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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 29 — DANS L'AVENUE DES SUPPLICES

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 29: Dans l'avenue des supplices, le 9 août 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-12-21

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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J'entrais vivant dans l'abominable cité de la douleur.


TABLE DES MATIÈRES



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Sous la garde d'un régiment, musique en tête,
on me reconduisit sur la place Rouge. (Page 900.)



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JUSQU'ICI

Après s'être entre-dévorés dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de La Guerre infernale, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, Miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs...

Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique l'auteur de ce récit, correspondant du grand quotidien français l'An 2000. Suivi de son dévoué secrétaire Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le journaliste, après avoir assisté, à Paris, à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne. Ils trouvent la Russie profondément troublée; le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste; la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou, immobilise les chemins de fer, arrête les trains de munitions. Les troupes alliées sont forcées de reculer. M. Martin du Bois est tué pendant la retraite. En vain un savant russe essaye de barrer la route aux envahisseurs en déchaînant dans leurs rangs le choléra dont il sème les microbes dans l'eau du fleuve Oural... Le même fléau frappe par trahison les armées d'Europe... La situation semble désespérée. Un moment l'arrivée inopinée de Miss Ada redonne du courage à tous. En empruntant la voie de mer, la courageuse jeune fille a réussi à faire passer un train sanitaire dont les fourgons sont remplis de projectiles perfectionnés. Mais la chance ne dure guère: Tom Davis et sa soeur succombent à la terrible épidémie. La défection des Turcs rompt la muraille blanche... Il faut fuir. Hélas! trop tard. Un mouvement tournant des Chinois fait tomber nos héros entre leurs mains. On leur réserve les pires supplices. Ils en voient infliger d'horribles à leurs compagnons. Cependant leurs Vainqueurs les amènent jusqu'à Moscou qui leur ouvre ses portes! Là, les supplices recommencent.


1. L'odieux marché.

C'est ce qui provoque la joie des soldats, venus là comme nous irions au champ de foire.

Le bourreau de cet étal ignoble, vêtu, comme tous les autres que je vois opérer plus loin, de l'indispensable souquenille rouge, brandit alors d'énormes ciseaux, comme nous en avons dans les rédactions de journaux pour faire des coupures.

Et avec la même prestesse, avec le même bruit aussi, qu'un jardinier tailladant une haie, l'infect bonhomme coupe, par «bouquets», les morceaux de peau, tout à l'heure blanche, à présent rougie par le sang qui gicle de partout.

Sous l'effroyable tourment la suppliciée se tord avec des gestes atroces, qui font pâmer d'aise le populo.

De solides liens la retiendront au poteau du supplice jusqu'à ce qu'elle meure...

— Elle aura fini à midi, me déclare tranquillement le capitaine.

Elle aura fini!

Mais que regarde-t-il donc avec tant d'attention, le capitaine, tandis que je ne peux détacher mes yeux du corps abominablement charcuté de notre malheureuse compagne?

Miss Ada!

Elle est là. On l'a forcée à voir ce spectacle, dans une voiture, comme moi. Mlle Raison l'accompagne. Toutes deux sont cadavériques.


Illustration

L'infect bonhomme coupe, par «bouquets»
les morceaux de peau. (Page 897.)


On a voulu qu'elles assistassent aussi au supplice de leur compagne. C'est bien chinois!

Je cherche Pigeon des yeux sans l'apercevoir.

Miss Ada me fait comprendre qu'il est plus loin, séparé d'elle par une douzaine de charrettes où sont prisonnières des femmes russes.

A leur profil je crois reconnaître des Criméennes.

— Elles ont voulu tuer nos généraux avec des bombes, me glisse dans l'oreille Wang-Tchao. Pour donner une leçon à leurs imitatrices, s'il en reste, on va les décapiter l'une après l'autre tandis que midi tintera dans l'Ivan-Veliki. C'est un jeu qui attirera beaucoup de curieux, vous verrez. Il se fera par le concours de trois bourreaux à sabre très experts. Il n'en manque pas dans l'armée. Un, deux, trois, vous verrez comme ce sera proprement fait... quatre, cinq, six... A chaque coup de la cloche une tête de femme volera sous le fer. Vous entendrez alors ces cris de joie de la populace armée. Vous les verrez jongler avec les têtes de ces dames et lécher comme des chiens le sang qui coulera des veines bien tranchées... Ne vous récriez pas; cela ne sert à rien. Coutumes traditionnelles chez nous, voilà tout!

Bientôt je devinai que le capitaine avait une confidence à me faire. Il regardait Miss Ada si ardemment, et je dois le dire, si tristement que je devinai quelque aventure nouvelle.

Il ne tarda pas à se dévoiler.

Devant notre malheureuse amie, qui poussait des cris de détresse atroces, je comprenais bien qu'il était gêné.

Mais elle, qui voyait son manège et se doutait bien de ce qu'il voulait me dire, détourna la tête pour sangloter dans les bras de Mlle Raison.

— Tout de même, me dit alors Wang-Tchao, très vite, elle à encore refusé de sauver sa vie, le croiriez-vous?

— Vraiment? Je ne l'en approuve pas. Je vous assure bien que si j'étais femme, capitaine, j'aimerais encore mieux subir l'épreuve d'un mariage avec vous que le supplice de la chemise de fer, par exemple, ou tel autre qui sera infligé à cette jeune fille.

Au même instant Mme Louvet poussa un cri terrible et mourut. Sa tête retomba, inerte, sur sa poitrine ensanglantée.

Des compliments odieux s'entre-croisèrent dans l'air à l'adresse du bourreau.

— Je demandai alors si l'on ne pouvait pas nous éloigner de ce lieu d'ignominie.


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Nous devions assister, avec les autres prisonniers, aux
supplices de la matinée, jusqu'à midi sonné. (Page 899.)


— A midi seulement, répondit Wang-Tchao sans s'émouvoir, c'est l'ordre. Vous devez assister avec les autres prisonniers qui sont ici aux supplices de la matinée jusqu'à midi sonné, à moins que vous ne soyez désignés pour monter sur l'échafaud... Ecoutez donc ce que cette petite sotte de Miss Ada m'a refusé cette nuit.

— J'écoute.

— Je me suis présenté à elle après avoir écarté la soldatesque, et lui ai tenu à peu près ce langage. Vous allez me dire si à sa place vous n'eussiez pas accepté la combinaison.

— Mais si, mais si, je vous l'ai dit tout à l'heure. J'eusse accepté toutes les combinaisons, Oh! la chemise de fer! Rien que d'y penser! Et il ne s'agit pas que d'y penser, en ce moment! Nous avons l'atrocité sous les yeux, à quelques pas. Mme Louvet vient de mourir sous cette torture inqualifiable... Continuez donc, je vous prie, capitaine. Vous avez tenu ce langage. Quel langage?

— Eh bien, j'ai dit à Miss Ada ceci, ou à peu près: voulez-vous remettre votre sort entre mes mains? Je ne vous demande plus le mariage préalable; je me contenterai de vous tirer d'affaire, et, cet exploit une fois accompli, vous verrez si vous devez m'en remercier par la faveur dont je voudrais tant être honoré.

— Oh! voilà qui n'est pas chinois!

— Précisément; c'était ma vie de Paris qui m'influençait. Je me sentais devenir presque sentimental, comme vous autres.

— Et alors?

— Alors je lui ai exposé mon plan. Il était simple. Une femme, lui dis-je, une femme blonde, jeune, qui n'est qu'une paysanne russe, mais dont les traits rappellent un peu les vôtres, avec des cheveux comme les vôtres, une taille qui rappelle la vôtre, est disposée à prendre votre place dans cette charrette.

— Vous aviez trouvé cela?

— Parfaitement.

— Quelle histoire!

— Aussi vrai comme nous voilà tous les deux dans cette carriole. En cherchant bien, on trouve toujours. J'avais découvert cette perle dans le quartier juif. Une femme sordide, veuve, avec une demi-douzaine de filles sur les bras, m'a proposé celle que j'avais remarquée, à cause de sa ressemblance vague avec Miss Ada précisément, moyennant cinq cents roubles. Ce n'était pas cher. Encore fallait-il les avoir. Je ne les avais pas, mais je pensais au carnet de chèques dont vous m'avez parlé, je ne sais plus trop à propos de quoi. Sûrement vous me les eussiez prêtés, si j'étais venu vous proposer de racheter à ce prix la vie de Miss Ada!

— Je crois bien!

— Mais il n'y a rien à faire avec cette petite. A peine si je lui eus parlé de la substitution...

— Comment! Vous opériez une substitution?

— Il le fallait bien!

— C'est juste.

— A peine si je lui eus proposé de céder sa place à une juive proprement habillée, payée comptant à sa mère et même d'avance, que voilà une fille qui me fait des discours à perte de vue. Vous imaginez tout ce qu'elle trouve dans son esprit exalté pour me démontrer que ce n'est pas possible, que ce serait une action infâme, et le reste.

Je trouvais aussi que ce n'était pas joli comme expédient; mais par-dessus tout la difficulté d'exécuter un pareil projet m'apparaissait insurmontable.

Je ne pus m'empêcher de présenter, sans plus attendre, l'objection à Wang-Tchao.

— En admettant que Miss Ada eût accepté une proposition aussi canaille...

— Canaille? Pourquoi canaille?

— Ne discutons pas sur le fond, capitaine, nous ne nous comprendrons jamais. Vous avez une morale jaune, et nous avons une morale blanche. Ce que vous proposiez à Miss Ada le plus tranquillement du monde, et ce que vous considériez comme une chose fort honnête, c'est la variante d'un théorème de morale qui est souvent cité chez nous depuis Jean-Jacques Rousseau. Il a même une couleur chinoise et il se résume par ces mots bien connus: tuer le mandarin.

— Le Kouan?

— Si vous préférez... Le Kouan, car le mot de mandarin, je le sais, n'existe pas en chinois; c'est nous qui l'avons forgé, d'après un vocable portugais, dit-on, pour désigner vos fonctionnaires...

Où diable allais-je avec mon érudition?

Ce n'était guère le moment de palabrer sur une étymologie! Sans doute ma tête s'affaiblissait; il y avait de quoi.

Je poursuivais néanmoins ma démonstration avec le même calme que si nous eussions été assis tous les deux, non point sur le banc d'une voiture chinoise, dans l'avenue des supplices aménagée en bordure du Kremlin de Moscou, mais au balcon de l'An 2000, en plein boulevard Haussmann.

— Oui, capitaine, tuer le mandarin; ces trois mots résument chez nous une morale infâme, qui n'est pas la nôtre et que nous vous laissons. S'il suffisait, dit la colle célèbre, ou pour demeurer plus respectueux des jeux de la philosophie, le paradoxe fameux... s'il suffisait, pour hériter d'un homme qu'on n'aurait jamais vu, dont on n'aurait jamais entendu parler et qui habiterait le fin fond de la Chine, de pousser un bouton pour le faire,qui de nous ne pousserait ce bouton? Vous pousseriez le bouton, vous, s'il s'agissait de quelque mandarin de France?

— Parbleu! Vous n'en doutez pas, j'espère.

— Nullement. Mais nous autres, Blancs et Blanches, nous ne poussons pas ce bouton-là! Le geste nous répugne. Or vous le demandiez à Miss Ada. Vous lui proposiez de sauver ses jours par la mort d'une inconnue, d'hériter ainsi la vie d'une autre qu'elle ne connaît pas, qui ne végète pas au fond de la Chine, mais dans la maison misérable d'une juive, ici même, à Moscou! Elle a refusé avec indignation. Elle a bien fait. Je l'approuve. Oui, malgré tout le désir que j'aurais de la voir échapper au martyre, la chère enfant, je l'approuve.

Instinctivement je tournais les yeux vers la charrette où la jeune fille sanglotait sur l'épaule de Mlle Raison.

Comme si elle eût deviné mon regard, la fiancée de Tom Davis se dressa, toute pleurante, dans la voiture et me fit comprendre, en montrant le capitaine, qu'elle savait de quoi Wang-Tchao venait m'entretenir.


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— Jamais de cette façon, ni d'une autre, dit-elle. (Page 900.)


D'un geste superbe d'énergie elle appuyait cette courte phrase, que je l'entendis répéter trois fois, au grand étonnement des femmes russes qui attendaient la mort dans une sorte d'extase silencieuse:

— Jamais de cette façon, ni d'une autre! Je veux mourir et rejoindre là-haut mon Tommy qui m'attend!...

