nous donner le spectacle de la voûte d'acier. Ne manquons pas ce détail; ni vous ni moi peut-être n'aurons l'occasion dans toute notre vie de le revoir.

Il m'apprit alors un usage que j'ignorais. On ne peut pas tout savoir.

Lorsqu'un officier de l'armée ou de la marine britannique se marie, ses amis, ses camarades qui l'assistent en grand uniforme, se postent sur deux rangs à la sortie de l'office, du haut en bas du perron, tirent leurs épées et les étendent, croisées, au-dessus de la tête des nouveaux époux, qui passent ainsi, pour rejoindre leur voiture sous une gracieuse voûte d'acier.

L'aubaine n'était pas ordinaire en effet. Aussi allons-nous prendre nos places sous le dais en toile rayée rouge et blanc, qui protège la sortie de Saint Jacob.

Pigeon, photographe enragé, prépare son appareil, Il a des concurrents, oh! combien!

Derrière nous la foule des curieux haagiens (Den Haag, qui est le vrai nom de La Haye en hollandais, doit faire, par à peu près, Haagiens dans notre langue) est massée en rangs serrés, où s'aperçoivent par centaines les kodaks et autres détectives.

Toute la noce, qui est au courant de la scène prestigieuse, s'est disloquée; quiconque n'est pas strictement «du cortège» a quitté les sombres arceaux de Saint-Jacob pour prendre une place autour du perron.

Les suisses font des prodiges de diplomatie, secondés par une douzaine d'agents de police, pour maintenir le populaire.

Attention! Les portes de l'église se sont ouvertes.

Les uniformes des officiers anglais apparaissent tous à la fois.

Chacun des camarades de Tom Davis prend rapidement place et tire l'épée au commandement du plus ancien.

Ils sont douze fantassins, cavaliers, artilleurs.

Il y a deux Ecossais, superbes dans leur légendaire costume, plusieurs horse-guards, des grenadiers de la garde à pied, des scouts et des cadets de l'armée royale.

C'est rutilant et chatoyant au possible, par le soleil qui flamboie dans le ciel bleu.

Les orgues trompettent avec véhémence le choeur fameux de Judas Macchabée:


Lève la tête,
Peuple d'Israël!
Que ton chant de fête
Monte vers le ciel!


Illustration

Chacun tire l'épée au commandement des plus anciens. (Page 937.)


Les jeunes époux apparaissent, nimbés par l'encens qui fume encore, sous les lames scintillantes, dans l'encadrement pittoresque des uniformes, des casques, des cuirasses. C'est tout à fait empoignant.

Vite chacun des invités rentre dans l'église pour y défiler à son tour et passer sous la voûte d'acier.

Les dames sourient aux honneurs et les hommes font le salut militaire.

— Très chic, dit sommairement Pigeon.

— Très, répondis-je.

Vingt minutes plus tard nous étions à table dans la grande salle à manger de l'Hôtel Vandercuyp.

Autant dire que nous allions faire là — le menu l'annonçait assez — un de ces déjeuners dont l'estomac d'un gourmet garde un souvenir longtemps reconnaissant.


5. Un festin de Balthazar.

J'étais placé à l'une des extrémités de l'immense table en fer à cheval.

La mariée présidait avec une grâce enjouée qui faisait plaisir à voir.

Je voyais de face une bonne moitié des convives. A la gauche de sa jeune femme, Tom Davis.

La place d'honneur, à droite, était occupée par le bourgmestre de La Haye.

La figure rubiconde de cet ami de la famille, considérable par sa fonction, me frappa aussitôt. Où donc l'avais-je vue?

Dans mon rêve, parbleu!

C'était sous les traits de ce premier magistrat de la capitale hollandaise que je m'étais représenté le président de la République Batave.

Mon rêve lui avait même conservé son nom: M. de Groot-Backuysen.

Le maire de la ville m'avait été un soir présenté par M. Vandercuyp. Nous avions fumé des cigares et causé une grande heure ensemble. Il était tout naturel que sa silhouette eût apparu dans le songe.

Tandis qu'un bataillon de maîtres d'hôtel faisait apparaître et disparaître les hors-d'oeuvre, les entrées, toute la symphonie des plats inscrits, au menu, ainsi que leur indispensable cortège de vins, blancs et rouges, je dévisageais les convives, non sans manger, non sans boire, car j'étais pris d'une véritable fringale.

Une dizaine de personnages qui avaient assisté à la Conférence de la Paix étaient restés vingt-quatre heures pour assister à la cérémonie nuptiale.

Je les reconnus aisément. Pendant plus de vingt-cinq jours ne les avais-je pas croisés, au palais ou dans la ville?

C'était un secrétaire du délégué allemand: c'était le second délégué hellène, le ministre plénipotentiaire portugais, le chancelier de la légation danoise, un délégué roumain, d'autres encore! A ma grande surprise je retrouvais, dans les traits de ces divers personnages, ceux de personnages tout autres, qui la nuit précédente, s'étaient promenés avec moi dans le domaine de l'irréel.

Ainsi ma fantaisie nocturne, ayant improvisé une angoissante tragédie, s'était hâtée d'en grimer les acteurs avec des souvenirs tout récents!

Je revoyais, ici et là, mon bourgmestre d'Augsbourg, le général Von der Pfalz; le colonel Lawson, le capitaine Jordaëns.

Le convive portugais, c'était à s'y méprendre le senor Pedro Blas, dont le corps avait été si délibérément jeté aux alligators de la forêt vierge par notre caravane de prisonniers, sous l'oeil de l'énigmatique Wami.

Sous les traits d'autres gentlemen «déjà vus» je retrouvais sir Ellis Longwood, le gouverneur des Bahama, le major Rysselberghe, qui se trouvait à Berne en temps voulu pour signer le fatal marché avec Jim Keog; le général Strawberry, vaincu à Tucson par les Japonais.

Bref j'étais en «pays de connaissance»; pas une minute mes réflexions ne chômèrent.

Quel dommage que je ne pusse les communiquer à mes voisins!

Hélas! c'étaient deux bons armateurs de Rotterdam, cousins de Mme Vandercuyp, qui ne savaient pas dix mots de notre langue.

