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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 28 — LES CHINOIS À MOSCOU

Cover Image

RGL e-Book Cover
Based on an image created with Microsoft Bing software

Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 28: Les Chinois à Moscou, le 2 août 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-12-23

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Couverture du fascicule 28 reconstruite avec son
dessin original tiré du site: Sur l'autre face du monde


TABLE DES MATIÈRES



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Quatre solides gaillards m'avaient empoigné.



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JUSQU'ICI

Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de La Guerre Infernale, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais: Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, Miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs.

Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique l'auteur de ce récit, correspondant du grand quotidien français l'An 2000. Suivi de son dévoué secrétaire Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le journaliste, après avoir assisté à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur, M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne. Ils trouvent la Russie profondément troublée; le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou, immobilise les chemins de fer, arrête les trains de munitions. Les troupes alliées sont forcées de reculer. M. Martin du Bois est tué pendant la retraite. En vain un savant russe essaye de barrer la route aux envahisseurs en déchaînant dans leurs rangs le choléra dont il sème les microbes dans l'eau du fleuve Oural... Le même fléau frappe traîtreusement les armées d'Europe. La situation semble désespérée, quand l'arrivée inopinée de Miss Ada redonne du courage à tous. En empruntant la voie de mer, la courageuse jeune fille a réussi à faire passer un train sanitaire dont les fourgons sont remplis de projectiles perfectionnés... Mais la chance ne dure guère: la soeur de Tom Davis, Tom Davis lui-même succombent à la terrible épidémie. La défection des Turcs rompt la muraille blanche. Il faut fuir... Hélas! trop tard. Un mouvement tournant des Chinois fait tomber nos héros entre leurs mains.


1. Pauvres Turcs!

J'eus la consolation — si l'on peut dire — de revoir là mes chers compagnons, vivants, mais dans quel abominable état! Tous, aussi bien les deux hommes que les trois femmes, le buste emprisonné dans les cangues de divers formats!

Je vis du premier coup d'oeil que les tables de Miss Ada et de Mlle Raison pesaient moins lourd que celle de Mme Louvet, laquelle était plus mince que les nôtres.

Les Chinois avaient dosé le poids suivant le sexe et l'âge! Croira-t-on que je leur en sus gré, jusqu'au moment où l'explication de cet odieux handicap m'apparut dans toute sa simplicité. Il fallait bien que les prisonnières pussent marcher!

Je les vis se traîner, chassées brutalement par leurs geôliers qui brandissaient des paquets de verges, jusqu'au groupe d'officiers à cheval, au milieu duquel le général caracolait.

Ce Chinois était encore jeune. Il me surprit tout de suite par l'élégance européenne de sa tenue: pantalon noir à bande rouge, dolman noir à brandebourgs avec trois étoiles d'or, insigne de son grade, au collet et sur chaque manche, bottes à l'écuyère, gants en peau de daim.

La figure, ronde et glabre, accusait la quarantaine; elle n'était point trop jaune.


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J'eus la consolation de revoir mes chers com-
pagnons, mais dans quel abominable état! (Page 865.)


Seuls les yeux obliques, les petits yeux fendus en amande, eussent révélé l'origine mongole de ce particulier s'il n'avait eu l'idée singulière de coiffer un chapeau à gouttière, comme les vieux mandarins, chapeau véritablement chinois, surmonté de plumes de paon et d'un bouton de cristal.

Cette façon de s'équiper mi-parti m'eût fait sourire en d'autres circonstances. Je n'en avais guère envie pour le moment. Des contingents de soldats se tenaient sous les armes, formés en carrés, prêts à rendre les honneurs au premier signal.

Il fut donné par une manière de héraut à longue tunique jaune, très «vieille Chine», celui-là, qui souffla de toutes ses forces dans une manière de buccin en cuivre, entortillé d'une étoffe jaune aussi, comme le drapeau chinois.

A cet appel il y eut de grands cris, des ordres rapides; et rapidement aussi, avec les bourrades qui leur semblaient obligatoires, les geôliers nous poussèrent jusque sous les pieds des chevaux de l'État-major.

Les troupes s'étaient rangées par bataillons; les officiers à pied, tous vêtus à l'européenne et gras comme des moines, couraient au-devant de leurs sections; des palanquins passaient, laissant entrevoir des poussahs, l'éventail en main, qui me représentèrent les intendants civils de l'armée, ou des commissaires des trois républiques.

Des hommes armés tenaient, qui un mât orné de banderoles, qui un pavillon de couleur décoré de chimères, de dragons, de serpents en zinc doré.

Trente musiciens, infâmes cacophonistes, jouèrent une sorte de mélopée; c'était peut-être l'hymne chinois; j'avoue qu'il m'est inconnu. Je ne sais même pas s'il existe; il me sembla toutefois qu'en se modelant sur les Etats occidentaux la Chine eût dû leur emprunter cette particularité aussi.

Tandis que ces sauvages soufflaient dans leurs cuivres, j'échangeais des regards désespérés avec Miss Ada, Pigeon, Mlle Raison, Mme Louvet et le docteur.

Tous avaient des figures de morts; et moi de même, je n'en doutais pas.

Leurs yeux rougis par les larmes, leurs traits tirés par la souffrance, semblaient me reprocher ma faiblesse.

Comme ils eussent voulu à présent, les malheureux, offrir leur poitrine à la balle d'un pistolet, pour en finir avec les atrocités qui menaçaient notre petite troupe!

Mlle Raison, célibataire de quarante ans, qui m'avait si énergiquement supplié de la tuer, la veille, me lançait des yeux lamentables, où je lisais autant de douleur que de reproches. Nous n'osions dire une parole, ni les uns ni les autres, de peur qu'on ne nous signifiât brutalement de nous taire.

Pigeon me parut le plus affaissé de nous tous, et Miss Ada me sembla dominer mieux que nous tous ses souffrances physiques et morales.

C'est que l'amour qu'elle gardait au souvenir de son Tommy la soutenait encore.

Je devinais une Pauline, dans cette jeune fille cornélienne, une Pauline prête à subir les pires tourments pour l'amour du fiancé perdu, Ces besoins d'expier sans motifs sont innés chez la femme. Ils font d'elle une héroïne bien plus souvent qu'on ne croit.

Tout-à-coup le silence le plus profond succéda au tintamarre.

Le général — ou maréchal — je ne savais encore à qui nous avions affaire, fit un grand geste et admonesta en chinois les cent officiers qui l'entouraient.

Ceux-ci, à cheval comme lui ou à pied, formaient son état-major. Les autres, au lointain, commandaient les troupes et ne pouvaient entendre ce qui se disait de notre côté.

Tous les cinq, nous étions agenouillés, la tête et les poignets dans nos cangues.

A peine si l'un ou l'autre osait regarder le grand chef, dont les aboiements se succédaient avec une véritable furie.

C'était comme une cascade de mots à consonances baroques, dont mes oreilles avaient été déjà frappées chaque fois que j'avais entendu parler des Célestes; mais jamais leurs sons gutturaux ne m'avaient autant offensé le tympan.

Je ne me trompais pas en supposant que le grand chef exposait à ses officiers les résultats acquis par les armes chinoises au cours de la journée précédente.


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C'était le maréchal Dou et son état-major. (Page 867.)


— C'est le maréchal Dou-y-Kou, me dit en excellent français un jeune officier d'artillerie que je reconnus pour le dormeur réveillé de notre récente bataille, où les obus au chloroforme avaient fait merveille...

Un tressaillement d'espoir me chatouilla l'épiderme. Ce n'était rien, la présence derrière moi de cet inconnu. Et pourtant je fondais déjà sur une aussi mince coïncidence l'espoir le plus ardent — le plus chimérique, hélas! la suite me le fit bien voir.

— C'est le maréchal Dou, reprit mon homme à demi voix. Il explique à l'état-major que la journée d'hier a été décisive. Toute votre armée est en retraite sur Rostov; les Turcs sont déjà entrés en vainqueurs à Samara; quant aux Anglais, aux Autrichiens et aux Allemands, il a bien fallu qu'ils fissent le même mouvement de recul. Ils sont en retraite aussi, sur Nijni Novgorod et Pétersbourg, en admettant. que leur débâcle s'arrête là. Nos trois armées sont maintenant en Russie d'Europe. Rien ne les arrêtera plus. Nous ne nous préoccupons même plus de combattre; nous nous contentons d'inonder le pays. Trois millions de Chinais seront à Moscou dans quelques semaines, mon cher monsieur. Je vous l'avais prédit. Vous allez voir se réaliser ce que vous supposiez impossible, Le nombre, voyez-vous, le nombre!...

Ce jeune officier, qui avait étudié à Paris, on voudra bien s'en souvenir, eut alors un geste vraiment bien peu conforme à la gravité de la situation. Comme s'il allait esquisser un cavalier seul dans quelque quadrille du Bal Bullier, où il avait évidemment fréquenté, il se mit à chantonner sur un air bien connu d'Offenbach:


Le nombre, le nombre,
Il n'y a qu' ça
Tant que l'Europe le voudra
La Chine le lui prouvera...


Un instant je crus que tous les officiers chinois, ayant entendu cette fin de couplet, avaient repris le refrain en choeur, y compris le maréchal Dou, dont la tête dodelinait entre ses deux index pointés en l'air et balancés en cadence.

Mais c'était folie de vouloir que tout ce monde militaire se mit à tourner sur un air de cancan; je chassai la vision grotesque dont les contours commençaient à se dessiner devant mes yeux.

L'officier put alors me faire entendre cette phrase terrifiante.

— A présent que la conférence est terminée on va travailler trois de vos amis.

Que voulait-il dire?

Je respirai — l'égoïsme nous rend-il assez féroces! — lorsque je vis s'avancer trois malheureux Turcs, dont l'un des youg-bachis qui nous avaient si bravement aidés à sortir d'affaire sur la Biélaïa.

L'officier ottoman et ses deux hommes apparurent sous la cangue, eux aussi, mais autrement vaillants que nous! Ils souriaient.

— Chiens de traîtres, leur cria le maréchal en excellent français — celui-là aussi avait étudié à Paris — vous avez voulu nous combattre alors que vos chefs avaient au contraire décidé de nous servir en frères! Mes exécuteurs vont vous apprendre à respecter les ordres qui vous sont donnés et les traités conclus par le commandeur des croyants, votre maître, avec nos célestes républiques.

Il y eut un mouvement de curiosité.

Un bourreau s'avança, vêtu d'une souquenille rouge, une touffe de plumes de paon plantée sur son chapeau vert. A coups de sabre il abattit d'abord les six oreilles des patients. Puis, en biais, avec une ignoble adresse, il leur coupa le nez à tous trois. Il fit alors un signe; deux chiens énormes arrivèrent, qui se jetèrent sur les cartilages sanguinolents et les happèrent, en grognant.

Je ne pus m'empêcher de regarder nos compagnes. Cette épreuve était capable de les tuer. Je souhaitais en secret qu'un tel spectacle les fît mourir de frayeur.

Mais l'instinct leur avait fermé les paupières. Elles n'avaient rien vu; elles avaient seulement entendu le sabre siffler dans l'air neuf fois de suite, et les Turcs, en dépit de leur admirable stoïcisme, exhaler sous chaque coup du fer un pitoyable gémissement.

Pigeon, le docteur et moi nous avions osé voir, et nous avions vu.

Ah! l'odieuse barbarie! Les infâmes drôles! pensions-nous.

Mais la terreur nous commandait de garder pour nous ce genre d'appréciations.

J'étais baigné dans une sueur froide. A mon tour je fermais les yeux d'horreur et de dégoût!


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L'odieuse barbarie! Les infâmes drôles! (Page 868.)



2. Un lecteur inattendu.

Notre tour est venu, pensai-je, lorsque je vis le maréchal Dou nous considérer les uns après les autres, comme un homme qui se demande à quel supplice il va condamner ses captifs.

— Vous êtes d'abominables chiens étrangers, nous dit-il, toujours en français, et vous avez mérité la mort, comme tous vos pareils. Ne croyez pas que vous puissiez vous échapper de nos mains. Vous y resterez jusqu'au jour où nous déciderons, dans notre haute justice, de vous ôter la vie comme vous l'avez ôtée à nos compagnons de guerre. A chacun de vous nous attribuerons le genre de supplice qui lui convient. En attendant je veux que vous suiviez pas à pas nos armées victorieuses. Vous verrez ainsi, de près si la Chine s'éveille, comme vous l'écrivez dans vos journaux, sans connaître le premier mot de la question! Ceux d'entre vous qui correspondent avec un journal de Paris, qui sont-ils?...

Je tournai la tête, comme je pus, vers le butor. Pigeon fit de même.

— C'est vous? Eh bien, vous voilà placés pour étudier de près le péril jaune, dont vous parlez tant. Vous allez voir si nous sommes restés les Chinois de jadis. En quelques jours vous en saurez assez pour comprendre que votre Europe n'a plus qu'à se soumettre humblement à cette marée asiatique que vous considériez avec tant de dédain. Le capitaine d'artillerie Wang-Tchao, ici présent, est spécialement chargé par nous de vous montrer ce qui peut être montré dans nos camps, d'ici au jour de votre exécution. Quant à celui d'entre vous qui se dit médecin?...

Le docteur Brondeix était livide. Il écouta, comme si la vie se fût déjà retirée de lui.

Effondré sous sa cangue, il remuait les mâchoires, claquait des dents et agitait la tête: sans plus se rendre compte de rien.

Le féroce maréchal continua:

— Quant à celui qui se dit médecin, comme nous avons la certitude qu'il a plus particulièrement travaillé, l'autre semaine, à jeter dans nos rangs les germes du choléra, nous le condamnons à subir ici même, demain à midi, le supplice du rat qui se promène. De vous cinq c'est ce misérable qui mourra le premier. Ensuite viendra le tour de ces trois femmes. Allez-vous-en. Je ne veux plus vous voir.

Et faisant demi-tour, sans autres explications, le maréchal Dou nous laissa tous atterrés.

Les geôliers nous reprirent par le poignet pour nous emmener. On me reconduisit sous ma tente, où je jurai bien qu'avant peu de jours, si l'on restait là, je serais mort de faim. Les Russes ont souvent recours à ce genre de suicide. Nous sommes aussi courageux qu'ils peuvent l'être, en pareil cas, à ce qu'il me sembla.