Comment cela se fit-il?


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La Nativité de la Vierge
Bartolomé Esteban Murillo, réalisée en 1660.


Tout ce qui m'entourait s'évanouit et je n'eus devant les yeux, pendant plusieurs minutes, qu'une vision resplendissante de la Vierge de Murillo, montant au ciel avec son cortège de petits anges bouffis.

Sûrement ma tête n'y était plus. Mais, une fois encore, n'y avait-il pas de quoi perdre la raison, avant la vie, dans ce chaos d'horreurs incessamment renouvelées?


2. Le serpent d'eau.

Ce qui se passa pendant l'après-midi de cette journée, aussi bien que la nuit suivante, me trouva tout à fait indifférent, inerte, atone.

Avec le même cérémonial, sous la garde d'un régiment, musique en tête, on me reconduisit sur la place Rouge où je ne cessai d'entendre les lamentations des suppliciés monter dans les airs.

Martyrs de la gifle au battoir, de l'arrachement des cils et des cheveux, du serrement des doigts et des chevilles, de la décapitation, de la strangulation, tous ces misérables hurlèrent leur douleur jusqu'au coucher du soleil, cependant que, noire de badauds, la place ressemblait plus que jamais, avec ses petits marchands d'éventails, de boissons glacées et de journaux chinois, à quelque champ de foire égayé par les bateleurs

Dans mes oreilles bourdonnaient en même temps les clameurs angoissées des patients et les rires effroyables de la foule.

Mais tout cela glissait sur ma désespérance.

Je n'avais plus d'yeux, ni d'oreilles, pour ainsi dire; je n'avais plus la force de penser à rien.

Il était même évident que pour un temps je ne souffrais plus; c'était comme une phase d'abrutissement, prélude trop indiqué, hélas! d'une crise finale d'épouvante.

Le capitaine était parti comme il était venu; sans revenir sur la confession qu'il m'avait faite.

Miss Ada , Raison, Pigeon étaient parqués je ne savais où.

Cette fois c'était bien fini. Aucune intervention ne pouvait plus nous sauver, ni les uns ni les autres. Il n'y avait plus qu'à compter les jours qui séparaient chacun de nous de la mort.

Qui serait supplicié le lendemain?

Au réveil de la nature assoupie — pour moi je ne connaissais plus le sommeil — l'idée me vint que j'allais être appelé.

Avec une obstination qui me montra tout ce que l'homme peut dépenser d'efforts pour se cramponner à la vie, je me rappelai la prédiction du confrère Takakokira.

Cinq jours, avait-il dit... Nous n'étions encore qu'au deuxième.

Ce Jap avait raison; ce n'était pas encore mon tour, ni celui de mon excellent camarade.

Ce fut Mlle Raison que le pourvoyeur des échafauds vint saisir pour l'emmener au supplice.

La malheureuse!

Miss Ada m'avait appris qu'elle était entrée dans sa quarantième année depuis quelques jours, lorsqu'elle me l'avait présentée à Ravninaïa.

Vie brisée par un mariage manqué, ruine totale causée par la dissipation coupable d'un frère trop souvent pardonné; ces deux explications suffisaient à faire comprendre l'espèce d'hypnose qui dominait Mlle Raison.

Elle avait cherché dans les oeuvres charitables l'oubli de ses peines.

Grande, forte, avec une tête brune de matrone romaine, Mlle Raison répondait par son physique à l'idée que nous nous faisons de la fameuse déesse du même nom, si chère à nos aïeux en 1793.

C'était bien une statue qui semblait cheminer avec nous depuis quelques jours: la statue de l'Epouvante.

Car la pauvre demoiselle éprouvait, à l'idée d'être martyrisée, un indicible ébranlement nerveux.

Déjà nous avions remarqué son insistance à demander qu'on la fît mourir sans phrases, alors qu'il en était temps encore.

Elle ne cessait de me reprocher du regard, je le croyais du moins, la minute que j'avais laissé passer sans la tuer de ma main, comme elle m'en suppliait...

Des brutes habillées en soldats vinrent l'arracher aux bras de Miss Ada pour la conduire à la place Rouge.

De loin je vis le spectacle atroce, déchirant, de la séparation.

Les deux infortunées ne voulaient plus se quitter. Il fallut qu'un officier chinois, plus brutal encore que ses hommes, vint précipiter les choses à coups de poing, sous des insultes que lui cria Pigeon, hors de lui.

On nous fit reprendre comme la veille, à la même heure, la porte du Sauveur pour nous arrêter sur la terrasse du Kremlin, devant le même échafaud qui avait servi la veille à torturer Mme Louvet.

Horreur! Le corps pantelant de notre première martyre demeurait encore là, couché sur l'étal, dont il rétrécissait la plate-forme.

Les Chinois s'emparèrent de Mlle Raison, plus morte que vive, et l'enlevèrent à bout de bras pour l'agenouiller sur le tréteau.

J'apercevais Miss Ada, réunie à Pigeon cette fois, dans la charrette qui devait rester là, comme la mienne, jusqu'à midi, «afin que ceux qui devaient mourir l'un des jours suivants fussent édifiés sur le sort qui les attendait».

Ainsi parla dans mon dos une voix que je reconnus vite: celle du capitaine.

D'où sortait encore une fois ce personnage insupportable? Je ne pouvais l'imaginer.

On eût dit qu'il tombait régulièrement de la lune chaque matin, pour me narguer et me rappeler l'échéance...

Tandis que Mlle Raison faisait de vains efforts pour empêcher les bourreaux de lui arracher ses vêtements et de la mettre nue à partir de la ceinture, Miss Ada, hallucinée par tant d'outrages à l'humanité, avait pris le bras de Pigeon pour s'y appuyer.

Tous deux ainsi réunis dans la contemplation d'un supplice prémonitoire songeaient au leur, qui s'apprêtait pour le lendemain et le surlendemain.

Et j'avais la vision de deux fiancés chrétiens, au temps des barbaries romaines, qui attendent leur tour d'être livrés aux bêtes.

Pauvre Pigeon! Il n'aurait pressé dans ses bras sa bien-aimée que la veille du supplice!

Wang-Tchao les regardait tous les deux avec une expression de jalousie féroce, je le voyais bien.

Et je me disais que le coeur humain n'est pas très noble, puisque ce Chinois, épris des charmes de cette Blanche, mais repoussé par elle, se réjouissait secrètement de la savoir désignée pour le martyre du lendemain.

De cette manière elle ne serait pas à son rival plus qu'à lui-même.

Mais les apprêts du supplice qu'on allait infliger à Mlle Raison avaient déjà groupé plusieurs centaines de badauds devant le sinistre tréteau.

Au loin d'autres prisonniers commençaient à subir leur peine. Le concert des hurlements de douleur avait repris. C'était sinistre.

Palpitante d'effarement, la peau bleuie par le froid qui glaçait tous ses membres, les mâchoires incessamment agitées par un claquement convulsif, Mlle Raison attendait qu'on lui appliquât le serpent d'eau.

Ce fut Wang-Tchao qui me révéla ce détail.

Je vis aussitôt arriver une tuyauterie souple, serpentine, formée d'un alliage où dominait le plomb.

Avec leur ordinaire brutalité les bourreaux détendirent les bras de la patiente, pour les ouvrir en croix.

Ils les entourèrent de ce premier serpent. Puis autour du ventre de la victime, au-dessus de sa gorge ils en enroulèrent un deuxième. Alors un acolyte apporta deux jarres d'eau bouillante, qu'il versa dans les tubes.

Vite emplis, tous deux prirent la température atroce et commencèrent de brûler la chair de la suppliciée.

En vain la malheureuse cherchait-elle à se soustraire aux morsures implacables du liquide.


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C'était, cette fois, l'épouvantable supplice du serpent d'eau. (Page 903.)


On lui tenait les poignets à les briser, tandis que, pour la faire taire, un nouveau venu lui versait de l'eau froide dans la bouche, en tirant brutalement sur son chignon.

C'était infâme.

Que faire? Protester?

Ce fut à quoi je m'abandonnai tout d'abord.

— Ignobles drôles, m'écriai-je en montrant le poing aux bourreaux, lâches, assassins, vous serez donc sans pitié jusqu'au bout?

Les odieux personnages se contentèrent de me regarder en ricanant.

L'un d'eux, que mes objurgations rendaient plus nerveux, sans doute, prit même l'une des jarres et m'aspergea d'eau bouillante, sans se préoccuper de mes argousins qu'il brûlait aux mains en même temps que moi.

Je reçus d'ailleurs la récompense immédiate de mon outrecuidance; c'était dans les règles chinoises.

Pour avoir excité la colère d'un bourreau dans l'exercice de ses fonctions, j'allais encaisser une dizaine de coups de bâton, séance tenante; mais Wang-Tchao s'interposa.

En quelques mots il désarma mon agresseur, l'un des gardiens attachés à la surveillance de la charrette.

J'avais vu le bambou se lever très haut, prêt à retomber sur mes épaules.

Je le vis reprendre une position plus pacifique dans la voiture, en même temps que celui qui le tenait maugréait dans sa langue, désappointé comme le chien que son maître a privé d'un os.

Mais comme s'il eût été indispensable qu'en cette circonstance tragique notre hanneton cérébral commît quelque sottise, j'entendis ou je crus entendre l'un des bourreaux, l'un de ces Chinois innommables, ignorant pourtant de notre langue comme trente-six carpes, lancer à mon adresse, avec un accent de Belleville très caractérisé, cette phrase en français:

— C'est bon, c'est bon, pour une fois. Mais à la prochaine, mon gros, tu ne couperas pas à l'exercice.

Sur quoi je me retrouvai, inerte, couché au fond de la voiture chinoise, en pleine nuit.

Et seul, bien entendu. Le capitaine avait disparu de nouveau.

Deux magots armés montaient la garde autour de moi. La place Rouge allait s'éveiller dans une aurore de sang pour la troisième fois.

Et j'avais dû tant bien que mal, harassé depuis trop de jours, dormir quelques heures au fond de mon cercueil roulant.


3. Qui veut la fin...

Que se passa-t-il le lendemain?

Ni Miss Ada, ni Pigeon, ni moi, nous ne fûmes de la «fournée».

On nous faisait attendre un jour de plus. Pourquoi?

Wang Tchao ne pourrait manquer d'apparaître au moment voulu pour me donner le renseignement.

Comme je pensais à lui, le capitaine se présentait, tel le diable qui sort d'une boîte.

Je l'écoutai machinalement. Il me parut gêné.

J'en conclus qu'il avait quelque chose sur la conscience et qu'il allait me prendre pour confident.

— J'ai demandé, me dit-il, et obtenu du maréchal Dou que Miss Ada fût ajournée de vingt-quatre heures.

— Et ce répit peut lui être utile?

— Chut! Ne dites pas que je vous ai mis au courant.

— Mais encore?

— Je l'enlève.

— Vous?

— Moi, et M. Pigeon avec moi.

— Quelle est cette histoire?

— La vérité.

— Vous enlevez notre jeune amie à ses bourreaux, vous?

— Vous allez voir.

— Et elle consentira?.

— Je n'ai pas dit cela.

— Alors comment ferez-vous?

— De force.

— Et Pigeon? Quel rôle joue-t-il là-dedans?

— Il m'aide.

— J'entends bien. Mais que fait-il pour vous aider?

— Il prend la place de la jeune fille.

— La place de la jeune fille?

— Oui.

Je finis par comprendre que mon capitaine amoureux, rebuté par deux tentatives infructueuses, avait mis sa confiance dans une troisième.

Il aimait ardemment Miss Ada; c'était clair puisqu'il ne voulait pas qu'elle fût torturée.

Alors l'idée lui était venue de la soustraire malgré elle au martyre qui l'attendait.

La nuit précédente il avait fait auprès de Pigeon, son rival bien platonique, une démarche dont un Chinois ne m'eût point semblé capable.

Mais celui-là nous avait dit qu'il savait à l'occasion se souvenir de son séjour aux pays d'Occident. Il avait proposé à Pigeon un plan d'évasion, et Pigeon, en brave, s'était déclaré prêt à seconder ses desseins.

