Roy Glashan's Library
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Vous ne voyez donc pas, lui disais-je, ce cosaque
géant qui s'avance vers nous à toute allure?
Le corps fut rapidement incinéré,
suivant l'ordre du général. (Page 834)
Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de La Guerre infernale, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, Miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs...
Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique l'auteur de ce récit, correspondant du grand quotidien français l'An 2000. Suivi de son dévoué secrétaire Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le journaliste, après avoir assisté à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur, M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne. Ils trouvent la Russie profondément troublée; le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou, immobilise les chemins de fer, arrête les trains de munitions. Les troupes alliées sont forcées de reculer. M. Martin du Bois succombe dans la retraite. En vain un savant russe essaye de barrer la route aux envahisseurs en déchaînant dans leurs rangs le choléra dont il sème les microbes dans une nappe souterraine. Le même fléau frappe traîtreusement les armées d'Europe. La situation semble désespérée, quand l'arrivée inopinée de Miss Ada redonne du courage à tous. En empruntant la voie de mer, la courageuse jeune fille a réussi à faire passer un train sanitaire dont les fourgons sont remplis de projectiles perfectionnés. Mais la chance tourne à nouveau. La soeur de Tom Davis, miss Nelly, Tom Davis lui-même tombent, frappés par le terrible mal asiatique. C'est dans un poste avancé, commandé par un lieutenant, que le fiancé de Miss Ada agonise. On arrive trop tard pour le sauver.
M. Lebreton — c'était le nom du lieutenant — s'apprêtait à téléphoner au général Lamidey lorsque nous étions arrivés.
Je le priai de m'accorder cette triste faveur.
Quand j'eus à mon oreille le petit instrument, si commode et si terrible, je crus que je ne saurais plus m'en servir. Il me semblait impossible de mettre en ordre mes idées.
Bien qu'il fût évident que cet appareil communiquât avec un appareil semblable, placé dans la maisonnette du général, je me demandais si c'était bien au chef de notre corps que j'allais parler.
Au premier appel, le général me répondit. La nouvelle que je lui apprenais ne le surprit guère; il l'attendait. Elle lui paraissait inéluctable après le télégramme de service que le lieutenant lui avait expédié le matin même. Il me le dit d'une voix attristée.
Quand nous eûmes échangé des condoléances et plaint tous deux miss Ada je m'occupai de savoir quelle conduite nous devions tenir.
Le citoyen anglais que nous venions de trouver mort dans cette cambuse n'était pas seulement mon ami, le compagnon de mon voyage inattendu à la Louisiane et dans l'Arizona. C'était un personnage important du gouvernement de son pays, un très haut fonctionnaire. Que devions-nous faire de ses restes?
Le général nous demanda une demi-heure. Il allait consulter, à Perm, son collègue Smithson, après lui avoir communiqué la triste nouvelle.
L'avis du général anglais fut formel. Il fallait brûler le corps sans délai. J'appris ainsi que, sous aucun prétexte, le gouvernement du roi ne voulait autoriser l'entrée d'un cholérique, mort ou vivant, sur les territoires russes occupés par son armée.
Sur l'invitation du général français, nous rédigeâmes un acte de décès que le docteur Brondeix emporterait au camp d'Orenbourg, revêtu de nos trois signatures.
On demanda du bois mort aux paysans de Niojine, et en deux heures le corps de Tom Davis, horriblement tuméfié, fut consumé dans ses couvertures, derrière la station. Sur la tombe où j'enfermai ses cendres, je plantai une croix de bois grossière, où je gravai ces mots avec la pointe de mon couteau:
Sir Thomas Davis, 7 avril 1938.
J'avais demandé au docteur l'autorisation de prendre dans les poches du défunt son portefeuille, sa montre, son argent.
De ses doigts je voulais détacher une bague que j'eusse remise avec le reste à sa fiancée. Mais, le médecin, par prudence, ne voulut pas m'autoriser à emporter le plus petit souvenir.
— C'est dur, dit-il, en pensant comme moi-même à la malheureuse jeune fille; mais je serai plus tranquille ainsi. Le cas est de ceux qu'on ne rencontre plus guère. Il a été foudroyant. Il faut éviter autant qu'on le pourra toute contamination. La transmission des objets est dangereuse; on ne s'explique pas pourquoi, mais ce n'est pas nécessaire. Le fait seul importe...
La nuit venait. Nous allions reprendre la direction d'Orenbourg, après avoir confié la garde des restes de notre ami au lieutenant Lebreton.
— Tant que je serai là, nous dit-il avec une pointe de mélancolie, rien à craindre... Mais dès que je n'y serai plus...
— Pensez-vous donc, demandai-je, n'être plus ici pour longtemps?
— Les nouvelles que j'ai de là-haut — le lieutenant indiquait la région où se trouvaient les Turcs, vers le Nord — sont inquiétantes. Mes hommes causent comme ils peuvent, en reconnaissance, avec les soldats turcs. Ceux-ci leur ont laissé comprendre hier soir que la face des choses allait changer par ici.
Le téléphone se mit à tinter. L'inévitable venait de se produire à Orenbourg.
Miss Ada, informée par Pigeon de la catastrophe, voulait à tout prix nous rejoindre, voir au moins la tombe de son fiancé, et apprendre de nous les plus complets détails sur ses derniers moments. Après quoi...
Cet « après quoi », Pigeon le redoutait, nous disait-il. Il importait de surveiller étroitement la jeune fille. Sa douleur était telle qu'il fallait tout craindre.
La pauvre enfant exigeait qu'on lui donnât une locomotive, à son tour, pour la conduire vers Niojine, et Pigeon nous annonçait qu'il l'accompagnait, ainsi que le général Lamidey et deux officiers d'ordonnance.
Le grand chef voulait voir Niojine, lui aussi, pour d'autres raisons.
Le train spécial arriva dans la nuit. Mme Louvet et Mlle Raison soutenaient leur jeune directrice, qu'il fallut descendre du train, comme une morte, tant la douleur l'avait brisée. Appuyée sur le bras de Pigeon, elle s'achemina lentement dans l'obscurité vers la tombe qui l'attirait.
Nous la suivions tous, tête nue. Des porte-lanternes éclairaient le triste cortège.
C'était surtout poignant, à ce qu'il me sembla, parce qu'on ne disait rien.
Que dire, en pareil cas, qui ne fût au-dessous de la triste réalité?
Adresser des condoléances? Faire des phrases? Hypocrisie!
Nul de nous n'avait cherché à détourner de son objet, fût-ce par un mot, l'immense douleur de Miss Vandercuyp. De sorte que nous n'entendions que le bruit de nos pas, couvert toutes les dix secondes par des sanglots déchirants.
Appuyée sur le bras de Pigeon, la malheureuse
s'avançait vers la tombe de son fiancé. (Page 834.)
Bientôt nous fûmes devant le carré de terre fraîchement remuée, et les lanternes jetèrent sur la petite croix de bois des reflets sinistres.
Miss Ada s'effondra sur les genoux, la tête cachée dans ses deux mains, secouée d'un tremblement nerveux qui nous navrait.
Pour un peu nous eussions cru qu'elle ressentait à son tour les premiers symptômes de l'algidité mortelle. Mais il n'en était rien: le chagrin seul la terrassait.
Sur un signe du général, chacun se retira discrètement pour laisser la jeune fille donner un libre cours à sa désespérance. Seuls le docteur et Pigeon demeurèrent auprès d'elle. Les porte-lanternes s'étaient écartés.
La crise de chagrin qui brisait l'infortunée ne pouvait toutefois se prolonger trop longtemps sans danger. Avec les deux dames ambulancières nous résolûmes de l'interrompre au bout d'une heure. Une pluie pénétrante vint à notre aide. Comme nous prenions Miss Vandereuyp par les bras:
— Non, gémissait-elle avec des sanglots cruels, laissez-moi. Je veux mourir là, sur sa tombe...
Il fallut lui faire violence pour l'emmener.
Doucement, elle fut entraînée dans le wagon qui l'avait amenée.
Le docteur Brondeix l'y attendait, ainsi que le général et le lieutenant Lebreton.
Dès qu'on fut à l'abri, dans la première pièce qu'on trouva éclairée, l'officier reprit pour la jeune fille le récit de la foudroyante attaque dont Tom Davis avait été la victime en arrivant à Niojine, et celui de sa mort.
Miss Ada se lamentait sur les rigueurs du général anglais, qui avait ordonné tant de précipitation.
Le médecin dut expliquer, avec une grande bonté qu'il dissimula sous une abondance voulue de termes techniques, que c'était d'un usage rigoureux en pareille circonstance.
Vint la plainte touchante que nous attendions, sur les souvenirs du mort enterrés avec lui.
Ce furent d'autres explications, que l'excellent docteur donna d'un ton navré. Nous comprenions bien qu'il gagnait du temps.
Il s'agissait de passer la fâcheuse épreuve des premières heures, d'arriver à l'aube et de reprendre sans délai la direction d'Orenbourg. Toute prolongation du séjour dans ce milieu lugubre ne pouvait que nuire au moral de Miss Vandercuyp, ainsi qu'à sa santé!
Bientôt nous formions un demi-cercle de consolateurs. Le général, avec l'autorité que lui donnait sa situation, engagea vers minuit Miss Vandercuyp à prendre du repos.
Mais elle se méfiait d'un départ nocturne. Il fallut lui promettre que le lendemain, au grand jour, elle pourrait revoir la tombe de son Tommy et prier encore une fois sur la terre détrempée.
Les officiers s'étaient retirés; Mme Louvet et Mlle Raison somnolaient sur leurs sièges; je sentais aussi que mes paupières se fermaient et je venais de prendre congé de Miss Ada.
Seuls Pigeon et le docteur Brondeix restaient auprès d'elle, pour veiller une malade dont ils se méfiaient.
Ils avaient bien raison.
Au milieu de la nuit, me conta Pigeon le lendemain matin, Miss Ada s'était levée d'un brusque mouvement.
Les yeux grands ouverts, comme une somnambule, elle s'était dirigée vers la petite pharmacie de la voiture pour y saisir un flacon de laudanum et le porter à ses lèvres, avec le désir évident de ne pas survivre à son bien-aimé.
Mais ses deux veilleurs l'avaient suivie.
Au moment où elle allait déboucher le flacon mortel, Pigeon lui prenait une main, la désarmait, suivant son expression, avec une infinie douceur, tandis que le docteur Brondeix la grondait paternellement, au milieu d'une nouvelle crise de larmes.
Pigeon lui arrachait le flacon mortel.
La pluie avait cessé, mais une brume épaisse enveloppait toutes choses. On n'y voyait guère à plus de vingt pas.
Il était près de huit heures. Miss Ada faisait à la tombe de son fiancé la visite suprême qu'elle avait tant désirée; le docteur et les dames ambulancières l'accompagnaient. Le général Lamidey causait discrètement avec le lieutenant Lebreton et ses officiers d'ordonnance, s'informant des dispositions d'esprit de l'armée turque, dont on eût aperçu les avant-postes à trois kilomètres sans le rideau humide qui s'étendait sur la terre.
Tout à coup nous éprouvons, les uns et les autres une singulière commotion. Le canon vient de gronder au lointain, dans la région du Nord où les Turcs sont cantonnés.
Une dizaine de détonations rapides, saccadées, indiquent une attaque sérieuse.
Puis tout se tait.
L'épaisseur de l'ouate brumeuse qui nous entoure est, par instants encore, trouée de crépitements; c'est une brève fusillade à courte distance. On ne voit toujours rien. Et voilà qu'on n'entend plus rien.
Notre poste-frontière a pris les armes. Les trente hommes qui le composent sont rangés devant la maisonnette que surmonte le drapeau français, hissé maintenant à bloc.
Que signifient cette canonnade et cette fusillade?
On essaie de téléphoner aux Turcs; mais depuis plusieurs jours déjà il est impossible de leur communiquer le moindre message.
Le lieutenant s'est demandé en plaisantant si ce n'est pas la faute au Ramadan; mais ce qui se passe semble indiquer que le jeûne ne prive pas les Ottomans de leurs moyens.
Qu'arrive-t-il donc? Le général n'en doute pas, non plus que nous-mêmes. C'est une escarmouche entre Turcs et Chinois. Les Chinois sont donc là, tout près.?