Ma résolution fut bien prise. Je me laisserais mourir de faim, à la russe.

Mais les Chinois connaissent cette manière de s'évader de la vie. Ils savent conserver leurs prisonniers, je m'en étais aperçu la veille.


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Une fois de plus ils me donnèrent l'horrible becquée. (Page 868.)


Dès le lendemain matin la même becquée brutale m'est enfoncée dans la gorge; le même filet d'eau m'est versé dans la bouche, que deux chenapans tiennent grande ouverte avec leurs doigts énormes et puants.

J'avoue qu'en ce moment odieux ce n'était pas à mes souffrances que je pensais, mais à celles de Miss Ada et de ses deux compagnes.

Les malheureuses! Quelle torture préalable! Vivre en contact avec des êtres abjects, qui n'avaient pour leur pudeur, bien entendu, aucuns ménagements!

Elles aussi penseraient bien à se laisser mourir de faim.

Je me promis, quoi qu'il advînt de leur soumettre cette idée lorsque le hasard me les ferait rencontrer, si je les rencontrais dorénavant. Mais comment supposer que les Chinois ne procéderaient pas avec elles ainsi qu'avec moi-même?...

Juste à cet instant j'entendis des cris de douleur, à fendre l'âme. C'étaient des voix de femmes, et comme dans toute cette armée jaune il n'y avait que trois femmes, je n'hésitai pas à reconnaître nos infortunées compagnes.

Que se passait-il? Quelles vexations leur faisait-on subir? On les nourrissait sans doute par l'ignoble procédé...

Un homme entra dans ma geôle et me mit au courant. C'était notre officier d'artillerie, Wang-Tchao.

Celui-là encore portait le nom de mon boy disparu dans l'espace le premier jour de la guerre — pauvre Wang! Chose plus étrange que cette coïncidence de noms, il lui ressemblait trait pour trait. |

Je ne pus m'empêcher de le lui dire. Il paraissait bon diable et le séjour de trois années qu'il avait fait à Paris l'avait déchinoisé! Loin de se fâcher il se mit à rire.

Puis, le plus tranquillement du monde il me donna des explications que je ne lui demandais pas. Mais je compris que c'était pour lui une occasion de parler français et d'évoquer des souvenirs.

— Notre Dou, que vous avez entendu tout à l'heure, me dit-il, est un gaillard, vous savez... Il commande, tel que vous le voyez, à une armée de trois cent cinquante mille soldats, ce bonhomme-là. C'est un ancien élève de votre école de Saint-Cyr. Il a séjourné sept ans à Paris. Mais il est resté tout de même très Chinois. Plus que moi. Ainsi moi, je ne ferais pas mourir les trois femmes qu'on a capturées avec vous.... C'est vieux style.

Je regardai mon homme avec une pointe d'attendrissement, tout en me disant que son opinion, à lui, n'offrait rien d'intéressant.

— Non, continua-t-il, je ne ferais pas mourir vos trois femmes. Je les marierais, ce serait bien mieux. Le vrai moyen de renover la Chine ce serait de marier beaucoup de Chinois avec des Européennes. Mais je suis seul de mon avis. Tous ces boutons de cristal qui nous entourent sont pour le respect des traditions. Quand on a passé quelques années à Paris, avec de bons camarades du quartier latin, on a moins le respect des traditions. Enfin, c'est comme ça...

— Vous croyez que le maréchal fera tuer ces trois malheureuses?...

— Si je le crois? J'en suis absolument sûr.

— Dans quel but?

— Il n'y a pas de but. C'est précisément ce que je dis: ça n'avance à rien; ça n'ajoute rien aux avantages des armées chinoises. A quoi bon tuer trois femmes?... Mais Dou n'entend pas de cette oreille. Elles seront tuées un de ces jours, parce que c'est l'usage. Vous pouvez vous y attendre... Et vous aussi — après!

Mon sang ne fit qu'un tour. Cet ancien habitant du quartier latin n'était pas encourageant.

— Où sommes-nous? lui demandai-je pour changer de sujet.

— A Volsk, au bord de la Volga. Nos avant-postes sont à Penza depuis hier. Vous voyez la route que nous allons faire: Morchansk, Riazan, Kolomna et Moscou! Dans quinze jours nous y entrerons comme à la foire de Nijni-Novgorod. Hier encore les Anglais ont été totalement débordés par notre deuxième armée. Il n'y a pas à dire le contraire, vous nous battez régulièrement, mais c'est toujours nous qui avançons. Ah! il y aurait sur cette contradiction des études furieusement intéressantes à faire pour l'An 2000, monsieur.

— Vous connaissez l'An 2000, capitaine?

— Je ne connais que ça. A Paris c'était mon journal préféré.

— Vraiment? Mais alors...

Mais alors quoi? Je restais interdit. Evidemment «mais alors» ne signifiait rien.

Ce Chinois avait habité Paris, pour y achever ses études. Lecteur assidu de l'An 2000, c'était tout naturel. Il connaissait ma signature et celle de Pigeon pour les avoir vues souvent imprimées dans le journal. Après?... La rencontre était évidemment piquante; devais-je donc tant m'en étonner? Et ne savais-je pas que les armées chinoises qui nous tombaient dessus comptaient dans leurs rangs des milliers d'officiers comme celui-là, dont les études spéciales s'étaient complétées en Europe?

Tout de même je repris ma phrase.

— Mais alors, capitaine, fis-je, obtenez que je sois traité moins honteusement. Pourquoi cette cangue? A-t-on peur que je m'évade? Qu'on me fasse suivre par deux soldats; qu'on leur donne l'ordre de me tuer si je fais le moindre mouvement pour m'enfuir.

— Ce serait trop simple, répondit-il en riant: vous n'auriez qu'à faire mine de vous évader, un soldat vous tuerait et ce serait fini. Vous auriez ainsi échappé au supplice. Ce n'est pas tout à fait ce que veut le maréchal Dou.

Je tressaillis à nouveau.

— Que veut-il donc, votre maréchal?

— Que chacun de vous meure à la date qu'il a choisie, et dans les conditions fixées par lui-même.

— Mais c'est épouvantable!

— Nous ne trouvons pas, nous. C'est chinois!

Une terrible crise d'épouvante venait de me prendre. Ce singulier personnage parlait notre langue aussi bien que moi-même; j'étais encore bien aise de le trouver dans ces conjonctures, si peu communicatif qu'il parût. Je lui demandai, d'une voix étranglée:

— Qu'est-ce donc que le supplice du rat qui se promène?


3. Le rat qui se promène.

Le capitaine Wang-Tchao réfléchit un instant, puis répondit:

— C'est tout à fait original. Le bourreau fait boursoufler avec un fer rouge les chairs du patient. Lorsqu'il y a dans les cloques ainsi formées une place suffisante pour qu'un rat de bonne taille puisse s'y loger, on lâche le rongeur. Il cherche sa route sous la peau, grignote les chairs vives et s'avance peu à peu, jusqu'à ce qu'il atteigne le coeur ou tel autre organe indispensable. Alors, couic!...

Je sentais mes reins se briser.

— Quelle heure est-il?

— Onze heures.

— Et nous allons assister tout à l'heure à cet affreux martyre?

— Certes. Il y aura du monde pour voir l'opération, Car elle est très délicate et ne réussit pas toujours.

— Pauvre docteur! Pauvre docteur! Misérables bourreaux!

— Si le rat s'échappe, il est d'usage qu'on ajourne à la lune suivante une nouvelle tentative.

— Sait-il, au moins, notre malheureux ami, ce que vous venez de me dire?

— Je viens de le lui expliquer.

— Vous?

— Par ordre.

— C'est odieux!

— Il vaut mieux connaître par avance ce qui vous attend... De même, pour répondre au désir que vous exprimiez tout à l'heure, le maréchal m'a chargé de vous débarrasser de cette cangue pour vous présenter aux correspondants de guerre vos collègues... Mais seulement après l'exécution.

— Comment! Des correspondants de guerre sont ici?

— Sans doute.

— De quelle nationalité, je vous prie?

— Mais... Chinois, Japonais, Coréens, Hindous, Siamois.

— Tous Jaunes! C'est juste.

— Il n'importe. Confrères tout de même. Je suis sûr que ces messieurs vous recevront le mieux du monde, ainsi que M. Pigeon. Vous voyez qu'on n'est pas des sauvages et qu'on se préoccupe de vous distraire jusqu'au moment où il faudra...

L'officier fit un geste significatif. Il parlait de ma mort avec une indifférence révoltante.

— De vous à moi, lui demandai-je en grâce, ne pourriez-vous pas me dire quel jour on me tuera?

— Je l'ignore totalement.

J'allais retomber dans la plus noire désespérance lorsqu'un bruit de trompettes résonna. C'était le signal de l'innommable supplice.

Pauvre docteur, pauvre docteur! répétais-je en piétinant péniblement sous ma cangue, surveillé comme un vil bétail par deux escogriffes armés jusqu'aux dents.

Le capitaine me quitta pour aller faire le gracieux avec les dames.

Nos trois prisonnières m'apparurent encore, plus abîmées que la veille, c'était fatal, par le chagrin et la terreur.

Le même cérémonial se reproduisit; le maréchal Dou se retrouva sur son cheval, entouré de ses officiers.

Il n'y avait devant lui qu'un assemblage de bois en plus. C'était là-dessus que les bourreaux allaient étendre l'infortuné docteur pour lui appliquer les tortures du rat qui se promène.

Bientôt je le vis paraître, les jambes et les bras libres. Ses geôliers le soutenaient, car il était incapable de marcher.

Sa figure, d'une blancheur de cire, portait trois trous sanguinolents: les deux yeux et la bouche.

Sa barbe, très noire la veille encore, était devenue blanche en une nuit.

Apparition fantômatique! Je sentis tout, mon être se décomposer à l'idée que ce terrifiant supplice s'apprêterait peut-être pour moi-même à quelque jour.

Le patient, à moitié nu, fut tant bien que mal amené auprès du chevalet, sur lequel deux individus accoutrés à l'ancienne mode chinoise, le visage barré de terribles moustaches, l'étendirent brutalement.

Le visage en face du soleil, qui éclairait de tous ses rayons cette scène abominable, notre infortuné docteur Brondeix s'efforçait de clore les paupières pour ne rien voir de ce qui se préparait.

Mais l'inquiétude, l'appréhension le dominaient. Il regardait du coin de l'oeil... Alors, ayant surpris les gestes d'un aide, le malheureux refermait les yeux afin de ne plus voir.

Les poignets liés en croix sur les bois de torture, ainsi que les jambes, il laissait échapper des gémissements qui me brisaient le coeur.

Je ne perdais pas de vue les personnages du premier plan. Aucun détail ne m'échappait, tant il est vrai que notre cerveau, lorsqu'il est surexcité par de semblables épreuves, atteint à la plus extrême limite de la sensibilité.

Nos trois compagnes de misère avaient été ramenées à la même place que la veille. Derrière le groupe se tenait cette fois le capitaine Wang-Tchao.

Je remarquai son empressement auprès de Miss Ada, qu'il considérait avec une attention particulière.

La pauvre enfant ne trouvait plus de larmes. Elle aussi, comme Mlle Raison d'ailleurs, et Mme Louvet, semblait porter deux trous sanguinolents sur le visage, à la place des yeux.

— Chiens d'étrangers, aboya tout à coup le maréchal Dou, en dépliant un journal qu'il s'apprêtait à lire, comme un homme que la cérémonie n'amuse guère mais qui tient à y assister quand même, vous allez apprendre pour la première fois aujourd'hui ce qu'il en coûte de combattre les trois républiques chinoises! Et toi, misérable médecin, qui nous as tué tant de braves, sache avant de mourir que les esprits n'ont pas tardé à nous délivrer de tes sortilèges. Nous n'avons plus un seul malade aujourd'hui dans nos camps. Il n'y a plus que toi de malade, et je crois que tu l'es fortement, ah! ah! ah! N'est-ce pas, mes braves officiers, que ce savant médecin est fortement malade, à l'idée de recevoir la visite du rat?

Bien que cette apostrophe eût été lancée en français, tous les officiers courtisans de Dou l'avaient comprise, ou firent semblant d'en avoir saisi toutes les nuances. Ils se mirent à rire très fort à leur tour:

— Ah! ah! ah! le médecin est fortement malade!

— Ah! ah!ah! Il attend la visite du rat!

— Ah! ah! ah! Faites entrer le rat!

Ces grossières plaisanteries cessaient bientôt devant un geste de l'exécuteur, chef de l'équipe.

Celui-là était vêtu de l'obligatoire souquenille rouge, ce qui me fit penser aux oripeaux de même couleur que nos bourreaux d'Europe portaient dans l'exercice de leurs fonctions, au temps où les valets de torture déshonoraient encore l'Europe.

Il apportait une petite cage, dans laquelle se démenait un rat, long de dix centimètres et gros comme le poing.

Sur un fourneau alimenté de pétrole l'un des aides fit rougir des pinces. A la même seconde une prière s'éleva, psalmodiée à haute voix par Mme Louvet.

Elle montait, dans le silence observé par les barbares, comme une protestation du monde civilisé.

Elle signifiait que le monde chinois, en dépit de ses efforts pour singer nos moeurs, restait et resterait toujours ce qu'il n'a cessé d'être pendant tant de siècles, ignorant et cruel, indigne d'être comparé au nôtre.

Le bourreau tenait toujours son rat en cage, comme un enfant eût fait d'un petit oiseau.

Il le regardait avec malice, l'appelait Li, puis Wang, puis Tcheng, pour rire, pour faire le joli coeur et plaire au maréchal.

Mais Dou, les yeux plongés dans les colonnes d'un quelconque pao, ne s'arrêtait pas à ces bagatelles de la porte.

Il regarda pourtant l'opération commencer.

L'aide ayant constaté que sa pince était rouge, la promena sur le ventre nu de notre malheureux docteur, du flanc droit au flanc gauche.

J'entends encore la chair grésiller.

Un cri effroyable de douleur se prolongea trente secondes, pendant lesquelles le faiseur de boursouflures recommença son ignoble travail sur une ligne parallèle à la première, plus haut, autour de la poitrine. Le supplicié hurlait.