Comme j'étais encore moins avancé dans la leur, le discours se bornait à une pantomime gastronomique. Je levais mon verre à leur santé.

Prosit! disent les Allemands. Les Hollandais disent-ils aussi: Prosit? Peut-être. Je risquai la formule.

On échangeait ainsi de petits toasts brefs.

Eux, après le saumon sauce verte, répétèrent en montrant leur assiette:

— Bon! Délicieux!

A quoi je ripostai pour leur rendre la politesse:

— Ia.

Puis c'étaient de grands silences que je ne redoutais pas. Ils me permettaient de m'absorber, de revenir à mon rêve, de revivre ces histoires mouvementées dont j'avais été l'un des héros, auxquelles la folle du logis avait mêlé si délibérément, par une association naturelle des idées, quelques-uns des convives qui se trouvaient là: Miss Ada, Tom Davis, Pigeon, M. et Mme Vandercuyp, M. et Mme Wouters, que j'avais à peine entrevue à l'église.

L'oncle et la tante occupaient des places d'honneur meur, comme il convenait, au sommet du fer à cheval...

Pigeon était assis presque en face de moi.

Il semblait s'amuser follement, entre le petit Tsoukouba, qu'on avait placé à sa droite, et une puissante demoiselle hollandaise, parente de la mariée, que j'avais vue aussi plusieurs fois, le soir, dans le salon de Mme Vandercuyp.

C'était l'ex-institutrice de miss Ada.

Occupée ailleurs désormais, cette personne de noble prestance était restée l'amie de la famille, qu'elle venait visiter de temps en temps. Je reconnus en elle deux répliques qui avaient traversé mon rêve: miss Rosemonde et Mlle Raison. Son nom È me revint aussitôt: Mlle Rose Ryssen. L'assonance était criante...

Je ne saurais analyser l'espèce de volupté que j'éprouvais à me replonger ainsi, délivré du souci de faire l'aimable avec mes voisins, dans ma longue hallucination de la nuit précédente.

Un geste de Pigeon — l'index posé sur le front — me fit comprendre que le confrère devinait les combats qui se livraient dans ma tête.

Instinctivement, quand je le vis faire ce geste, je me tâtai l'index de la main droite.

Si je l'avais trouvé coupé, l'affaire était jugée; je rêvais toujours.

Mais il était intact: argument concluant!

Commencé à deux heures et demie, le festin durait encore à quatre heures. Les conversations montaient de ton, c'était inévitable, avec la consommation du champagne et des grands crûs portés au programme.

Inévitable aussi, l'heure des toasts sonna.

Les jeunes mariés eussent préféré sûrement une retraite en tapinois et le départ pour le traditionnel voyage à deux, loin des bavards et des importuns.

Mais il y a toujours, hélas! dans un banquet de ce genre, une demi-douzaine de personnes qui se croient obligées de prononcer un discours.

M. Vandercuyp ouvrit la série en remerciant ses invités, plus particulièrement les diplomates ou leurs clairs-de-lune, pour le grand honneur que tous avaient bien voulu lui faire en assistant au mariage de sa fille.

Le commodore Clayton fit un speech humoristique, au nom de ses collègues et au sien, pour exprimer le plaisir que cette prolongation de séjour à La Haye causait à chacun de nous.

Après quoi ce fut le tour du bourgmestre et celui de Tom Davis, qui remercia ses camarades pour la voûte d'acier.

L'aîné de ceux-ci dut faire l'éloge de la confraternité d'armes et porta la santé des mariés.

M. Vandercuyp avait dit un mot de la presse.

Ce pince-sans-rire de Pigeon n'eut-il pas l'idée de me faire signe qu'il m'appartenait de répondre quelque chose au nom du quatrième pouvoir?

Je me levai donc.

Mais à peine eus-je prononcé le sacramentel: mesdames, messieurs qu'un phénomène bizarre vint troubler — pour mes seuls yeux — la joie de ce festin de Balthazar.

Au fond de la salle, derrière les places d'honneur, la ribambelle des valets de pied s'évanouit tout à coup sous une inondation de lumière bleuâtre.

Au centre de cette nébuleuse inattendue flamboyaient en lettres de feu, comme jadis le Mané Thécel Pharès des récits bibliques, une inscription qui me stupéfia:


WAR INSANES ASYLUM


Une coupe de champagne à la main, hébété par cette apparition soudaine de trois mots qui m'en disaient si long, je balbutiai un compliment ridicule. Je m'embarrassai dans les formules.

Une envie folle me prenait de parler d'un tas de choses évanouies à la clarté du grand jour, mais qui me harcelaient l'esprit de leurs incohérences.

Je ne pus m'empêcher de faire allusion aux épreuves que Tom Davis et miss Ada venaient de traverser, à l'héroïque courage dont chacun d'eux avait fait preuve en des circonstances inoubliables.

Le silence des cent et quelques convives dont je surprenais ainsi la bonne humeur par mes divagations me glaçait le coeur; rien ne pouvait me faire mieux comprendre que je battais la campagne.

Par politesse on me laissait dire; mais je comprenais trop que ce que je disais eût été plus avantageusement tu.

Enfin je rattrapai le fil de mon toast, tant bien que mal, pour conclure brusquement et me rasseoir, au milieu d'une approbation discrète où je sentis beaucoup de courtoisie et un peu de pitié.

Quelques éclats de rire joyeux m'eussent laissé entendre qu'on mettait ma pauvre improvisation sur le dos du Vatel qui nous avait servi un menu trop capiteux; mais c'est qu'on ne riait pas!

Je croyais entendre les impressions de l'assistance se traduire par ces mots compatissants:

— Pauvre monsieur! Il a trop travaillé pendant, la Conférence. Il y a perdu l'esprit.

Pigeon comprit qu'il fallait relever la corporation de ce coup fâcheux. Il se leva, et, dans une allocution pimpante, qui souleva une tempête de bravos, sauva l'honneur professionnel.

A la faveur du brouhaha qui signalait la fin du banquet, je m'éclipsai fort ennuyé.

Mon excellent confrère m'emmenait aussitôt au dehors, pour y respirer un peu d'air pur. Il était temps: j'étouffais.