Il serait intéressant de savoir au plus vite à qui est revenu l'avantage, car on ne canonne plus, et les fusils ont bientôt cessé de tirer.
Nous avons beau écarquiller les yeux derrière les verres de nos jumelles, on n'aperçoit que le brouillard, de plus en plus épais.
Ce rideau ne manque pas de nous inquiéter.
— Qui serait bien surpris — et pris — nous dit avec à-propos le général, si les Chinois nous tombaient dessus? Je ne pense pas, tout de même, qu'ils soient là, car l'autre jour Mehemet Ali laissait entendre qu'il les tenait à distance.
A peine si le général avait prononcé ces mots qu'un tumulte se fait entendre devant nous, dans le plus épais du brouillard.
Nous écoutons; ce sont des cris. Mais non pas des cris chinois, fait observer le lieutenant Lebreton, des cris turcs.
— Je les connais bien, fait-il. A chaque instant nous rencontrons nos voisins et nous échangeons avec eux des saluts... Ecoutez!... Ce sont des menaces qu'ils profèrent. Ils sont une centaine à ce qu'il semble, cent cinquante au plus... Et ils menacent. Mais qui?... Entendez-vous leurs clameurs?
Certes, nous les entendions, et elles nous intriguaient assez! Pour ma part j'avais hâte de voir ces Turcs sortir du voile épais de la brume et de savoir à quoi m'en tenir.
D'un coup d'oeil prudent je m'assurai que nos trois voyageuses étaient rentrées dans leur voiture. Pigeon, toujours à son poste, les y surveillait galamment, ainsi que le docteur.
Les cris se rapprochent; les silhouettes se dessinent, imprécises d'abord, puis, très nettes. Il y en a plus d'une centaine. Ce sont des fantassins turcs en armes, précédés de trois officiers à cheval, qui semblent fort mécontents.
Cent cinquante Turcs émergent du brouillard en vociférant. (Page 837.)
J'ai aussitôt impression qu'ils désertent parce qu'on ne les a pas payés: circonstance qui se représente plus souvent qu'il ne conviendrait dans l'histoire de l'armée ottomane.
Ils s'avancent en agitant les mains, le fusil en bandoulière, comme s'ils cherchaient à qui parler dans la zone française.
Le général Lamidey, suivi de ses officiers, s'avance de quelques pas au devant des Turcs, jusqu'au poteau qui sert à la démarcation des territoires. Il fait de la main un geste qui signifie dans toutes les langues:
— Un peu moins de bruit et n'allez pas plus loin; nous allons causer!
La troupe en effet cessa de vociférer et s'arrêta.
Elle fit même une halte toute militaire.
Cent cinquante hommes, sur huit files, en colonne profonde, portèrent la main au tarbouch pour saluer le général français qui se tenait debout, encore assez loin d'eux, sur la lisière de son domaine.
Deux youg-bachis, ou capitaines, et un miralaï, ou colonel, descendent de leurs chevaux et viennent se présenter à pied.
Après avoir fait halte à cinq pas de notre groupe, tous trois s'inclinent très bas devant le général.
Ils font de la main droite le triple salut familier aux musulmans: en l'appuyant d'abord sur le coeur, puis sur les lèvres, enfin sur le front; accumulation de dévotions et d'hommages d'où la sincérité est trop souvent exclue, malheureusement.
Le mir-alaï représente un homme encore jeune, ce qui ne laisse pas de nous surprendre. Il n'a certainement pas dépassé quarante-cinq ans, et c'est un colonel!
Grand, très brun, la figure tannée, d'une régularité toute orientale, le chef de ce cortège singulier déclare aussitôt qu'il appartient, ainsi que les deux youg-bachis qui l'accompagnent, au parti de la Jeune-Turquie.
Dans un excellent français, où je ne relève pas la trace du moindre accent, Hadji-Ahmed-Pacha — c'est le nom que porte notre colonel turc — sollicite du général Lamidey, qui se trouve sur sa route par une chance providentielle, l'honneur d'un entretien immédiat.
— Parlez, colonel, fait le général intrigué.
— Vous avez entendu le canon?
— Et la fusillade.
— Vous avez cru que c'était une bataille entre les Chinois et nous?...
— Eussiez-vous pensé différemment à ma place?
— Non certes. Mais le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable, comme on dit chez vous.
Je sentis qu'on me tirait par le pan de ma veste... C'était Pigeon, qui venait de nous rejoindre à pas de loup. Il me faisait comprendre que ce Turc connaissait notre littérature.
Parbleu, je m'en apercevais bien.
Mon inséparable s'était arraché à la surveillance de Miss Ada, — le docteur y suffisait pour l'instant — et venait voir ce qui se passait autour du poteau frontière.
Le mir-alaï continua:
— La canonnade que vous avez entendue, général, ainsi que vous, messieurs, était fratricide au premier chef. C'étaient des Turcs qui combattaient d'autres Turcs. La discorde était complète hier soir au camp de Velitchavoié, d'où nous arrivons. Mais notre départ a tout arrangé. L'ordre règne à présent dans les rangs de l'armée de Mehemet-Ali... Ecoutez!...
— Expliquez-vous, fit le général, je vous en prie...
— C'est très grave, déclara le mir-alaï en regardant au loin, comme s'il eût voulu accabler de sa rancoeur ceux qu'il venait de quitter là-bas, à Velitchavoié, dans le brouillard impénétrable.
— Que s'est-il donc passé?
— Il s'est passé, général, que la Turquie est aujourd'hui nettement divisée en deux fractions rivales, vous le savez sans doute...
— Les vieux Turcs et les jeunes?
— Oui, les jeunes, dont je suis, avec les hommes que vous voyez ici... Malheureusement nous sommes en minorité; la courte escarmouche de ce matin le démontre; car il nous a fallu fuir, après dix minutes à peine de combat...
— Mais encore? Les causes de ce combat?
— Vous allez les apprécier bien vite. Depuis quelques semaines les cent mille hommes que notre illustre maître le Commandeur des Croyants a envoyés rejoindre dans ces parages les autres armées de l'Europe ont été au feu presque chaque jour. Leur attitude, pendant la période où nous avons manqué de munitions, a été admirable.
— Nous l'avons su; le généralissime les a cités en exemple à la Muraille blanche tout entière.
— Oui... Jusque-là tout allait bien. Mais nous avions compté, nous les Jeunes Turcs, partisans sincères des réformes à l'européenne, sans le vieux levain qui fermente toujours dans le coeur d'un fonctionnaire de la vieille Turquie. Pour vous couper de la Muraille blanche, ont pensé les Chinois, il fallait enfoncer, anéantir le dispositif turc. C'était chose difficile à réaliser, surtout à l'arme blanche. Guidés en cette affaire par leurs madrés professeurs les Japs, nos Célestes ont trouvé la solution radicale. Ils n'auront pas besoin d'enfoncer les divisions turques. Depuis hier soir ils les ont achetées.
— Comment?
— Argent comptant.
— Vous avez dit, colonel?...
— Que depuis hier Mehemet-Ali a vendu son armée — la nôtre — aux Chinois; que vous ne pouvez donc plus compter sur elle; qu'elle va se retourner, au contraire, contre vous au nom de la similitude de race et d'origine. Car autant notre parti se réclame de plusieurs siècles d'européanisation, autant celui des vieux Turcs prétend se relier à la souche asiatique. Et le voilà qui fait cause commune avec les Chinois au nom de Gengis-Khan, l'ancêtre des Dou, des Vou et des Tsou qui prétendent nous réduire aujourd'hui!
La stupeur nous clouait sur place; personne ne disait mot, ce qui permit au colonel Hadji Ahmed de continuer.
Ce qu'il nous « sortait là », comme disait Pigeon, n'était pas croyable.
Trahis par les Turcs!
— Comprenez bien, général, et vous messieurs, je vous en prie, la différence qu'il convient de faire entre les vieux Turcs et nous. Notre parti brûle ce qu'ils adorent. Je ne parle pas de la religion, qui nous reste commune, mais de la morale. Pour eux, comme pour les Chinois, rien ne tient devant une somme d'argent carrément offerte et payée d'avance. Nous espérions que la cupidité de nos généraux ne serait pas mise à l'épreuve au cours de cette guerre, où notre intérêt nous commande de tenir ferme pour l'Europe contre la Chine, le Japon, l'Inde au besoin. Il nous semblait impossible que les Chinois, exténués par les dépenses de leur mobilisation, trouvassent assez d'argent pour satisfaire les appétits de nos gros mangeurs; car nos pachas sont de gros mangeurs. Mais les Japs sont là qui les conseillent et les mènent. Ils leur en ont trouvé, de l'argent, et autant qu'il en a fallu, puisque dès hier soir le bruit courait au camp de Vernhitamak, où se trouve notre premier corps, d'une volte-face pure et simple de toute l'armée turque. Ce matin, la rumeur s'est confirmée. Dans chaque compagnie les imams ont prêché l'abandon de la Muraille blanche par tous les bons Osmanlis. A la prière ils ont annoncé que les vrais Turcs ne pouvaient plus longtemps faire cause commune avec les chrétiens; que les Chinois se montraient bien supérieurs aux Européens, en ceci qu'ils promettaient à chaque soldat turc une somme des plus honorables pour embrasser la cause de la Chine.
— Combien? demanda le général, curieux de savoir à quel taux un mouchir turc pouvait vendre son armée.
— Cinq cents piastres.
— Cinq cents piastres?
Le général Lamidey ne paraissait pas très ferré sur le change de la monnaie turque.
Heureusement que Pigeon était là.
— Cent treize francs et des centimes, fit-il en souriant avec dédain.
— Ainsi, reprit le général, pour cent treize francs par tête...
— Il faut supposer que les officiers vont recevoir davantage, et que le mouchir ne se contente pas de ce bagchich...
— Je le crois, colonel, je le crois bien... Mais tout de même cent treize francs pour nous abandonner, pour passer à l'ennemi, et à quel ennemi, aux Chinois, qui ne feront qu'une bouchée de l'empire ottoman, retenez ceci, lorsqu'ils auront peuplé de leurs multitudes, ce n'est vraiment pas cher.
— Nos soldats sont si misérables, général! Songez qu'on ne les paie jamais. Souvent les mouchirs sont millionnaires; et rarement les simples fusiliers, qu'ils soient du rédif ou du nizâém, ont de quoi s'offrir du tabac. Voyez comme ils sont vêtus! C'est une honte pour nous! L'argent qui devrait être employé pour l'équipement de l'armée passe dans la poche des aventuriers qui trafiquent avec les ministres, vous savez cela, messieurs, aussi bien que moi. Aussi nos pauvres diables de soldats sont émerveillés par cent treize de vos francs. Pour eux c'est un petit trésor. Ils se feront tuer pour cette bagatelle, et les Chinois auront encore la ressource de reprendre leurs subventions dans chaque giberne de nos morts.
— Enfin demandai-je, impatient de savoir le fin mot de l'histoire, qui a tiré le canon ce matin?
— Les vieux Turcs, pour nous contraindre à faire cause commune avec eux. Parce que nous, les Jeunes, nous avons repoussé un tel marché comme déshonorant. Si pauvres que nous soyons, nous avons plus de dignité que ces vendus...
— Alors le corps d'armée s'est divisé en deux?
— Oui, général.
— Et vous vous êtes comptés!
— Hélas!
— Combien étiez-vous pour la vertu? |
— Trois cents...
— Sur vingt mille?
— Dès que nous avons constaté une infériorité décourageante nous avons battu en retraite. A coups de canon les traîtres nous ont poursuivis et nous ont tué pas mal de monde... Puis ce furent des coups de fusil qu'on récolta en quittant le camp. Au moins avions-nous la satisfaction de nous dire qu'en nous dirigeant vers les lignes françaises nous y serions accueillis comme d'honnêtes gens, par les généraux de la grande nation, qui n'a jamais vendu ses services à personne, qui les a toujours prodigués gratuitement au contraire, à travers les deux mondes, chaque fois qu'il s'est agi de défendre les idées modernes et pardessus tout le principe de la liberté...
— Voilà une chose qui n'est guère connue en Turquie, n'est-il pas vrai?