Alors le tortionnaire en chef entra en scène. Après avoir fait à Dou-y-Kou un salut obséquieux, il entr'ouvrit adroitement sa cage, de manière à laisser le rat s'échapper dans la première poche de chair qui se présentait.

Après toutes sortes de précautions la bête fut mise en contact avec la peau, dans laquelle l'aide venait de découper brusquement une ouverture, à la pointe d'un sabre. Le rat quittait aussitôt son panier et entrait en fonctions, car on vit le corps de notre malheureux compagnon sursauter, et se tortiller dans une succession d'épouvantables douleurs.

Le bourreau, fier d'avoir réussi son coup, lançait bientôt la cage en l'air, et d'un geste indiquait au maréchal que l'animal était à l'oeuvre: Immondes Chinois! Bêtes féroces indignes de porter le nom d'hommes, décidément!

— Comment s'appelait donc le fou qui voulait démontrer dans je ne sais quel ouvrage, voilà des années déjà, la parfaite égalité des races humaines?

Il n'y a pas de races, disait-il avec je ne sais quelles déclamations en guise de preuves à appui, il n'y a que des hommes!


Illustration

Le rat quittait aussitôt son panier et en-
trait dans les chairs du patient. (Page 873.)


Je crois que s'il eût été crucifié sur un chevalet, comme notre malheureux docteur Brondeix, nu sous le soleil d'avril, avec un rat vivant sous la peau, ce philanthrope paradoxal n'eût pas raisonné de la même manière.


4. Au mess des confrères.

Une trompette annonça la dislocation de cet extraordinaire meeting. Tandis que Dou et son état-major allaient à leurs occupations, ainsi que les troupes, le capitaine Wang-Tchao venait, suivi de Pigeon déjà libre, me débarrasser de la cangue et me rendre une partielle liberté de mouvements.

Je commençai par lui demander la faveur d'approcher de nos prisonnières et de leur adresser quelques paroles d'espérance; mais il me fit remarquer qu'on les avait déjà reconduites à leur geôle.

Les trois bourreaux veillaient seuls sur leur supplicié, avec une demi-douzaine de soldats, qui s'amusaient à suivre le cheminement du rat sous la peau du patient.

Les gémissements du malheureux devenaient plus rares et plus sourds. Il s'affaiblissait sous la douleur.

— J'espère pour lui qu'il ne va pas tarder à mourir, dis-je au capitaine.

— Oh! il en a pour deux ou trois jours! Plus il mettra de temps à trépasser, c'est-à-dire plus il souffrira, meilleure sera la prime du bourreau. Si le rat tue son homme en vingt-quatre heures, on donne vingt dollars mexicains; s'il le ménage jusqu'à demain soir, le double. Et il y en aura trente pour l'artiste et ses aides au cas où l'agonie aura duré trois jours. C'est le maximum qu'on puisse espérer avec le rat qui se promène.

Je ne tenais plus sur mes jambes.

Mais Pigeon était encore plus faible que moi, car au moment de me serrer les deux mains, il tomba.

Je le relevai de mon mieux, aidé de nôtre nouvel ami le capitaine chinois, qui connaissait si bien les tortures et aimait tant le quartier latin.

Comme il fallait, pour quitter la place, passer à côté du supplicié, on se dirigea vers le chevalet fatal.

Dès que nous fûmes tout près, une curiosité insurmontable, mélangée de pitié et de terreur, nous fit regarder...

Le docteur avait les veux désorbités; sa bouche criait des plaintes qui ne pouvaient plus sortir; son visage convulsionné trahissait des souffrances abominables.

Sûrement, il nous reconnut, car ses pauvres yeux, perdant tout à coup l'expression que donne la lutte, devinrent pitoyables, comme vaincus par le supplice, et laissèrent couler de grosses larmes.

— Pauvre ami, dis-je en faisant halte devant le moribond. La mort n'est plus loin. Encore un peu de courage!

— J'en aurai jusqu'au bout, répondit héroïquement notre martyr. Vous verrez, quand vous y serez, comme c'est difficile...

Cette évocation de l'avenir me fit claquer des dents.

Les bourreaux nous enjoignirent de quitter la place. Ils devaient y rester, eux, par devoir professionnel, jusqu'à ce que leur client fût mort.

Un officier de police demeurerait à côté du chevalet pour constater l'heure du décès et mesurer les honoraires.

— Laissez cela, nous dit le capitaine. Il sera toujours temps d'y penser quand vous connaîtrez votre jour.

Cet animal avait des mots malheureux; mais je comprenais qu'ils lui vinssent ainsi, sans préméditation. C'est que ce transplanté représentait deux personnages: l'Asiatique et le Parisianisé.

De leur intimité surgissaient des contrastes, des énormités. Ce Wang-Tchao avait gardé de la vieille Chine toutes les dépravations, toutes les cruautés maladives, et elles nous apparaissaient d'autant plus saugrenues que l'homme qui les pratiquait si naturellement portait l'uniforme des modernes armées, où la nécessité de mettre l'adversaire hors de combat s'entoure de ménagements quasi-philanthropiques. Nous tuons le plus possible; nous blessons de même, mais nous ne supplicions pas. La Chine, en conservant ses préjugés séculaires et ses pratiques féroces, s'est mise au ban de notre civilisation.

Tout surpris de savoir encore marcher, sans porter désormais sur les épaules l'appareil pesant et incommode qu'est la cangue, nous suivons le capitaine par un dédale de ruelles, à travers le camp sordide de la troisième armée chinoise, jusqu'à ce que nous trouvions une sorte de fanza (*) hâtivement édifiée en papier et en voliges.

(*) C'est le nom qu'on donne dans toute la Chine à la maisonnette du paysan.

C'est l'une des plus importantes constructions de cette ville militaire improvisée.

Plusieurs drapeaux, au-dessus de la porte, flottent au vent du Sud, qui de concert avec le soleil répand sur toutes choses une chaleur déjà bienfaisante. Le carré jaune des Chinois voisine avec le carré blanc à lune rouge des Japs, le mouchoir bleu du Siam frappé d'un éléphant blanc, et une loque verte barrée de raies blanches qui doit être le symbole provisoire de «l'Inde autonome» le grand parti réformiste de Calcutta.

La maisonnette s'ouvre dès que ses hôtes nous ont aperçus. Je compris bien qu'ils nous attendaient.

Nous trouvons là une dizaine de bonshommes, pain d'épice et chocolat, qui sont vêtus à la dernière mode de chez nous, quand nous partons en guerre pour narrer à nos lecteurs les péripéties d'une campagne qui s'ouvre.

Les uns sont bottés jusqu'au genou, de noir ou de chamois; les autres ont de hautes guêtres ou bien encore des jambières. Tous portent une sorte de dolman bleu à brandebourgs noirs, avec des parements rouges, ce qui leur donne assez l'air d'une troupe de tsiganes très foncés. Aux patères sont suspendus des chapskas, des bonnets à poil, des casques coloniaux.

Un tapis, à terre, est couvert de petits plats, de petites soucoupes, de petits bols et de longues baguettes, et autour de ce five o'clock sont accroupis les confrères jaunes. Notre arrivée interrompt leur collation, combien sobre, faite de riz et de thé. Mais ils se lèvent tous de bonne grâce pour venir au-devant de nous, présenter leurs salutations.


Illustration

Le five o'clock des correspondants de guerre
était servi par terre, à la japonaise. (Page 875.)


Nous sommes plutôt interloqués d'entendre le capitaine Wang-Tchao faire les présentations en français et de constater que la plupart de ces plumitifs jaunes comprennent parfaitement ce qu'il leur dit. Je remarque qu'il s'adresse de préférence à celui qui paraît être — il est en effet — leur syndic, leur délégué auprès des autorités militaires chinoises. D'ailleurs il ne manque pas de nous le désigner:

M. Takakokira, dit-il, correspondant du Kobé Chimboun. C'est lui que ses confrères ont investi de leur confiance. C'est lui qui m'a exprimé en leur nom le désir de vous offrir ici une tasse de thé!

Nous ne pûmes faire autrement que de nous incliner.

Lorsque Wang-Tchao énuméra ensuite nos noms, prénoms et qualités, ce fut un sifflement respectueux dans toute l'assistance, qui se mit à faire des courbettes profondes, comme celles dont nous avions souri au tribunal de Harouko.

Alors le confrère jap nous présenta successivement ses camarades, tous porteurs de noms à coucher dehors: Hou-King-Yi, Tchen-Yu-Tchong, Youn-Fou-Sin, Chinois; Matsuki, Asakawi, Nironiki, Japonais; Chantakam, Phraparamendr', Siamois; Malabarhianadân, Chatervidalpatram et Protopimozoomdär, Hindous.

En d'autres temps, en d'autres lieux surtout, nous eussions fait assaut de courtoisie avec ces moricauds. Mais nous ne pouvions oublier, malgré notre sympathie pour des professionnels, quels qu'ils fussent, l'antagonisme de nos races et la différence de nos situations respectives.

Ils étaient libres, eux; ils suivaient en croque-notes plus ou moins indépendants, mais affranchis de la terreur qui nous abattait, une armée victorieuse, celle de leurs frères Jaunes. Tandis que nous étions, nous, des prisonniers de cette armée, et par surcroît, des prisonniers condamnés formellement à la mort.

A quoi bon se mettre en frais de politesse?

Que ces journalistes de Kobé, de Pékin, de Bangkok et de Ceylan fussent heureux de nous voir de près, rien de plus naturel.

Nous étions pour eux, vagues comparses de pays exotiques, des ténors connus à Paris, j'ose dire célèbres depuis quelques mois dans le monde entier par nos aventures.

Mais nous, qui serions peut-être soumis le lendemain au supplice du rat, quel plaisir pouvions-nous éprouver à échanger des politesses avec ces gaillards-là? Aucun.

Tel était mon avis. C'était aussi celui de Pigeon, car le pauvre garçon me lançait à la dérobée des regards où je devinais toute son envie de brusquer l'entrevue, de retourner chacun à notre geôle, à notre cangue, à notre désespoir.

Néanmoins les Asiatiques se mirent en tels frais de gentillesses que nous eûmes la main forcée.

— Laissez-vous faire, insinua le capitaine Wang-Tchao, toujours prêt à nous rappeler à la réalité dès que nous avions la chance de nous en évader. Ces messieurs sont fort aimables. Ils vous feront oublier de leur mieux l'échéance qui vous attend; ce sera autant de gagné!

Tous trouvèrent joyeuse cette plaisanterie de mauvais goût.

Nous allions faire un esclandre et nous retirer lorsque le syndic nous lâcha, en excellent français, cette déclaration qu'il crut évidemment consolante.

— Rassurez-vous, mes chers confrères. Je viens de demander, sur votre affaire, des renseignements au maréchal. Il me les a donnés de la meilleure grâce du monde: vous ne serez mis à mort que dans une dizaine de jours, quand nous aurons fait notre entrée solennelle à Moscou.


5. La montagne improvisée.

Au moins nous étions fixés.

Si brutale qu'eût été la nouvelle, ainsi présentée, elle me gonfla le coeur d'une espérance puérile.

Nous sommes ainsi faits: le dernier espar qui flotte sur la mer laisse croire au naufragé qu'il pourra l'atteindre et l'employer à son salut. Je me dis en quelques secondes — et Pigeon fit de même, sûrement — des tas de choses qui pouvaient se résumer en quelques points.

Notre supplice n'était ni pour le lendemain, ni pour le surlendemain... C'était pour le 21 ou le 22 avril, puisque le confrère japonais parlait de dix jours et que nous étions au 11.

En dix jours il se passe bien des choses. Nous pouvions être délivrés. Par qui? Voilà. Par qui? Je ne m'en doutais pas, et pour cause.

Peut-être que ces confrères en pain d'épice et en chocolat?... Oui... Au fait, pourquoi pas?

Si nous nous mettions bien avec eux au lieu de bouder? Peut-être que de nos bonnes relations, établies sur la confraternité professionnelle?...

Sait-on jamais? On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Ce syndic des correspondants, ce Takakokira paraissait être bien avec le maréchal; il venait de le dire. Il pourrait peut-être nous rendre service, plaider notre cause au nom de la presse internationale et des grandes idées de progrès que nous avions pour mission de répandre sur la terre, aussi bien lui que nous, etc.

Bref, d'un bond prodigieux je passais de la suprême désespérance à l'illusion. Et comme les confrères nous invitaient à prendre place, les jambes croisées, autour de ce que j'appellerai la table, des réminiscences baroques me traversèrent la cervelle à toute vitesse.

D'abord ce fut celle de la Jeune Captive, l'ode fameuse d'André Chénier. Trois ou quatre fois je répétai:

Je ne veux pas mourir encore.

Déjà dans une circonstance analogue cette protestation poétique m'avait hanté.

Cette fois j'allai plus loin.

Songeant aux fantastiques résultats que j'espérais à présent de notre rencontre avec les confrères accrédités auprès de Dou-y-Kou, je marmottai cette bribe de la même ode:


L'illusion féconde habite dans mon sein.


Puis, subitement, ce fut autre chose.

Je m'étais accroupi à la droite du petit Takakokira; Pigeon à sa gauche. Je songeai à des versiculets de La Fontaine. Cette vaisselle sommaire, cette carpette, me rappelaient le distique:


Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis...


Mais alors l'évocation des convives dont parle le fabuliste me fit sursauter.

Le rat de ville et le rat des champs!...

Des rats!

Et l'autre qui continuait à ronger les chairs du malheureux docteur, en attendant que ce fût notre tour, comme disait le capitaine! Quelle incohérente débâcle des idées!

Au demeurant tout cela n'avait pas duré vingt secondes.

Le Japonais m'entreprenait tandis que l'un des Chinois, voisin de gauche de Pigeon, l'accablait de questions pour faire un article dans son journal.

Ma foi, mon parti était pris. J'avais trop envie de vivre, si c'était possible, et de jouer une dernière carte, fût-elle sans valeur.

Je devins tout à coup souriant, loquace, anecdotier.

Je palabrai avec les camarades de l'autre race, le verre de saké en main, et mon accès de verve fut tel que Pigeon, médusé, me regarda comme si j'étais devenu fou, une fois de plus, celle-là pour de bon.