6. La mer à Scheveningen.

— Allons achever la journée à Scheveningen, me dit Pigeon; la mer vous remettra dans votre état normal.

C'était une excellente idée.

Dans une calèche attelée de deux petits chevaux qui allaient le diable, nous partîmes pour la jolie plage dont les dunes s'allongent à quelques kilomètres de La Haye.

Par cette tiède après-midi d'automne, les chemins ombragés du Bois, où nous croisions cent équipages, me parurent délicieux.

Il y faisait frais; je sentais mes tempes se calmer.

Quand on fut au bord de la mer, qu'un léger vent du Nord faisait moutonner, je me sentis tout à fait bien.

J'étais redevenu maître de moi-même, de mes souvenirs et de mes impressions.


Illustration

Faisons deux heures de promenade à pied le long de la mer. (Page 941.)


— Croyez-moi, dit alors Pigeon, faisons deux heures de promenade à pied sur le rivage et sous les futaies, à travers les rues où tant de jardins et de villas reposeront nos yeux autant que notre esprit. Pendant ces deux heures, et plus longtemps s'il le faut, nous deviserons comme des péripatéticiens; vous me conterez votre affaire, ce qui vous soulagera. Nous dînerons tard, à huit heures, sur la terrasse de quelque caravansérail, au son d'un aimable orchestre; et vous direz ainsi un adieu en musique aux dernières bribes de ce cauchemar, qui me fait l'effet de vous avoir joliment travaillé.

— Vous pouvez le croire...

Cette idée aussi me parut excellente.

Deux heures plus tard, c'est-à-dire au coucher du soleil, j'avais déjà narré à mon confrère les deux tiers des aventures fantastiques auxquelles l'arrivée de Wang avait mis fin sur le coup de midi.

Pigeon n'en revenait pas.

Comme il avait hâte de savoir jusqu'à quel point une imagination surexcitée peut aller dans le rêve effréné, nous prîmes position devant une table du restaurant de Batavia, où quelques tasses de thé me redonnèrent des forces pour achever mon récit.

Huit heures venaient de sonner comme je finissais de retracer les grandes lignes du drame terrible que j'avais vécu.

Depuis longtemps nous avions repris le pas de promenade.

— Entrons au Grand Hôtel et dînons, fis-je. Nous philosopherons après.

Ce fut tout de suite.

A peine si nous mangions du bout des dents en regardant la mer qui grossissait à nos pieds.

Nos deux cerveaux travaillaient à l'envi sur le thème de la guerre infernale, sur les causes mystérieuses qui m'avaient conduit à tant de variations.

— Ma foi, dis-je, à présent que c'est fini, réglé, que j'ai conscience du fossé qui sépare la réalité du songe, je vous avoue, mon cher ami, que je suis bien content. J'aime mieux être à Scheveningen avec vous, devant la mer, qu'au milieu des Chinois, en face des bourreaux bleus et rouges, ou bien encore cloué sur des cadres en bois de quippo et charrié par le Chagres vers le barrage d'Alhajuela au moment du désastre des escadres.

— Comment notre cerveau peut-il vivre l'histoire — et combien compliquée — de six mois de guerre — et quelle! — en dix heures de sommeil?

— Oh! rien de plus simple. Il y a là-dessus des dires de médecins et de physiologues qui sont stupéfiants. En une heure des milliers d'images, d'idées, de visions suffisamment coordonnées entre elles peuvent défiler devant nos yeux fermés, c'est-à-dire derrière ce rideau épais qu'est notre front. Extravagant travail de la nature!

— Tout de même il faut reconnaître que nous ne rêvons pas toujours logiquement, si nous rêvons vite!

— Eh! sans doute. C'est même ce qui fait le charme du rêve. S'il restait prosaïque, terre-à-terre, il ne serait pas le rêve. S'il n'était pas illogique, il ne serait pas le rêve. Dans mon cas, je vois déjà se dresser en faisceau toutes les invraisemblances du rêve, et pourtant au milieu de ces invraisemblances un fil conducteur apparaît...

— L'idée de la guerre future.

— C'est clair. Qu'avions-nous fait à La Haye depuis un mois? Enregistré les dires de plénipotentiaires qui ne parlaient que de la paix. Il est tout naturel que notre esprit, tendu depuis un mois sur l'idée de paix, soit accueillant à l'idée de guerre.

— Absolument. Dans une comédie de Théodore Barrière, un personnage, à l'audition d'un projet de testament présenté par son notaire, s'écrie: «On ne parle que de ma mort là-dedans!» A La Haye, si l'on n'a parlé que de la paix, on n'a pensé qu'à la guerre. Le point de départ de votre cauchemar est logique. Les excellents vins du banquet vous avaient incité à rêver. Vos préoccupations de chaque jour ont déterminé le leit motiv du rêve. C'était la guerre, et la guerre infernale, que les Conférences de La Haye cherchent à rendre moins cruelle, — sinon impossible, — la guerre que nous ne verrons pas, j'espère, mais qu'on verrait dans quelques années, si quelques fous s'avisaient de la déchaîner sur le monde.

— Ceci admis par exemple, quelle collection de contradictions ou d'invraisemblances!

— Ah! la folle du logis n'hésite pas. Elle ignore les demi-sauts. Rien ne l'effraye. A-t-elle assez tôt fait de mettre les nations aux prises? Dès le coup du sorbet, voilà le roi d'Angleterre qui décide la guerre sans consulter son Parlement, en quelques minutes!

— C'est déjà fort. Mais qu'est-ce que cette fantaisie de nos méninges à côté de l'arsenal du Mont-Blanc, merveille que personne ne connaît, n'a jamais vu, dont les secrets sont si bien gardés!

—- Et ce ministère qui dure depuis dix ans! Est-ce qu'on a jamais vu pareille chose en France?

— Et ces Allemands, qui ne bougent pas, dont on ne voit pas non plus l'offensive se manifester dès les premières heures du conflit!

Pigeon avait particulièrement retenu les politesses de Rapeau, cet aéramiral qui invitait les journalistes à visiter ses arsenaux.

— Voilà qui ne se voit pas davantage, ni chez nous, ni ailleurs.