— Hélas! général, pensez à ce que nous souffrons, à ce que nous endurons, nous les partisans d'une réforme radicale du monde turc, lorsqu'il nous faut subir des outrages comme celui qui déshonore notre drapeau, en cette journée maudite du 8 avril! Vendus aux Chinois! On a voulu nous vendre aux Chinois! Mais si la masse a lâchement accepté cette honte, messieurs, veuillez recevoir l'assurance que la poignée de Turcs qui est là, derrière nous, répudie à cette heure toute solidarité avec les mouchirs, toujours bons pour le plus offrant...
— Je regrette de n'avoir pas les pleins pouvoirs de mon gouvernement, colonel, sans quoi j'eusse offert à vos hommes sept francs de plus par tête, cent vingt francs pour qu'ils restent nos alliés.
Chacun de nous sourit; mais le général comprenait tout le premier qu'on n'avait pas le temps de sourire.
— Finalement, demanda-t-il au colonel, que pouvons-nous faire pour vous?
— Nous accueillir tous, général, dans les rangs de votre armée, comme de loyaux combattants que nous sommes, — trop peu nombreux, malheureusement. Nous pourrons vous donner des indications utiles sur les mouvements du traître Mehemet-Ali et de son armée de vendus. Il n'est que temps de prendre vos dispositions pour une retraite rapide vers l'Ouest, sur Samara par exemple...
Le général fit un signe d'acquiescement.
— Soyez les bienvenus dans les lignes françaises, messieurs, dit-il avec dignité au colonel et aux deux capitaines qui l'accompagnaient. Donnez à vos hommes l'ordre de vous suivre sur le territoire dont nous avons la garde. Nous avons deux locomotives et quelques wagons. Ce matériel suffira pour évacuer Niojine, où nous ne sommes déjà plus en sûreté.
Après avoir remercié le général, en mettant à nouveau la main sur leur coeur, les officiers turcs haranguèrent leur troupe, qui se mit à pousser des cris de joie en notre honneur.
Le défilé des nouveaux venus allait commencer lorsque le colonel, l'oeil fixé sur un groupe d'étrangers, des Russes à ce qu'il me sembla, qu'un fort peloton gardait à vue, dit très haut:
— Je vous demanderai de m'accorder quelques minutes avant de pénétrer sur le territoire où vous commandez, général. Le temps de fusiller un particulier que mes youg-bachis ont emmené de belle façon, ce matin, à l'heure où il signait avec le mouchir l'acte qui déshonore en même temps la Chine et la Turquie... Il s'est glissé dans notre camp voilà trois jours sous ce déguisement de petit marchand russe. Mais le malin drôle a vite trouvé la tente du gros mangeur. Nous l'avons surveillé, et finalement surpris en flagrant délit. L'agent de la Chine — il a d'ailleurs la tête bien caractéristique d'un Chinois — c'est ce misérable avorton. L'homme qui a tout négocié entre Vou Kieng Foeng et Mehemet-Ali, c'est lui. L'auteur de tout le mal qui va s'abattre sur vos armées, forcément isolées par défection de la nôtre, c'est lui, lui, lui! Nous avons eu la chance de nous trouver quelques-uns autour du mouchir lorsque la dernière formalité de ce marché scandaleux a été remplie. Aujourd'hui même, l'argent arrive au camp dans cent chariots, sur l'avis que ce drôle est allé porter à ses maîtres de la conclusion de l'affaire. Il est revenu; et dans la bagarre nous avons réussi à l'escamoter. Aussi quelle joie pour nous lorsque tout à l'heure il sera passé par les armes. Vous permettez?...
Nous vîmes arriver un petit homme. (Page 841.)
— Comment donc! s'écria le général désireux d'assister à ce spectacle. Réglez vos affaires d'abord!
— Le gredin ne s'est jamais douté qu'il aurait l'honneur d'expirer au milieu d'honnêtes gens assemblés en aussi grand nombre.
Le colonel commanda qu'on lui amenât le corrupteur de l'armée turque.
Nous vîmes arriver, secoué rudement par quatre colosses, un petit homme qui, sous leurs lourdes pattes, faisait, en effet, figure d'avorton.
D'un même geste Pigeon et moi nous avions exprimé notre surprise. Et le même nom la caractérisa:
— Wami!
Au moins était-ce bien, cette fois, notre persécuteur?
Déjà nous avions été trompés par une ressemblance. Je me défiais à ce point de quelque erreur nouvelle que je ne dis pas un mot de plus.
Le Jaune était arrêté devant nous, et de ses petits yeux clignotants il nous regardait, et je retrouvais dans son regard la nuance de mépris qui plus d'une fois m'avait choqué.
Aucune erreur, c'était Wami.
Pigeon ne concevait pas plus que moi de doutes sur l'identité du Japonais.
— C'est lui, murmura-t-il en le regardant avec une visible envie de lui arracher les yeux.
Le général avait vu notre étonnement. Il comprit tout.
— Ah! par exemple, s'écria-t-il, l'évadé de Toula!
— Lui-même, répondit en français le prisonnier jaune. Et après?...
Il était accoutré à la russe, comme un marchand de la ville voisine; et, ma foi, ses yeux obliques, sous ce déguisement, permettaient qu'on le confondit avec les Asiates, sujet de l'Empire, dont nous avions connu tant d'échantillons depuis trois mois.
Les Turcs, surpris, attendaient quelque dialogue violent entre leur prisonnier et nous.
Ils voyaient bien que nous venions de le reconnaître, et sans se douter de la gravité de nos griefs devinaient que nous avions avec lui quelques comptes à régler.
Ce fut un monologue qu'ils entendirent; et le discours ne laissa pas de nous surprendre les premiers.
J'ai dit que dès Paris, les cinq Japs qui nous avaient servi d'auxiliaires dans la traversée de la Manche parlaient assez bien l'anglais, mais que le français leur échappait totalement.
Wami, que nous avions connu mieux que les autres, pour les raisons que l'on sait, n'avait jamais paru comprendre un mot aux conversations qui plus d'une fois furent tenues en français devant lui.
Nous eussions juré, Pigeon et moi, qu'il ignorait totalement notre langue: d'abord parce qu'il nous l'avait déclaré, ensuite parce que jamais un échange de phrases françaises ne paraissait avoir pour lui le moindre sens.
Indubitablement l'anglais était la seule langue européenne que parlât, naguère encore, l'officier de marine japonais.
Il n'avait pu, d'autre part, en dépit de sa vive intelligence, apprendre le français au cours de cette brève campagne. La vie qu'il menait ne lui en eût pas laissé le temps.
Et puis... s'il s'était évertué à étudier le français, nous en eussions su quelque chose, nous qui avions vécu avec lui plusieurs mois.
Il nous eût montré ses talents. Il se fût efforcé de les faire valoir; les occasions ne manquaient pas.
Or rien de semblable. Wami ne savait pas le français; il en ignorait les mots les plus usuels; nous l'avions assez plaisanté là-dessus, et sa gaucherie lorsqu'il essayait de construire une phrase élémentaire dans notre langue nous avait souvent amusés.
Nous fûmes donc stupéfaits d'entendre le prisonnier des Turcs nous apostropher en français avec un choix d'expressions, une absence totale d'accent qui passait l'imagination.
Un instant je crus que cette circonstance nous démontrait une nouvelle erreur sur la personne et que ce Jap était, une fois de plus, un autre Jap que le nôtre.
Mais le gaillard ne laissa pas nos souvenirs s'égarer. Avec un cynisme audacieux il nous confirma qu'il était bien lui, cette fois...
Dans son mauvais sourire je pus mesurer la puissance de dissimulation qui caractérise sa race.
Ainsi ce petit homme avait pu vivre de notre vie, partager nos joies, nos tristesses et nos désespoirs sans nous révéler son secret. Vraiment il avait su le garder!
Il parlait déjà le français lorsque M. de Réalmont l'avait connu au Japon, c'était probable, ou il commençait seulement de l'apprendre; mais il s'était abstenu d'en informer son professeur d'aérotactique!
Pourquoi? Pour mettre de côté une carte biseautée dont il se servirait à l'occasion sans éveiller les soupçons.
Que de choses avions-nous dites, avec Marcel, avec Tom Davis, avec Pigeon, devant cet espion qui nous trahissait, même alors qu'il était diplomatiquement notre allié!
Et il nous trahissait par le fait seul qu'il comprenait ce qu'on disait devant lui, alors que nous pensions, les uns et les autres, qu'il ne comprenait pas.
La chose me parut si révoltante que j'hésitais à y croire. Mais notre gaillard, voyant que tout était perdu cette fois, et bien perdu, ne gardait plus de ménagements.
— Eh bien, nous cria-t-il de sa voix de fausset, ça vous étonne de m'entendre parler le français. Ce Turc l'a bien appris! Pensez-vous donc que nous soyons plus bêtes que les Turcs?
Le mir-alaï n'en revenait pas. Seul de toute sa cohorte il comprenait l'apostrophe. L'autre continua:
— Etes-vous convaincus à présent de l'absurdité de vos efforts? Et commencez-vous à comprendre que ces Jaunes, dont vous faisiez fi, sont plus forts que vous, orgueilleux mangeurs de viande? Ah! vous nous avez trahis! Ah! vous avez suivi l'espion Davis dans ses conceptions ridicules! Eh bien, je pense que vous avez une idée, à présent, de ce qu'il vous en coûte à tous? Dans huit jours vos armées seront en pleine retraite, si elles ne veulent être tournées par cinq millions de Chinois et de Japonais qui marchent derrière moi. Avez-vous apprécié comme il le méritait le coup du canal de Panama? Je ne regrette pas de vous avoir laissé la vie à cette époque. Si vous étiez allés au fond du Chagres, votre fameux journal n'eût pas eu deux historiographes de premier ordre pour lui narrer la merveilleuse résistance de la Muraille blanche! Ah! ah! ah! La Muraille blanche! Idée géniale! Mais seulement sur le papier! Pour l'opposer à la race jaune, qui est la conquérante de demain, vous entendez, il eût au moins fallu être sûr de tous les éléments dont vous la composiez. Or vous y mêlez des Turcs! On n'a pas idée d'une sottise pareille! Mais les Turcs, pauvres d'esprit que vous êtes, c'est le sable de mer introduit dans le mortier de votre muraille! C'est le dissolvant de cette alliance blanche qui devait tout anéantir, et qui s'évanouit doucement, par de savantes marches en arrière, devant la Chine triomphante, que conduit le Japon, son professeur d'énergie!... Les Turcs sont des Asiatiques comme nous! Au premier appel ils devaient nous revenir. Avec un peu d'argent nous les avons ramenés...
Tout cela était dit dans un français d'une pureté telle que je ne pouvais en croire mes oreilles.
Pigeon, aussi bien que le général, se pinçait les lèvres pour ne pas laisser voir au prophète de malheur combien ses dires nous semblaient à présent redoutables, et près de la réalité.
— Eh! oui, les Turcs, poursuivait-il, sont des Asiatiques comme les Chinois, les Indous et nous-mêmes. Ils sont nos frères d'origine et ne se mêleront jamais à votre famille. Ceux qui se vantent du contraire...
En abordant cette partie de son sermon, le Jap lançait des yeux féroces au colonel Hadyji-Ahmed.
— Ceux qui se vantent du contraire sont des traîtres impuissants, qui voudraient jouer un rôle pour lequel ils ne sont pas taillés...
Le mir-alaï portait la main à son revolver pour châtier tant d'injures; mais le général Lamidey eut le temps de l'arrêter.
Le Jap ne sembla même pas s'apercevoir de l'incident.