— Que Miss Ada, au pis aller, épouse un Chinois, mais qu'elle vive! Qu'elle ne soit pas torturée comme ces malheureuses que nous venons de voir agoniser! Tout pour lui éviter la chemise de fer, le serpent d'eau ou tel autre supplice de l'abominable répertoire. Tout!...

En me répétant ce mot le capitaine imitait un geste volontaire que Pigeon affectionnait pour souligner ses résolutions, lorsqu'il en prenait d'énergiques.

Je reconnaissais là le bon coeur de mon lieutenant.

Il avait dix fois raison de tout essayer pour arracher Miss Ada aux bourreaux chinois. C'était même un devoir impérieux auquel je me reprochais déjà de n'avoir pas songé le premier. Il fallait bien dire aussi que Wang Tchao, comme Pigeon, considérait notre jeune compagne de misère avec les yeux de l'amour.

— Eh bien, mon cher capitaine, dis-je alors — et c'était la première fois que cette formule de sympathie venait sur mes lèvres — vous avez eu là une noble et généreuse idée, dont je vous félicite; et je ne saurais trop approuver Pigeon de vous seconder dans son exécution.

— Ça vous surprend, n'est-ce pas?

— Un peu. Mais, puisque vous attribuez cette belle résolution à l'influence des doctrines occidentales, que vous êtes venu étudier naguère à Paris, tout va bien... Dites-moi à présent — bien que mes argousins ne comprissent rien au français, je baissais la voix — dites-moi comment vous allez vous y prendre pour mettre un tel projet à exécution.

— Nous sommes d'accord...

— Avec Miss Vandercuyp.

— Non, malheureusement. Avec M. Pigeon... jusqu'à présent avec lui seul, pour procéder comme je vais vous dire... Mais j'ajouterai que le consentement de la jolie demoiselle n'est pas nécessaire. C'est-à-dire qu'il y a deux façons de procéder; vous allez me conseiller la plus pratique.

— Volontiers. Dites ce que vous comptez faire.

Le jour pointait.

Nous étions réfugiés dans la caverne à roues, sous la bâche, car il tombait justement une pluie d'orage qui devait durer toute la matinée.

— Voici ce que je compte faire, conclut Wang Tchao, les yeux fixés dans mes yeux: j'ai obtenu sous un prétexte quelconque, je vous l'ai dit, que l'exécution de votre jeune et si belle amie fût remise de vingt-quatre heures. La nuit prochaine, je vais chercher M. Pigeon dans sa charrette, avec l'autorisation du mandarin préposé aux supplices. Je fais écarter toute surveillance; je lui remets des vêtements de femme, pris sur l'une des jeunes Russes qu'on à décapitées hier, et il s'en habille, après s'être rasé dans l'obscurité, au petit bonheur... C'est, je crois, le mot que vous employez en français...

— Oui. Ensuite?

— Je prends M. Pigeon par le bras, et je l'amène à la charrette où Mlle Vandercuyp attend, dans l'épouvante, la pauvrette, que le jour de son supplice se lève...

— Pardon, capitaine! Je vous entends bien dire que vous faites ceci et cela; mais il me semble que dans ces projets vous tenez peu compte de la soldatesque qui nous surveille.

Le grand jour était venu.

Wang Tchao eut alors un regard de compassion si caractéristique que je devinai.

Du reste il le compléta par trois coups secs frappés sur la bourse qui pendait à sa ceinture.

— Avec de l'argent, dit-il enfin, on a ce qu'il faut pour s'évader, dans tous les pays du monde, mais plus particulièrement en pays chinois. J'ai pensé que vous ne me refuseriez pas tout cet argent qui vous reste, et dont vous n'avez que faire...

— Le voici, dis-je en tirant mon carnet de chèques. Je libellai un reçu de vingt mille roubles et lui tendis l'objet.

— Merci. J'encaisserai à la banque impériale aujourd'hui même, et j'arroserai mes têtes ce soir, depuis la plus grosse jusqu'à la plus petite. De sorte que demain matin... avant le jour...

Il hésitait.

— C'est là que se présentera la difficulté. Si je viens faire une troisième proposition à Miss Vandercuyp, je risque fort d'avoir machiné toute cette affaire en pure perte. Mieux vaut, je crois, l'enlever de force, bâillonnée, comme si c'était pour le mauvais motif. Qu'en dites-vous?

Je réfléchis avant de répondre.

En moi-même je pesais le pour et le contre.

Sans doute, le coup de force avait du bon. Il simplifiait les explications et coupait court aux résistances.

Le capitaine emmenait la jeune fille quelque part où elle ne serait pas évidemment aussi heureuse que dans la banlieue de Londres, dans quelque cottage verdoyant où son Tommy lui eût rendu la vie si douce...

Mais Tom Davis était mort. Et c'était le bourreau en souquenille rouge qui allait lui mettre la main sur l'épaule, dans vingt-quatre heures, pour la conduire vers l'un de ces poteaux infâmes, où commencerait à coups de ciseaux, de couteaux, de fers rouges, la mutilation horrible de son jeune corps...

Non, pas d'hésitation! La force!...

Pourtant avant de répondre, je ne pouvais manquer d'examiner l'alternative contraire.

N'était-ce pas la première chose à faire que de consulter l'intéressée sur une résolution aussi grave?

Et si Miss Ada, par exagération, par exaltation maladive, voulait, malgré tout, mourir dans la souffrance?

C'était son libre arbitre, après tout?

Pouvait-on l'empêcher de se livrer au bourreau qui la guettait, si telle était sa volonté formelle?

Je me rappelais que les martyrs, d'après leurs panégyristes tout au moins, éprouvaient une joie sauvage à courir au-devant des tortures en criant leur foi nouvelle,

L'amour est un levier aussi puissant que la foi.

Que faire? Oui, que faire?

Je me le demandai pendant dix grandes minutes, et tout ce temps le capitaine chinois, épiant mes pensées, attendit anxieux le verdict que j'allais rendre.

Son idée à lui, je la connaissais.

Mais il était certainement résolu à ne tenir compte que de la mienne, même si elle ne lui plaisait qu'à demi.

Ses yeux brillèrent d'une joie fébrile lorsque je lui dis gravement:

— Ma foi, mon cher capitaine, tout bien examiné, piétinons sur le libre arbitre et sur ses droits. Vous n'obtiendrez rien de bonne grâce. Or il faut que vous sauviez la vie de notre amie. Il le faut. Pigeon vous y aidera, le brave garçon. Enlevez-la de force, avec un bâillon sur la bouche! Promettez-moi seulement, quand vous l'aurez sauvée, de ne l'épouser que consentante... Wang Tchao, vous m'avez compris? Consentante... Dussiez-vous attendre longtemps. Vous me le promettez!

— Sur la mémoire de mes ancêtres, mon cher ami. Et vous savez que les Chinois ne connaissent pas de serment plus sacré que celui-là.

— Allez donc à la banque, pour commencer. Arrosez bien vos têtes, comme vous dites, et que la chance soit avec vous...

Je pensai alors à Pigeon, qui allait jouer le rôle de la prisonnière.

S'en apercevrait-on? Saurait-on seulement qu'il manquerait un client aux gibets?

— Mais, me répondit alors Wang Tchao très fier, il ne manquera personne.

— Comment? Puisque Pigeon rasé, habillé en femme, tiendra la place de Miss Vandercuyp disparue, il n'y aura personne à la place de Pigeon, et on le verra bien.

— Il y aura quelqu'un.

— Qui donc?

— Bah! ne vous inquiétez pas pour si peu! Il ne manque pas de jeunes gens, dans les rues de Moscou, qui aient à peu près la taille et la tournure de votre ami. J'en ai deux ou trois en vue. Un seul suffira. Ne pensez donc pas à ces détails. J'en fais mon affaire. Qui veut la fin veut les moyens, n'est-ce pas?

Tandis que le Chinois s'échappait, je demeurais étourdi devant le terrible proverbe.

Que de crimes il a fait commettre, celui-là!


4. L'héroïne blanche.

La nuit vint, après une journée de lamentations affolantes et de déconcertantes saturnales.

Vraiment ces Jaunes, qui nous accusent de sentir le tigre, ont du tigre toute la férocité.

Ce que j'entendis de chants joyeux autour des échafauds, chevalets et gibets où l'on tortura ce jour-là sous la pluie est inimaginable.

Enfin la nuit s'épandit sur les bourreaux et sur leurs victimes à bout de souffle.

Une fois de plus un grand silence, entrecoupé par de suprêmes hoquets de douleur, enveloppa le camp des condamnés.

Il était minuit; la lune avait chassé la pluie. J'entendis tout à coup à vingt pas de ma charrette toujours surveillée le bruit que faisait une discussion à demi-voix.

Sûrement c'était mon Wang Tchao qui enlevait Miss Ada et installait à sa place Pigeon habillé en femme.

Mais les choses n'allaient pas toutes seules.

Elles n'allèrent même pas du tout.

Au moment où le capitaine croyait se saisir de la jeune fille et la bâillonner pour l'emmener ensuite loin de ce champ de mort, Miss Ada s'était reculée avec effroi.

Crut-elle à quelque tentative moins généreuse?

Eut-elle une hallucination qui lui fit prendre Wang-Tchao pour le bourreau?

S'imagina-t-elle qu'on venait la chercher pour la martyriser au clair de lune?

Ce que je compris très bien, à la distance de cent mètres qui nous séparait à peine, ce fut son refus catégorique de quitter la place.

Je percevais les prières de Pigeon, les adjuration du capitaine.

Rien n'y faisait.

Avec une obstination inébranlable, la jeune fille refusait le salut, la fuite, la vie, tout. Elle voulait mourir.

— Vous voulez me sauver tous les deux! criait-elle. Mais si je ne veux pas être sauvée, moi? Si je veux mourir, et si je suis prête à souffrir à présent tous les martyres, pour l'amour de mon fiancé disparu? Suis-je donc pas libre de disposer de mon corps? Le bourreau le sollicite: il l'attend. Il l'aura. Je ne veux pas priver ce fonctionnaire de la joie sauvage qu'il s'est promise. Que m'importe la vie, à présent que mon Tommy est mort? Vous ne m'avez donc pas comprise? J'ai pourtant dit assez souvent ce que je pense de l'avenir! Merci à tous deux, messieurs, pour le dévouement que vous dépensez à mon intention; mais toute insistance serait inutile. Je suis marqué pour périr aujourd'hui, je périrai! Je le veux. Je veux que le soleil qui va se lever dans quelques heures ne se couche pas sans que Miss Ada ait rejoint son bien-aimé dans l'éternel jardin des amoureux, où j'aperçois déjà Daphnis et Chloé, Roméo et Juliette, Paul et Virginie qui nous attendent...

Comme un silence prolongé me laissait croire que le capitaine, avec une escouade de partisans, tentait un enlèvement de force, la voix de Pigeon s'éleva pour exhorter la jeune fille à suivre les Chinois.

— Jamais, monsieur Pigeon, jamais! Puisque vous m'aimez tant, vous devez savoir que la mort n'est rien quand on aime...

— La mort, Miss Ada, répondait Pigeon avec des sanglots étouffés, sans doute... Mais la torture, le martyre, la souffrance...

Il m'en coûtait d'entendre toute cette discussion sans y prendre part.

Je croyais mes gardiens autour de moi; machinalement je les cherchai des yeux: il n'y avait plus personne.

Leurs têtes aussi avaient été arrosées, sans doute.

D'un bond je courus au coin de la place où se déroulait cet attristant débat.

— Fuyez, Miss Ada, m'écriai-je en arrivant à la rescousse. Croyez-m'en, croyez-en Pigeon qui vous aime tant, c'est bien vrai; fuyez! Suivez ce jeune capitaine. Il vous arrachera aux bourreaux, c'est tout ce que vous devez espérer pour le moment. Il faut nous écouter. Il faut sauver votre vie! Si ce n'est pour vous-même, que ce soit pour votre mère, pour votre père. Ils vous aiment tant! Que ne donneraient-ils pour savoir demain que leur fille a écouté la voix de la raison...

— Non, mon cher monsieur, mon excellent ami, non. Je ne puis vous écouter. Vous m'aimez bien aussi, n'est-ce pas? D'une autre manière que ce jeune capitaine et que M. Pigeon, sans doute, mais aussi fort? Eh bien! renoncez comme eux à m'empêcher de mourir! En perdant mon Tommy, j'ai tout perdu. Je suis heureuse à l'idée de ne pas lui survivre. Demain, la destinée nous aura réunis.