— Plus je réfléchis à tout cela, plus je précise aussi certaines causes directes. Ainsi dans les plus graves circonstances, je voyais surgir des plaisanteries sur le téléphone, les palmes académiques, le mérite agricole. Notre ordinaire répertoire intervenait là, comme un témoin raisonnable, au milieu d'un concert de fous.

Un homme extraordinaire, que Pigeon trouvait tout à fait paradoxal, c'était Martin du Bois.

— Ah! ce directeur qui offre toujours de l'argent à ses collaborateurs, qui ne songe qu'aux gratifications, dont il va les honorer, comme c'est bien un personnage de rêve!

— L'exagération de la capacité des aérocars, quand j'y pense, trouve son excuse dans les conversations que nous avons eues à La Haye même, il vous en souvient, avec M. Vandevelde, cet ingénieur qui va fonder une société au capital de dix millions de francs pour établir un service régulier de ballons, l'été, entre Ostende et Paris.

— Et cette énormité stratégique: les Allemands qui s'aventurent en Angleterre sans s'assurer d'une base d'opérations à la côte! En voilà une qui est bien à sa place dans un songe!

— Ma foi, mon cher, vous étiez au moins excusable de vous laisser entraîner là à quelque exagération. L'exemple ne vous en est-il pas donné par nos excellents voisins d'outre-Rhin? Ce peuple soi-disant pondéré, si enclin à «blaguer» — un peu lourdement même — la légèreté, la frivolité françaises, ce peuple nous donne en effet depuis quelque temps le spectacle de l'emballement le plus irraisonné pour les projets grandioses et colossaux (ces deux mots sont bien allemands) de leur fameux Zeppelin! Le moindre petit bourgeois de Hambourg ou de Francfort se voit déjà descendant du ciel sur le sol d'Angleterre, comme les fameux voltigeurs à parachutes issus de votre imagination capricante!

— Respectons toutes les chimères..

— En attendant la culbute finale!

— Mais je reviens aux autres excentricités de mon rêve. Vous citerai-je encore cette fameuse policière américaine qui nous gardait si mal?

— Et cette promenade en 1937 dans la China Town de San Francisco! Est-ce que le récent tremblement de terre ne l'a pas détruite?

— Et lorsqu'en aéroplane, au-dessus de la mer, je m'amusais à réciter des vers de Corneille: qu'il mourût!

— Et lorsque vous répétiez, dans une circonstance, ma foi, très dramatique, au fil des eaux du Chagres: Vox faucibus haesit!

— Et lorsque je ne sais plus quel terrible épisode fut traversé par un ressouvenir des Pilules du Diable! Incohérences du rêve! Incohérences!

— Et cette longue tirade empruntée mot pour mot à l'Histoire de France de Michelet, pendant le supplice de miss Ada!... Comment votre cerveau, si déséquilibré par ailleurs, a-t-il conservé ce merveilleux don de mémoire?

— Incohérence, je vous dis... Incohérence dans l'incohérence!


7. La clef des songes.

Toute la soirée je recherchai, devant mon confrère attentif, les origines d'autres réminiscences.

Je les trouvai souvent.

Tantôt c'était un fait auquel j'avais assisté dans la rue, à La Haye, quelques jours plus tôt. Il paraissait grossi, exagéré, dans mon cauchemar. Ainsi l'ouvrier électrocuté sous mes yeux m'avait conduit aux tueries de l'Arizona.

Ainsi l'avant-veille de la clôture de la Conférence, avec Pigeon précisément, j'étais allé voir le spectacle d'un cirque ambulant qui s'était établi sur une place de la ville.

Nous avions admiré là une pyramide humaine comme je n'en avais encore jamais vu. Une cinquantaine d'hommes, de femmes, d'enfants s'étaient couchés à plat ventre les uns sur les autres. C'était tout le personnel de l'établissement qui réalisait ainsi un curieux tour de force. Mon imagination vagabonde en avait fait cette montagne improvisée au sommet de laquelle le maréchal chinois prenait ses points de repère.

Même enchaînement des souvenirs dans l'incident de la Biélaïa.

Le même cirque nous avait présenté des lutteurs turcs, qui s'étaient livrés aux plus étonnantes démonstrations de leur force proverbiale. Entre autres exercices ils portaient sur leurs épaules l'arche en bois d'un pont sur lequel une bande de clowns exécutait des cabrioles sans que les cariatides humaines en parussent incommodées.

Une autre directrice de mon rêve m'apparaissait et Pigeon la voyait aussi nettement que moi: la nécessité où l'on sera, dans un temps très proche de celui-ci, de se suicider à la guerre pour, ne pas être pris ou affreusement émietté.

Pris par les Jaunes dont l'invasion n'est qu'une question d'années, ou débarqué brusquement d'un aérocar qui naviguera à mille mètres d'altitude, le combattant ne devra pas hésiter.

Pour échapper aux supplices atroces dont les Asiatiques se garderont bien de perdre la tradition, il se suicidera.

Pour échapper aux affres de la mort brutale sur le sol, après un tournoiement abominable dans l'espace, il se suicidera encore, quand il n'obtiendra pas d'être suicidé par un camarade.

La locomotion aérienne, génératrice d'épouvantes nouvelles, exigera des combattants qui chercheront l'ennemi dans les airs des vertus surhumaines, plus hautes encore que celles dont l'histoire de France est remplie, et ce n'est pas peu dire.

Dans les tableaux du train sanitaire je retrouvais, amplifiées et dramatisées, des scènes de guerre qui m'avaient vivement frappé trois années plus tôt, pendant la campagne de Mandchourie, des fugitifs de Port-Arthur coulés sur des jonques chinoises par les torpilleurs japonais.

Les caprices du songe avaient accommodé de même au plan, très net en somme, de mon inquiétant cauchemar, des ressouvenirs troublants de la révolution russe.

La grève générale de 1905, que j'avais suivie en Russie pour le Figaro, ne différait guère de celle que fomentèrent sur la fin de mon pénible songe les extraordinaires Poscarié, indifférents à toute idée de patrie, ennemis de la bataille et des coups qu'on y reçoit, grands amateurs, au contraire, de conspirations et de bombes, qu'ils chargent de leurs revendications politiques, légitimes quant au fond, mais irrecevables dans cette forme.