Du même ton agressif, la face contractée par la haine, il acheva:
— Il nous fallait un trou pour passer, pour couper votre muraille et en envelopper les deux tronçons inégaux. Le trou est fait, la brèche est large, l'enveloppement commence. A cette oeuvre de victoire j'ai la satisfaction de vous dire que mes talents n'ont pas été inutiles. De même que dans le travail des Poscarié, sur les voies ferrées de la Russie, j'espère que vous avez eu l'intelligence de reconnaître ici la main de Wami. Partout où j'ai pu, depuis la trahison de l'Angleterre et de la France, je vous ai porté, ainsi qu'aux autres Blancs, détestés autant que vous-mêmes par nos six cents millions de Jaunes, de fameux coups. J'espère bien qu'ils seront mortels. Après tant de siècles d'injuste dépendance, la race mongolique prend sa revanche, enfin! Hâtez-vous de fuir, faces pâles, hâtez-vous! La Chine entière et le Japon s'avancent derrière moi. Dans quelques semaines nos Jaunes occuperont la moitié de la Russie et feront sonner toutes les cloches de Moscou pour fêter la Kitaïgorod reconquise. Vos ancêtres ont tremblé devant Gengis-Khân; vous en parlez encore! Qu'était-ce que Gengis-Khân et ses hordes à côté des flots de peuple asiatiques que nous allons épandre peu à peu sur cette Russie, d'où vous serez tous chassés, puis sur l'Europe occidentale entière, jusqu'aux derniers villages bretons, espagnols, portugais, car nous allons tout prendre... Vous entendez, nous allons tout prendre, peu à peu, comme la mer, lorsqu'elle monte et absorbe les terres, les sables, les récifs. Nous sommes la mer vengeresse qui s'avance en vagues compactes sur vos terres maudites, où vous serez tous tués à moins que vous n'acceptiez notre joug. Maintenant que mon oeuvre est accomplie, je vous crache mon mépris à la face. J'eusse regretté de mourir aujourd'hui si le misérable qui nous a trahis avait vécu. Mais j'ai eu la satisfaction d'apprendre hier par nos espions, dont vous connaissez la valeur, qu'il est mort comme un chien, ici même, du choléra. Et c'est une grande joie pour moi de vous crier mon dégoût en trépignant sur cette terre qui recouvre sa carcasse!
Un cri déchirant nous fit tourner la tête. Miss Ada, qui s'était avancée avec ses deux compagnes pour s'informer de ce qui se passait, n'avait pu entendre le Japonais parler en termes aussi grossiers de son cher Tommy.
Elle venait de commencer un geste de fureur et s'était abattue dans les bras de Pigeon sans pouvoir l'achever.
Tandis qu'on l'emmenait défaillante vers le train prêt à partir, une scène atroce se passait sous mes yeux.
Le Japonais, que les Turcs continuaient à secouer dans la crainte qu'il ne leur échappât, recommençait ses injures: mais cette fois ce fut au général Lamidey qu'il s'en prit.
Je connaissais mon homme. Lamidey l'ami de soldats, sans doute, mais chatouilleux comme personne sur le point d'honneur.
Ce n'était pas de ces gens à qui le raisonnement peut dicter une abstention prudente.
Aux derniers mots du Japonais il s'était dirigé vers lui, les yeux hors de la tête. De la main droite il brandissait un pistolet automatique; de l'autre il écartait le colonel turc qui semblait désireux d'exécuter lui-même son prisonnier.
Mais la hiérarchie militaire était là.
Le général gardait le pas sur le mir-alaï.
Devant ses officiers, émus des injures que le Jaune osait lancer insolemment à la tête de leur chef, il allait viser Wami et lui brûler la cervelle lorsque le petit bonhomme, décidément spécialiste des coups de dents, réussit ce tour de force vraiment héroïque de se couper la langue et de la cracher à la figure de celui qui représentait là, dans ce coin perdu des pays ouraliens, la Muraille blanche, l'Europe, le monde blanc tout entier.
Ce fut ignoble.
Le morceau de chair sanguinolent alla frapper le général Lamidey au visage, pour retomber à terre.
L'instant d'un éclair, de trois, de six éclairs... car avec une fureur que nous comprenions tous, le général venait d'abattre comme il eût fait d'un chien enragé le Japonais que les quatre Turcs, sur un geste de leur colonel, avaient lâché.
Le général l'abattit avec fureur comme
il eût fait d'un chien enragé. (Page 844.)
Le bonhomme jaune avait reçu les six balles dans la face.
Il était tombé sur le nez. Le colonel turc le retourna du pied, en proférant des insultes que nous ne comprenions pas.
La figure de Wami me rappela aussitôt celle de ses compatriotes fusillés à Toula: une écumoire rouge!
Les youg-bachis s'occupèrent de déshabiller le mort et de fouiller ses poches.
On trouva dans les doublures cent mille roubles en papier et autant de dollars mexicains. Ainsi ce négociateur de trahison portait sur lui, tout préparé pour les éventualités possibles, plus d'un demi-million de francs en papier russe et chinois!
Le général Lamidey nous regardait, tout pâle; il semblait interdit. Il cherchait comme une excuse, les doigts crispés sur son arme.
— Jamais, me dit-il, je n'eusse pu croire qu'un jour viendrait où je tuerais de ma main un homme sans défense, un homme placé entre quatre soldats turcs! Mais de bonne foi, messieurs, n'en eussiez-vous pas fait autant à ma place?
Il fallut le rassurer.
Les uns après les autres nous lui fîmes comprendre que son indignation n'était que trop légitime, que le Japonais l'avait couvert d'injures, d'abord, et aussi tous les Blancs dont la coalition était représentée dans ce désert par sa haute personnalité,
Je dus insister, lui rappeler que le drôle était condamné à mort depuis Toula; qu'il avait sur la conscience, des crimes dont l'addition eût été trop longue à faire. Et la mort de milliers de soldats blancs, tombés, faute de munitions, dans les plaines de la Sibérie! Et celle de tant d'autres soldats de la civilisation, frappés par les Jaunes dans le vieux monde et dans le nouveau, sans parler des hécatombes qui se préparaient à brève échéance, conclusion tragique des négociations nouées par l'extraordinaire Japonais avec les Chinois et les Turcs, hier opposés les uns aux autres, aujourd'hui fraternellement alliés contre les défenseurs de l'Europe.
Le corps de la victime était à nos pieds, tout nu dans une mare de sang.
Le colonel le contemplait d'un oeil de convoitise, où s'exprimait aussi le regret de n'avoir point frappé — comme il l'eût tant souhaité.
— Maintenant, dit-il, que mon général a fait justice de ce coquin, à nos rédifs le reste!
Il poussa un cri bizarre. Aussitôt une dizaine de soldats turcs s'abattirent sur le mort, comme des vautours.
L'un d'eux, qui me parut investi d'un caractère religieux, fit former le cercle.
Après quoi, tandis qu'une mélopée sauvage commençait, pour s'enfler et devenir bientôt assourdissante, il procéda méthodiquement à la dissection du cadavre. .
Je le regardais faire avec dégoût.
Son procédé — comment expliquer ces bizarreries de l'association des idées? — me rappelait celui d'un maître d'hôtel qui découpe un canard en aiguillettes!
A chacun des soldats musulmans accroupis autour de lui, l'étrange cuisinier jetait un lambeau, qu'ils happaient goulûment.
Le général et ses officiers quittaient bientôt la place, écoeurés de cette macabre cérémonie.
Je ne voulus pas en perdre un détail; aussi la représentation continua-t-elle pour moi seul. Le colonel m'expliqua de son mieux qu'en procédant ainsi avec leurs victimes les Turcs sont sûrs de ne pas les voir revenir inquiéter leur existence.
— Quand un homme est découpé en cinquante morceaux, il n'y a aucune chance pour qu'il revive. Celui-là ne viendra jamais demander son reste. Voulez-vous la tête?
Je refusai le cadeau avec dégoût.
Mais un frou-frou s'était fait entendre.
Miss Ada, suivie de Pigeon, revenait, plus forte à présent, savoir ce qui s'était passé.
Devant la tête coupée de Wami, qu'un Turc lui présenta au bout de sa baïonnette avec un rire affreux, la jeune fille ne recula pas, cette fois.
Elle était grave.
Elle me prit par le bras. Puis me montrant tour à tour l'odieux trophée et la croix de bois qui, à quelques pas de là, marquait la place où le corps de son Tommy venait d'être inhumé, elle dit avec une philosophie singulièrement opportune des mots qui résumaient la situation:
Un Turc lui présenta la tête de Wami
au bout de sa baïonnette. (Page 845.)
— Quand on se souvient de tout ce qui est advenu depuis huit mois sur la planète; quand on a comme vous assisté aux chocs effroyables des hommes et des projectiles; quand on a vu tout ce que ces deux adversaires, mon Tommy et votre Wami, ont remué de carnage et d'horreur en si peu de temps, on ne peut s'empêcher de méditer sur la destinée, qui veut que l'un et l'autre soient venus mourir le même jour dans ce coin désert de la Russie.
Au même instant le canon recommençait à se faire entendre au lointain.
— Il y va de votre vie, mon général, s'écrie le mir-alaï, et de la vie de tous ceux qui sont ici... Partez, je vous en conjure! Je connais le ton des pièces qui tirent; ce sont les nôtres. Et sûrement ce n'est pas contre les Chinois.
— Qui donc votre mouchir peut-il combattre?
— Les Autrichiens, dont nous avions demandé le concours en toute hâte. Ils arrivent à n'en pas douter sur le terrain, à trente ou quarante kilomètres d'ici, et se heurtent à notre aile gauche, tandis que la droite est en marche vers le Sud-Ouest pour dépasser la pointe où nous sommes, se rabattre ensuite sur Orenbourg et vous y envelopper. Pris entre nos vendus et les Chinois qui descendent parallèlement, de l'autre côté du fleuve, que deviendriez-vous avec tous vos malades? Ce serait la plus lamentable des souricières; la moitié de votre belle armée y resterait.
Le général avait jeté un regard sur les deux trains, réunis à présent en un seul. Il donna l'ordre que chacun y prit place au plus vite.
— Casez vos hommes sur des wagons découverts; j'en aperçois là-bas. Je vous emmène tous.
En cinq minutes la manoeuvre est exécutée. Les soldats turcs attellent au train quatre fourgons qui stationnent, par chance, dans la petite gare.
M. Lebreton monte le dernier, et nous quittons Niojine à toute vapeur, cependant que derrière nous les détonations s'accentuent et se rapprochent.
Malheureusement la pluie a recommencé de tomber à flots. C'est un orage de printemps qui va durer plusieurs heures.
La première rivière que nous rencontrons est débordée.
On l'avait traversée, en venant, sur une passerelle de fer très basse, longue d'une vingtaine de mètres.
Les cataractes du ciel, grossissant le petit cours d'eau, en ont fait un torrent furieux. Il a descellé le pont, qui a coulé dans la rivière. Et nous ne trouvons dans cette solitude, pour nous venir en aide, que trois malheureux Russes, gardiens du sémaphore, qui se sont réfugiés dans leur misérable hutte. Ils font des douzaines de signes de croix lorsqu'ils nous aperçoivent, et nous expliquent que le plus proche village, Pesmak, est à trente verstes sur l'autre rive!
— Cette fois, dis-je à Pigeon dans un coin de la salle à manger, tandis que le général et le colonel vont inspecter le pont brisé, je crois que nous sommes au bout du rouleau. Acculés à une rivière, avec la certitude de voir les Chinois ou les Turcs arriver ici demain ou après... notre affaire est claire, mon pauvre ami. C'est bien la catastrophe à laquelle nous n'échapperons pas.
Toutefois je voulus me rendre compte des dégâts que l'orage avait causés:
Laissant mon coadjuteur rassurer de son mieux Miss Ada et ses deux auxiliaires, dont la frayeur était grande, comme on pense, je descendis en compagnie du docteur Brondeix, pour examiner la situation.
La rivière n'était pas très large, ce qui augmentait notre dépit. Trouver devant soi un fleuve comme l'Ob ou l'Yénisséi qui s'oppose à votre passage, c'est un mécompte, sans doute; mais il semble que la dimension de l'obstacle justifie l'impuissance de l'homme ou l'excuse.
Se voir arrêté par un ruisselet devenu torrent nous met en colère.
On se dit qu'une enjambée de l'ogre, au temps des fées, eût tôt fait de le franchir.
Et cependant locomotives et wagons demeurent là, sur la rive, à la tête du pont démoli, incapables de faire un tour de roue tant que ce tablier minuscule, qui s'allongeait à quelques pouces au-dessus de l'eau, ne sera pas rétabli.
Celui de la Bielaïa — c'était le nom que nos trois Russes donnaient à la petite rivière — n'excédait pas vingt mètres dans toute sa longueur.
Le tablier du pont gisait au fond de la rivière. (Page 846.)
Vingt mètres! C'est ce que la Bielaïa, quand elle n'était pas en crue, n'en mesurait guère plus de quinze.