Illustration

— Fuyez, Miss Ada, m'écriai-je. (Page 907.)


— Sans doute, concédai-je, inquiet d'un va-et-vient d'ombres qui s'accentuait autour de nous. Mais la torture? Y songez-vous? La chemise de fer! Le serpent d'eau! Ces pinces, ce feu, ces tenailles, ces brodequins atroces, que vous a réservés la cruauté des trois maréchaux!

Miss Ada devint subitement fiévreuse.

— Oui, gémit-elle en prenant mon bras, oui, la torture. J'en ai peur. C'est bien vrai. J'en ai très peur. C'est si terrible... Ce n'est pas la mort qui m'inquiète, c'est la douleur.

— Allons donc! Nous sommes d'accord. Partez vite avec le capitaine.

— Non, dit-elle à voix basse, en se serrant contre moi pour me faire une confidence à l'oreille.

J'écoutai, et je frémis d'épouvante:

— La mort, sans douleur, mon excellent ami, c'est de vous que je l'attends, mais vite, avant que les autres ne soupçonnent...

D'un geste bien féminin, Miss Ada coucha sa tête sur mon épaule et me dit à voix basse:

— L'officier porte un poignard à sa ceinture. Prenez-le vite et frappez-moi. Je vous en supplie bien. Cette fois vous ne me refuserez pas, car la torture n'est plus douteuse. Elle est certaine.

Alors se passa dans mon cerveau le plus étrange des phénomènes.

— Elle a raison, me dis-je. Puisqu'elle ne veut pas s'enfuir, qu'elle meure! L'occasion ne se retrouvera plus comme en cet instant. L'arme qui peut la libérer est à notre portée. Allons-y!

Sans hésiter, comme un fou furieux, je saute sur le poignard de Wang-Tchao; je le sors de sa gaine, et avant que Pigeon ou le Chinois eussent deviné ce que j'allais faire, je lève le bras pour frapper.

Mais la jeune héroïne redoute que je faiblisse encore.

Toute frémissante du désir affreux d'en finir, elle m'arrache des mains la longue lame d'acier et la plonge aussitôt, avec un courage terrifiant, dans sa gorge blanche. Un flot de sang l'inonde et m'éclabousse.


Illustration

Elle m'arracha des mains la longue lame d'acier
et la plongea dans sa gorge blanche. (Page 908.)


Pigeon s'élance en même temps que moi pour empêcher ce corps frêle de tomber à la renverse.

Le Chinois enlève son poignard de la plaie béante où il a été planté.

Si rapides que soient ces mouvements, ils ne vont pas sans des cris perçants qui ont donné l'éveil.

Cent soldats accourent, qui n'ont pas eu, comme dit le capitaine, la tête arrosée. Sans savoir de quoi il s'agit, ils s'emparent de la blessée, de moi, de Pigeon.

Ils nous soupçonnent sans doute de complot contre leur officier. Mais celui-ci les détrompe dans un discours rapide.


Illustration

D'un geste large le capitaine chinois se trancha le cou. (Page 908.)


Il semble bien qu'il leur explique son amour pour la jeune fille blanche, le refus que celle-ci oppose à ses tentatives, et le dégoût final qu'il manifeste, lui, pour la vie sans elle.

D'un geste large, qui me rappela celui du vieux khân sur les cadavres des Yolounes, le capitaine chinois, après avoir léché goulûment le sang de la vierge blanche qui coulait sur son arme, se tranche le cou avec une énergie surhumaine et roule sur le sol.

Tout cela se fit en trois minutes à peine, à la clarté blafarde de la lune.


5. Le bûcher de Jeanne.

J'entendis des vociférations. Un groupe de mandarins mécontents s'abattait sur la place, s'informait, ordonnait des représailles immédiates.

Miss Ada, la pauvre, vivait encore. Elle poussait des cris de douleur effrayants.

Le chef de la police ordonna qu'elle fût portée au tréteau le plus proche, sur lequel on lui ferait subir quand même une torture affreuse: la crémation vive, précédée du fer rouge à la plante des pieds.

Le soleil se levait une fois de plus, radieux, sur ces ignobles scènes.

Tout abasourdi, accablé à nouveau sous la cangue ainsi que Pigeon, je fus traîné par des soudards furibonds jusqu'au pied de l'échafaud.

Les bourreaux l'appropriaient rapidement au genre de supplice que le maréchal avait fixé pour Miss Vandercuyp.

Toute pantelante, à demi morte, les mains ficelées derrière le dos, la malheureuse fut liée par la poitrine, par le ventre et par les jambes à l'infâme poteau.

Ses pieds mis à nu reposaient sur une large grille en fer.

Là-dessous se coulèrent deux garnements, deux gnômes que leur petite taille désignait pour cette besogne malfaisante.

Un aide leur avait apporté des fers pointus qu'ils firent rougir sur un foyer de pétrole.

Bientôt ils s'emparent des tiges portées au blanc. Et l'une après l'autre, ils les présentent sous la plante des petits pieds de la mourante.

L'épouvantable douleur la fait sursauter. Alors c'est un rire ignoble dans les rangs des chacals qui sont déjà plusieurs centaines autour de cette séance matinale de cruauté.

Les piqûres aux fers rouges sont alternées par les deux nains avec une régularité féroce. A chaque touche, le corps de la jeune fille, animé encore d'un restant de vie, bondit sur un pied, puis sur l'autre, de telle façon que le supplice, extérieurement, se caractérise par un sautillement infernal.

Pigeon pousse des lamentations pitoyables. Et comme ses angoisses ne sont pas du goût des mandarins, on lui applique sur le visage des coups de battoir qui le font saigner du nez.

C'est honteux, et lâche, et bas, et vil. D'un mot, c'est bien chinois.

Le silence navré que j'observe me vaut peut-être un traitement moins brutal. Mais voici que la seconde phase du martyre de Miss Vandercuyp va commencer.

Les mandarins sont évidemment vexés d'avoir perdu, par la faute de Wang-Tchao, l'occasion d'appliquer là, en pompe, la grande idée de Dou.

J'ai vite fait de deviner le projet de ce magot. Ayant parmi ses prisonnières une belle jeune fille blanche, il a décidé qu'on lui infligerait, après quelques tortures préparatoires, le supplice final du bûcher.

— Comme à Jeanne d'Arc, me dit d'une voix piaillarde l'un des aides du bourreau.


Illustration

— C'est le bûcher de Jeanne d'Arc,
me dit un de ces sauvages. (Page 909.)


Il recevait d'un charretier des touries de pétrole et les disposait autour du bûcher après avoir eu soin d'en arroser un tas de vieux habits, de défroques et de corps pantelants de suppliciés, destinés à être incinérés par la même occasion.

Et tout à coup, par une de ces brusques fantaisies de la Folle du Logis qui m'avaient si souvent surpris déjà, au cours des angoisses de cette Guerre Infernale, le décor change devant mes yeux hallucinés. Je me revois moi-même, enfant, sur les bancs du lycée où j'ai parachevé mon éducation. En face d'un professeur qui ressemble comme deux gouttes de pluie au féroce maréchal chinois, je récite les pages superbes que Michelet a consacrées au supplice de la «bonne Lorraine!»

«L'effroyable cérémonie commença par un sermon. Maître Nicolas Midy, une des lumières de l'Université de Paris, prêcha sur ce texte édifiant:

«Quand un membre de l'Eglise est malade, toute l'Eglise est malade!» Cette pauvre Eglise ne pouvait guérir qu'en se coupant un membre. Il concluait par la formule: «Jeanne, allez en paix: l'Eglise ne peut plus te défendre.»

«Mais la pauvre fille ne songeait guère à chicaner ainsi sa vie; elle avait d'autres pensées. Avant même qu'on l'eût exhortée à la contrition, elle s'était mise à genoux, invoquant Dieu, la Vierge, saint Michel et sainte Catherine, pardonnant à tous et demandant pardon, disant aux assistants: «Priez pour moi!» Elle requérait surtout les prêtres de dire chacun une messe pour son âme... Tout cela de façon si dévote, si humble et si touchante que, l'émotion gagnant, personne ne put plus se contenir: l'évêque de Beauvais se mit à pleurer, celui de Boulogne sanglotait et voilà que les Anglais eux-mêmes pleuraient et larmoyaient aussi, Winchester comme les autres...

«... Quand elle se trouva en bas dans la place, entre ces Anglais qui portaient les mains sur elle, la nature pâtit et la chair se troubla; elle cria de nouveau: «O Rouen, tu seras donc ma dernière demeure!...» Elle n'en dit pas plus et ne pécha pas par ses lèvres, dans ce moment même d'effroi et de trouble.

«Elle n'accusa ni son roi, ni ses Saintes. Mais, parvenue au haut du bûcher, voyant cette grande ville, cette foule immobile et silencieuse, elle ne put s'empêcher de dire: «Ah! Rouen, Rouen, j'ai grand'peur que tu n'aies à souffrir de ma mort!» Celle qui avait sauvé le peuple et que le peuple abandonnait n'exprima en mourant (admirable douceur d'âme!) que de la compassion pour lui...

«Elle fut liée sous l'écriteau infâme, mitrée d'une mitre où on lisait «Hérétique, relapse, apostate, ydolastre»... Et alors le bourreau mit le feu... Elle le vit d'en haut et poussa un cri... Puis, comme le frère qui l'exhortait ne faisait pas attention à la flamme, elle eut peur pour lui, s'oubliant elle-même, et elle le fit descendre...»

Je m'arrête... Mais c'est pour subir l'obsession d'une autre réminiscence, poétique, celle-là.

Je déclame:


Silence au camp: la vierge est prisonnière...
Par un injuste arrêt, Bedford croit la flétrir.
Jeune encore, elle touche à son heure dernière:
Silence au camp! La vierge va mourir.


Même mon polyglottisme se décela de nouveau dans une citation de Schiller: Das Mädchen von Orléans:


Das edle Bild der Menschheit zu verhöhnen,
Im tiefsten Staube wälze dich der Spott...


Etc., etc... Je vous fais grâce du reste.

D'ailleurs mon attention, sollicitée à nouveau par un grand cri de miss Ada — et non point de Jehanne, — se reporte tout entière sur l'atroce spectacle de l'agonie de ma jeune amie.

La patiente ne souffrait plus, j'en avais enfin la conviction, car ses yeux hagards ne donnaient plus aucun signe de vie. Sa tête penchée sur l'épaule gauche semblait totalement inerte. Si la douleur n'avait pu été épargnée à notre gentille amie, au moins le poignard avait-il réduit son supplice et hâté sa délivrance.

Je me trompais, car voici que le feu est communiqué aux détritus par les deux nains qui se retirent en hâte de leur réduit. Une flamme énorme jaillit; puis c'est une fumée âcre, épaisse, qui entoure le bûcher et le dissimule aux yeux des assistants, pour quelques secondes.

«Cependant, la flamme montait... Au moment où elle toucha, la malheureuse frémit et demanda de l'eau bénite... de l'eau, c'était apparemment le cri de la frayeur...»

La prose de Michelet recommence de chanter dans ma cervelle. J'évoque l'image saisissante qui l'illustrait dans l'édition feuilletée en ma jeunesse: une gravure de Vierge, à vous faire dresser les cheveux sur le crâne.

Et je continue, au gré de ma trop fidèle mémoire:

«Mais se relevant aussitôt, elle ne nomma plus que Dieu, que ses anges et ses saintes. Elle leur rendit témoignage: «Oui, mes voix étaient de Dieu, mes voix ne m'ont pas trompée...» Quod voces quas habuerat erant a Deo... nec credebat per easdem voces fuisse deceptam...» — Je n'oubliais même point les notes marginales.

«Enfin, laissant tomber sa tête, elle poussa un grand cri: «Jésus!»

«Dix mille hommes pleuraient...» Quelques Anglais seuls riaient ou tâchaient de rire. Un d'eux, des plus furieux, avait juré de mettre un fagot au bûcher; elle expirait au moment où il le mit, il se trouva mal; ses camarades le menèrent à une taverne pour le faire boire et reprendre ses esprits; mais il ne pouvait se remettre: «J'ai vu, disait-il hors de lui-même, j'ai vu de sa bouche, avec le dernier soupir, s'envoler une colombe!» D'autres avaient lu dans les flammes le mot qu'elle répétait: «Jésus!»