Illustration

La locomotion aérienne, génératrice
d'épouvantes nouvelles. (Page 945.)


Le lecteur n'a pas manqué de remarquer comme à certains détours de la route le récit des événements heurte parfois la trivialité.

Pensez-vous? demande un jour Miss Ada.

Ça te la coupe, mon fiston! s'écrie un général chinois.

N'en jetez plus, la cour est pleine!

Il était moins cinq!

Evitez de tirer sur la foule autant que possible...


Illustration

Je retrouvais les fugitifs de Port-Arthur coulés sur des
jonques chinoises par les torpilleurs japonais. (Page 945)


Contrastes que les psychologues expliqueront sans difficulté. Un écho de la rue, c'est-à-dire le plus terne réalisme, se juxtapose sur la fiction, terrible ou chevaleresque suivant les périodes.

De même les personnages, après s'être tenus convenablement durant des semaines entières, à ce que croit le dormeur, qui sommeilla presque un tour de cadran, se mettent tout à coup à chanter, comme on ne chante pas dans la vie.

L'idée d'apostropher deux témoins, avant mon duel, sur un air de Roméo et Juliette, est burlesque.

Autre chose. Pendant de longues années j'ai en vain sollicité du Conseil municipal de la Ville de Paris l'achèvement du boulevard Haussmann.

La percée de cet abcès qui congestionne la circulation des boulevards s'indique assez.

Les. étrangers ne comprennent pas que Paris s'obstine à ne pas compléter sur cette distance de quelques mètres le plan du baron Haussmann.

J'ai souvent écrit depuis de longues années, dans maints journaux:

— Nous aurons beau vivre aussi vieux que possible, jamais nous ne verrons le boulevard Haussmann s'étendre de la rue Drouot à la place de l'Etoile.

Voilà sans doute pourquoi, dans mon rêve, je n'hésite pas à considérer le percement comme effectué... On en parla en 1907, comme d'une chose qui deviendrait possible, tout de même, avec beaucoup de si... et de mais. Voilà pourquoi ma turlutaine loge sur ce nouveau tronçon l'An 2000 — et les collaborateurs de Martin du Bois, l'homme aux idées larges, aux gratifications généreuses.

Pigeon m'écoutait toujours. J'ose dire qu'il buvait mes paroles.

— Votre histoire d'Erickson et de ses merveilles m'a beaucoup frappé, dit-il. Mais elle ne m'a pas surpris. Avec les inventions qui se succèdent depuis quelques années, à quels résultats l'humanité ne sera-t-elle pas arrivée dans un demi-siècle, et même avant?

— Ce que nous disons chaque jour, ce que nous lisons, ce que nous entendons raconter à table, dans une maison amie, par un convive averti, tout cela sommeille dans notre cerveau jusqu'au jour où l'occasion se présente pour la turlutaine de se former, d'éclore, de s'envoler avec des nuées de papillons noirs et roses. Voilà comment nous bâtissons en rêve des histoires abracadabrantes.

Nous fûmes d'accord pour reconnaître que Jim Keog s'expliquait, ainsi que sa Tortue Noire, par les préoccupations qui dominent chacun de nous au commencement de ce nouveau siècle.

Les premiers ballons dirigeables venaient de surprendre le monde, en 1907, par la régularité de leurs évolutions. A la Conférence même de la Paix, on avait longuement parlé de leur avenir, des limites qu'il eût été prudent, peut-être, de fixer à leur action, de la création d'une frontière aérienne par accords entre voisins.

Il était tout naturel que l'aérocar fantôme, que le corsaire des nuées dominât de toute sa hauteur le drame enfanté dans un cerveau surchauffé par les appréhensions de la guerre universelle.

Mais je trouvai mieux, et ce détail nous fit beaucoup réfléchir.

Longtemps, bien longtemps avant qu'il ne fût question des succès définitifs de la locomotion aérienne, j'avais été délégué par un journal de Paris aux expériences d'un certain Ralph Stott, ingénieur prussien, qui se targuait de naviguer dans les airs sur une machine de son invention.

Le théâtre de ses expériences, c'était Douvres, sans qu'on sût pourquoi.

A Douvres il avait un atelier, disait-il. Et il avait couvert Douvres d'affiches, pour annoncer que tel jour, à telle heure, Ralph Stott, le génie de l'Air, s'élancerait à la conquête de l'azur avec un passager dans sa nacelle, laquelle obéissait à un mécanisme mystérieux, sans enveloppe, sans rien qui rappelât le vieux ballon gonflé au gaz...

Hélas, j'étais arrivé à Douvres, ainsi que cinquante mille badauds, et nous en avions été pour nos frais.

Ralph Stott, parti pour les bords de la Sprée à la dernière heure, n'en revint jamais pour faire la démonstration de sa machine, que nul habitant de Douvres n'avait jamais vue.

Mais l'audacieux exploiteur de la naïveté populaire, pour arracher des souscriptions aux Anglais, avait eu l'idée très intelligente de se faire photographier en plein vol — c'était bien le mot — avec le passager qu'il promettait d'emmener dans les airs.

Par un ingénieux truquage la photographie donnait l'illusion de la vérité. J'en achetai une épreuve, comme tout le monde, et depuis tant d'années cette curieuse image est accrochée devant mes yeux, dans mon cabinet de travail.

Elle me rappelle une déception, deux traversées du Pas de Calais en pleine tempête, et la plus éhontée des supercheries. Robida vous en a donné le croquis, fidèlement copié.

N'est-il pas tout naturel que mon cerveau, excité sur la guerre aérienne, qui sera la guerre du vingtième siècle, ait évoqué, pour la grandir à la taille d'un monstre imaginaire, cette barque énigmatique, qui depuis des années, devant mes yeux, vogue audacieusement à travers l'espace sous la conduite de son inventeur, pirate prussien de l'air?

Quant au voyage au Pôle Nord, il n'y avait pas à hésiter son tracé, les péripéties que mes héros y connurent, tout cela me venait, en ligne directe, du malheureux Andrée, que j'ai vu à Paris avant son départ pour l'éternelle nuit, avec qui j'ai longuement causé un jour, alors qu'il faisait chez nos constructeurs ses dernières recommandations...