Quoi qu'il en fût, nous avions devant nous un cours d'eau d'une largeur apparente de quarante mètres, impétueux et bourbeux, dont la profondeur paraissait maintenant sérieuse.
Les Russes nous dirent qu'en temps ordinaire elle ne dépassait guère trois pieds, ce qui, en mesures de chez nous, voulait dire un mètre environ.
Le tablier du pont, tout en fer, s'était rompu au départ de la rive où nous étions, pour tomber d'un morceau dans la rivière, qui le recouvrait à peine.
Sur l'autre rive il tenait encore; l'effondrement de sa masse n'avait pu le rompre tout à fait.
Et c'était une pitié de regarder cette mauvaise action de la nature, comme disait le docteur dépité.
Il semblait que la main d'un Hercule n'eût eu qu'à saisir délicatement l'assemblage des poutres en fer et à le remettre d'aplomb sur ses deux piles pour que notre salut fût assuré.
Mais c'était là du rêve.
La triste réalité nous disait, sous la pluie qui ne cessait de tomber, par la nuit qui nous enveloppait déjà, que pour relever ce tablier, chu dans la rivière avec sa voie ferrée, il faudrait de longs jours, des ouvriers spéciaux, des appareils puissants, des grues que l'on amènerait d'Orenbourg, tout un ensemble d'efforts dont la durée eût été déjà, dans ces pays déshérités, considérable en temps de paix. Il n'y fallait pas songer en pleine guerre.
Au surplus nous savions trop que l'ennemi nous suivait, qu'une journée de marche peut-être le séparait de nous.
Le colonel turc estimait à quarante-huit heures le répit sur lequel nous pouvions compter, parce que d'après lui la direction Sud-Ouest que devait suivre l'armée des traîtres ottomans nous laisserait de côté, à quinze ou vingt kilomètres de son aile gauche.
Nous n'en étions pas moins enfermés là, incapables de nous tirer d'affaire. Et le général qui commandait notre premier corps était avec nous, aussi impuissant que nous, séparé de ses troupes!
Son premier soin fut de demander le téléphone; mais la ligne de service avait suivi le pont dans la rivière. Les fils s'étaient rompus. On essaya d'appeler, de parler, sans succès.
Le colonel turc se montrait moins soucieux que le général. J'en conclus que « ce brave type », dont l'allure décidée me plaisait depuis la première minute, ruminait dans sa tête un moyen de nous tirer de là. Mais j'avais beau chercher, je n'imaginais pas ce qu'il imaginait, lui.
— Que pensez-vous de la situation? demandai-je au général comme la pluie le contraignait à rentrer avec son escorte dans le wagon-dortoir où Miss Ada, les yeux secs, attendait des nouvelles.
— Je pense que je ne penserai rien avant le jour. Il faut que la nuit passe là-dessus. Demain matin nous verrons... Si la pluie seulement voulait bien cesser, on trouverait peut-être le moyen d'établir un va-et-vient d'une rive à l'autre. Nous passerions ainsi à tour de rôle, comme des naufragés qui gagnent la terre...
— Et une fois de l'autre côté? Par quel moyen nous transporterions-nous à Orenbourg? Il y a encore quarante kilomètres à faire dans la boue grasse. Nous voyez-vous attaquant quarante kilomètres à pied?...
— Mais parfaitement... On y mettrait le temps à cause des dames, c'est clair.
Le mir-alaï, qui fumait une cigarette, en levant de temps en temps les yeux au ciel, écoutait notre conversation. Il eut un sourire énigmatique qui me rassura une fois de plus.
— Qu'Allah veuille seulement arrêter la pluie, dit-il aussi, afin que les eaux ne montent plus, et peut-être pourrai-je vous annoncer, messieurs, que notre train passera sur l'autre rive demain matin.
Ce fut un haut-le-corps de stupeur.
Chacun regardait avec incrédulité le colonel Hadji-Ahmed. Mais lui, sans s'émouvoir, répéta:
— Priez Allah, si vous croyez en lui, pour que la pluie cesse, je ne vous dis que ça pour ce soir.
Miss Ada, avec un sourire de mélancolie adorable, soupira:
— Si Allah tenait compte des voeux que je forme, colonel, il fermerait les écluses à l'instant même!
Par une coïncidence qui n'émut pas autrement des hommes peu enclins à croire aux miracles, les chasses d'eau diminuèrent bientôt, pour cesser tout à fait vers neuf heures.
Le vent changeait et ramenait au ciel une sérénité parfaite, avec les étoiles et un croissant de lune qui me parut tout à fait de circonstance, puisque nous avions avec nous cent cinquante fils du Prophète.
J'avais admiré la sobriété de ceux-là.
Depuis Niojine ils s'étaient nourris, sans se plaindre, d'une provision de maïs que chacun d'eux portait dans une musette. C'était le Rhamadan, au surplus; on ne grignotait que le soir, après le coucher du soleil.
La nuit se passa en alertes continuelles. Les youg-bachis avaient posté des sentinelles aux endroits favorables, d'où la plaine immense pouvait être surveillée. Au moindre bruit que faisaient autour de nous les bêtes sauvages, nous prenions les armes. C'est dire qu'on ne dormit guère.
Vers l'aube, pourtant, je m'étais assoupi dans un coin.
Un bruit de voix me tira de ce sommeil tardif, c'était comme une foule qui poussait des vivats.
Je me précipitai dehors. Sous un soleil radieux la Bielaïa continuait à couler à flots pressés, mais son niveau avait déjà baissé de quelques centimètres.
Ce qui causait la joie des soldats turcs c'était un des leurs, un grand diable — ils étaient tous grands et forts à miracle — qui sortait de l'eau, trempé comme un barbet, crachant le liquide dont son gosier s'était empli au cours d'une expédition sous la rivière.
Qu'est-ce que cela signifiait?
Sur la berge tout le monde était rassemblé; le général tortillant sa moustache et regardant le mir-alaï avec un étonnement où perçait la défiance; Hadji-Ahmed et ses youg-bachis suivant avec intérêt l'expérience qui se terminait à l'instant...
Pigeon était là, en grande conversation avec le lieutenant Lebreton. Il m'expliqua ce qui venait de se passer.
Le colonel, fidèle à sa promesse, profitait du retour du beau temps et de la baisse des eaux pour nous tirer d'affaire. Du moins il se promettait d'y réussir, mais toujours sans dire comment.
Il s'était contenté, pour commencer, d'envoyer ce soldat explorer la rivière. Il importait de savoir quelle était la profondeur de l'eau, exactement, et surtout dans quelles conditions le pont en fer était immergé. Or, le plongeur improvisé accusait pour la profondeur quatre pieds à peine.
— J'en ai eu jusqu'aux épaules, comme vous avez pu le voir d'ici, dit-il à son colonel. Donc, ça ira.
— Et la voie?
— Intacte au fond de ses rigoles. Pas un rail n'est déboulonné.
— Et là-bas, de l'autre côté?
— Rupture complète aussi, mais la masse du tablier n'a pas glissé comme par ici. Cela vaut mieux, à mon avis, pour l'enlevage. L'équilibre sera plus stable.
— L'enlevage? L'équilibre? demandai-je avec une curiosité croissante, quand le colonel nous eut traduit une à une les réponses de son cru que veut dire ceci?
Le général Lamidey, avec son sourire ennuyé, me répondit en regardant le mir-alaï comme on regarde un phénomène:
— Le colonel, après cette exploration favorable n'a-t-il pas juré de nous faire passer la rivière à tous? Locomotives, wagons, fourgons, et vous, et moi, et nous, tout le convoi va franchir le pont comme si de rien n'était.
— Je ne comprends pas.
— Moi, je comprends bien, mais j'ai peur que le colonel ne présume trop de la puissance musculaire de ses hommes. Vous savez qu'on dit chez nous: fort comme un Turc.
— Et c'est assez juste. Il y a là cent cinquante gaillards qui sont membrés comme des athlètes. Ils porteraient le monde, tel Atlas.
A cette évocation d'Atlas, je crus deviner ce que le colonel voulait oser, mais je n'osai moi-même.
— Précisément. C'est à ces qualités de résistance physique que le colonel Hadji-Ahmed va faire appel tout à l'heure. Il disposera son monde dans la rivière — cent vingt hommes suffiront même à en occuper toute la largeur... Sur leurs épaules ces cent vingt Turcs soulèveront le tablier, le maintiendront en équilibre trois minutes, le temps de nous faire passer d'abord à pied, puis de transborder une à une les locomotives, les deux voitures sanitaires, et finalement les quatre fourgons, poussés à bras.
J'écarquillais les yeux devant cette proposition.
A vrai dire, elle me parut folle.
Mais comme le mir-alaï n'avait pas du tout l'air d'un homme qui plaisante, je me dis que nous allions peut-être voir ce tour de force.
Et j'eus raison, Car avant-une demi-heure nous l'avions vu. Nous avions vu le pont des cent vingt piles humaines...
Sur un signal des youg-bachis les cent vingt soldats désignés pour tenter l'invraisemblable effort entrèrent dans l'eau tout habillés, comme s'ils allaient à la parade.
Leurs fusils croisés en faisceaux et leurs paquetages groupés sur la rive, ils descendirent en s'interpellant joyeusement dans le lit tumultueux de la Bielaïa, sur deux files.
Sans plus de formalités, les youg-bachis les accompagnaient, l'un devant, l'autre derrière la corvée, pour commander les mouvements et en assurer le synchronisme.
Le colonel restait sur la berge, d'où il allait diriger le passage.
Les officiers français s'occupaient de faire descendre de voiture miss Ada et ses compagnes et de faire comprendre aux mécaniciens des locomotives ce qui allait se produire.
Je vois encore la tête de ces braves Russes lorsque le lieutenant Lebreton leur laissa entendre que les deux machines passeraient tout à l'heure sur le pont, soulevé par deux cent quarante épaules de Turcs.
Ils n'en crurent pas un mot. L'un d'eux fit même observer qu'on allait de gaieté de coeur jeter ainsi beaucoup de matériel coûteux dans la rivière, et faire de la bouillie humaine.
Les Turcs entrèrent dans l'eau sur des files. (Page 848.)
Pour le calmer il fallut lui dire que cette fin valait encore mieux qu'une capture par les Chinois.
Le général Lamidey, placé à quatre pas du mir-alaï, regardait avec émerveillement les Turcs marcher l'un derrière l'autre dans la Bielaïa.
Ils avaient de l'eau jusqu'aux aisselles, et l'on n'apercevait plus que leurs bustes surmontés du tarbouch national.
— Halte! commanda le colonel, lorsque les premiers de la corvée furent à l'autre rive. Placez-vous bien!
Les hommes firent face au courant et se sentirent les coudes.
Hadji-Ahmed leur avait déjà expliqué à terre le service qu'il attendait d'eux. Il renouvela ses exhortations dans un langage que ponctuait énergiquement sa main droite. Nous ne comprenions par un mot de ce qu'il disait, et pourtant chacun de nous apercevait par avance la manoeuvre.
Bientôt la minute grave arriva.
— Veuillez, mesdames et messieurs, nous dit le colonel, vous placer à la tête du pont. Dès qu'il sera soulevé au-dessus de l'eau par ces braves, élancez-vous et passez. La première locomotive vous suivra. Après quoi nous ferons une pause de cinq minutes, pour transborder l'autre machine et les wagons, en quatre reprises.
Les coeurs battaient d'impatience et aussi d'inquiétude.
Le général Lamidey mordillait sa moustache. Les officiers subalternes s'étaient placés derrière lui, les derniers. Miss Ada se tenait au bord même de la rivière, prête à passer la première, à côté de Pigeon et des deux dames ambulancières. Je restais derrière ce premier groupe avec le docteur Brondeix, grand amateur de sports athlétiques. Ses yeux écarquillés disaient toute son admiration pour l'exploit surhumain qui se préparait.
Quand le colonel eut bien expliqué à ses Turcs comment ils devaient se glisser sous le pesant tablier de fer pour le soulever en cadence et le maintenir en équilibre pendant une minute, les youg-bachis firent entendre des coups de sifflet.
C'était comme le garde à vous.
Au grand chef revenait le soin de commander la manoeuvre d'enlèvement.
On entendit alors son ordre bref traverser la petite rivière.