«Le bourreau alla le soir trouver frère Isambart: il était tout épouvanté; il se confessa, mais il ne pouvait croire que Dieu lui pardonnât jamais... Un secrétaire du roi d'Angleterre disait tout haut en revenant: «Nous sommes perdus: nous avons brûlé une sainte!»

Hélas! les tortionnaires asiatiques ignorent ces faiblesses occidentales: le remords leur est inconnu. Les ricanements, les cris de joie des monstres qui m'entourent, en témoignent assez.

Voici justement le maréchal Dou.

Il arrive à cheval avec son état-major, désireux, sans doute, de consacrer par sa présence le martyre de cette personnalité marquante.

On voit sa ganache grimacer une demi-satisfaction.

Ses ordres ont été fidèlement exécutés: Miss Ada est bien morte à présent, morte dans les flammes d'un bûcher, imité par les Chinois de celui qui déshonora les Anglais à Rouen.

Mais on n'a pu transporter là-dessus qu'une victime grièvement blessée, expirante.

C'est ce que démontre le mandarin de la police avec force salutations et courbettes.

Je comprends que Dou eût préféré voir la vierge blanche souffrir d'un bout à l'autre les tortures qu'il avait choisies pour elle. Le poignard du capitaine l'avait privé d'une grande satisfaction.

Le mandarin était fautif. Il avait manqué de prévoyance; il s'était laissé détourner de son devoir par l'arrosage dont je savais quelque chose, puisque mes roubles l'avaient facilité.

Mais son plan n'était pas de se laisser prendre.

Dans le baragouin qu'il échangeait avec Dou, très nerveux, mal disposé par cette histoire, je devinai ses efforts pour nous mettre en cause, Pigeon et moi.

Le maréchal nous regarda d'un oeil mauvais.

Il nous reconnaissait bien; mais ce fut, cette fois, pour donner l'ordre de notre exécution immédiate.

Il indiqua d'un geste que Pigeon serait martyrisé le premier.

Quant à moi, je ne compris pas ce qu'il voulait qu'on me fît. Mais il était aisé de deviner que la journée ne s'achèverait pas sans que je fusse torturé aussi.

Ayant regardé autour de lui sur la place Rouge, le maréchal Dou donna des ordres pour que les supplices fussent reportés plus loin, dans le jardin Alexandre, où le spectacle prendrait ainsi un relief nouveau.

Puis il regarda Miss Ada longuement.

La fumée, moins dense, permettait à présent de considérer dans toute son horreur le bûcher en flammes.

Les langues de feu léchaient le visage de la suppliciée. Ses cheveux brûlaient ainsi que ses vêtements.

Au travers des larmes qui coulaient abondamment de mes yeux, et que je ne pouvais essuyer, je n'apercevais plus que sa silhouette horriblement tordue sous la dernière atteinte de la souffrance.

Le feu l'avait bientôt prise tout entière; le grésillement de ses chairs fut le dernier bruit qui affecta mes oreilles; car à bout de forces, effrayé de la teinte livide que prenait le visage de Pigeon, je restai prostré, comme un malade, ne voyant et n'entendant plus rien, pendant une grande heure au moins.

Le maréchal Dou n'avait pas attendu que le corps fût entièrement consumé pour quitter la place. Mais il l'avait fait en marquant son mécontentement.

Le mandarin de la police, sur son ordre, avait été couché à plat ventre, et ses propres sous-ordres s'étaient employés à lui frapper les reins de quarante coups de bambou.

Evidemment le grand chef punissait ainsi la faute que ce personnage avait commise en laissant s'accomplir les événements de la nuit.

Bientôt nous fûmes empoignés par des bras vigoureux et traînés au jardin Alexandre, où les gibets et chevalets à nouveau dressés dans une large avenue ne tardèrent pas à être pourvus de patients et de patientes, tous Russes.

Aux uns les bourreaux brûlaient la tête avec des lampes à longue flamme bleue, puis les seins, le ventre, les biceps; aux autres ils infligeaient le supplice, nouveau pour mes yeux terrifiés, de la tête qui fume dans le tube.

Le supplicié était logé dans une sorte de cheminée haute comme lui-même.

En bas on brûlait de l'encens; la fumée montait, arrivait à la bouche, et ne pouvant aller plus loin, ni sortir, suffoquait le malheureux enfermé dans ce cylindre mortel.

Je remarquai que, dans ce jardin, les bourreaux n'étaient plus vêtus de rouge, mais de bleu.

Ils décapitèrent devant nos yeux plusieurs femmes, dont les têtes furent suspendues par le chignon au long d'un poteau.

Dans une cage tubulaire, un grand gaillard dansait sur des lames coupantes, et chaque fois les mouvements qu'il faisait pour éviter la douleur l'obligeaient à se couper le menton sur des fers de sabres disposés en pointe.

Au milieu de la verdure que le soleil de cette fin d'avril caressait de ses rayons, le spectacle de tant de crimes, de cruautés inutiles, et sauvages me fit honte pour l'humanité.

Mais bientôt ce sentiment fut trop large pour un pareil moment, où mes nerfs, tendus depuis des jours et des nuits, allaient affronter la suprême épreuve.

Dans le tonneau qui me servait de cangue je me laissai tomber sur les genoux, tel un cheval qui n'a plus ni coeur ni courage, et se laisse choir de lassitude au pied de la dernière côte.


6. Ian kho ei!

Hélas, le supplice de mon cher et dévoué Pigeon ne tarda pas à m'affoler.

L'heure était proche, je le pressentais. Il ne fallut pas beaucoup de bruit pour me tirer de la torpeur où m'avait jeté une telle succession d'horreurs.

Et j'avais pu vivre là-dedans — ironie des mots! — depuis quatre grands jours!

Enfin toutes ces tortures morales allaient finir par la torture physique!

Après Pigeon, ce serait mon tour d'être hissé sur l'étal.

Comment m'y comporterais-je?

Saurais-je mourir?

Et quelle mort cette canaille de Dou avait-elle décidé de m'infliger?

Invinciblement je me rappelais la belle tenue de notre regretté docteur Brondeix, et la parole prophétique qu'il nous avait dite:

— Vous verrez comme c'est difficile d'avoir du courage jusqu'au bout!...

A certains indices je compris que l'exécution de Pigeon serait entourée d'un cérémonial particulier; c'était une indication pour la mienne.

Sans doute serais-je traité, étant son chef, avec plus de raffinement encore que lui-même?

Je commençai par trembler de tous mes membres lorsqu'une trompette sonna le rappel aux quatre coins du jardin Alexandre.

Il y eut bientôt, dans les avenues où l'on travaillait une dizaine de pauvres diables, captifs russes et captives, un grand concours d'officiers chinois de tous grades.

Nous étions des personnages, décidément, et notre mise à mort comportait une certaine mise en scène.

Le malheureux Pigeon était placé, dans sa cangue, trop loin de moi pour que je pusse lui parler à demi-voix.

Je n'hésitai pas à lui crier des paroles d'amitié, d'adieu, d'encouragement.

— Adieu, mon bon ami, soyez fort! Tâchez de l'être jusqu'à la fin! Je vous imiterai si je peux, mais j'ai grand'peur de faiblir au dernier moment. Il faut pourtant montrer à ces Chinois que nous savons autant qu'eux mépriser la souffrance.

Mais à peine avais-je hurlé ces conseils que deux mains ignobles m'empoignaient la tête; et des doigts crasseux m'introduisaient dans la bouche une sorte de mors en bois qui portait les commissures de mes lèvres jusqu'aux oreilles. J'esquissais ainsi un rictus hideux.

La chose fit rire les officiers et leurs soldats.

Ils me désignaient tous du doigt en échangeant des plaisanteries, évidemment stupides.

Pigeon me répondit, le pauvre ami, sur le même ton lamentable.

— Adieu, chef, adieu. J'ai encore un peu d'énergie en réserve... Mais pas beaucoup, je le confesse, après tant de tragiques moments, pas beaucoup...

Sur un geste du commandant de l'exécution, un mandarin qui remplaçait l'homme roué de coups par ordre du maréchal, Pigeon fut aussitôt bâillonné comme moi-même.

Alors ses yeux sortirent de leurs orbites. Le brave garçon devenait féroce, enragé.

Ce bâillon de bois, repoussant de saleté, que d'ignobles Chinois avaient mordu comme le mien, lui causait un tel dégoût qu'il s'efforçait de le rejeter. Mais à la vue de ses efforts le rire des Chinois redoublait.

Je faisais de même: je voulais cracher cette souillure; mais une forte corde tenait le morceau de bois fixé entre mes dents. Je compris que c'était la préface de notre mort à tous deux.

Aussitôt le mandarin chargé de surveiller les apprêts de notre supplice, un petit vieux chafouin, à lunettes d'or, accoutré comme sur les paravents qu'on nous envoie de Changhaï, s'avança vers Pigeon, et lui fit comprendre qu'il allait mourir le premier.

S'avançant ensuite vers moi, il me montra deux doigts de sa vieille main parcheminée. Puis il répéta devant les bourreaux les deux signes: Pigeon, numéro un; moi, numéro deux.

C'était bien ce que Takakokira m'avait annoncé un jour: je passais le dernier, hiérarchiquement.

A présent quel temps s'écoulerait entre le martyre de mon ami et le mien?

L'instinct de la conservation est si jaloux dans notre individu que je comptai sur vingt-quatre heures de répit.

— Pigeon aujourd'hui, me dis-je, et moi demain...

Mais cette lueur d'espérance ne brilla guère longtemps devant mes yeux.

Les aides du bourreau bleu apportaient des pelles et des pioches.

Et en un instant nous fûmes délivrés de la cangue.

— Tenez, nous aboya dans sa langue le macaque à lunettes, prenez ça!

Et il nous jeta dans les mains pioches et pelles, avec l'injonction de nous en servir.

— A quoi? Pourquoi?

Les Chinois, voyant que nous ne comprenions pas ce qu'on nous voulait avec ces instruments, faisaient de gestes et nous montraient qu'il fallait creuser la terre.

Le bourreau fit reculer la soldatesque, d'un moulinet de sabre rapidement exécuté, puis il nous cria en anglais, du moins dans le peu d'anglais qu'il connût:

Grave, grave... Your grave...(*)

(*) Tombe, tombe... votre tombe.

Et du même coup prenant la pioche que j'avais en mains, il en piqua par trois fois la terre.

Grave! Tombe! J'y étais!

Je me rappelai ce prélude au supplice que les Chinois affectionnent, ainsi que les Japonais. Avant de martyriser un prisonnier on l'oblige à creuser sa tombe.

Un grand frisson glacé me traversa le corps.

Creuser ma tombe! J'allais creuser ma tombe! Et Pigeon la sienne!


Illustration

Avec la pelle et la pioche, les misérables nous
ordonnèrent de creuser nos tombes. (Page 913.)


Et après? Quelles tortures allait-on nous infliger après?

Le temps d'y réfléchir ne nous fut guère laissé, car je vis aussitôt revenir les deux garnements qui avaient été si cruels avec Miss Ada.

Ils portaient toujours leurs barres de fer appointies; chacun en tenait deux et les frappait l'une contre l'autre.

Le bourreau leur assigna un carré de sable sur lequel ils s'accroupirent.

Puis, ils choquèrent les barres de fer, de manière à établir un rythme.

C'était celui que nous devions observer, la pioche à la main, pour avancer en besogne.

Konaï! Konaï! cria le bourreau en nous montrant qu'il fallait travailler en cadence.

Je me rappelai que Konaï veut dire vite en chinois.

En même temps que Pigeon, qui avait été placé à vingt pas de moi, je levai ma pioche et la laissai retomber par trois fois sur le sol, qu'elle mordait assez fort:

Hao to! C'est-à-dire: parfait! crièrent les badauds contenus à grand'peine, à présent, par un service d'ordre de six fantassins, le fusil en mains.

Pigeon, le pauvre, suait affreusement. Quant à moi, j'éprouvais une indicible douleur aux reins et dans toute la longueur de la colonne vertébrale.

Néanmoins, par amour-propre, par fierté, par désir de montrer à ces Jaunes que nous savions autant qu'eux souffrir avant de mourir, nous suivions assez bien la cadence des deux morveux aux tiges sonores.

Ils avaient pris, sur les indications du bourreau, le rythme des secondes, à ce qu'il me sembla. De sorte que chaque seconde signifiait pour nous un coup de pioche dans la grande allée du jardin Alexandre.