La conversation prit un tour enjoué qui, vraiment, détonnait. Mais l'anomalie ne me choquait plus. J'espérais; n'est-ce pas tout dire?

La petite cohorte des correspondants de guerre se lança dans un tas de controverses qui nous éloignaient singulièrement des steppes russes et de la marche sur Moscou.

Très au courant de ce qui se passait en Occident par les journaux d'Europe, qui leur parvenaient régulièrement, ces gaillards semblaient mettre leur amour-propre à s'occuper de questions littéraires, artistiques, théâtrales. Ils dissertaient sur le dernier livre paru en France, sur la dernière pièce jouée à Paris, sur l'ouverture du Salon annuel de peinture aux Champs-Elysées. A vrai dire, je n'entends parler que de Paris, et de choses parisiennes, comme si Berlin et Londres, et Vienne et Rome, n'eussent pas existé. Dans un clignement d'yeux Pigeon me fit comprendre que c'était là une marque évidente de politesse à notre intention.

L'un des Hindous tira de sa poche, entre deux tasses de thé, le numéro dé l'An 2000 du 17 mai et me le passa. Il contenait la dépêche émue où j'avais raconté la mort de notre malheureux directeur.

A la vue de cet exemplaire inattendu de mon cher «papier», je ne pus retenir de grosses larmes. Ce que voyant, Takakokira, en confrère courtois, fit dévier la conversation.

Il se répandit en éloges sur l'armée chinoise, me monta les progrès immenses réalisés dans son organisation depuis les vingt dernières années.

Tout cela, de lui à moi, familièrement, tandis que les autres essayaient de tirer quelques paroles du pauvre Pigeon, ou se livraient à d'innocentes facéties.

La curiosité professionnelle ne tarda pas à s'éveiller dans mon esprit.

La satisfaire c'était encore passer quelques instants où il ne serait pas question de notre mort prochaine... Je questionnai donc à mon tour, et le Jap me répondit avec une connaissance parfaite des choses qu'il exposait. Il me déballa tout son savoir. Ce fut la constitution générale des armées chinoises, leur organisation particulière, appropriée aux moeurs et aux traditions du pays, le fonctionnement de leur intendance, la manière dont on parvenait à ravitailler en riz ces millions d'hommes lancés vers l'Occident, qui trouvaient aussi le moyen de vivre sur le pays, de toute nécessité.

Passant aux dernières nouvelles, le confrère du Kobé Shimboün m'expliqua comment la défaite des Blancs lui apparaissait inéluctable, mathématique, ainsi qu'à tous les Blancs mêmes qui voulaient raisonner.

Et c'était la lancinante théorie du nombre qui revenait, comme un leitmotiv pitoyable, anéantir toutes celles qu'on pouvait lui opposer.

Avec un cynisme étonnant le petit bonhomme concluait, de sa voix flûtée:

— Il n'y a pas à dire, mon bel ami; vous êtes fichus.

— Vous croyez? demandais-je par acquit de conscience.

— Sûrement. Sachez donc que demain 12 avril nous levons le camp pour gagner les immenses plaines de Tambow, où le maréchal Dou fera sa jonction avec Vou et Tsou, débarrassés de leurs adversaires pour quinze jours au moins. Après des batailles qui n'ont pas été sans héroïsme, certes, les Anglais et les Allemands sont en retraité comme vos Français et les Autrichiens, avec un mot d'ordre qui se devine: couvrir Moscou. C'est donc entre Toula et le Kremlin que se livrera, dans quelques jours, la décisive bataille... Or nos généraux veulent que celle-ci soit une de ces victoires après lesquelles il n'y a plus à discuter. Une fois dans Moscou les Chinois laisseront les puissances alliées se débattre et chercher de nouveaux plans de résistance. Ils se contenteront d'établir leur autorité, d'en faire le point central d'une diffusion à outrance des forces jaunes sur toute la Russie. Ce sera très beau.

— Mais par ici, n'avez-vous plus aucun contact avec nos armées?

— Si donc! Ce matin même on a signalé des Suédois, je crois, ou des Danois sur notre flanc droit. A moins que ce ne soient des Anglais. Mais quel souci voulez-vous que le maréchal Dou prenne de ces bribes d'armée? Cent mille hommes, peut-être, nous suivent et cherchent à nous harceler? Que pourront-ils contre cinq cent mille? Car nous sommes cinq cent mille autour du maréchal. Vous allez voir cela de près, mon cher confrère; à la première occasion le capitaine doit vous amener sur le point qui concentrera l'intérêt. Vous verrez comme c'est peu de chose; cent mille hommes, quand il s'agit d'attaquer un océan de Chinois victorieux, la marée jaune, comme vous dites!

Au même instant des appels de trompette vinrent nous surprendre.

Le camp était-il attaqué? Etait-ce, au contraire, une phase prévue de l'énorme bataille qui durait depuis tant et tant de jours, interrompue et recommencée à mesure,que nos troupes blanches se repliaient et que les Jaunes gagnaient du terrain?

L'agape confraternelle prenait fin sur cette alerte et chacun courait à son postée. Nous nous retrouvions seuls avec Pigeon, devant notre guide et entre nos surveillants.

Le capitaine fit un signe. Aussitôt on nous jetait chacun dans un pousse-pousse. Lui se carrait dans le troisième et nous partions ainsi pour une destination que j'étais bien incapable de soupçonner.

Tout ce que je compris c'est que le canon tonnait très fort dans l'Ouest et que l'avant-garde de l'armée chinoise était aux prises, de ce côté, avec quelque force blanche.

Nous étions emportés dans un torrent d'hommes qui criaient à tue-tête, comme s'ils eussent cherché à se grouper, à se retrouver, par sections, par compagnies. Il y avait de l'infanterie, de la cavalerie, du train; tout cela pêle-mêle s'en allait, à la suite d'autres ribambelles de soldats, dans un apparent désordre. Ce fut Takakokira qui me jeta cette observation:

— Désordre apparent! Vous allez voir tout cela s'emboîter tout à l'heure comme un mécanisme très bien compris.

Il était juché sur un âne, qui trottinait à la droite de mon pousse-pousse.

En me penchant de ce même côté j'aperçus les autres correspondants qui défilaient, plus ou moins bien montés sur les quadrupèdes les plus divers. Les Hindous étaient assis sur des mulets, en amazones; les Chinois pressaient du talon les flancs de bourriquots rétifs; quant aux Siamois, que j'eusse compris plutôt sur des éléphants blancs, ils chevauchaient de jolis zèbres. Bientôt un tourbillon passa tout près de nous; c'était le général en chef suivi de trente ou quarante officiers.

A peine si la trombe nous avait laissés loin derrière elle qu'un grand tintamarre se fit entendre: des gongs, des trompes, des caisses roulantes assourdirent l'air pendant une demi-minute, je vis aussitôt un grand mouvement se produire dans les troupes en marche, qui peu à peu prenaient, en effet, leurs formations régulières autour de nous.

Quand le tapage eut cessé, le confrère Takakokira me cria du haut de son mulet:


Illustration

Ils étaient montés sur des mulets, des ânes et même des zèbres pen-
dant que nous suivions la colonne des pousse-pousse. (Page 879.)


— A la bonne heure! Voilà qui est fait pour vous! On vient d'annoncer l'une des plus curieuses manoeuvres de la stratégie chinoise. Ouvrez-les yeux, vous ne reverrez jamais ça.

— Hélas! murmurai-je, tu peux le dire...

Puis, simulant une intense curiosité, pour rester dans la ligne que je m'étais tracée, je demandai vite:

— Qu'est-ce donc que cette manoeuvre?

— La montagne improvisée.

— Mais encore?

— Vous allez voir. Tenez, tenez. Voilà des hommes qui se mettent à plat ventre...


6. Les redoutes de chair humaine.

La montagne improvisée!

Les hommes qui se mettent à plat ventre!

Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier? Je l'appris.

D'abord je vis sept ou huit cents soldats chinois se démener comme des diables, courir les uns après les autres, puis ayant formé un carré parfait, dont chaque côté comptait une centaine d'hommes, se jeter à terre, les mains allongées, le nez dans la terre, le fusil entre les jambes, les uns sur la lisière, les autres, à l'intérieur du carré.

A peine si ces assises étaient placées qu'un second bataillon de sept ou huit cents soldats accourait, les officiers en tête, et faisant irruption dans le carré, se jetait à son tour à plat ventre, sans mot dire, avec une rapidité vertigineuse.

Notre guide nous avait arrêtés, en compagnie des confrères jaunes, devant ce tableau original.

Bientôt un troisième bataillon arrivait au pas de course sur notre droite, puis un quatrième, sur notre gauche.

Chaque soldat connaissait la place qui lui était assignée; il s'y rendait en piétinant sans merci sur le dos des premiers arrivés.

Après quoi d'autres bataillons se présentaient, escaladaient les corps étendus et se couchaient à leur tour sur le ventre, de manière à former très vite une pyramide tronquée, pyramide humaine dont la hauteur eut promptement atteint une vingtaine de mètres.

Alors je compris, ou mieux je devinai ce que Takakokira se mettait en devoir de m'expliquer.

— Dans ce pays invraisemblablement plat les Chinois ne rencontrent jamais la moindre éminence, la plus petite butte qui leur permette de dominer quelque peu l'horizon pour y examiner la position de l'ennemi. Alors l'idée leur est venue de cette combinaison en chair humaine. N'ayant pas de montagnes à leur disposition, ils en font avec des Chinois couchés par centaines, les uns sur les autres. Leur service d'observation par aérocars n'est pas bon; ils n'ont pas encore pu apprendre à se servir de ces machines fragiles sans les détériorer. Même avec des officiers de chez nous les ballons chinois ont la guigne. Aussi des maréchaux célestes ont-ils pris le parti de ne plus s'essayer dans les airs. Ils ont recours à la pyramide vivante, qui est bien le meilleur des observatoires et le plus facile à improviser. Sans doute il ne dépasse guère vingt ou trente mètres. Mais c'est déjà quelque chose. Tenez, voyez avec quelle rapidité la montagne est sortie de terre, et comme le maréchal va l'escalader!

Ma foi, il ne s'était pas écoulé cinq minutes depuis l'appel bruyant qui nous avait précipités hors de la fanza, et la montagne de soldats couchés les uns sur les autres s'élevait à présent massive, imposante, comme si elle eût daté d'avant le déluge. On n'entendait pas un cri, pas un mot, pas un souffle. Plusieurs milliers d'hommes étaient à plat ventre les uns sur les autres, les bras étendus, ceux-ci supportant sans broncher le poids de tous ceux-là. Je songeais à la qualité des poumons de la première corvée, de celle qui représentait les fondations de l'édifice.

Alors sur la pointe du pied, avec une légèreté d'acrobates, le maréchal et sa suite de quarante officiers se dirigèrent par un chemin spécialement ménagé, de marche en marche, c'est-à-dire de corps en corps, jusqu'au sommet de la montagne vivante.

Télescopes, téléphones, miroirs transmetteurs et autres engins furent bientôt mis en batterie au sommet.

Le confrère Takakokira m'expliqua comment la plate-forme finale était constituée par les douze ou seize dos des chefs et sous-chefs de bataillon, grandement honorés d'être ainsi foulés aux pieds par la personne auguste du maréchal Dou.


Illustration

Quand ils n'ont pas de montagnes à proximité, ils en font avec des
soldats couchés par centaines les uns sur les autres. (Page 879.)


Nous regardions le grand chef chinois opérer.

Il n'était pas plus gêné là-dessus que sur une colline quelconque en terre.

Il l'arpentait en long et en large, appliquant son oeil au télescope, exprimant sa joie à la vue de ce qui se passait au lointain — encore une victoire, sur les Autrichiens, cette fois.

Finalement il se mit à trépigner sur les omoplates de ses inférieurs, et donna le signal de grandes réjouissances.

Car, me dit le capitaine qui avait surpris à l'oreille les communications téléphoniques à l'aide d'un petit instrument de poche qui ne le quittait pas, le retour offensif des Blancs, sévèrement châtiés par l'avant-garde du général Kong-tse-che avortait piteusement.

La route de Tambow était libre. C'était la jonction des trois armées, la victoire finale, indubitable, des Jaunes.

Sur un ordre lancé par l'un des chefs de bataillon, un cri formidable, une sorte d'explosion gutturale sortit de trois mille poitrines et davantage. Ce fut d'une tonalité à ce point si étrange que je me demandais si la terre, sous nos pas, ne venait point de s'ouvrir avec des borborygmes monstrueux, comme ceux que lancent au ciel les volcans en activité.

Aussitôt le peloton des observateurs se mit à redescendre, deux officiers en tête, puis le maréchal.

J'eus l'impression d'une caravane du club alpin qui revient du sommet de l'Alpe enneigée... Puis le cortège arrivé en bas, maints coups de sifflet partirent des bons endroits.

La manoeuvre de la dislocation ne fut pas moins curieuse que celle de l'agglomération. Comme si elle eût été soulevée par une cartouche de dynamite, la montagne d'hommes se désagrégea; de tous côtés des corps s'élancèrent, retombèrent, dégringolèrent avec des précisions et des drôleries de pitres. L'opération, dangereuse à tout prendre, ne s'en effectua pas moins avec autant d'adresse que de célérité. Il n'y manquait, ma foi, que la valse habituelle dont l'orchestre accompagne ces numéros athlétiques dans les cirques.

Les Chinois retombaient sur leurs pieds avec une mine amusante.

J'eus même un instant cette idée saugrenue que chacun d'eux dressait ses deux index vers le ciel pendant une seconde, et saluait le public, comme au cirque, toujours...

Quel public?

Nous étions loin des spectacles équestres, athlétiques et autres. Pauvre cervelle, toujours prompte à vagabonder!

Mais ce n'était pas tout. Le maréchal venait de nous apercevoir.

D'un air gouailleur, avec un accent qu'il n'avait pu certes prendre que sur les bords de la Seine, le maréchal Dou nous apostropha:

— Ça vous la coupe, n'est-ce pas, les deux copains?

Tant de trivialité me choqua, mais je n'osai m'en offenser.

— On va vous montrer autre chose, pendant que vous êtes là. Ce n'est pas tous les jours fête.