Jamais je n'oublierai la difficulté que j'éprouvai à retenir des conseils, des reproches affectueux, qui sans doute eussent paru déplacés et tardifs.

Pauvre Andrée!

Un grand garçon blond, mélancolique, marqué par le destin!

Que de fois son voyage en ballon vers le pôle hanta mon esprit depuis la douloureuse catastrophe!

Son portrait, que mes yeux rencontrent souvent aussi, fut bien le générateur de la randonnée accomplie par l'Austral au pays des glaces, des pingouins et des ours.


8. Tout n'est pas imaginaire.

Il était dix heures à présent. Une superbe lune éclairait la mer.

Par petits groupes des gens de la noce venaient achever leur soirée au bord de la grande jaune; car il faut bien reconnaître qu'à Scheveningen Amphitrite ne se montre pas souvent à nos yeux sous un autre couleur. Et le jaune, la nuit, même au clair de lune, c'est du noir.

— Oh! m'écriai-je, Pigeon?... L'embouchure de la Savannah, après l'escapade de Charleston! Regardez! Y êtes-vous?...

Mon aimable confrère sourit, puis répondit gentiment:

— Pas le moins du monde... Mais je devine...

Je m'étais déjà mordu les lèvres.

— C'est juste. Ah! mon ami, j'aurai du mal, dans l'avenir, à ne pas vous considérer comme un frère, après le rôle que vous avez joué auprès de moi pendant ces six mois fantastiques...

Des souvenirs revenaient en foule m'assiéger.

— Avez-vous remarqué, Pigeon, comme l'absurdité côtoie la logique, dans les songes?

— Souvent.

— Peut-on imaginer quelque chose de plus contraire au bon sens que ces Japonais, qui à San-Francisco s'empressent de montrer à deux étrangers comme vous et moi les forts et les arsenaux qu'ils ont construits?

— Ce que je trouve très curieux, c'est la fidélité de l'esprit à une figure, à un type déterminé. Ainsi chaque fois que vous avez eu affaire à un Chinois, c'était sous les traits de ce bon Wang qu'il vous apparaissait.

— Comme Jim Keog avait le physique du commodore, et n'importe quel Japonais celui du petit Tsoukoba.

— Maintenant il y a autre chose, dans votre affaire, qui mériterait d'être examiné par un psychologue attentif, plus qualifié que nous: c'est l'enchevêtrement bizarre des inventions invraisemblables, et de maintes autres qui m'ont paru, ma foi, fort raisonnables, avec un air de déjà vu.

— Je crois bien! Vous mettez là le doigt sur l'une des plus subtiles associations d'idées qui galopent dans nos cellules. Pourquoi sommes-nous fantaisistes jusqu'à la douce folie, alors que tout d'un coup nous redevenons raisonnables, au point de penser dans le rêve comme dans la vie? Un autre auditeur que vous se fût récrié, j'en suis sûr, contre cette lunette de nuit qui me permettait, à bord du Montgolfier, de voir nettement les objets et les gens, tandis qu'autour de moi tout demeurait plongé dans la plus épaisse obscurité, personne n'y voyait goutte. Or le colonel Humbert a fait breveter cette invention curieuse en 1896. Personne ne l'a jamais appliquée, que je sache. Mais vous la connaissez bien, vous dont l'érudition est quasi universelle.

Mon confrère eut un geste de protestation.

— Ne vous défendez pas de tout savoir. C'est si vrai que la folle de mon logis n'a cessé de voir en vous une sorte de Pic de la Mirandole. Quand vous n'étiez pas à côté de moi, Pigeon, j'étais fort embarrassé, car je savais que vous saviez tout, et que je n'ai jamais su grand'chose...

— Même observation, du reste, pour la voiture-bateau qui vous conduisit grâce à moi, paraît-il, de Charleston au mouillage du Krakatoa!

— Je crois bien! Le jour où j'écrirai le récit de ce cauchemar fantastique, nombreux seront les lecteurs, vieux ou jeunes, qui traiteront le bateau-voiture de conception naïve, incompatible avec les réalités scientifiques. Or vous savez comme moi que le bateau-voiture existe, que nous avons l'un et l'autre excursionné à son bord, sur la Seine, et sur les routes qui l'avoisinent, entrant dans l'eau, sortant de l'eau pour reprendre la terre ferme. Le brevet de ce véhicule amphibie a été vendu l'an dernier à des Américains pour une cinquantaine de mille francs.

— Et l'éclairage sous-marin des chenaux?

— Oui donc! Invention d'un Yankee, dont on commence à parler seulement aujourd'hui. Elle remonte à dix ans.

— Et la théorie du ballon captif qui vient en aide au sous-marin? L'aveugle et le paralytique?.... Par exemple vos ballons énormes...

— Mes ballons énormes? L'agrandissement indéfini des enveloppes d'aérocars me paraît fantastique en effet, à présent que je suis réveillé, sain d'esprit et, comme on dit, de sang-froid. Je sais aussi fort bien que l'essence, à mesure qu'elle est consommée, fait le ballon plus léger. Il a ainsi une tendance incessante à monter. Pour redescendre il faut jeter du lest. Ce petit jeu, continuellement répété, affaiblit peu à peu la puissance ascensionnelle jusqu'à son abolition théorique. Il y a là un cercle vicieux. De grosses sommes ont été promises à qui trouvera le correctif indispensable. Mais le songe s'accommode des entorses à la vérité. C'est ce mélange de l'invraisemblable avec le terre-à-terre, de l'illusion avec le réel qui fait le rêve attachant, même s'il est terrible, comme le fut celui que je viens de vous conter de mon mieux.

— Dommage que vous n'en ayez pas noté par écrit, depuis ce matin, les phases principales. Si vous alliez les oublier?

— Que non pas! Elles sont toutes gravées dans ma tête, les phases principales! Et aussi les autres! Le jour où je me mettrai à écrire, je n'oublierai rien.

— Hum! Ce n'est pas sûr. Rien ne vous empêche de tracer dès à présent les grandes divisions d'un récit qui serait semblable à celui que vous venez de me faire, avec plus de détails encore.