Mais ce n'était là qu'une amorce.

Il fallait qu'on nous fît connaître les dimensions de ces tombes que nous allions creuser pour nos deux corps suppliciés.

Le mandarin prit un bambou et vint nous tracer des limites.

A Pigeon il indiqua la longueur approximative de deux mètres, et une insignifiante profondeur.

Je me rappelai que les Chinois enterrent les morts à fleur de terre, et ces proportions ne m'étonnèrent point.

Il en fut tout autrement lorsqu'il revint vers moi pour me donner ses instructions.

Son bambou traça autour de moi un cercle.

Première surprise. Un cercle! Pourquoi un cercle?

Il avait trois pieds de diamètre environ:

Quant à la profondeur du trou, l'ignoble drôle me fit comprendre qu'il fallait qu'elle me permît d'y tenir debout, avec de la terre jusqu'au menton.

Du coup je m'évanouis.

Mais aussitôt un sel actif qu'on me passait sous le nez me réveilla. Je redevenais moi-même.

— Bien, répondis-je.

Et avec une énergie nouvelle je creusai, je creusai tantôt de la pelle, tantôt de la pioche, sans arrêter, en suivant le rythme invariable et lancinant des tiges de fer entre-choquées.

Pigeon me regardait avec un certain étonnement, car la fièvre de fossoyeur qui m'agitait n'était pas naturelle.

J'en conclus que pendant ma syncope, les Chinois m'avaient fait avaler quelque drogue pour m'exciter.

En une heure j'avais achevé mon trou.

Jamais je ne me fusse cru capable d'un tel effort. Aussi les trois cents Chinois de tous grades qui assistaient à mon supplice se mirent-ils à nous crier leurs félicitations.

Je savais assez de chinois, avec une centaine de mots, pour les comprendre:

Hao to, Ian kho ei! Parfait! Diable d'Occident!...


7. C'est mon tour.

Ainsi je serais enterré debout!

Et vivant, cela ne faisait plus doute.

On me ferait descendre dans cette fosse, qu'on remplirait de terre; ma tête seule émergerait, et le sabre du bourreau la ferait voler d'un coup de maître.

C'était ce qu'on appelait l'exécution au pavot.

Mais avant de me plonger ainsi dans ce bain de sable et de gravats, quels tourments la cruauté chinoise m'appliquerait-elle?

Voilà ce que j'eusse voulu savoir, afin de me préparer à être brave, afin de concentrer tout ce qu'il me restait de forces, de volonté, sur une épouvante précise, avec laquelle j'avais quelques instants encore pour me familiariser.

Les heures du supplice de mon pauvre Pigeon!

A peine l'ovation ironique de la foule s'apaisait-elle que le compagnon de mes aventures à travers tant de péripéties était saisi par les aides du bourreau, et porté comme un paquet sur l'échafaud très large.

Là, on le jette à terre, sur le ventre.

Il a toujours son bâillon infect dans la bouche, et moi le mien.

Je suis aussi livide que mon infortuné lieutenant, c'est clair, et les mêmes bavures d'écume coulent de nos mâchoires affreusement ouvertes.

On lui arrache ces vêtements de femme qu'il avait endossés pour faciliter l'évasion de l'infortunée Miss Ada.

Le voilà tout nu.

Alors c'est effroyable. Les larmes qui coulent de mes yeux doivent être des larmes de sang.

Le bourreau retrousse ses manches, salue l'assistance et en particulier le vieux chafouin qui représente l'autorité supérieure.

Il va commencer son «travail» lorsque l'autre lui fait observer que le grand chef a promis de venir assister au martyre de ce chien d'étranger.

En effet, un brouhaha signale bientôt l'arrivée du maréchal Dou.

Mais quelle est ma surprise! Il n'est pas seul.

Vou et Tsou l'accompagnent.

Nous aurons bientôt l'honneur, comme on dit au théâtre, d'être charcutés devant ces trois juges infernaux.

Ils me rappellent en effet, l'instant d'un éclair, les mythes des poètes grecs, le trio fameux: Minos, Eaque et Rhadamante.

Ces trois conquérants de l'Europe, réunis pour voir supplicier deux rédacteurs de l'An 2000, quelle réclame pour la maison! eût pensé notre cher Martin du Bois s'il eût vécu.

Comment une idée aussi falote pouvait-elle trouver place au milieu des terribles affres dans lesquelles je me débattais à cette minute atroce?

A peine si les trois maréchaux furent descendus de leurs palanquins et assis sur de petits tapis devant l'échafaud, que le bourreau bleu, reprenant le geste interrompu, brandit un rasoir gigantesque, avec lequel il découpa, sans trembler, une lanière de peau longue de trente centimètres sur le dos de mon malheureux Pigeon.

Celui-ci se raidissait contre la douleur; mais il était attaché par les poignets et par les chevilles à quatre anneaux vissés au plancher.

Il lui était impossible ainsi de faire un mouvement. Son bâillon l'empêchait de crier; c'était infernal, en vérité.

Avec la même dextérité, sous la lame du même rasoir, le, bourreau détacha une deuxième lanière, puis une troisième, une quatrième.

Il découpa ainsi la peau de mon infortuné compagnon en douze ou quinze aiguillettes longues et sanguinolentes, qu'il jetait chaque fois à la gueule de ses chiens, deux carlins anthropophages, grassouillets, dégoûtants, qui bavaient du sang sur le sable et n'arrivaient pas à engloutir assez vite l'infâme pitance.

Les trois maréchaux approuvaient de la tête et semblaient trouver le travail satisfaisant.

J'espérais bien que mon cher Pigeon était mort.

Horreur! Le bourreau ayant fait un signe à ses hommes, ceux-ci détachèrent le supplicié pour le retourner sur le dos et permettre à l'opération de se répéter par devant.

Pour la rendre plus cruelle encore, on arracha le bâillon qui empêchait le patient de crier. Alors ce fut une plainte si pitoyable!


Illustration

A l'aide d'un rasoir gigantesque il découpe ainsi la peau de
mon malheureux ami en lanières sanguinolentes. (Page 916.)


Debout entre deux sentinelles, appuyé sur ma pelle, je regardais mon ami mourir à petit feu.

Quand il fut jeté sur le dos et attaché, en croix, par le même procédé, le soleil lui brûla les yeux.

Instinctivement le malheureux les ferma, ce qui m'eût révélé, à défaut de ses gémissements, qu'il vivait encore.

Alors le bourreau renouvela ses entailles, à l'aide du rasoir géant, du plus énorme rasoir que j'eusse jamais vu en Chine, où pourtant il y en a de démesurés.

Celui-là fulgurait au soleil comme un sabre.

Sept ou huit lanières de chair pantelante furent encore découpées par l'homme en bleu, montrées aux maréchaux, jetées au loin et happées goulûment par un vol de corbeaux qui vint prendre la suite des chiens repus.

Le corps du martyr n'était plus qu'une loque sanguinolente, hideuse à voir, quelque chose qui rappelait à mon esprit effondré le fameux Ecorché d'Auzou, fréquent sur les tables des laboratoires.

Le maréchal Dou fit signe que c'était bien ainsi, et des Hao to! partis de la foule l'approuvèrent d'avoir approuvé.

Le bourreau, fier de son succès, dit quelques mots au peuple et demanda son sabre d'exécution.

Un aide le lui passe, après l'avoir trempé dans l'eau bouillante d'une bassine que portent les deux gnômes aux barreaux de fer.

C'est sans doute pour donner du tranchant à l'acier, et pour que les traces de sang soient ensuite plus aisément enlevées.

Il n'est pas possible que mes moelles soient plus profondément secouées lorsque ce sera mon tour.

Je ne respire déjà plus; l'émotion et le bâillon se combinent pour m'étrangler,

Un instant j'ai l'espoir de mourir. Mais Dou s'est aperçu de la syncope qui me menace. Il ordonne qu'on m'enlève le mors en bois.

Un aide détache l'ignoble appareil. D'un geste irréfléchi mais bien naturel, je lance l'objet à la tête des maréchaux. Je ne sais lequel le reçut dans la figure et poussa un grognement de colère.

Mon compte est bon. Une clameur s'élève j'avais peut-être espéré, sans m'en rendre compte, que la soldatesque me tuerait sur la place.

Mais Dou se méfie d'une fin trop bénigne.

Il recommande qu'on ne me fasse aucun mal. Ce sera pour plus tard!

Sales têtes que celles de tous ces Chinois qui me regardent comme une bête curieuse!

L'incident a coupé l'effet que se proposait de produire le bourreau avec son sabre.

Aussi l'animal me lance-t-il un regard furieux, où je lis la promesse d'une vengeance qui n'attendra pas longtemps:

La séance est reprise. Le fer d'exécution voltige deux fois dans l'air; ce double moulinet est d'un artiste sans doute; car les badauds le regardent s'achever, la bouche béante.

Avec un «han!» de bûcheron le tortionnaire enfonce l'arme terrible dans le cou de l'écorché.

Hao to! crie encore le populaire.

Mais ce n'est pas fini. La tête a roulé en bas du tréteau. L'un des galopins l'a ramassée et renvoyée comme une balle ensanglantée au bourreau, qui la fait sauter plusieurs fois dans ses mains avant de l'envoyer à son destinataire, le maréchal Dou.

Le hideux guerrier la prend, la considère, ricane, lui adresse des insultes que répètent Tsou et Vou.

Après quoi le maréchal jette la tête dans la tombe; les aides y portent le corps qu'ils laissent tomber pesamment.

Les vêtements recouvrent le corps; les garnements s'emparent des deux pelles et remplissent le trou; puis ils piétinent la terre en criant avec l'immonde troupeau des soldats en goguette, allumés par la vue du sang et par l'exemple que leur donnent les chefs:

Chao chi tao to! La tête est bien tombée.

C'est le refrain ordinaire des exécutions capitales en Chine.

Le peuple immonde exprime ainsi sa complète satisfaction.

Je me demandais à présent par quelle torture allait commencer mon supplice, à moi.

Car mon tour était bien venu.

Il n'y avait plus de délais à espérer, de retards à escompter. C'était bien à moi qu'appartenait le numéro deux, comme l'affreux singe qui dirigeait ce spectacle sanguinaire me l'avait signifié.

Du reste des yeux haineux se sont allumés sur toutes les faces jaunes.

Les Chinois m'interpellent déjà, comme si j'eusse pu les comprendre, pour me demander si je vais rester longtemps ainsi, les bras ballants, la bouche ouverte.

Il faut croire que ce qu'ils vont voir dépassera en intérêt ce qu ils ont vu jusqu'ici, car les officiers sont obligés de s'avancer, la matraque à la main, pour dégager les abords du trou cylindrique dans lequel je vais être descendu...

Les aides me saisissent, me font lâcher pelle et pioche et me conduisent si brutalement devant les trois maréchaux que je sens la colère la plus vive succéder, dans ma cervelle en feu, à la terreur qui m'étreint depuis ces quelques journées.

Est-ce le courage de l'avant-dernière heure qui se révèle?

Est-ce un vieux fond de combativité qui revient me trouver?

Est-ce peut-être aussi un inconscient regret d'avoir quelque peu provoqué ces représailles par la barbarie des engins modernes de destruction dont le monde civilisé s'est servi contre les Jaunes?... Je revois les hécatombes dues à l'infernal génie d'Erikson!


Illustration

Je revois les hécatombes dûes à l'in-
fernal génie d'Erikson (Page 916).


Je ne me sens plus le même.

Une formule antique m'obsède et chasse de mon cerveau toute idée accessoire. Je vous surprendrai en disant que je me mis à chanter. Il en fut ainsi pourtant.

Amené devant Dou, Tsou et Vou qui prétendirent me faire des admonestations dans leur langue, je ne tardai pas à interrompre ces trois maroufles en lançant à tue-tête le refrain des Girondins:


Mourir pour la patrie!
C'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie.


Pendant une grande minute je chantai.

Et comme Dou paraissait être le seul de tous ces Chinois qui comprît le français, un nouvel éclat de rire, plus bête encore que tous ceux qui m'avaient nargué là depuis le matin, se fit entendre dans les rangs des Célestes attentifs.

— Tas de brutes! leur criai-je alors.

Mais eux, la bouche grande ouverte, continuaient à ricaner en répétant:

Ian kho èi! C'est-à-dire: diables étrangers!!