Aussitôt les Turcs plongent, pour se placer méthodiquement sous le tablier. Les premiers sont presque debout en partant de l'autre rive, les suivants sont accroupis, les derniers près de nous — les moins bien partagés — se recroquevillent sur eux-mêmes pour s'introduire sous la passerelle et se relever ensuite en la soulevant comme l'eussent fait des crics.
Alors se produit le phénomène auquel nul de nous n'eût osé croire une heure auparavant.
Les cent vingt torses de ces hercules se redressent lentement, et voici que la longue passerelle en fer qu'ils portent apparaît hors de l'eau, rigide, sans qu'un balancement trahisse en un point quelconque la moindre faiblesse.
Le tablier est déjà hors de l'atteinte des eaux.
Il dépasse de quelques centimètres le cours de la Biélaïa.
— Vite, général, mesdames, messieurs, veuillez traverser! nous crie le colonel.
Et nous passons dans l'ordre où nous étions prêts à défiler.
Instinctivement nous courons sur la pointe du pied, comme si cette précaution dût alléger d'autant les pauvres diables qui supportent la masse écrasante. On court pour abréger leur supplice.
Nous sommes à peine sur l'autre bord, tous en admiration devant ce haut fait de résistance musculaire, que la première locomotive, au signal du colonel resté de l'autre côté avec une trentaine d'hommes, s'engage sur le pont fantastique. C'est une machine sans tender. Toutes ses provisions, son combustible sont entassés dans de vastes réservoirs, sur ses deux flancs.
Comment va-t-elle prendre les rails?
Pourvu qu'ils ne soient pas faussés!
Mais non. Nous les voyons comme si nous étions dessus; la distance n'est pas si considérable.
Ils se raccordent exactement avec ceux de la terre ferme, et la machine n'éprouve aucune difficulté à mordre dessus.
La voilà en route sur le pont aux cent vingt piles!
Quel instantané pour Pigeon! Il n'a garde de manquer l'occasion de braquer son appareil.
Moi je me contente de regarder de la berge ces faces convulsées de héros.
Chacun de nous croit que le poids formidable de la locomotive va faire plier les moins robustes d'entre eux, et que la machine est près de s'effondrer dans la rivière, avec le tablier et ses soutiens.
Mais non. D'abord il n'y a pas un seul de ces Turcs qui soit moins fort que les autres.
C'est effrayant et grandiose à la fois.
Ces torses nerveusement tendus, ces épaules relevées, ces bras invincibles qui se sont repliés au-dessus des têtes évoquent le souvenir d'une double rangée de cariatides grecques, à moins qu'elles ne soient égyptiennes. Phénomène bizarre d'hallucination: il me semble les voir à Corinthe et à Lougsor tour à tour, avec des palmiers et du sable à perte de vue.
C'est sublime et angoissant. Il semble que la locomotive mette deux heures à passer. Et pourtant, à régulateur demi ouvert, elle a pris dix secondes pour franchir la Biélaïa; car elle nous a déjà rejoints.
Tant qu'elle a été sur le pont, le colonel a tenu ses hommes en haleine par des exhortations rapides, sonores, que redisaient les youg-bachis. Les mains tendues, Hadji-Ahmed ressemblait à un hypnotiseur qui maintient ses sujets, en extase, ou mieux encore au chef d'orchestre dont les mains rapidement agitées indiquent la durée d'une tenue de violons.
La locomotive passait, soutenue par cette
double rangée de cariatides. (Page 850.)
Alors, très doucement, comme ils l'avaient montée, les Turcs redescendent, la passerelle au fond de l'eau, où ils la déposent. Ils se mettent à détendre leurs muscles dans un accès de gymnastique frénétique, cependant que nous battons des mains, le général plus fort que tout le monde.
Il agite son képi. Et l'on voit qu'il voudrait crier à ces braves quelque chose d'autre.
— Attendez, fis-je, illuminé par une idée que je n'hésite pas à qualifier de généreuse, attendez!
Et, m'adressant au colonel, qui accepte en saluant nos acclamations sur la rive opposée, je fais un porte-voix de mes deux mains, pour lui crier à tue-tête:
— Colonel Hadji Ahmed! Voulez-vous dire à vos braves que pour les récompenser de leur vaillance je vous remettrai, lorsque le passage sera terminé, une somme de cent vingt mille piastres que vous leur partagerez!
Pigeon me regardait, un peu surpris de cet élan.
— Eh! mon cher, fis-je avec quelque humeur de le voir s'étonner, tout service se paie! Celui-là me paraît valoir quelque chose. Ce n'est pas le général qui peut offrir à ces Turcs la seule récompense à laquelle ils tiennent: de l'argent. Il n'en à pas; il n'a pas de crédit pour un pareil bagchich, tandis que nous, nous avons nos carnets de chèques abondamment pourvus au départ de Moscou. J'ai cent mille francs; vous aussi, en chèques sur la banque impériale russe. Le passage d'une rivière sur un pont rétabli de cette manière vaut bien une trentaine de mille. C'est un péage exceptionnel, mais le résultat est exceptionnel aussi.
Tout le monde m'approuva de la voix et du geste. Le colonel était agréablement surpris. Derechef il adressa un discours à ses hommes pour leur apprendre la bonne nouvelle.
Ce fut alors une bande de démons qui se mirent à trépigner en pleine eau comme s'ils eussent été dans leur élément.
A leur tour les cariatides vivantes poussèrent des vivats en notre honneur.
Le silence se rétablit après les cinq minutes de pause réglementaire. Avec la même énergie tranquille nos cent vingt gaillards soulevèrent une seconde fois la passerelle au-dessus de la rivière, et la deuxième locomotive s'avança dessus, sans qu'il y eût nulle part trace d'un fléchissement.
Puis ce furent les deux voitures-dortoirs et les trois chevaux.
Et quand les quatre wagons à ballast, chargés des fusils et des sacs, poussés par les derniers soldats du contingent jeune turc, eurent à leur tour franchi la Biélaïa, le mir-alaï, seul, modeste dans le triomphe, traversa le dernier, au pas accéléré, cette petite rivière qui nous paraissait encore, la veille au soir, l'obstacle fatal contre lequel nous étions brisés d'avance.
Nos mains se tendirent toutes vers l'audacieux colonel.
Tandis que ses hommes sortaient de l'eau et couraient allumer des feux de racines pour sécher leurs vêtements, nous le félicitons d'avoir osé concevoir un tel plan de sauvetage, et cru ses soldats assez robustes pour l'exécuter.
D'une main ferme je libellai incontinent le chèque de cent vingt mille piastres, à convertir en roubles sur la banque impériale de Moscou.
Un petit speech fort bien tourné du mir-alaï m'en remercia au nom des braves qui venaient d'accomplir l'incroyable exploit.
Je tins à les voir de près avec le général Lamidey autour de leur bivouac improvisé, et à leur exprimer toute notre admiration.
Après quoi, les aiguilles de nos montres tournant toujours, il devint urgent de repartir en vitesse pour Orénbourg.
Dix minutes, et le train fut reconstitué, les voyageurs furent rembarqués — sauvetés et sauveteurs dans leurs wagons respectifs. Les chevaux aussi. L'on repartit après dix-huit heures d'arrêt.
Les trois veilleurs du sémaphore, restés sur l'autre rive, n'étaient pas encore revenus de leur stupéfaction.
Ils n'étaient pas seuls à se demander s'ils avaient bien vu de leurs yeux se dérouler l'inimaginable scène...
Les premiers tours de roue à peine faits, je me mis à regarder Pigeon, assis en face de moi dans la salle à manger roulante.
Nous y étions seuls avec le docteur Brondeix, une conversation s'engagea, mais si incohérente! Sur le moment, à dire vrai, je ne lui trouvai rien d'extra-naturel. On parlait de l'exploit des cent vingt Turcs; c'était inévitable. Et je disais que si je n'avais vu la chose, personne au monde n'eût pu m'y faire accroire.
— C'est le cas ou jamais d'évoquer saint Thomas et son infirmité légendaire. J'ai vu; il faut bien que je croie! Mais si je n'avais pas vu, ah! si je n'avais pas vu, je m'y refuserais, la tête sur le billot!
— Très curieux, compléta Pigeon, j'éprouve la même sensation. Comme vous, patron, j'ai vu la chose de mes yeux. J'étais à côté de vous, et toutes les forces divines autant qu'humaines pourraient se coaliser pour m'en faire douter; j'ai vu, ce qui s'appelle vu...
— Comme nous tous, mon cher, confirma le docteur. Et cependant votre esprit, dès qu'il se met à raisonner, se met aussi à douter. La réalité d'un fait aussi matériellement établi lui paraît irréalisable.
— Vous l'avez dit, docteur, vous l'avez très bien dit.
Pigeon, se prenant alors la tête dans les deux mains, nous procura cinq minutes de bon temps.
En vérité ce n'était pas trop au milieu des circonstances lamentables où nous sentions notre destinée s'enlizer.
— Non, répétait l'émule de Pic de la Mirandole avec un désespoir comique, jamais on ne me fera comprendre comment nous avons pu voir devant nos yeux, tous tant que nous étions là... le général, ses officiers, miss Ada, Mme Louvet, Mlle Raison.
— Vous même, complétai-je en riant, et le docteur, et moi... Et les mécaniciens des locomotives, et leurs chauffeurs.
Le docteur Brondeix ajouta, pour n'oublier personne:
— Et les Turcs qui n'étaient pas descendus dans la rivière... Et ceux aussi qui s'y trouvaient — les mieux placés, ceux-là, pour savoir que ce n'était pas du chiqué, comme on dit aux spectacles de lutte, si chers aux Ottomans...
— Et les trois guetteurs russes, et les poissons de la rivière! Bref tout ce qui vit et voit a pu voir avec nous s'accomplir cet effort pyramidal, c'est le mot: cent vingt Turcs ont soulevé la passerelle en fer qui gisait au fond de la Bielaïa, l'ont maintenue sur leurs épaules pendant près d'une minute.
— Exactement cinquante-six secondes, fit le docteur, homme de science. J'ai chronométré...
— ...Pendant cinquante-six secondes. Et une locomotive a passé... Puis une autre, puis le reste... Or une passerelle de vingt mètres, en poutrelles de fer cloisonnées comme celle-ci, pèse bien une tonne par mètre courant: disons vingt tonnes, ou vingt mille kilos. Sur quoi vient se greffer le poids d'une locomotive. Les nôtres, à vue de nez, pèsent bien soixante-dix tonnes chaque. Soixante-dix et vingt font toujours, si je n'erre, quatre-vingt-dix...
— Toujours, opinai-je en souriant par avance de la conclusion à laquelle notre homme devait fatalement aboutir.
— Quatre-vingt-dix tonnes font quatre-vingt-dix mille kilos, pour cent vingt Turcs employés à ramasser la passerelle et à la placer sur leurs épaules. Chaque Turc aura donc supporté pendant cinquante-six secondes un poids de sept cent cinquante kilos. Un homme peut donc porter sept cent cinquante kilos sur son épaule? Et cent dix-neuf autres peuvent en faire autant?...
— Certainement, jeta dans les calculs de Pigeon le docteur, sarcastique. Mais pour réaliser ces tours de force il faut être Turc!
— C'est égal, répliquait l'omniscient déconcerté. C'est égal, on a beau être Turc; porter sept cent cinquante kilos sur son dos, comme ça, dans une rivière, et être cent vingt à réussir le même exploit, c'est un peu fort de café.
— De café turc, recommença le docteur, décidément en humeur de plaisanter.
— Si je ne l'avais pas vu je ne le croirais pas. Si on me le racontait je dirais au narrateur: vous vous payez ma tête. C'est contraire aux lois de la dynamique humaine. Au temps d'Hercule, je ne dis pas. Encore Hercule était-il seul de son espèce, s'il a jamais existé
— Jetez donc votre langue aux chiens, dis-je à Pigeon pour en finir avec cette obsession gênante. A quoi bon vous emberlificoter dans un réseau d'inutiles raisonnements? Nous avons vu ce que nous avons vu, si invraisemblable que cela paraisse, et voilà! Jetez votre langue aux chiens, Pigeon!