L'affreux bonhomme fit un signal; de nouveaux appels de trompette retentirent.

C'était, cette fois, une manoeuvre d'artillerie.

— Etant donné, nous dit le capitaine tout fier de voir exhibés les avantages de son arme, qu'une bataille va s'engager dans une plaine immense, comme celles de ce pays, l'artillerie n'y rencontrera aucune éminence dont elle puisse tirer parti. C'est comme pour l'observation des mouvements de l'ennemi. Il en faut pourtant, des éminences, sur lesquelles on hissera les pièces légères pour tirer plus avantageusement. Nous en créons d'artificielles, là encore, ainsi que vous pouvez vous en rendre compte.

En effet, la même manoeuvre qui nous avait été offerte en grand nous était cette fois montrée en petit.


Illustration

A la montagne improvisée succédaient les
redoutes de chair humaines (Page 882.)


Par tas de trois et quatre cents les soldats d'infanterie se couchaient les uns sur les autres. A bout de bras les artilleurs poussaient en haut de chaque monticule, fait de corps humains, la pièce de campagne dont le tir devenait ainsi plus efficace.

Pour frapper nos esprits, sans doute, on hissa ainsi douze canons à tir automatique sur douze gibbosités vivantes.

Puis la dislocation recommence, dès que les roues des affûts eurent repris contact avec la terre.

C'était, en vérité, un curieux exercice, et bien chinois. Mais j'avoue que jamais, depuis le commencement de la guerre infernale, un spectacle de ce genre, original pourtant, ne m'avait laissé aussi indifférent.

J'avais hâte d'être délivré de la contrainte que m'imposait ce capitaine, avec ses bons offices. J'étais las des politesses intéressées de ces confrères jaunes dont la peau, décidément, n'était pas du même grain que la nôtre, et surtout des réflexions qui accusaient une différence si profonde entre leur mentalité et celle des Blancs.

Pourtant il fallut encore subir leurs gentillesses jusqu'à la fin de la journée, car un ordre venait d'arriver, formel: il prescrivait une fête populaire au camp pour célébrer la victoire remportée par Kong-tse-che sur les Autrichiens.

J'entendis le capitaine Wang Tchao se pencher à mon oreille et me citer du latin de circonstance, ce qui mit le comble à mon étonnement.

Nunc est bidendum, disait-il en ouvrant deux yeux subitement émerillonnés, nunc pede libero pulsanda tellus...

Ce Chinois citait des vers d'Horace, et quels! N'y parle-t-on pas de boire et de danser?

On allait danser? Entre hommes alors? Il ne manquait plus que ça!

De gros soupirs d'ennui me montaient à la gorge, et je devinais tout ce que Pigeon souffrait loin de sa tendre amie. Pauvre Miss Ada!


7. La fête de la victoire.

Une alerte, une victoire, une fête, tout cela en quelques heures! On allait vite chez les Chinois.

Je compris bien qu'ils n'avaient pas de temps à perdre. Tout de même il me sembla qu'on fût singulièrement pressé, dans ce camp.

Chez nous il eût fallu plus de réflexion pour décider une fête et en fixer la date. A peine si l'ordre du grand chef fut connu des troupes que par petits groupes des musiciens se mirent à souffler comme des idiots dans les instruments les plus cacophones, appelant autour d'eux la soldatesque badaude.

— On leur annonce, me dit Takakokira, que tout à l'heure va s'ouvrir sur la grande place où l'on a torturé votre ami, un théâtre magnifique, et que jusqu'au soir des acteurs pris dans les rangs de l'armée vont y représenter une pièce fameuse dans toute la Chine. Après quoi, grande joie! Arrivée de cinq cents gueichâs de chez nous qui danseront jusqu'à minuit.

Les porteurs nous arrêtaient bientôt devant le terrible chevalet où notre infortuné docteur achevait de mourir lamentablement.

Ses bourreaux étaient toujours là, certifiant par des gestes entendus que leur victime respirait encore. Et en effet, nous eûmes une fois encore la curiosité impérieuse de nous approcher et de regarder le patient.

Ce n'était plus qu'un amas de chairs et de lambeaux ensanglantés. Les yeux étaient bien morts; ils ne voyaient plus; mais de la bouche sortait un imperceptible gémissement. La souffrance devait se prolonger, peut-être aussi terrible qu'aux premières heures; seulement le moribond n'avait plus la force de l'exhaler.

Pour comble d'horreur une centaine de charpentiers clouaient au plus vite, à dix pas du sinistre échafaud, le théâtre où la joie populaire allait se manifester.

Le capitaine tint à me montrer, au fur et à mesure, les détails de cette installation foraine, qui ne m'intéressait guère, on s'en doute un peu.

Bien que mon esprit fût ailleurs — il allait à cette minute vers nos trois prisonnières — j'écoutai machinalement mon cicérone, tout en considérant de même l'installation qui se poursuivait, hâtive, devant nos yeux.

Très simple, l'installation: une estrade peu élevée, c'est tout. Point de décors, ni de porte, ni de coulisses, ni même de salle. Encore moins de chaises.

Tout le monde debout.

— Et sur cette vaste esplanade que vous voyez, me dit le capitaine, où se pressera tout à l'heure au point qu'une épingle tombée du ciel n'arriverait pas jusqu'à terre.

Les cloueurs de poutres et de planches avaient à peine fini que déjà les musiciens venaient prendre leur poste. C'étaient bien entendu des soldats qui se détachaient de leur compagnie pour exercer, à l'intention de leurs camarades, et par ordre supérieur, leur ordinaire profession.

Je vis ainsi s'avancer des porteurs de violon (houkine), de tambour (kou), de flûte (tie-tse), de gongs (louo), de mandoline (pi-pa), de guitare (hieu), de claquettes en bois pour scander la mesure, et de pierres taillées en lamelles assez étroites pour faire office de castagnettes.

Bien entendu ces précurseurs sont suivis par une première séquelle de badauds sans armes, qui s'emparent des bonnes places au pied de la scène et s'y installent à croupetons.

Tout à coup tintamarre formidable, avec lequel nos oreilles ont déjà fait connaissance. C'est l'appel au théâtre sonné dans toutes les parties du camp par les tam-tams.

La foule accourt, escortant les histrions fardés, maquillés, revêtus de leurs oripeaux professionnels, que la volonté gouvernementale leur ordonne d'emporter avec eux à la guerre, aux fins que de droit. Et voilà l'une des occasions qui leur sont offertes de reprendre quelque contact avec les planches.

En Chine les actrices sont rares. La tradition veut encore dans beaucoup de provinces, me souffle à l'oreille le capitaine, que les rôles de femmes soient tenus par des hommes. Aussi voyons-nous arriver: des personnages dont les costumes à falbalas appartiennent aux deux sexes:

— Regardez bien leur maquillage, dit Takakokira au pauvre Pigeon, qui se soucie peu de ses explications: le noir indique un caractère vif et prudent, par exemple un ministre intègre. Maquillé en vert, l'acteur incarne un personnage emporté, irréfléchi, ou bien un brigand. Le rouge est la caractéristique d'un homme dévoué, probe et loyal. Enfin le blanc, étendu sur tout le visage, désigne un ministre souvent traître. Les domestiques et ceux qui figurent des imbéciles se peinturelurent seulement le nez en blanc.

— C'est tout le contraire de ce qui se passe chez nous, ripostai-je très vite. Les Auguste dans nos cirques ont le nez vermillon.

A peine eus-je laissé échapper cette phrase que je me demandai comment, mon esprit pouvait à ce point oublier les affreuses préoccupations du moment et s'avilir à de semblables propos.

La foule se faisait énorme autour des acteurs, qui l'un après l'autre montaient sur le théâtre. Le capitaine me parla des comédiens avec un tel mépris que je crus devoir m'informer des raisons qui lui dictaient ce sentiment.

— Mais c'est l'opinion unanime que mes semblables ont des acteurs. Ce n'est pas chez nous comme chez vous, où le public les idolâtre, hommes et femmes. En Chine on les tient en profond mépris. Ces soldats qui pour un jour reprennent leurs défroques d'acteurs, sont moins estimés par leurs camarades de section que les bandits de grand chemin — et vous pensez, s'il y en a dans nos rangs, sur des millions de recrues. Le seul fait de paraître en scène est considéré chez nous comme dégradant. Non seulement la tare civique de l'acteur est honteuse, mais elle est indélébile, puisqu'elle se transmet à ses fils de l'acteur et jusqu'à ses petits-fils.

Un grand cortège vint interrompre les explications du capitaine. C'était le maréchal Dou qui s'avançait, désireux d'honorer la représentation de sa présence.

Elle commença aussitôt, la représentation, et les pires notes sortirent des instruments barbares pour accompagner la pièce que dix ou douze acteurs avaient décidé de jouer, sur l'ordre venu d'en haut.

C'était un drame, l'Histoire du cercle de craie, que tous les acteurs chinois savent par coeur.

Drame judiciaire, où les situations pathétiques abondent, paraît-il.


Illustration

Les acteurs jouaient une pièce mélodramatique, «le
Cercle de craie», connue dans toute la Chine (Page 883.)


Pendant une heure, perdu dans la foule avec Pigeon, sous la surveillance étroite du capitaine et de nos geôliers, nous écoutâmes ou plutôt nous fîmes semblant d'écouter les tirades monotones auxquelles nous ne comprenions goutte.

En Chine il n'y a pas de décors, ni d'accessoires d'aucune sorte. On écrit sur un poteau: forêt, et cela veut dire que les acteurs sont dans une forêt.

Qu'un personnage exécute certains gestes, et cela voudra dire qu'il fait nuit.

Il est donc impossible à un Européen de prendre le moindre intérêt à ces spectacles monotones. Au surplus nos imaginations avaient d'autres sujets de tourments, et les acteurs chinois furent bientôt loin de notre pensée.

Tout à coup un tapage abominable nous ramène à la réalité. Ce sont des cris de frayeur. Sur la scène, les acteurs sont tous empoignés par d'autres soldats, en uniforme ceux-là, qui leur administrent dans les règles de l'art de furieuses fessées.

L'un d'eux, le plus talentueux à ce qu'il m'a semblé, ou le moins mauvais de ces cabotins ridicules, reçoit une vingtaine de coups de bambou sur les reins, à chemise retroussée. Les autres sont fouaillés à l'avenant.

— Que s'est-il donc passé? demandé-je au capitaine, tandis que les spectateurs, par milliers, crient leur approbation et que le maréchal se retire en essuyant de grosses larmes, suivi de son état-major qui pleure aussi.

— C'est curieux, m'explique Wang-Tchao. Ce drame est très empoignant. Il aurait réussi à votre Ambigu de Paris. De plus ces acteurs, venus d'un peu partout, l'ont merveilleusement joué, au point que la plupart des spectateurs y sont allés de leur larme... Le maréchal Dou, tout le premier, vous l'avez vu, pleurait comme un enfant. Or, il est contraire à sa dignité de verser des larmes. Un maréchal chinois doit ignorer la faiblesse. Aussi pour punir ces mécréants d'avoir trop bien tenu leurs rôles, Dou vient-il de leur infliger une punition: la bastonnade pour tous.

L'idée n'était pas sans originalité. Elle obtint de nous une grimace, alors que naguère nous l'eussions accueillie avec des éclats de rire. C'est que naguère nous connaissions encore la bonne humeur, tandis que depuis plusieurs jours le désespoir nous anéantissait.


8. Les charretées de fleurs.

Le jour baissait.

L'ingéniosité des soldats chinois, avec l'autorisation du commandement, sut improviser un éclairage de fête.

Des lanternes en papier surgirent de partout et vinrent piqueter la nuit de leurs lunes multicolores. Je ne remarquai point qu'il y eût, comme chez nous en pareille circonstance, des libations exagérées. Personne ne buvait, même. La joie générale se manifestait seulement par un abus exagéré de la parole.

Je n'eusse jamais cru le Chinois aussi bavard. Les pelotons de fantassins, de cavaliers, d'artilleurs, répandus par les rues et ruelles du camp, parlaient tous à la fois. C'était une cacophonie intolérable.

Pourtant tout ce monde avait l'air de s'entendre parfaitement. La joie était grande pour ces Chinois de savoir que l'objectif tant prôné par les chefs: Moscou, se devinait pour ainsi dire, désormais, au bout d'une splendide avenue, longue de plusieurs centaines de kilomètres encore, mais toute droite et balayée par le canon.

Quand les soldats eurent musé dans le camp, je m'aperçus à certaines sonneries qu'il était neuf heures.

— Voilà le moment qu'ils attendent avec impatience, me glissa Wang-Tchao: le cortège des gueichâs va venir.

— Des gueichâs?

— Parfaitement. Les Japonais nous ont appris à combattre, mais aussi à nous distraire. Nos honnêtes Chinois ignoraient jusqu'alors les petites chanteuses qui font tant de mal au Japon, car elles y désorganisent la famille, par l'influence déplorable qu'elles exercent sur son chef. Par ses chants, ses danses, ses excentricités, tout l'ensemble de sa profession bizarre, bien particulière aux Iles du Soleil-Levant, gueichâ fait du Japonais un homme sans moralité, qui abandonne sa femme — ses femmes, car il en a comme nous-mêmes tant qu'il lui plaît — pour courir après ces courtisanes. Nos instructeurs n'ont pas manqué de nous enseigner que la récompense la plus haute qu'un chef de corps puisse offrir à ses soldats lorsqu'il est satisfait d'eux, c'est, après une représentation théâtrale, la surprise d'une soirée dansante, où les gueichâs tournent lentement, font des pointes et miment toutes sortes de scènes au son des kotos(1) et des chamichens(2). Tenez, les voici qui arrivent. Voyez si nos bons Célestes se ruent vers le théâtre pour se disputer, comme tout à l'heure, les meilleures places.

(1) Sorte de harpe japonaise.
(2) Guitare à trois cordes.

En effet, la poussée de l'après-midi se renouvelait, mais plus violente, plus bruyante. Il y avait dans l'air des cris féroces et des coups de poing.