— Certes, car je ne vous ai pas tout dit. L'idée est bonne.

Je demandai de l'encre, du papier; et séance-tenante je griffonnai un memento de mon odyssée nocturne. Il fut à peu près exactement celui que représente aujourd'hui la table de ces trente chapitres:


La planète en feu. — Les armées de l'air. — Des semeurs d'épouvante. — Prisonnier dans les nuages. — Paris bouleversé. — Les chevaliers de l'abîme. — Une tragédie sous la mer. — Le siège de Londres. — La ville des taupes. — La bataille aérienne. — Le sang des Samouraïs. — Perdus dans l'Atlantique. — L'hôpital des fous. — La croisière du Krakatoa. — La mer qui brûle. — La mer qui gèle. — La tuerie scientifique. — Jap contre Sam. — Le hibou de l'Océan. — L'invincible Armada.— La Muraille blanche. — Nitchevo! — Les fourmis jaunes. — Le choc des deux races. — A nous le choléra! — Le train sanitaire. — Désespoirs et vengeance. — Les Chinois à Moscou. — Dans l'avenue des supplices...


Pour le dernier, comme je cherchais un titre, ce fut Pigeon qui le trouva:

— Vous mettrez ici: La fin d'un cauchemar et ce sera justice.

Tandis que le garçon nous servait le café, nous considérions l'aide-mémoire que je venais de griffonner.

Avec une émotion silencieuse je revoyais dans chaque mot les étapes de ma course vagabonde à travers les deux hémisphères: les événements de Francfort, l'interminable bataille en Lorraine, la famine et la ruine du crédit chez les Allemands, le voyage dans l'espace en tête-à-tête avec Keog Ier.

Puis c'était l'émeute parisienne, l'extravagante expédition de nos hommes-crabes sous l'Elbe.

Les hommes-crabes! Conception d'un dormeur qui pourrait être réalisée demain.

Et je me voyais au-dessus de la Manche, avec les Japonais...

De quelle précédente hallucination étaient-ils revenus me trouver, ces Japonais? De l'aventure russe en Mandchourie, sûrement.

Et avec leur souvenir m'était monté au cerveau le grand regret des défaites subies à Liao-Yang, à Moukden, à Tsoushima.

J'avais si bien compris dès lors, et sur place, que l'Europe et les Etats-Unis, en abandonnant la Russie, en permettant que le Japon se jouât d'elle et lui imposât la guerre, s'exposaient à l'invasion jaune au cas d'un insuccès, que le Japon et la Chine, celui-ci faisant manoeuvrer celle-là, demeurent encore aujourd'hui mes bêtes noires.

Pigeon me laissa entendre qu'il ne fallait pas voir des Japonais partout. Je répondis que si.

Je lui démontrai que le danger de demain n'était pas en Europe, mais en Asie. Ce qui ne m'empêcha pas de reconnaître que mon cauchemar s'était accommodé d'une énormité.

— La Muraille blanche?

— Vous l'avez dit.

Illustration

Le monstre asiatique à l'horizon de la vieille Europe. (Page 948.)


Il n'y a en effet qu'un homme halluciné qui soit capable de croire à l'entente cordiale des peuples blancs contre le danger qui les menace à l'Est.

— Dans la réalité, dit assez drôlement Pigeon, en admettant que votre alliance des Blancs eût été jamais conclue, la séance du Louvre n'eût pas fini sans grabuge. Au lieu de s'entendre pour une défense commune, les diplomates de la Conférence se seraient battus, en attendant que les armées de leurs souverains respectifs en vinssent aux mains. Supposer qu'un pareil bloc défensif pourra jamais être constitué en Europe, voilà qui est bien du rêve. Les jalousies des Blancs feront la force des Jaunes, telle est la vérité. N'a-t-elle pas été déjà démontrée en Mandchourie, précisément? L'Angleterre pouvait arrêter les jaguars japonais, qui réclamaient la peau de l'ours russe. Elle ne l'a pas voulu, parce qu'il convenait à sa politique égoïste de laisser abattre le colosse blanc. On verra dans l'avenir ce que vaudra aux peuples japhétiques ce maladroit abandon. Mon imagination s'est emballée à toute allure sur un thème qu'elle connaissait bien.


9. Où chacun regrette son lot.

Le temps passait vite. Minuit venait de sonner au carillon du Grand-Hôtel et nous causions encore.

Je proposai de rentrer à La Haye pédestrement.

La soirée était exquise, La lumière électrique étincelait partout, sur les avenues, sous les frondaisons du Bois. Il faut bien dire que Scheveningen est devenu, avec les années et le progrès de la villégiature balnéaire, un véritable prolongement de La Haye.

Quelle distance, au surplus, sépare la plage sablonneuse de la capitale des Pays-Bas? Quatre petits kilomètres.

On dit adieu à la mer, on alluma des cigares, après avoir dégusté un schiedam généreux, destiné à combattre la fraîcheur de la nuit, et l'on partit.

Pigeon avait si complaisamment écouté ma longue histoire qu'il la savait aussi bien que moi.

Avec une adresse amicale qui me plut, l'excellent garçon se mit à dénombrer les bonshommes qui l'avaient traversée. Le songe créateur leur avait donné une figure, une tournure et un nom. Nous en trouvâmes beaucoup plus que je ne pensais.

Successivement il en énuméra quelques-uns, un peu au hasard.

Puis:

— Procédons plutôt par ordre, rectifia-t-il. Il faut d'abord mettre à part les personnages réels que vous avez simplement transportés dans votre fiction... le lieutenant Tom Davis... Miss Ada et toute son aimable famille, votre groom Wang-Tchao... quelques autres encore...

— Vous et moi tous les premiers!