L'aimable compagnon saisit l'occasion de faire une nouvelle plaisanterie: ayant ouvert une vitre du wagon, il fit mine de se couper la langue, comme Wami, et de la lancer sur la voie.
J'ai dit que ce bizarre débat sur l'impossibilité du possible, sur l'invraisemblance de la réalité nous avait distraits de nos ennuis pendant cinq minutes,
Pas une de plus, hélas! Car voici qu'un nouveau sujet d'inquiétude vient nous troubler.
Les machines n'ont plus d'eau.
Dans le désordre qui a marqué le séjour au bord de la Biélaïa, les mécaniciens n'ont oublié que ce détail, pourtant de premier ordre: faire le plein de leurs réservoirs.
On pouvait encore tourner une heure.
Par chance, nous arrivions au bord de l'autre rivière, l'Irodva.
On commença par la franchir sur un pont respecté par les orages, celui-là, puis les mécaniciens et les chauffeurs développèrent pour s'approvisionner d'eau deux serpents de toile que nous allâmes plonger dans la rivière.
Comme il n'y avait pas d'appareil aspirateur sur la machine, d'ordinaire injectée au fur et à mesure par son giffard (1), nous empruntâmes au wagon qui avait amené miss Ada et le général une petite pompe à incendie qu'on y remisait en cas d'accident.
(1) Dans le monde entier l'alimentation des locomotives se fait à l'aide de l'injecteur à entraînement de vapeur inventé par l'ingénieur Henry Giffard, dont il a reçu le nom.
L'installer sur la berge fut l'affaire d'un instant.
Et nous voilà pompant à tour de bras pour créer le rôle, comme disait Pigeon, et l'enseigner aux soldats turcs.
Ce n'était pas bien difficile. En une minute ils eurent compris et nous succédèrent, deux à deux, jusqu'à ce que les réservoirs des locomotives fussent remplis.
Hélas, tant de peine allait devenir inutile!
A peine si nous étions en état de repartir que des aérocars apparaissent à l'horizon. Nous ne pouvons nous y tromper, ce sont les nôtres: le Mont-Blanc ou le Canigou, peut-être les deux, ou deux autres du même type. Ils courent évidemment à notre recherche, car le voyage du général dure depuis quarante-huit heures et l'absence de toute nouvelle de Niojine a dû sérieusement inquiéter l'état-major.
Le lieutenant Lebreton monte sur la première machine avec l'ordre de donner les instructions nécessaires au mécanicien. Dès que nous serons à proximité des deux aérocars on s'arrêtera pour communiquer avec eux.
Mais la constatation que nous faisons tous à la même seconde, en nous groupant sur la plate-forme du wagon qui nous emporte, est affolante. Au-dessous des deux ballons français s'avancent des divisions entières de cavalerie qui ne sont pas des nôtres...
— Enfermés! s'écrie le général avec fureur. Déjà! Par où ceux-là ont-ils pu se faufiler? Il faut que le mouvement qu'ils achèvent soit commencé depuis plusieurs jours déjà.
Et dans une explication technique qu'il donnait à ses officiers comme si l'on eût été sur un champ de manoeuvres, le général exposa le plan suivi par les Chinois pour se rejoindre dans l'ouest de la ligne ferrée, après avoir encerclé notre premier corps décimé par le choléra, et privé de son chef depuis quarante-huit heures.
— Pouvait-on supposer que ces Chinois exécuteraient à dix ou quinze mille un pareil raid de cavalerie! Mais que veulent nous dire les aérocars?'Il faudrait le savoir. Puisqu'ils s'avancent vers nous, c'est pour nous donner un avis
— Pour nous sauver, général, risqua Miss Ada un peu tremblante.
— Je veux l'espérer, Mademoiselle. Espérons que les troupes aériennes seront auprès de nous avant tous ces gens à cheval.
Nous agitons nos mouchoirs.
Bientôt le train ralentit sa marche; il s'arrête. Les deux aérocars sont à cinq cents mètres en l'air, environ, et nous agitons nos mouchoirs pour leur faire comprendre qu'ils peuvent venir nous prendre à leur bord.
Mais on dirait que les commandants hésitent à descendre. Sûrement ils voient de là-haut quelque chose de plus que nous, qui les empêche d'exécuter rapidement la manoeuvre de salut.
Que voient-ils donc?
Ils voient, parbleu, qu'un parti de cosaques s'avance à travers la plaine, avec le même objectif que le leur.
C'est vers nous que vient cette sotnia d'Orenbourg, au galop de ses petits chevaux.
Un grand diable de sous-officier la précède. Il se rapproche de nous très vite.
Son accoutrement, ses armes, l'expression de sa rude physionomie me font un effet étrange.
Mes compagnons partagent-ils ma manière de voir? Je n'en sais rien tout d'abord. J'apprendrai même bientôt qu'il n'en est rien.
En effet, tandis que je demeure en arrêt devant ce cavalier symbolique, oui, symbolique est bien le mot qui dépeindra mon état d'esprit, les autres voyageurs sont occupés à échanger des signaux avec les aérocars encore au lointain.
Ils ne voient pas mon homme.
Notre train s'est arrêté. Je considère le cosaque; il est beaucoup plus grand que nature. Le voilà près de nous. Il nous crie des nouvelles décourageantes.
Phénomène singulier; ses paroles ne sont pas intelligibles; le peu que j'en retiens semble désordonné. L'homme parle un russe que je ne comprends pas.
Je mets sur le compte de mon ignorance ce que je n'ai pas saisi dans son discours.
Il m'a semblé pourtant l'entendre annoncer, tel l'ange du malheur dans les tableaux de piété, que nous devions être punis pour l'expiation de nos fautes.
Sa silhouette, déjà haute, prend à mes yeux des proportions surhumaines lorsqu'il s'approche de notre train arrêté.
Il est haut perché sur une bête essoufflée par la randonnée du désespoir.
— Mais regardez-le donc, m'écriai-je enfin, tout décontenancé de voir l'indifférence que notre petite troupe accordait à cette apparition. Regardez-le donc! C'est un cosaque surnaturel!
Pourquoi donc est-ce moi qu'on regarde? Miss Ada, Pigeon, le docteur Brondeix semblent ennuyés de se voir dérangés dans leurs observations par un fâcheux. J'ai l'air d'un halluciné.
— Eh bien, quoi? demandé-je à Pigeon qui me fait des signes de tête, comme s'il me priait de ne pas insister. Vous ne voyez donc pas ce cosaque géant qui s'avance vers nous à toute allure?
— Ma foi non.
— Vous ne le voyez pas?
— Nous ne voyons rien.
Faisant appel au témoignage des autres pour consolider le sien, Pigeon répète:
— Nous ne voyons rien. Est-ce vrai, Mademoiselle? Est-ce vrai, docteur? Mesdames, est-ce vrai? fit-il encore en s'adressant, pour ne négliger personne, à Mme Louvet et à Mlle Raison.
Un choeur de voix, pressées d'exprimer d'autres sentiments, me répondit encore une fois:
— Nous ne voyons rien. Il n'y a rien autour de nous qui ressemble à ce que vous dites.
C'était comme une aumône: laissez-nous tranquilles avec votre cosaque; nous sommes retenus ailleurs.
Voilà ce que signifiait la riposte. Je ne m'y trompai pas.
C'était un peu fort, mais il n'y avait pas à insister.
L'unanimité des réponses me fixait. Incontestablement j'étais le jouet d'une illusion.
Devant nous nul cosaque ne galopait; il n'y avait aucune trace d'un tableau symbolique. Mon imagination seule, fatiguée par tant de coups successifs, avait cru apercevoir dans le vide ce fantôme. Je le compris bien lorsque Pigeon, inquiet pendant un instant pour ma raison, vint à côté de moi, me prit la main, et l'ayant promenée dans l'air, me démontra ainsi que je m'étais laissé prendre à quelque illusion maladive.
C'était vrai. J'avais déraisonné. Je me frottai le front avec la volonté de ne plus voir autour de moi que ce que les autres y voyaient eux-mêmes. Et aussitôt le tableau que j'avais, cru si vrai, si près, s'évanouit à la grande lumière du raisonnement.
Il ne restait plus dans l'air, à cette minute, que les deux aérocars dont nous attendions notre salut.
— Il ne faut pas s'y tromper, disait le docteur au moment où j'avais si naïvement fait irruption, avec mes chimères, dans la terrifiante réalité; si nous ne sommes pas enlevés au plus vite par nos amis d'en haut, les cavaliers nous tiennent en bas. Le général le comprend bien. Voyez comme il a les yeux fixés sur les deux points noirs! Il calcule leur vitesse et celle de la horde qui nous enveloppe. Sûrement les monte-en-l'air auraient eu le temps déjà de nous embarquer s'ils étaient plus rapides. Je ne comprends pas comment ils tardent tant. Leur marche est d'une lenteur inusitée: c'est comme un fait exprès.
Miss Ada tremblait légèrement; elle s'était appuyée sur le bras de Pigeon, et ce rapprochement instinctif donnait à mon adjudant un regain de crânerie.
Jamais je ne l'avais vu si ferme devant le danger. C'est qu'il avait le sentiment d'une responsabilité double. Et puis... et puis... il était heureux au fond.
Le coeur humain ne connaît pas de différences entre la quiétude et le danger. Il bat quand il doit battre.
Pigeon s'était plus d'une fois déclaré à moi comme un respectueux soupirant à la main de Miss Ada.
— Le numéro deux, disait-il avec un sourire triste.
Sans souhaiter la mort de son rival il s'était maintes fois dit, il m'avait dit à moi-même qu'à défaut de Tom Davis la jeune Hollandaise serait certaine d'avoir en lui, jusqu'à la mort inclusivement —il insistait sur ces derniers mots — un ami sincère, dévoué, un compagnon d'aventures sur le bras de qui sa touchante inexpérience pouvait compter.
Depuis quelques jours déjà les successifs malheurs qui s'abattaient sur la fiancée de Tom Davis encourageaient l'excellent Pigeon dans son rôle.
Insensiblement la jeune fille s'habituait à trouver à côté d'elle ce défenseur respectueux, ce conseiller attentif qui rêvait déjà, — j'en eusse fait aisément la preuve — d'une paix finale, à la faveur de laquelle il se fût nettement déclaré à Mlle Vandercuyp et à ses parents...
Je compris, en le regardant à cette minute tragique, tout ce qu'il y avait d'espérance dans le coeur de mon pauvre ami.
Alors qu'il rêvait de paix, d'amour et d'hyménée parce que celui qu'il avait appelé son rival était mort, la Fatalité venait lui rappeler que l'hyménée, l'amour, la paix, c'étaient là des choses dont il fallait pour longtemps désapprendre jusqu'aux noms.
Qui de nous, à cet instant, eût osé prévoir comment les choses allaient se dénouer?
Ce que je voyais de très net, c'était, devant nous, une masse de cavaliers qui convergeaient sûrement pour nous encercler, tandis que dans le ciel deux ballons fusiformes, à bord desquels on venait à l'instant même d'arborer nos couleurs, cherchaient à nous joindre avant la cavalerie ennemie, pour nous soustraire à ses coups.
J'entendis le général qui demandait au lieutenant Lebreton s'il avait emporté de Niojine son appareil de téléphonie sans fil.
— Le voici, général, répondait le lieutenant, Je le monte à l'instant même.
Et tandis que nous sautions à terre, tous groupés anxieusement autour du grand chef, le jeune officier préparait un trépied, sur lequel il déposait une assez lourde boîte.
Aussitôt, le premier des deux aérocars commença de téléphoner.
Il ne nous donna point son nom; mais le détail était secondaire.
— Nous venons au devant de vous, nous dit-il simplement, pour vous dégager, car douze mille cavaliers chinois ont débordé nos lignes dans l'Ouest et remontent pour vous prendre à revers. La partie est perdue pour la Muraille blanche. Le général Morin ordonne la retraite sur toute la ligne. Nous le rejoindrons à Samara, où il nous envoie avec l'ordre de vous rechercher, et si nous vous trouvons, de vous emmener ainsi que tout le personnel qui vous accompagne.
— Demandez-leur: que faut-il faire? dit brièvement le général, impatienté de tant d'explications.
Le lieutenant questionna.
Un temps et il nous transmit la réponse tombée de la nue.