Je ne sais comment cela se fit, nous fûmes en quelques instants introduits dans une espèce de box, qui pouvait à la rigueur, en pareil lieu, mériter le nom de loge. Il y en avait ainsi une douzaine sur deux faces du rectangle qui servait de tremplin aux ballerines. Chaque compartiment était bondé d'officiers en grands uniformes, ceux-ci vieux Chinois, ceux-là jeunes Chinois, tous grignotant des graines, et une espèce de noisette que vendaient des débitants improvisés.

On se serait cru dans quelque théâtre d'Eté — chinois, bien entendu — à Changhaï ou à Pékin.

Les musiciens étaient revenus, frappant à tour de bras sur leurs pierres, peaux d'âne et tables de bois. Alors sous la clarté imprécise des lanternes enguirlandées, s'avancèrent soixante et quelques petites gueichâs, courtes, grasses et minaudières, dont la vue seule remplissait de tristesse nos yeux d'Européens. Mais il fallait voir la joie de tous ces Jaunes. On devinait à leur attitude qu'ils goûtaient là, devant ce corps de ballet lilliputien, les joies d'une récréation devenue nationale.

Takakokira, collé à nous, expliqua que ce même soir, à la même heure, six autres compagnies de gueichâs s'employaient à distraire l'armée du maréchal Dou sur d'autres points du camp, judicieusement désignés par l'état-major.

Je n'avais guère envie de questionner, comme bien on pense. Toutefois la curiosité native l'emportant, je laissai échapper l'interrogation toute naturelle, celle que Pigeon eût depuis longtemps «placée» s'il n'eût été totalement abattu par les pires pressentiments:

— D'où sortent toutes ces femmes-là?

Le confrère japonais se mit à rire en regardant l'officier chinois, comme si ma question eût représenté à ses yeux le comble de la naïveté.

— C'est bien simple. Elles sont le plus souvent dans les bagages de l'armée, qu'elles suivent en charrettes. Lorsque le général en chef est satisfait de la conduite de ses troupes, il fait avancer ces marionnettes vivantes, et récompense la valeur du soldat par une exhibition de ces mignonnes danseuses dans leurs ballets les plus réputés. Les Chinois n'ont pas été longs à s'engouer de leurs petites façons; ils sont devenus aussi enthousiastes que nous-mêmes de la danse et des danseuses. Vous allez voir ce délire lorsque va commencer la représentation chorégraphique.

Elle commença et nous vîmes, en effet, une soldatesque en folie hurler, trépigner, acclamer les successives figures de je ne sais quel opéra dansant, comme on disait autrefois chez nous. Il y avait des solistes, qui mimaient la principale action de la pièce, et des choeurs de dix et douze aimables nabotes, qui laissaient échapper, à bouche fermée, des mélopées parfaitement incohérentes, où je ne trouvais rien d'intéressant.

Malgré moi j'évoquais le souvenir de fêtes analogues, vues un peu partout sur les théâtres de nos capitales, et je comparais. Quelle misère que cette mimique japonaise, et quelle pitié que cette musique! La mélopée des Arabes, dans les cafés du Caire ou de Tunis, vaut dix fois ces airs qui ne sont pas des airs, mais des bribes à peiné rattachées ensemble.

— Musique de singes! pensais-je, musique de singes!


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Nous vîmes défiler ainsi trois divertisse-
ments japonais en une heure. (Page 886.)


Nous vîmes défiler ainsi trois divertissements japonais en une heure: histoires d'amour à dormir debout, enlèvements de gueichâs, déclarations agenouillées, meurtres. Le tout dansé sur la pointe du pied, dans une cadence toujours la même, horripilante, aux sons crus des lames de pierre, entrechoquées sur un rythme affreusement monotone.

Je m'ennuyais tellement que je me surpris à bâiller. En pareille circonstance! Il fallait que le spectacle fût vraiment pénible.

— La suite vous intéressera davantage, me dit le capitaine en me montrant une banderole sur laquelle on avait inscrit à la hâte, en chinois, bien entendu — ce qui faisait que je n'y comprenais goutte — le programme de la soirée.

Presque aussitôt cette suite commença.

Je ne vis point tout d'abord qu'elle se différenciât beaucoup de ce qui nous avait été servi jusqu'alors. C'étaient toujours les gueichâs qui faisaient des mimes, et prenaient des poses, et souriaient aux soldats, pour les encourager à bien se battre encore, et toujours, jusqu'à la mort.

Toutefois je remarquais que dans le fond du théâtre, derrière des rideaux que le régisseur avait disposés avant la représentation des danseuses, il se préparait quelque chose. Nous eûmes bien vite compris qu'il s'agissait d'organiser un défilé.

— En effet, quatre par quatre, les petites Japonaises, simulant des soldats, mimant le port d'arme, l'exercice du fusil, du sabre, de la lance, parodiant les cavaliers, les artilleurs, voire les monte-en-l'air, si peu brillants qu'ils fussent dans l'armée céleste, s'avançaient en bon ordre, au son d'une espèce de marche guerrière.

Pour la première fois l'ahurissant orchestre nous offrait un air nouveau, après avoir pendant deux heures impitoyablement raclé le même. Et cet air nouveau c'est celui de la Marseillaise! Du moins je reconnais des bribes de la Marseillaise, arrangée au goût de la Chine par quelque Rouget de l'Isle chinois. C'est grotesque et funèbre.

Nous voyons mieux les gueichâs, car elles défilent lentement, après avoir envoyé tous leurs sourires, quatre par quatre, de l'avant-scène à l'assistance qui trépigne.

Jamais leur peinture ordinaire, l'ochiror (poudre blanche) et le beni (rouge pour les lèvres) ne m'apparurent aussi crus, aussi déplaisants que sous la lumière des lanternes à verre brut que viennent d'apporter trente porte-falots, pour donner tout éclat possible à ce numéro de clôture.

Car il est vraisemblable qu'après cette manifestation patriotique on ira se coucher.

Je dis qu'elle est patriotique parce que je le devine à l'allure des premiers quadrilles. D'autre part, le maréchal Dou, qui n'a pas assisté aux danses, vient d'apparaître aux premières places avec les officiers, bousculant la plèbe. Celle-ci se tasse comme elle peut pour ne pas quitter la place.

Et puis le capitaine ne manque pas de continuer son rôle de cicérone.

— Elles représentent la marche de nos armées vers Moscou, fait-il sans avoir l'air d'attacher à la chose une grande importance.

Puis comme les simagrées continuent sur le théâtre à mesure que le défilé avance, plus bruyant, plein de chants belliqueux.

— Elles saluent nos valeureux maréchaux.

— Elles chantent la gloire des armes chinoises.

— Elles défient les Blancs au combat.

— Elles les tuent tous. Elles trépignent leurs cadavres.

— Sauf ceux des belles madames prisonnières, ricana tout à coup le confrère Takakokira...

Au même instant, une abominable chose se passait, et passait devant nos yeux. J'en fus syncopé au point que je dus m'appuyer sur le bras du capitaine pour ne pas tomber.

Quant à Pigeon, il était livide. Il ne pouvait retenir des sanglots.

D'un premier geste il essayait de se voiler les yeux, puis c'était le contraire, il dévorait des yeux sa bien-aimée, sa chère Ada que les misérables cabotines amenaient sur la scène, entre Mme Louvet et Mlle Raison, pour les faire figurer, symboliques victimes de nos malheurs, dans l'apothéose finale de la Chine victorieuse.

Et c'était vrai! Nous avions devant nos yeux, à quelques pas, nos trois compagnes de malheur.

Pour les offrir ainsi en spectacle à la foule abjecte de ses soldats, Dou les avait fait débarrasser de la cangue.

Elles avaient été ridiculement affublées, à leur tour, de kimonos disparates. Sur leurs visages amaigris, ravagés par les larmes, quelqu'une de ces poupées aux yeux torves avait étendu la poudre blanche, cerclé de noir les yeux, et coloré au beni les lèvres, les narines, les oreilles.

Un hoquet me suffoqua.

Les trois malheureuses femmes s'avançaient sur la scène, les yeux baissés, en se tenant par la main, encadrées de gueichâs qui chantaient à tue-tête et riaient comme des folles.

Par un mouvement combiné d'avance avec le régisseur de cette odieuse exhibition, les Japonaises s'effacèrent quand nos compagnes furent à l'avant-scène, et se turent. Alors je vis Dou faire des gestes et dire des mots que toute l'assistance répéta en riant stupidement.

Un ordre des geôliers fut transmis aux trois martyres; elles durent lever les yeux, qu'elles tenaient baissés comme on pense, sur cette assistance de maniaques excités, et saluer à la française, c'est-à-dire d'une révérence, le maréchal et ses milliers de magots qui rugissaient autour de lui.

— Ah! cette fois, c'en est trop, hurla Pigeon en montrant le poing comme s'il eût eu quelque chance de venger sa bien-aimée sur l'un de ces misérables.

Mais on ne répondit à l'éclat de sa fureur que par un rire prolongé, sinistre, qui me fit froid dans le dos, tant il résonnait lugubrement.

Miss Ada jetait une rapide coup d'oeil vers notre loge, ainsi que ses compagnes en larmes; puis toutes trois, vite entourées par les danseuses, disparaissaient pour regagner leur geôle, aux cris enthousiasmés des fanatiques.

Une sonnerie de trompettes.

La pluie, qui menaçait depuis le coucher du soleil, commence à tomber.

Sans mot dire, le capitaine nous reconduit dans notre sentine.

Comme il vient de nous souhaiter le bonsoir, il s'approche de mon oreille et me tient un singulier propos.

— Cette jeune fille est bien jolie, monsieur. Si elle veut consentir à m'épouser, elle n'a qu'un mot à dire. Et je la sauve!


9. Jaune et blanche.

J'étais tellement abasourdi par ce que je venais de voir et d'entendre que longtemps je ne me rendis pas compte de l'exacte situation où je me trouvais.

Vainement je cherchais Pigeon à mes côtés. Où ses geôliers l'avaient-ils emmené?

Les miens me faisaient des yeux féroces. J'eus beau chercher à raisonner; peine perdue!

Enfin au petit jour, après avoir vainement espéré le sommeil sur la misérable natte qui me servait de lit, je me rappelai ce que m'avait, dit le capitaine ami des Blanches.

Tout de même, s'il était sûr de son fait?

Si par un consentement tout diplomatique Miss Ada pouvait au moins sauver sa vie?...

C'était une idée comme une autre. Pourquoi pas, après tout? On voit des choses plus surprenantes que celle-là. Epouser un Chinois pour échapper au supplice, évidemment c'est dur, pensai-je en me mettant à la place de notre jeune amie. Mais pourtant...

Il faudrait, en tout cas, que la question fût posée à l'intéressée, et vite, car les jours de nos prisonnières étaient, je m'en doutais bien, près de leur fin.

Dès l'aube j'entendis du bruit. On poussait la porte de ma baraque. Mes surveillants se levaient pour saluer leur chef et le capitaine Wang-Tchao entrait, après leur avoir signifié de sortir.

Quelle surprise! Il n'était pas seul. Miss Ada l'accompagnait, frissonnante dans une houppelande de soldat qu'il lui avait jetée sur les épaules.

— Vous, Miss Ada! m'écriai-je, en prenant dans mes bras, comme un père eût pris sa fille, la fille de M. Vandercuyp. Vous ici!...

J'avais deviné l'idée du capitaine.

D'un regard il me la confirma.

— Vous avez compris, me dit-il, ce que j'attends de votre bon sens et de votre expérience, monsieur. Dites à Mademoiselle la proposition que je vous ai faite hier soir. Je la renouvelle par votre entremise. Les charmes de Mademoiselle m'ont pénétré jusqu'au plus profond du coeur. Je l'aime, je suis fou d'elle comme vous dites en France, et je viens formellement lui proposer le mariage. J'ai habité Paris trois ans; je suis au courant de votre vie mondaine; j'aurai pour elle tous les égards qu'elle est en droit d'attendre d'un mari respectueux et fier de la femme blanche qui l'aura loyalement accueilli. Ma famille est, comme moi-même, réformiste. C'est dire que Mademoiselle y sera estimée et choyée comme si nous fussions en Hollande ou en France. D'ailleurs, la guerre finie, je fais le serment d'aller vivre avec elle en Occident... Si elle consent à m'accorder la faveur grande que je sollicite, elle n'a plus rien à craindre du bourreau. Devenue ma femme, elle échappe aux plus effroyables supplices.

Miss Ada eut un tressaillement.

Mais ses veux restaient fixés à terre. Il semblait qu'elle n'osât regarder ni l'officier chinois, ni moi-même. Pourtant sa tête volontaire disait déjà non.

— Voyons, Miss Ada, sermonnai-je... Les instants sont précieux. Décidez-vous; acceptez la proposition de ce jeune capitaine. Le fiancé que vous adoriez est mort; vous êtes libre. Je ne dis pas qu'un autre mari, de notre race, de notre pays de France, ne serait pas plus tendrement écouté... Mais le sort le plus terrifiant vous attend; ne l'oubliez pas. Votre mort est certaine avant peu de jours. Ces Chinois sont impitoyables; Dou a décidé que nous péririons tous dans les pires tourments. Et vous savez ce que les Chinois entendent par là... Vous avez vu comme nous agoniser notre bon docteur Brondeix. Peut-être n'a-t-il pas encore fini de souffrir à cette heure sur la place où la pire torture lui a été infligée... Songez à ce qui vous attend, ma chère Ada, courageuse enfant, héroïque jeune fille! Songez à vos chers parents, à la joie que vous leur causerez en sauvegardant votre existence par un compromis qui, après tout, n'a rien que d'insolite. On épouse peu les Chinois en Europe, mais il y a commencement à tout. Décidez-vous pour l'affirmative, je vous en supplie! Au lieu des horreurs du martyre, réservez-vous les joies de la vie, de la liberté, du mariage, de la maternité. Aimez cet homme qui s'offre à vous garder la vie! Aimez-le d'abord comme votre sauveur. Soyez sa femme par reconnaissance; le reste viendra plus tard...

Sur quel ton débitai-je cette homélie? Il ne devait pas être très heureux.

A la vérité je n'en pensais pas un mot, malheureusement.

Si je désirais de tout mon être voir Miss Ada sauter ce pas affreux et chercher le salut dans un mariage de raison, je ne pouvais me faire à l'idée d'une alliance de ce Jaune avec cette jolie Blanche. Je pressentais entre ces deux êtres un insurmontable obstacle...