— Mais combien plus riche est le défilé des silhouettes inventées de toutes pièces: Morel, le mécanicien de l'Austral; M. Martin du Bois, le sympathique directeur de l'An 2000; Malaval, Coquet, Joubin, nos fidèles collaborateurs; l'aéramiral Rapeau, le lieutenant Louis de Réalmont et son frère l'officier de marine, le commandant Drapier, le lieutenant Ravignac, l'aspirant de Cailleville, le chef d'état-major Alain de Troarec, vaillaints chefs de l'héroïque phalange des Monte-en-l'Air; le général von der Pfalz et le bourgmestre d'Augsbourg; le fameux Jim Keog, ingénieur pilote de la Tortue Noire, son nègre et son mécanicien; Gaudichard, concurrent jaloux et ses séides; le grand Petit et l'infâme Pezonnaz; M. Dupont-Durand, treizième président de la République française, et son subtil secrétaire général M. Lirondel, et Thomas, le président du Conseil des Ministres.

— Et Marcel Duchemin, l'enseigne de vaisseau, beau-frère de notre patron...

— Et le major prussien Rysselberg...

— Et le père Duchêne, le préfet de police, avec ses automobiles anti-manifestatrices!

— Et les quatre Japs: Narabo, Sikawa, Motomi... Sans oublier le cruel et l'ingrat Wami...

— Et leur éloquent ambassadeur le marquis Tsou.— Banzaï! Banzaï!...

— Et Will Johnson, nôtre correspondant londonien et notre guide dans: Moletown, la Ville des taupes...

— Et le bon doctor Campart, du War Insanes Asylum...

— Et le terrible colonel Lawson...

— Et. la policière Miss Taylor.

— Et les marins du Krakatoa: le capitaine Jordaens, le traître Haas...

— Et l'illustre Erickson, maréchal des Forces Electriques...

— Et l'amiral Kourouma, son adversaire...

— Et l'énigmatique Dick Jarrett.

— Et...

— Ma foi, Pigeon, nous pourrions continuer longtemps la liste. Je ne la supposais pas, en effet, si interminable. Et je suis sûr que nous en oublions....

L'observation parut frapper Pigeon.

—Diable, me fit-il remarquer, ce sont là de fameux points de repère pour le jour où vous commencerez à écrire votre récit. Notre mémoire, connaît parfois la trahison. Cette nuit, avec un sommeil qu'il faut espérer tranquille et réparateur, serait bien capable d'effacer de votre cerveau les silhouettes de vos acteurs. Croyez-moi. entrons au cabaret de l'Amiral Tromp; nous y voici bientôt. Par le même procédé que nous avons employé pour les grandes lignes du drame; nous en coucherons les acteurs sur le papier.

— Bien pensé, Pigeon!

Dix minutes plus tard nous entrions dans le cabaret moyenâgeux de l'Amiral Tromp, où l'on déguste le curaçao national sous des lambris extra-luxueux.

D'accortes servantes en costume frison, avec des anneaux et des plaques d'or partout, de la ceinture au sommet du casque original que vous connaissez, nous servirent en faisant observer que l'établissement fermerait à une heure juste.

Il était minuit vingt. Nous avions le temps de rédiger notre catalogue, et la solitude du cabaret mondain, à cette minute avancée, nous facilitait le travail.

En une demi-heure nous l'eûmes parachevé.

Je dictais; Pigeon écrivait.

On arriva ainsi au total de cent vingt-trois personnes.

Cent vingt-trois! L'imagination génératrice est, en vérité, féconde lorsque nous dormons.

La mienne avait fait sortir du néant cent vingt-trois marionnettes dont j'avais le visage devant les yeux, la voix dans les oreilles; et Pigeon, ma foi, les connaissait aussi bien que moi, après avoir entendu «parler leur portrait».

Quand ce second memento fut rédigé, nous reprîmes notre route.

— Excellente idée, fis-je. J'ai maintenant des points de repère qui fixent les ombres chinoises... chinoises est le mot, pour le récit que je ne manquerai pas d'écrire un jour. Après avoir admiré la vitesse effarante avec laquelle les rêves se déroulent dans notre cerveau, nous avons fait la preuve, ce soir, qu'il faut un certain temps pour les raconter. Mais, sapristi! vous parlez bien à votre aise de les écrire! Songez-vous aux journées, aux soirées, aux longs mois qu'il y faudrait employer? J'hésite déjà...

Nous arrivions dans la ville. Après une méditation silencieuse, Pigeon, rattachant la fiction aux réalités, me dit tout à coup:

— Cette petite Vandercuyp, croyez-vous qu'elle était jolie dans sa toilette de mariée? La mâtine! Vous me dites que dans votre affaire je jouais auprès d'elle le rôle d'un prétendu platonique,. d'un coadjuteur transi de l'heureux Tom Davis. Ma foi, je regrette de n'avoir été tout cela qu'en songe.

— N'est-ce pas?... A vous voir lui offrir vos hommages, depuis un mois que nous sommes ici, je m'en doutais un peu. Là encore la folle du logis n'a fait que broder ses fantaisies sur un fait positif. Mais ne vous plaignez pas. Songez qu'à la fin, au lieu d'épouser la belle demoiselle, vous étiez découpé en aiguillettes comme un canard...

— C'est vrai. Pas plus en rêve qu'en réalité, ce bonheur n'était fait pour moi.

— Consolons-nous l'un l'autre, mon bon. Avez-vous donc oublié que, dans le cours de ces huit mois cinématographiquement écoulés, Martin du Bois, directeur éclairé de l'An 2000, m'a signé, par trois et quatre fois, en récompense de mes loyaux services, des bons sur la caisse dont le total dépassait cent mille francs? Où sont-ils, les billets bleus? Envolés! Je les regrette, mon cher Pigeon, aussi éperdument que vous pouvez regretter la dame de vos pensées.

Est-il indispensable d'ajouter que je ne me couchai pas, ce soir-là, sans appréhension?

Si le cauchemar d'hier allait recommencer? me disais-je.

Mais il ne recommença pas.

Dix heures encore je dormis à poings fermés; dix heures d'affilée, sans que le moindre songe vint déranger mon repos.

Wang avait l'ordre de ne pas tambouriner à ma porte. Il respecta le sommeil de son maître et parut tout joyeux de constater, ce jour-là, que les esprits m'avaient rendu ma lucidité.

Mais de longtemps je ne pus adresser la parole à mon boy sans lui parler de sa mort et des divers Wang-Tchao que j'avais successivement connus...

Vous me croirez aisément si j'ajoute qu'il n'a pas encore compris.


Illustration

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur


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