Jusqu'à l'instant où l'exécuteur s'étant approché de moi, mit sa lourde main sur mon épaule en saluant les maréchaux, comme un homme qui s'empare de sa victime et se propose de la faire gesticuler.


8. Les allumettes et la potence.

Il eût été trop simple qu'on me fit mourir d'un coup de sabre.

Avant d'en arriver à la décapitation, le raffinement chinois allait s'exercer sur ma personne. Je n'avais pas à l'apprendre; je le savais de reste.

Par quelles cruautés préalables ces misérables voulaient-ils me faire passer? Voilà quel était, une fois de plus, le point d'interrogation.

Et comme l'incertitude est bien l'état d'esprit que nous supportons le moins aisément, je me rendais compte de ce phénomène bizarre: l'enterrement de mon corps tout vif, debout jusqu'au col, et l'ablation horrible de ma tête par le coupe-coupe certitudes acquises — m'impressionnaient moins que le reste, que ce reste qui demeurait l'inconnu, et qui serait la préface.

Je n'avais là-dessus aucune donnée.

En d'autres termes j'avais désormais moins peur du certain que de l'incertain.

Manière de dire car mes mâchoires commençaient à se contracter nerveusement. J'allais suivre le bourreau, mais sa robuste main, posée sur mon épaule, me clouait au sol.

Il se trouvait encore quelque formalité à remplir sans doute.

J'avais bien perdu l'esprit. Autrement eussè-je cru un instant qu'un pareil cérémonial pût être complet sans discours?

Ce fut le maréchal Dou qui m'adressa le laïus de circonstance.

Seul des trois bonzes, il parlait le français.

Tsou et Vou ne représentaient-ils pas à mes yeux la vieille Chine, et lui la nouvelle?

Eux étaient vieux. Lui ne l'était pas.

Sans bouger de sa chaise, avec des gestes menus et un insupportable sourire de mépris, l'animal me tint un langage outrageant.

— «Vous avez voulu voir, mon garçon, à quel point de réorganisation en sont les armées jaunes: vous l'avez vu. Vos amis les Anglais, les Allemands, les Autrichiens, les Russes et tous autres qui se targuent de nous donner depuis de trop longues années des leçons dont nous n'avons que faire, ont compris, j'espère, que le monde est aujourd'hui renversé.

«Vous eussiez bien voulu nous mettre hors de l'Asie, qui est notre continent d'origine: mais nous étions trop! L'ambition vous est venue de nous y opprimer, de faire de nous vos esclaves, de nos républiques vos vassales. A quoi nous répondons victorieusement aujourd'hui en envahissant ce sol qui nous appartiendra bientôt, depuis cap Finistère jusqu'à l'Oural.


«Car l'Europe est à nous.
C'est à vous d'en sortir!


«On connaît ses auteurs. Le conseil des maréchaux a établi que vous aviez, dans les erreurs passionnées qui ont égaré l'opinion européenne, une part trop importante. Il a voulu que votre châtiment fût proportionné à la responsabilité que vous avez assumée. C'est pourquoi votre supplice a été réservé pour le dernier jour de nos réjouissances. Le bourreau qui va faire enfin justice de vos écrits stupides vous appliquera d'abord les allumettes. Après quoi vous serez hissé trois fois au gibet jusqu'à strangulation quasi complète... Quasi! Cela s'entend bien. On vous décrochera en temps voulu pour que vous restiez en vie, prêt à subir le suprême châtiment, qui consiste à être enterré vif dans ce trou jusqu'au col, après quoi l'exécuteur de nos justes décrets vous coupera la tête; tel le moissonneur, avec sa faucille, tranche élégamment la fleur d'un pavot au milieu d'un champ de blé... Néanmoins, vous aurez à connaître, avant le coup final, une surprise que je vous réserve.

Je pensai que Dou avait fini. C'était en effet sa péroraison.

Une pression plus forte du bourreau sur mon omoplate m'indiqua qu'il fallait aller de l'avant.

Je crus comprendre qu'il s'agissait de me rendre au bord du trou, creusé de mes mains à dix pas de là, et d'y subir, pour commencer, cette épreuve des allumettes dont je n'avais jamais entendu parler.

Mais ce n'était pas encore la minute.

Ces chimpanzés voulaient m'humilier avant de me mettre à mort.

J'entendis l'exécuteur qui m'ordonnait quelque chose, en pressant de toutes ses forces pour me plier en deux.

— A genoux devant notre Majesté, dit alors Dou-y-Kou, très sérieusement.

Ma foi, devant un ordre aussi blessant, que personne au monde n'eût pu me faire exécuter, je me rebiffai.

— Moi, criai-je dans un langage qui ne voulait plus connaître les ménagements, moi, m'agenouiller devant vos trois sales binettes! Non, vous n'y pensez pas? Mais regardez-moi donc, Chinois de paravent que vous êtes! Regardez-moi à la loupe, si vous n'avez pas assez de vos yeux, et regardez-vous les uns les autres! Quand vous obtiendrez de moi que je m'agenouille devant vos sales momies il fera plus chaud qu'aujourd'hui. Vous croyez nous tenir parce que vous êtes le nombre! Mais attendez la fin! Avant trois mois les Zan kho ei dont vous avez une si grande peur auront inventé des machines pour vous détruire en masse, comme ils détruisent les rats. Vous pouvez avancer tant qu'il vous plaira. Je sais comment votre expédition doit finir. Pas un seul d'entre vous, tant que vous êtes, ne reverra la Chine, jamais!

Je m'apercevais bien que mon éloquence ne rimait à rien, puisque seul Dou-y-Kou pouvait me comprendre, et qu'en sa qualité d'ancien élève de St-Cyr il en savait plus long que moi sur la question des matières destructives.

Mais c'était un impérieux besoin d'insulter ce tribunal qui me poussait à déblatérer.

L'association des idées me conduisit aussitôt au geste complémentaire, le seul argument qui pût être compris de tout ce monde.

D'une main fébrile j'enlevai l'une des savates dont j'étais chaussé et la lançai violemment sur le groupe des maréchaux.

Ce fut Vou qui la reçut en plein nez. Ses lunettes d'or en basculèrent du coup.

L'insulte était formidable. Sans un geste de Dou-y-Kou j'étais lardé de cent poignards.

Au milieu d'un vacarme indescriptible, fait de vociférations à mon adresse et de cliquetis d'armes, Dou me livra enfin aux tortionnaires, ce que je compris en me sentant enlevé de terre par la peau du cou et, jeté sur l'abominable étal où Pigeon venait d'être si indignement torturé.

J'allais subir la peine des allumettes, voilà tout ce que je savais du programme.

Me ferait-on avaler du phosphore?

Me brûlerait-on la peau avec des allumettes-bougies?

Ma perplexité s'augmentait d'autant plus que je voyais les aides courir à droite et à gauche comme si des accessoires nombreux leur eussent été indispensables pour cette figure de l'infernal cotillon.

Le principal était un poteau de bois, qu'il fallut fixer solidement en terre.

Il avait deux mètres de haut et se terminait par une potence armée d'une poulie.

Je devinai là le jouet canaille que Dou m'avait fait entrevoir.

En une minute il fut planté, à cinquante centimètres de profondeur, et de deux coups de poing le bourreau m'agenouilla devant.

De fortes cordes me coupaient les poignets tandis que ma tête s'encastrait dans un de ces croissants de cuivre comme il y en a chez les photographes.

Alors je compris.

Le bourreau prenant deux par deux une douzaine de papiers roulés comme des oublies, en allumait les pointes qu'il m'entrait dans les narines. De ces cornets préparés avec je ne sais quelle substance se dégageait une âcre fumée qui me rendait fou, positivement, car le trouble était aussi complet dans mon cerveau que la douleur dans le reste de mon être. Je tentais instinctivement de me rejeter en arrière pour échapper au supplice odieux de cette fumée que l'autre me forçait à respirer; mais le carcan de cuivre bloquait ma tête de telle sorte que je ne pouvais reculer d'un millimètre. Raffinement odieux! A mesure que je redoublais d'efforts pour me raidir contre la douleur, le croissant de cuivre taillé en biseau m'entrait dans le crâne, en faisant horriblement saigner les veines cervicales.


Illustration

Ce supplice-là, c'était celui des allumettes. (Page 919.)


J'espérai que la suffocation amènerait la mort et je fis tout mon possible pour ne pas respirer pendant une minute. Mais la fumée, en voyageant à travers mes fosses nasales, m'obligeait à tousser. Ce fut abominablement pénible. La foule répétait à satiété:

Hao to! Hao to!

J'espérais que cette première séance serait suivie d'une pause. Il n'en fut rien.

A peine si la dernière «allumette» fut éteinte que je me sentis empoigné, délié, et pendu.

Pendu, je l'étais, haut et court. Le noeud coulant me prenait sous le menton.

Enfin, pensai-je, de ce coup-là je ne me relèverai pas... J'éviterai ainsi la torture de la tombe ouverte, peu à peu remplie de terre, et l'ignominie de la décapitation.

En un instant la corde, manoeuvrée par le bonhomme en bleu, m'enlevait de terre et m'élevait à quelques centimètres.

Mais aussitôt, avec un doigté dont j'appréciai l'expérience, le sinistre individu me redescendait. Ah! l'instinct de la conservation! Mystère insondable!

A peine si j'avais remis les pieds sur la terre que mes mains restées libres à cette intention, évidemment, s'empressaient de délier le noeud coulant qui m'étouffait.


Illustration

Le bourreau, en me pendant ainsi par cinq fois sans que
j'eusse succombé, venait d'exécuter un chef-d'oeuvre.


Je respirais, j'ouvrais les yeux à la lumière. Je reprenais goût à la vie, moi qui ne demandais tout à l'heure qu'à mourir.

Par cinq fois je fus hissé de la sorte, puis redescendu. Et chaque fois au milieu des rires ignobles de la crapule chinoise je délaçai frénétiquement le noeud coulant qui m'étranglait juste assez pour que je vécusse encore, prêt à subir la troisième torture.

Enfin celle-là, c'était bien la dernière, On y procéda plus lentement. Il fallait faire durer le plaisir.

Si étourdi que je fusse par ces pratiques abominables, j'eus encore la force de regarder Dou, Vou et Tsou qui causaient de leurs affaires sans s'occuper autrement de moi, et de les traiter de canailles, de gredins, de bandits, de vampires...

Tout cela leur était bien égal. Ma voix se perdait dans une cacophonie de Hao to! qui n'en finissaient pas.

Je compris que le bourreau, en me pendant par cinq fois sans que j'eusse succombé, venait d'exécuter quelque chose comme un chef-d'oeuvre dans sa partie, et qu'on le félicitait d'avoir travaillé en artiste.

Le bourreau, en me pendant ainsi par cinq fois sans que j'eusse succombé, venait d'exécuter un chef-d'oeuvre.


9. Sous le fer.

Jusqu'alors j'avais supporté avec une résistance physique et morale dont j'étais surpris moi-même les cruelles épreuves que m'infligeaient les Chinois.

L'idée me vint que je devais cette espèce d'héroïsme à la drogue qui m'avait été administrée par eux au cours du supplice de Miss Ada.

Je supposais, du moins, qu'ils m'avaient fait boire un excitant, Mais tout d'un coup la vertu de la liqueur, ou plus simplement celle de mon coeur me parut faire faillite.

Comme un chien j'avais été jeté dans la tombe que ma pioche avait creusée. Je voulus remuer les mains. Elles étaient liées contre mon corps.

L'idée que cette fois j'étais par avance au fond du trou qui me servirait de sépulture que peu à peu la terre allait m'entourer et me monter jusqu'au menton; qu'à cette minute le fer du bourreau me trancherait la tête, ruinait toute ma vaillance.

Aussi à partir de ce moment-là n'eussè-je été qu'une loque, qu'une pauvre créature humaine sans dignité, terrorisée par l'idée de la décapitation prochaine, si les maréchaux n'avaient manigancé un épisode qui me rendit, avec mon amour-propre, la préoccupation de me comporter comme un Français jusqu'à la fin, et de mourir en beauté.

A peine si j'étais dans le trou, que je vis, à fleur de terre, les pieds de la foule s'agiter

Instinctivement je me haussai pour regarder.