Miss Ada leva lentement ses grands yeux vers moi.

Puis, m'ayant pris les mains d'un geste brusque, elle me regarda, fixe, résolue, et laissa tomber cette simple déclaration qui fermait toute issue:

— Je suis dépositaire des secrets les plus intimes de mon cher Tommy. De toutes les idées qu'il m'a inculquées celle qui m'a frappée le plus vivement se résume en quelques mots: l'empire britannique a commis la grande faute de s'allier pour un temps avec un peuple jaune. Que jamais aucun pays de l'Europe ne retombe dans cette erreur! Que jamais nulle fille blanche n'épouse un Asiatique! Elle forgerait le malheur de sa race!...

La Jeune Hollandaise me regarda encore, et me prit cette fois la main avec volonté. Elle tremblait nerveusement. — Jamais, dit-elle, en jetant au Chinois un regard où il y avait de la fierté, et un peu de compassion aussi.


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— Jamais! répondit la jeune fille. (Page 889.)



10. La Kitaïgorod reconquise.

Pendant les six jours qui suivirent je menai l'existence d'un vil bétail. L'armée levait le camp à cinq heures du matin; on me hissait dans une charrette chinoise, sorte de cercueil roulant bâché de cuir et de bois, qui suivait les troupes à plusieurs milliers d'exemplaires; et jusqu'au soir je ne voyais que le dos du muletier qui me conduisait.

De chaque côté de l'incommode véhicule! totalement dépourvu de ressorts, est-il besoin de le dire, chevauchaient mes surveillants, des malandrins qu'on rendait responsables de ma vie sur la leur, sans doute. Je les entrevoyais à peine. Mais à chaque instant je les sentais, invisibles et présents, de l'autre côté du rideau de cuir qui fermait la voiture.

Vers midi, une halte, au milieu des apprêts gastronomiques, peu compliqués pourtant dans les armées d'Asiates.

L'un des escogriffes qui m'escortaient montait dans la charrette et me faisait avaler de force la poignée de riz, toujours avec le même geste bestial.

J'avais beau protester, déclarer que je ne songeais nullement à me laisser mourir de faim; ce procédé est si souvent employé en Chine et dans les pays slaves par des inculpés pour se soustraire aux supplices corporels, ou à l'ennui des procès, que mes geôliers avaient l'ordre de ne pas écouter mes plaintes et de me gaver de force. C'était ignoble.

La voiture qui me portait n'eut, pendant les trois premiers jours, de communications avec personne.

Je remarquai le nombre insensé d'autres charrettes qui la précédaient, qui la suivaient, qui s'embourbaient comme elle, pour quelques minutes, dans l'affreux magma de la plaine russe, détrempée par les pluies chaudes du printemps.

Mais cet immense convoi ne véhiculait que des soldats auxiliaires, des éclopés, ou des provisions de bouche, du fourrage pour les chevaux, des munitions.

Le soir on campait sous les tentes rapidement plantées. Je partageais la mienne avec mes surveillants, qui dégageaient l'odeur caractéristique du Chinois, l'une des plus répugnantes que je connaisse.

Il ne cessait de pleuvoir; on avançait tout de même; je le voyais à l'allure des animaux.

Devant nous les multitudes armées devaient forcer de vitesse pour entrer dans Moscou à quelque date fixe, favorablement notée sur le calendrier.

Pas une seule fois je n'aperçus un visage blanc.

Où pouvaient être mes compagnons de captivité? Et le capitaine qui ne boudait pas sur le croisement des races? J'eusse été bien embarrassé de le dire.

A perte de vue je ne voyais devant moi, sur les steppes, que des charrettes chinoises et encore des charrettes chinoises, battues lamentablement par les averses.

Ce voyage était déprimant au possible. Le soir j'avais les reins brisés. Il me paraissait inadmissible que mes compagnons de captivité eussent été mis à mort puisque l'armée n'avait cessé, pour ainsi dire, d'avancer pendant trois jours. On faisait de la route. Sûrement les généraux chinois n'avaient plus rien à redouter devant eux, et leur hâte d'entrer à Moscou se comprenait.

Quel triomphe pour la race jaune! Quelle plus probante affirmation de sa supériorité?

Moscou! Nous allions à Moscou! Je surprenais çà et là des bouts de conversation entre officiers, quand le hasard en amenait aux alentours de mon camion. Ils étaient tout fiers de se savoir si près du but. L'un d'eux me cria en passant, dans un argot de faubourg parisien qui ne laissa pas de me surprendre, je l'avoue:

— Encore quatre jours et on aura repris la Kitaïgorod. Voilà qui est chouette!

Où ce Chinois avait-il appris de si triviales expressions? Je le devinais trop. Tout de même je trouvai que ces officiers, qui venaient si nombreux étudier en France, ne retenaient pas de notre enseignement ce qu'il y avait de mieux.

Le quatrième jour j'appris, par un de ces traînards, que nous avions couché la nuit précédente dans les plaines ondulées de Tchernoziom, les terres noires, où vient s'adoucir le relief de la Russie méridionale.

Puis le cinquième, ce fut Riazan, qui nous apparut au soleil couchant. Les pluies avaient enfin cessé.

Ce soir-là, par le plus grand hasard, ma charrette se trouva voisine de celle de Miss Ada. La malheureuse fille était seule, étendue sur des bottes de paille.

J'appris alors que dès le premier jour du voyage elle avait été séparée de ses compagnes, lesquelles occupaient solitairement deux autres voitures. Un galant officier l'en avait informée la veille, après lui avoir demandé très naïvement, à son tour, si elle ne consentirait pas à faire son bonheur en l'épousant, ne fût-ce que pu échapper au martyre.

— Vous avez encore refusé? lui demandais-je presque sévère.

— Pensez-vous!

Une fois déjà ce «pensez-vous» m'avait été opposé par je ne sais plus qui.

Sa vulgarité me troubla; mais nous n'en étions pas à une expression près.

Je voyais bien que la fiancée de Tom Davis ne consentirait jamais à s'évader du malheur par l'une ou l'autre de ces mésalliances que son Tommy avait si énergiquement condamnées devant elle.

Comme je lui demandais si elle n'avait pas revu le capitaine Wang-Tchao, elle me répondit d'un signe de tête négatif, comme quelqu'un dont l'esprit est ailleurs.

— Et Pigeon? mon pauvre ami, que devient-il, celui-là?

Dans «celui-là» ma voix avait mis une intention: La jeune fille n'eut garde de la méconnaître.

— Comme il m'aime, répondit-elle sans ambages, et comme il voudrait accomplir un miracle pour me le prouver! Mais je le crois sur parole, et les miracles ne sont plus de notre temps. Si je ne le revois pas avant d'aller au martyre, mon bon ami, dites-lui, voulez-vous, que j'ai dans mon coeur une petite place pour lui. Oh! toute petite, car l'Autre, vous n'en doutez pas, a tout accaparé. Même après qu'il est mort Tom Davis survit dans ma pensée; il y vivra jusqu'à ce que le souffle se retire aussi de moi. Mais M. Pigeon s'est montré si bon, si courtois, si tendrement sincère que je voudrais l'en remercier. Comme il peut se faire que nos destinées ne se rencontrent plus, dites-lui bien, au cas où je ne le reverrais pas, que son souvenir apaise mes angoisses dès que je l'évoque, et qu'à force de prévenances il a conquis des droits à mon affectueuse reconnaissance.

— De sorte que s'il vous offrait, lui, de épouser avec la certitude d'échapper à la mort abominable qui nous est à tous réservée, vous ne diriez pas non?

La jeune fille ne me répondit que par un soupir; mais ce soupir était significatif.

— Malheureusement, complétai-je, ce n'est pas de l'un de nous que peut venir le salut. Il n'y faut pas songer. Nous sommes tous les deux, Pigeon et moi, aussi étroitement surveillés que vous-mêmes, pauvres femmes! Le salut pour vous, Miss Ada, ne peut venir que de l'un de ces magots. Encore une fois, je vous en supplie, sauvez vôtre vie en acceptant l'un ou l'autre!

Mais la tête volontaire s'obstina une fois de plus à faire des signes trop nets de dénégation pour qu'il y eût lieu d'insister.

Au demeurant il n'était plus temps de nous attarder au dialogue. L'armée se remettait en route. Pendant trois jours encore on avança dans l'Ouest, toujours suivant en cohue l'armée du maréchal Dou. = Enfin, le 20 avril, à ce qu'il me sembla, le camp fut levé au milieu d'un tintamarre inaccoutumé. On nous faisait passer au milieu des régiments de la dernière brigade pour nous encadrer, en vue de quelque défilé solennel.

— Nous sommes à Moscou! me cria un cavalier que je n'eus pas le temps d'arrêter pour lui demander des détails.

Mais j'avais reconnu notre capitaine, celui que nous n'avions pas revu depuis dix jours!

Il galopait vers le front. Des sous-officiers vinrent grouper nos charrettes dans le but évident de produire un effet sur les populations.

Les toitures des guimbardes furent enlevées, de manière que chaque prisonnier ou prisonnière apparût au grand soleil — il chauffait déjà comme en été — libre en apparence, et prêt pour la mort prochaine. J'aperçus ainsi Pigeon, qui n'avait plus la force de se retourner pour nous chercher des yeux, puis Miss Ada, Mlle Raison, Mme Louvet, enfin, et beaucoup d'autres Blancs que je ne connaissais pas: des Russes, sans doute, des Autrichiens, des Anglais, faits prisonniers par l'armée qui nous précédait, et qui venait pendant ces trois jours de livrer la décisive bataille.

Comme César à son retour de la Gaule, les maréchaux chinois, leur jonction opérée, devaient mettre leur point d'honneur à faire traverser la ville sainte de la Russie par un énorme contingent de troupes, suivies d'une kyrielle de prisonniers.

— Il n'y manque guère que les cages, allais-je dire lorsque dans le lointain j'en aperçus des douzaines, posées sur des chariots que traînaient les animaux les plus divers.

Il y avait là, devant nous, plus de deux cents prisonniers comme nous-mêmes, c'est-à-dire réservés par la cruauté chinoise à de prochains supplices.

Le programme se déroula tel que je l'avais prévu; nous étions bien aux portes de Moscou.

Dès que le soleil fit étinceler au lointain les coupoles de ses quatre cents églises, nous entendîmes le canon.

D'interminables salves tirées de la terrasse du Kremlin disaient la victoire colossale des Chinois sur les puissances blanches, et marquaient cette étape du flot jaune.

Un lot de bannières avec des devises fut déployé devant nous.

Kitaïgorod est reprise par ses fondateurs, me dit triomphalement le confrère Takakokira, qu'on n'avait pas revu, lui non plus, depuis le départ pour la grande marche en avant.

Aux yeux des intellectuels, chinois et autres, qui caracolaient autour de Vou, de Tsou, et de Dou, c'était comme pour nos croisés d'Europe, aux temps anciens, la conquête de Jérusalem.

Les batailles en avant n'avaient pas manqué d'être chaudes, pendant les derniers jours, entre Russes attachés à leur sol et Chinois déjà victorieux des Européens. Nous avions entendu constamment le canon. Mais toute résistance était devenue inutile.

Comme nous entrions dans la ville, entre deux haies de moujicks qui criaient, hébétés: Vive la Chine! Vivent les Chinois! une scène impressionnante se passa devant le Kremlin.

On y vit cette chose à laquelle nous n'eussions jamais cru en 1908.

Le gouverneur russe, réduit à l'impuissance, vint apporter aux maréchaux chinois les clefs de la ville sur un coussin revêtu de pierreries.

Démarche de pur symbole, puisque la ville n'a plus de portes qui ferment à clef.

Mais les vainqueurs l'avaient voulu ainsi. Et ils avaient autorisé une nuée de reporters-photographes à perpétuer pour l'histoire cette cérémonie incroyable, que toutes les cloches soulignèrent de leurs carillons pendant plus de trente minutes.

Quant au canon de fête, il ne cessa de tonner jusqu'au soir sur les deux rives de la Moskowa.


Illustration

Ce fut dans cet équipage que nous entrâmes à Moscou. (Page 892.)



11. Sinistres apprêts.

Ainsi c'était vrai!

Ce fait inouï, invraisemblable, auquel personne n'eût voulu croire quelques mois plus tôt, venait de s'accomplir sous mes yeux. Les Chinois étaient les maîtres de Moscou!

Quelle épopée sinistre avait dû précéder leur entrée dans la Kitaïgorod reconquise, comme ils disaient!

Quelles sanglantes batailles, quelles savantes manoeuvres de retraite, quels prodiges de bravoure il convenait de porter à l'actif de nos armées blanches depuis le 1er janvier jusqu'à cette fin d'avril!

Quatre mois avaient donc suffi pour que la fameuse théorie du nombre triomphât de la science militaire et de la bravoure!

Quatre mois, et c'était assez pour que des millions de Chinois eussent inondé la Sibérie, puis la Russie d'Europe!

Vaincus en apparence au cours de dix batailles rangées, par les Blancs de toutes les nationalités, ils demeuraient les conquérants qu'ils avaient promis d'être, grâce à l'infiltration pénétrante, indiscontinuée, de leurs masses sans cesse accrues.

En avait-on tué! En avions-nous abattu! Et par le fer et par le feu aussi bien que par le bacille! Mais rien n'avait pu tenir contre les fourmilières jaunes. Je l'avais prédit tout le premier, d'accord avec les Chinois au surplus. Devant le Nombre le Courage est quelque chose, mais ce n'est pas assez.

Quelles pages d'histoires notre génération venait-elle donc d'écrire et de vivre!

L'Europe traquée chez elle par l'Asie victorieuse! Où allions-nous?

Quel avenir s'ouvrait à présent devant les peuples civilisés de l'Occident?

A quelle dispute ne manqueraient-ils pas d'aboutir? Car on se dispute toujours, entre alliés, quand on n'a pu vaincre.

Longtemps des considérations de ce genre se promenèrent dans ma tête tandis qu'autour de nos charrettes les masses d'infanterie ne cessaient de défiler sur la place Rouge, au pied des murs du Kremlin.