L'idée folle d'une grâce apportés à la dernière

[Une partie du texte original manque. A cause d'une erreur d'impression deux pages qui se trouvent plus tôt dans le texte se répètent ici.]

Deux valets de Tien-ling-hao la maintenaient par les épaules et la jetèrent à genoux.

Puis ils lui lièrent les mains, lui plantèrent un poteau derrière le dos et l'y attachèrent.

Je remarquai les yeux expressifs de cette femme, de beaux yeux bleus, très grands, qui regardaient le ciel, sans se préoccuper même de Dou, ni de sa meute hurlante.

Le maréchal me dit:

— Chien de traître, afin que tu saches comment je punis les curieux dont l'oeil s'exerce trop complaisamment autour de mon armée...

J'eusse pu objecter que ce sinistre pantin m'avait enjoint lui-même de regarder autour de moi, et de voir de faire mon profit de ce que je remarquerais dans l'armée chinoise. Mais c'eût été m'humilier. Je n'ai jamais consenti à m'humilier devant personne! Plutôt mourir!

Il continua donc:

— Afin que tu aies une idée du travail que Tieng-ling-hao exécutera tout à l'heure sur ton indigne personne, chien de Français venu pour commettre autour de moi le crime d'espionnage, de curiosité, le crime des yeux, tu vas voir d'abord ce que cette misérable espionne moscovite, qui a hâte de nous prendre un important secret, va dire des charmes de la cuillère! Alors tu seras édifié.

Les aboiements redoublèrent à cette plaisanterie, c'était sinistre et bestial.

Le bourreau s'avança, une cuillère en plomb à la main.

Cuillère à café, eussions-nous dit en France; cuillère à thé pour les Russes et pour les Chinois.

L'objet délicatement tenu entre le pouce et l'index de la main droite, Tieng-ling-hao le présenta d'abord aux maréchaux et à la foule qui subitement se tut, pour savourer le nouveau spectacle en toute sérénité.

La femme regardait toujours le ciel.

Comme elle était agenouillée, la tête penchée de mon côté, j'apercevais ses yeux, un peu gros et très bleus.

Son attitude me parut stoïque.

Evidemment, me dis-je elle redoute une torture atroce, sans savoir exactement à quel numéro de catalogue le bourreau va la soumettre.

Quelle force d'âme chez une femme! Et comme je reconnais là les visionnaires maladives de ce pays; elles savent se conduire en héroïnes. Elles méprisent vraiment la mort, et qui plus est la souffrance. C'est un exemple pour moi que celui-là!

Mais qu'est-ce que ce bourreau lui a donc réservé, avec sa petite cuillère en plomb?

Alors ce fut abominablement ignoble.

De leur geste mécanique, les aides empoignèrent la femme par les cheveux, de façon à lui maintenir la tête renversée.

Tieng-ling-hao lui saisit alors les deux paupières de l'oeil gauche, les ouvrit démesurément et plongea l'instrument dans l'orbite.

En imprimant à la cuillère un mouvement sec de rotation, il provoqua l'éjection du globule.

La patiente ne put retenir un ha... de douleur atroce; mais j'admirais qu'elle n'ait pas hurlé.

Tandis qu'un chien happait le déchet humain, le bourreau passait à l'oeil droit et le vidait de même, au milieu des beuglements enthousiasmés de l'immonde soldatesque.


Illustration

Deux aides lui empoignent les cheveux pendant que le bourreau
lui extirpe l'un après l'autre les globules des yeux. (Page 925.)


Je ne pouvais entendre la victime au milieu de ce vacarme odieux.

Peut-être avait-elle encore la force de ne pas crier ses atroces souffrances?

On la levait pour la reconduire je ne sais où.

Mais je voyais bien les deux cavités sanguinolentes, les deux trous rouges qui marquaient la place où brillaient encore tout à l'heure des yeux si beaux.

Ah! les canailles! les canailles! me disais-je, dans cette tombe où mes membres me semblaient déjà ankylosés par la terreur et l'humidité... Les canailles!

Une longue minute mon esprit s'attarda; mes yeux suivirent la pauvre femme qu'on emmenait.

Puis tout à coup je me dis que cette même infamie m'était réservée, non pas pour plus tard, pour le lendemain, pour l'heure suivante.

C'était à l'instant même que j'allais être empoigné aussi par le bourreau, et privé de mes deux yeux à la pointe de la cuillère!

L'idée d'un pareil tourment, que suivrait le supplice de la décapitation, me parut insoutenable.

Le vide se fit dans mon cerveau et mes paupières, insensiblement, s'abaissèrent. Il me sembla qu'en fermant les yeux je protégeais ainsi mes deux précieux globules contre la torture...

Un quart de seconde je pensais à la perdrix, qui le croit bien cachée parce qu'elle a fourré sa petite tête sous sa grande aile...

Dou fit un signe aux correspondants jaunes. Je les vis s'avancer vers moi, Takakokira en tête, portant chacun un petit panier comme les marchands de fruits en vendent aux abords des gares.

— Infâme Occidental, me dit alors le maréchal très solennel, nous savons que malgré tes crimes tu possèdes plus que nos correspondants asiatiques des notions de science. Ce sont elles qui permettent de faire à l'occasion des articles dont aucun d'eux ne se sent capable. Pour que leur esprit soit désormais à la hauteur du tien, que les docteurs de Paris ont si attentivement cultivé, je leur ai enjoint d'apporter ici, dans ces paniers, des petits morceaux de pain qu'ils mangeront tout à l'heure, quand on t'aura coupé le cou et que ton sang de lettré coulera sur le sol. Ils en recevront quelques gouttes sur ces morceaux de pain, et lorsqu'ils les auront mangés, les esprits communiqueront aux leurs quelques notions de ta science. Ce sera un grand honneur pour toi. Je te l'accorde pour montrer aux savants que je sais emprunter à Occident maudit des armes pour le combattre!


10. Le Moulinet suprême.

Le maréchal Vou adressa quelques paroles aux confrères jaunes, à son tour, et se mit à rire avec eux.

Puis je vis arriver les pieds — dans la posture que j'occupais il m'était difficile de distinguer autre chose — les pieds de plusieurs ordonnances d'officiers, qui s'employaient à passer aux nouveaux vénus un verre de thé, jeton minime, mais traditionnel des autorités en séance.

Quand la douzaine de moricauds eut dégusté son verre et donné ainsi à mon exécution imminente le caractère odieux d'un five o'clock, le vieux Vou raconta aux correspondants un tas de détails sur les exécutions qui s'étaient succédé depuis le matin.

Il décrivit, du moins je crus le deviner, la mort de Miss Ada, celle de Pigeon, et l'acte d'irrévérence auquel je m'étais livré en lui lançant ma savate à la tête.

Les confrères prenaient des notes.

Après quoi les trois juges se levèrent au milieu d'un silence subit, fait de crainte et de respect.

Vou le premier, Tsou le second et Dou le troisième saisirent, chacun à son tour, une pelle que leur tendait l'un des nains, et me jetèrent insolemment un peu de terre, pour donner le signal de mon enterrement. Alors ce fut le tour de mes hideux croque-notes «pain d'épices et chocolat».

Chacun d'eux s'approcha de l'espèce de puits au fond duquel je me tenais debout, le plus fièrement possible, et me lança une pelletée sur le corps, sans prendre la précaution de m'éviter le sable dans les yeux.

Comme des perroquets ils répétèrent tous la formule que Dou leur avait fournie, en souvenir de ses années de Paris:

— Adieu, vieux!

Et presque tous me photographièrent.

Un instant je pensais à les insulter du fond de ma tombe; mais leur geste était si bête que ma fureur passa. Pour un peu ils m'eussent fait rire.

Je cessai de les regarder, et me mis à fixer le ciel bleu. Je le voyais pour la dernière fois.

Alors ce fut la tourbe des soldats chinois que leurs chefs avaient autorisés à me jeter la pierre — les pierres avec les déblais qui, méthodiquement lancés, ne tardèrent pas à remplir ma sépulture.

Le froid de la mort commençait à me gagner. Je le sentais bien à mesure que montait le remblai autour de mon corps.

J'avais bien envie de me lamenter et d'exhaler tout haut mes plaintes, ou quelque insulte nouvelle à l'adresse des maréchaux, histoire de décharger la bouteille de Leyde que représente notre amour-propre lorsqu'il est à ce point offensé.

Mais il me parut plus digne, plus stoïque, de laisser s'accomplir la destinée, sans cris, sans protestations, sans avoir l'air d'en être incommodé.

Pourtant quelle fin en perspective!

Je me disais que cinq minutes ne s'écouleraient plus sans que j'eusse la tête tranchée.

Cinq minutes!

J'étais inhumé jusqu'aux épaules. Il s'en fallait de deux ou trois centimètres que la terre ne fût tassée autour de moi en quantité suffisante pour répondre au programme abominable de Dou.

L'immobilité de mon corps au milieu de ces sables fraîchement remués et de ces pierres me donnait bien l'idée de la mort.

Jusqu'à à cette minute, pourtant, j'avais été crâne autant que je pouvais le souhaiter.

Mais à présent, dans cette posture honteuse, la tête au ras du sol sur lequel il me semblait entendre piétiner l'infanterie, la cavalerie, l'artillerie des Chinois et des Japs, le monde jaune tout entier, courant à la conquête de l'occident, ma belle confiance m'abandonnait.

Plus d'étapes à franchir avant la dernière, la suprême! Nous y étions.

Cinq minutes, même plus cinq minutes!

Quatre, et le coup de sabre magistral allait me trancher la tête, à moi aussi... C'était bien mon tour.

Je répétais dans un tremblement convulsif:

C'est à moi maintenant, c'est à moi...

Evidemment mon cerveau déprimé s'emplissait de ressouvenirs tragiques, pour se vider aussitôt.

Le bourreau tomba, comme une brute, à genoux devant ma figure, pour procéder à l'oblation de mes deux yeux. Les soldats chinois qui faisaient la foule continuaient à remblayer mon puits.

Et dire qu'à cette minute tragique j'eus l'idée baroque de crier à ces imbéciles:

— N'en jetez plus! La cour est pleine!

Jamais encore l'écart n'avait été si sensible, depuis le commencement de mes tragiques aventures, entre la gravité de la situation et la trivialité du mot.

Des genoux et de la paume des mains le bourreau tapote la terre, de manière à bien dégager mon cou.

On lui passe un linge — sale comme tout ce qui est chinois. Il m'en essuie la peau avec délicatesse, et s'efforce de n'y laisser aucun gravillon.

La toilette est achevée. D'un coup de pouce l'homme bleu me relève le menton.

Alors je sens deux coups de pouce dans le creux de mes orbites, et un arrachement abominable. Je ne vois plus rien, je n'entends plus rien. Je sens à la place de mes deux yeux crevés le chaud bouillonnement du sang qui s'échappe. Quand même, vous comprendrez pourquoi bientôt, il me semble que je continue à voir le bourreau.

Ses yeux noirs, diaboliques semblent me demander en grâce de bien tenir la tête haute, afin que son fer me décapite élégamment.

Pour lui, c'est encore un de ces coups de maître qui lui valent de l'augmentation.

Je lui promets de ne pas bouger, par un acquiescement muet qui se comprend dans tous les pays: j'abaisse lentement les paupières.

Quand je les relève, silence effarant, nuit complète

On entend tout juste les oiseaux du jardin jacasser autour de cette infâme tuerie.

Cette fois il n'y a plus de minutes à compter. Nous sommes au terme des délais.

Le bourreau s'est relevé.

Les aides sont à cinq pas derrière lui, je les devine, avec le fourneau, le bassin d'eau bouillante et le sabre.

Il prend le sabre, l'humecte et s'accroupit pour que la lame qui va emporter ma tête exécute bien le moulinet au ras du sol.

Alors un phénomène physique se produit. Tout mon être s'inonde d'une sueur glacée. Elle baigne mon visage.

Je la sens qui ruisselle sur mes épaules, dans mon dos, le long de mes bras. Ce sont les affres finales.

Pourtant j'ai la force de tenir mon cou droit ainsi que je l'ai promis à cet exécuteur chinois.

Voilà le moulinet! Je l'entends.

J'en suis à ce point épouvanté que je pousse un cri lamentable, un cri terrible don't j'écoute l'écho se répercuter autour de moi:

— Ha!...


Illustration

Voilà le terrible moulinet. (Page 926.)


FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 30. La Fin d'un cauchemar!

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)


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