Les trois maréchaux étaient là, flanqués d'un état-major superbe. Ils avaient fait ranger tous les Européens captifs à quelques pas d'eux. Nous pouvions ainsi les regarder sans contrainte et mesurer à leur exubérance l'étendue de notre malheur.

Musique en tête, si l'on peut parler d'une musique chinoise sans offenser le bon sens, les régiments défilaient sans interruption, traversant de l'Est à l'Ouest la fameuse place Rouge pour gagner les vastes plaines environnantes, le champ Kondinskoië entre autres, assez vaste pour permettre à un demi-million d'hommes de camper à l'aise.

Cette frénétique traversée de la ville dura jusqu'au soir. A la nuit tombée il passait encore des brigades entières, de la cavalerie, des canons, des chariots pleins de munitions, de vivres, de tentes, d'équipements et d'armes.

D'où pouvait sortir tout cela? Et comment tant de convois indispensables pouvaient-ils suivre encore aussi régulièrement les armées chinoises à une pareille distance des frontières de la Chine?

Tel était le problème dont je demandais en vain la solution à mon cerveau déprimé, histoire de ne plus penser pendant quelques instants à la tragique situation qui nous était faite, lorsque je vis former autour de nos charrettes un cordon de sentinelles. Il devenait évident que nous passerions la nuit là, sur la place Rouge.

Nous l'y passâmes, en effet. Quand je dis nous, je veux parler des deux ou trois cents prisonniers que les Chinois avaient amenés avec leurs bagages, Européens de nationalités diverses dont la capture avait été faite un peu partout depuis plusieurs jours par Dou, Vou et Tsou.

Pour qu'on nous eût ainsi parqués, sans nous faire descendre de nos voitures, il fallait il y eût une raison.

Je ne tardai pas à la deviner.

Nous étions tout arrivés pour la dernière cérémonie! C'était là, sur cette place Rouge, ou Krasnaia, que nous allions mourir, évidemment.

Et vite, si j'en jugeais par les apprêts des ignobles saturnales que les maréchaux venaient d'ordonner.

En effet, vers deux heures du matin, comme un brouillard glacé enveloppait toutes choses, je vis des lanternes se balancer par douzaines sur le grand rectangle où nous étions rangés, dans nos cercueils à roues.

Les toits ronds en avaient été rabattus par nos surveillants. Prévenance dont nous connaissions tous la raison, toujours la même: nous préserver d'une mort naturelle pour que la foule, assoiffée de distractions cruelles, ne fût pas privée d'une seule scène au cours de la tragédie qu'on préparait.

Il me suffit d'un peu de logique — ce qui m'en restait ne valait pourtant pas grand'chose — pour comprendre que nous étions là des victimes marquées pour distraire pendant quatre ou cinq jours l'armée chinoise en liesse.

Elle avait bien droit à quelques exécutions sensationnelles, cette plèbe armée que les maréchaux amenaient du fond de la Chine, avec tous ses instincts et ses vices héréditaires.

Victorieuse en fin de compte et campée dans la ville sainte de l'ennemi, elle méritait une récompense.

Je devinai bientôt que les prisonniers réunis et gardés là, sur cette place, devraient contribuer à une nouvelle fête de la victoire, autrement ample: que celle dont le maréchal Dou avait régalé ses soldats quelques jours plus tôt.

Alors l'image effrayante de notre pauvre docteur se dressa devant mes yeux. Je me demandai si le jour qui allait se lever ne serait pas celui de mon supplice, à moi, et si je n'étais pas déjà condamné par Dou à subir la torture épouvantable du rat qui se promène...

Pour l'écarter de mon esprit, j'en étais réduit à me dire que les Chinois, experts dans l'art de torturer leurs prisonniers, connaissaient bien d'autres tourments pour ôter la vie à un homme et que peut-être choisiraient-ils dans leur répertoire un moyen moins douloureux de me faire expier la couleur de ma peau.

Machinalement je passai en revue, les yeux fermés, au fond de la charrette que gardaient de vigilants factionnaires, ce que je savais des raffinements asiatiques.

Après que mes yeux avaient vu les lumières, mes oreilles perçurent des bruits sinistres. Autant dire qu'un sommeil espéré depuis de longues journées n'allait pas encore me calmer ce matin-là. On frappait à grands coups de marteau. On clouait. Sans doute des ouvriers dressaient les échafauds qui verraient notre martyre! Au nombre inusité de coups dont les sonorités se répercutaient dans le silence funèbre de la place encore obscure je devinai que ces échafauds seraient nombreux.

Pourtant on ne pouvait — il me semblait qu'on ne pût — nous exécuter tous le même jour. Nous étions trop. Les bourreaux eussent été, eux, trop peu. Et comme la mort chinoise doit être lente pour être bien cruelle, il me parut évident que nous dussions aller au martyre par «fournées».

Je ne me trompais pas. Quand l'aube blafarde éclaira une sinistre avenue d'échafauds et de gibets, j'entendis un cri d'horreur sortir de toutes les poitrines.

Les prisonniers blancs étaient debout ou agenouillés dans les voitures, et regardaient avec épouvante la hideuse machinerie se dresser dans le brouillard du matin: des poteaux, des tréteaux, des mâts, des bras, des chevalets, des roues, des bâtis de bois aux formes inexplicables.

J'étais hypnotisé par la contemplation de cet arsenal de la douleur lorsqu'une voix mordante dit assez haut auprès de moi:

— On croirait voir les carcasses d'un feu d'artifice.

Je me retournai.

C'était l'insupportable Takakokira.

D'où venait celui-là? Il était plus habile de le lui demander que de bouder encore. Je l'interrogeai.

Sa réponse me brisa le coeur et les jambes, car pour l'écouter je dus m'asseoir dans la charrette.

Il venait précisément me mettre au courant de la cérémonie qui devait commencer au lever du soleil. Ce serait, à l'occasion de l'entrée dans la Kitaïgorod reconquise, un défilé de supplices comme jamais les Chinois n'en avaient encore vu, même en Chine.

— Vous êtes deux cent cinquante à passer, dit-il en allumant une cigarette, à raison de cinquante chaque jour. Mais vous pouvez dormir tranquilles, vous et M. Pigeon, quelques nuits encore. Sur ma demande on vous a reportés à la dernière séance, dans cinq jours. C'est toujours ça de gagné. J'espère que vous vous souviendrez de ce petit service quand vous serez dans votre fameux paradis?...


12. La chemise de fer.

Ce Jap, bouddhiste ou shintoïste, persiflait le paradis chrétien: Je ne retins que ses renseignements si cruellement positifs.

Nous avions encore, avec Pigeon, cinq jours à vivre!

Sans doute vous n'avez jamais passé par là, et je vous en félicite. Laissez-moi vous dire, cher lecteur, par quoi se caractérise l'impression qu'on éprouve à l'annonce d'une pareille nouvelle, du moins celle que je ressentis.

Ce fut comme un écrasement, un écrabouillement plutôt, de toute ma cervelle.

On m'eût frappé l'occiput d'un formidable coup de maillet que les fragments en eussent jailli au loin. Il me sembla que ce phénomène physique vint de s'accomplir.

Instinctivement je portai les mains à ma tête, persuadé que ce complément du corps humain, dont l'homme est si fier, ne tenait plus sur mes épaules.

Cinq jours encore! Instantanément la conception du mot jour et de sa durée se modifia dans mon esprit. Je ne me figurai plus qu'il fût question de cinq fois vingt-quatre heures, mais de cinq heures, de cinq petites heures! Et dès cette minute affreuse je sentis une sueur froide inonder tout mon corps. On m'eût plongé dans un bain glacé que je n'eusse pas éprouvé une autre impression physique. C'était un malaise atroce.

— J'ai froid, dis-je assez haut, comme les factionnaires qui nous surveillaient venaient de débâcher la voiture.

Alors un spectacle stupéfiant me rendit à la connaissance exacte du temps. Le soleil enflammait de ses rayons tout l'attirail des supplices. C'était abominable.

Dix ou quinze mille Chinois envahissaient la place, avides de se repaître de la souffrance des Blancs dont on leur avait promis la peau pendant toute une semaine.

Autour de moi un grand va-et-vient des voitures commençait déjà.

Aux ordres criés par les officiers qui dirigeaient l'opération je compris qu'il s'agissait de distribuer à chaque charrette le numéro d'ordre qui lui revenait.

Une patrouille passa auprès de mon tombereau et remit au conducteur une longue baguette en bambou, sur laquelle s'appliquait une pancarte en papier jaune, revêtue de caractères chinois.

Avec des rires sauvages mes gardiens vinrent me fixer cet écriteau infamant sur la nuque.


Bouchon de paille, emblème, hélas, d'ignominie...


Ce vers de je ne sais plus qui me revint à l'esprit tandis que les odieux bonshommes me passaient un ligament de cuir autour des épaules et du cou.

Ils ajoutèrent, en me crochetant le menton, que je devais à partir de ce moment me tenir droit dans la voiture, et debout, afin que le peuple pût facilement lire sur le papier mon nom et l'énoncé sommaire de mon crime.

Aussitôt la charrette se mit en marche, Où me enduisait-on?

— Sur la terrasse du Kremlin, me dit le capitaine, subitement revenu.

D'un bond de chat il avait sauté dans la voiture et se tenait, debout, lui aussi, à côté de moi.

Je compris en jetant un coup d'oeil sur le singulier cortège que formaient toutes les charrettes, qu'il jouait dans la mienne le rôle du confesseur, de l'homme chargé d'accompagner son patient jusqu'au bout.

Wang-Tchao m'avait évidemment réclamé, par sympathie peut-être.

Dans les autres voitures se tenaient de même près de deux cents de ses collègues, officiers de toutes armes et de tous grades qui entamaient le dernier entretien avec leurs clients, entassés jusqu'à dix dans une même charrette,

Je remarquai que trente ou quarante de ces voitures seulement s'engageaient sous la porte Spaskiia, ou du Sauveur, qui donne accès dans le Kremlin.

Sous cette porte épaisse, lourdement voûtée, que des chapelles encadrent, il est entendu que chaque passant doit ôter sa coiffure, comme s'il entrait dans une église. Ainsi le voulut le tsar Alexis Mikhaïlovitch au XVIIe siècle, lorsqu'il apporta de Smolensk l'image du Sauveur, l'icône vénérée qui demeure comme le palladium ingénu du Kremlin.

Je m'apprêtais à saluer du chapeau, mais je dus constater que ma tête était restée nue.

Il le fallait bien, pour que la baguette et la banderole en papier pussent tenir debout.

Le passage est sombre. Quand nous revîmes la grande lumière, ce fut pour mes pauvres yeux un éblouissement, et quel abominable spectacle!

Tout au long de la terrasse du Kremlin, s'alignent et s'entremêlent de vieux monuments en pâtisserie polychrome: le couvent Vosnessensky; le palais Nicolas; le couvent de Tchoudoy; l'Ivan-Véliky, clocher historique, d'où Napoléon et ses maréchaux regardaient la fortune se détacher d'eux; la cathédrale Ouspensky, où l'on couronne les tsars; la cathédrale Blagoviéchtchensky, dix autres palais ou casernes.

Au loin s'apercevait, dans les flammes de l'aurore, la partie basse de Moscou, celle que j'avais vue brûler quatre mois plus tôt, et ses centaines de clochers surmontés de doubles croix d'or, de chaînés d'or, de sphères d'or. Le commandant de halte nous fit arrêter tout près de la reine des cloches, ou Tsar-Kolokol, qui est la plus grosse du monde et ne put jamais sortir de cet endroit où elle a été fondue. Alors mes yeux, déjà papillotants en face du soleil qui s'avançait vers nous, s'emplirent de larmes à la vue du plus odieux des spectacles. Sur la terrasse du Kremlin l'avenue des supplices de la place Rouge se continuait.

Les gibets, chevalets et autres étals de chair humaine étaient réservés là, sur ce boulevard magnifique, aux martyrs de marque, dont nous étions sûrement.

Je constatai en effet que tous les prisonniers qu'on avait amenés portaient la marque de papier jaune, comme moi-même. Il y avait, face à la Moskowa, une dizaine d'échafauds dressés pour la torture. Et déjà tous étaient occupés par ceux qui devaient passer avant midi.

La foule des soldats chinois, sans armes, par groupes de dix et quinze, baguenaudait déjà autour des martyrs, dont j'entendais les cris lamentables monter dans le ciel.

Quel ne fut pas mon chagrin lorsque je constatai sur le premier tréteau qui se dressait à dix pas de moi la présence d'une femme: Mme Louvet!

La digne sous-directrice du train sanitaire! La bonne mère de famille qui avait quitté ses propres enfants pour venir en Russie soigner les enfants des autres! La pauvre femme! Comme elle hurlait dans les mains des bourreaux! Mais je crois bien que les rires d'une foule sanguinaire, impitoyablement sauvage, couvraient l'atroce et déchirante expression de sa douleur.

Le capitaine, très calme, me dit simplement:

— Elle souffrira beaucoup. C'est la chemise de fer. En temps de paix les mandarins qui sont chargés de rendre la justice l'infligent aux femmes adultères.

Pauvre Mme Louvet! Je n'osais la regarder...

Mais ce fut plus fort que moi. Je regardai.

Alors mes jambes fléchirent, et en dépit de la consigne je tombai brutalement assis sur le banc de la carriole découverte...

Sous mes yeux j'avais là une malheureuse dont le corps était nu, du bas-ventre jusqu'à la tête. Ses cheveux étaient relevés sur la nuque, en chignon à la chinoise, et les bourreaux avaient piqué dedans la baguette avec sa pancarte explicatrice.

Deux hommes venaient de passer à la patiente une espèce de cotte de mailles en fil de fer très fin, qui la prenait au cou et descendait jusqu'à ses cuisses.

Lorsque cette armature légère fut ajustée sur la peau, moulant les épaules, les bras, qui étaient très forts, les seins développés et le ventre assez proéminent, les misérables se jetèrent sur les deux bouts d'une ceinture et la bouclèrent au plus près, de manière à faire ressortir la peau entre les mailles de fer, par centaines de petites proéminences.

La malheureuse a crié follement sous la compression violente de tout son corps. Aussitôt ont apparu les languettes de peau blanche.

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 29. Dans l'avenue des supplices.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)


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