— Préparez-vous à monter à bord dans cinq minutes. Nous atterrissons l'instant de vous prendre, c'est-à-dire que nous ne toucherons le sol que pendant quelques secondes. Au coup de sifflet prolongé vous lèverez tous les bras en l'air pour que nos hommes vous saisissent commodément et vous enlèvent sans retard.
— Attention, dit le général à la petite cohorte que nous formions...
Comme il disait ce mot d'avertissement, ses yeux venaient de rencontrer ceux du mir-alai... Et à quelques pas, tous nos Turcs se tenaient debout, l'arme au pied, derrière leurs deux youg-bachis.
Comment décrire l'angoisse, disons l'ahurissement qui s'empara du général à l'idée qu'il avait à ses côtés cent cinquante-trois Turcs dont il était, avec nous-mêmes, le débiteur solidaire?
Qu'allait-il en faire?
Les abandonner? Il ne le pouvait.
Les emmener? Le pouvait-il davantage?
Sans hésiter, le général fit téléphoner au ballon:
— Nous sommes quinze Français et Françaises, et j'ai avec moi cent cinquante-trois Turcs qui m'ont rendu service, que je ne veux pas abandonner.
— On va les prendre aussi, répondit le mystérieux correspondant. Cinquante monteront avec nous; les autres suivront par le Canigou qui arrive.
— Qui êtes-vous donc, vous autres?
— Le Marboré.
— Pourquoi n'avancez-vous pas plus vite?
— Avarie de machine.
— Et les autres?
— Aussi.
— Pourvu que vous soyez ici dans quatre minutes à présent, c'est le principal. Car les lignes de cavalerie qu'on voyait au loin se dessinent, déjà hautes.
Sur ces derniers mots du général nous nous préparons tous à nous laisser enlever par les bras vigoureux de nos compatriotes. L'opération n'a rien de bien gênant pour les hommes; mais pour Miss Ada et les deux ambulancières qui l'accompagnent, c'est une gymnastique plus scabreuse. Quand aux trois chevaux, qu'ils aillent au diable, on les débride et les voilà partis.
Pigeon fait aux dames une série de courtes recommandations, tandis que le général explique au colonel turc ce qui va se passer.
Hadji-Ahmed écoute, regarde, puis réfléchit. Les jumelles à la main, il considère à nouveau le Marboré qui descend au-dessus de nos têtes.
L'aérocar n'est plus à présent qu'à cent mètres. Il descend, descend toujours. Nous entendons son pavillon tricolore claquer au vent. Plus que cinquante mètres.
C'est la grande émotion, car au lointain les lignes noires des Chinois se rapprochent
— Préparez-vous tous à vous laisser enlever par-dessous les bras, crie le général en adoptant le premier une posture bizarre que nous imitons tant bien que mal, les coudes en équerre.
Un bruit d'agrès qui crient au-dessus de nos têtes; un coup d'oeil oblique pour nous assurer que nous sommes bien à portée des mains robustes qui vont nous cueillir. Mais voici qu'au lieu de l'ascension annoncée c'est une fusillade épouvantable qui éclate.
Les Turcs, rangés en bataille à quinze pas de nous, crèvent de toutes les balles qu'ils peuvent tirer, l'enveloppe du ballon et canardent à la volée ceux qui le montent.
— Japonais! Japonais! crie le mir-alaï, féroce. Je m'en doutais! Quand j'ai vu la manoeuvre, j'ai bien pensé qu'ils n'étaient pas des vôtres.
Et poussant de nouveaux cris pour exciter ses hommes, il obtient promptement la mise hors de combat de l'équipage, non sans perdre du monde, car c'est une escarmouche acharnée qui dure une minute.
Au lieu de l'ascension annoncée, c'est
une fusillade qui éclat. (Page 856.)
Il avait deviné juste, ce Turc! Une fois de plus nous étions les victimes d'un guet-apens.
Il importait de nous évader de cette malheureuse embuscade. Comment? Et par où?
Vers quel point de l'horizon chercher le salut?
— Rembarquez tous, vite, vite! commanda le général d'un ton qui ne souffrait aucun retard.
Les officiers couraient le long du train pour contraindre les Turcs à reprendre leurs places sur les wagons découverts. Ces malheureux abandonnaient une demi-douzaine des leurs sur le terrain.
En un instant le ballon avait rebondi, manoeuvré par les survivants de son mystérieux équipage, car enfin nous ne pouvions nous y tromper; c'était l'un des nôtres, et pourtant l'équipage qui le montait n'était pas français.
Par suite de quelles circonstances un de nos aérocars, deux même, car le second opérait de concert avec le premier, c'était évident, se trouvaient-ils aux mains des Japonais?
Ils avaient donc été capturés?
Comme on n'avait pas le temps de réfléchir, on passa outre.
La position devenait tout à fait critique. Les deux locomotives se mettaient en route; mais déjà nous savions que le général monté sur la première et le colonel sur la seconde, étaient obligés de menacer de mort les mécaniciens et leurs aides pour les contraindre à manoeuvrer leurs régulateurs.
Réfugié dans la salle à manger du premier wagon avec Miss Ada, Mme Louvet, Mlle Raison, le docteur et Pigeon, je souffrais les pires inquiétudes.
Jusqu'alors les aventures tragiques qui nous avaient emportés dans leur tourbillon, depuis le premier jour de cette guerre infernale, nous avaient trouvés seuls, ou deux à deux, prêts à les accepter en hommes résolus, sans forfanterie comme sans faiblesse.
Nous n'avions eu à nous préoccuper que de nous-mêmes.
A bord de l'Austral ou sous les eaux de l'Elbe avec Marcel Duchemin, dans l'Arizona, en compagnie de Tom Davis, au fond de la forêt vierge avec Pigeon, sur le champ de bataille à côté de Martin du Bois, la Destinée qui s'acharnait à multiplier devant moi les pires épreuves m'avait au moins fait la grâce de ne pas amollir mon énergie. Elle avait écarté de ma route les femmes et les jeunes filles. Or chacun le sait, tel homme qui lutte pour sa vie assez résolument tant qu'il restera seul, deviendra vite un indécis lorsqu'il se verra, disons le mot, embarrassé par le souci de la vie d'une femme.
Or nous en avions trois à défendre! Voilà qui compliquait singulièrement notre stratégie.
Trois femmes à protéger! Que dis-je? A sauver!
C'eût été, en de pareilles conjonctures, au-dessus des forces du plus brave et du mieux outillé des cosaques. Quelle protection pouvions-nous leur assurer à nous trois, pauvres civils!
Sans doute nous ferions tout ce que le devoir nous commanderait pour les défendre et les tirer de là; mais à quelle solution pratique aboutirait donc cet effort suprême? Nous avions devant nous des nuées de cavaliers chinois. Espérait-il donc, le général Lamidey, passer au travers du rideau qui se refermait peu à peu sur nous?
Il fallut bien le croire et lui faire confiance, lorsque par une vitre ouverte du wagon nous aperçûmes dans le lointain les masses noires s'avancer, pour exécuter une double conversion dont notre train marquait le point central.?
Miss Ada était abattue; ses cheveux dénoués, qu'elle n'avait pas eu le temps de ramener en chignon, encadraient de leurs flots blonds un visage affreusement pâle.
Mme Louvet et Mlle Raison, serrées l'une contre l'autre, n'osaient parler tant elles avaient peur de l'inconnu, de la catastrophe qui ne pouvait manquer de s'abattre sur notre train fou, dans une minute, dans deux, dans dix peut-être; ce n'était qu'une question de temps puisque nous courions sur le rail à toute vitesse dans la direction d'une cavalerie ennemie qui devait fatalement nous joindre et nous prendre comme dans un filet.
Etait-ce fatal à ce point?.
Il s'agit de foncer à travers toute
cette cavalerie, y parviendrons-nous?
Tandis que Pigeon et le docteur prodiguaient des explications consolatrices aux dames, pour leur dissimuler, je le devinais bien, l'inquiétude mortelle où les mettait eux-mêmes cette course à la mort, je mesurais de mon mieux les distances. Il me sembla bien que la cavalerie chinoise, très compacte sur notre droite et sur notre gauche, n'aurait pas le temps, à la vitesse qui nous emmenait, de faire sa jonction en temps utile pour s'opposer à notre passage.
Une vingtaine de kilomètres au plus devaient nous séparer d'Orenbourg à présent. Il suffisait que nous pussions franchir le cercle dans lequel on avait espéré nous enfermer pour être hors d'affaire.
Je me demandais bien, dans mon for intérieur, où cette échappée nous conduirait, et si les troupes françaises étaient encore à Orenbourg, avec leurs cholériques et tout l'attirail de leurs ambulances.
Mais il faut bien se dire que dans un cas pareil on ne se préoccupe guère des effets réflexes.
Ce sont les résultats immédiats qui comptent. Il s'agit bien du lendemain! C'est de l'instant même qu'il faut s'assurer.
Je m'assurais donc, à force d'examiner au loin la plaine, que nous allions passer au travers du rideau tissé autour de nous.
Le général n'avait pas mal calculé vraiment, car en moins de cinq minutes les deux locomotives franchissaient à toute allure le point de la circonférence où nous eussions dû rencontrer les Chinois.
Des deux côtés, au lointain, nous les apercevions qui faisaient de grands gestes, en accourant vers nous au galop de leurs petits chevaux.
Ils tiraient des coups de fusil; mais les balles ne pouvaient nous atteindre. Si rapides que fussent les cavaliers du Dragon, le train les avait devancés.
— Bien manoeuvré, général, m'écriai-je en arrivant, de plate-forme en plate-forme, à celle de la locomotive.
Le bruit de la marche empêchait tout dialogue. Ce fut donc par une mimique expressive que je félicitai notre pilote pour son coup d'audace.
Il me répondit dans un sourire de gratitude, mais je vis bien que le danger n'était pas conjuré. Le mir-alaï, de son côté, ne cessait d'inspecter l'horizon avec ses jumelles. Il avait le pressentiment, notre bon ami Turc, de ce qui devait nous échoir aux portes mêmes d'Orenbourg.
Dans tout le train ce fut néanmoins une impression de soulagement.
Déjà nos trois voyageuses avaient repris de l'espoir.
Le docteur croyait apercevoir au lointain les flèches et les coupoles des églises.
Les Turcs, sur leurs wagons découverts, semblaient se relâcher d'une surveillance qu'ils avaient exercée jusqu'alors avec la plus sévère attention. On croit si volontiers ce que l'on désire! Moi-même, ne me faisais-je pas un raisonnement tout naturel?
Si des milliers de cavaliers chinois sont aujourd'hui dans la région c'est qu'ils ont plusieurs jours d'avance sur l'infanterie. Nous avons déjoué la manoeuvre dans laquelle ils voulaient nous envelopper; ce sont nos avant-postes à présent que nous allons rencontrer, dès que nous serons à dix kilomètres d'Orenbourg, et les fantassins turcs sont encore loin d'ici.
Je m'étais appesanti une minute sur cette idée consolante. Les yeux rivés au paysage lugubre qui défilait à la portière, je croyais déjà voir se dresser devant nous l'officier du premier poste français, qui nous donnerait enfin des nouvelles fraîches, et sur toutes choses une foule de renseignements dont nous avions un grand besoin.
Miss Ada commençait à causer avec Pigeon de choses moins attristantes, encore que nul sujet de conversation ne fût gai à cette heure.
Elle bâtissait, dans sa jolie tête toute mélancolique, un plan d'hôpital printanier, en Crimée, où elle obtiendrait bien, disait-elle, la faveur de soigner les malades et blessés de toutes les nationalités. Elle voulait désormais consacrer sa vie aux oeuvres de charité.
Nous énumérions au hasard, par intuition, les marches que l'armée française avait dû faire dans le Sud pendant notre absence, pour se dégager du voisinage des Turcs, se mouvoir en toute liberté et mettre à l'abri son contingent de cholériques.
Soudain le train s'effondre.
Je ne peux guère trouver d'autre mot pour donner l'impression de glissement, d'anéantissement qui nous saisit tous.
A peine si nous avons l'instinct d'échanger un regard d'adieu.
Nous sommes emportés sur les rails, puis hors des rails; on l'entend au grincement des essieux qui s'enfoncent dans le sol, comme des fétus broyés par la tornade.
Un fracas épouvantable; tout craque et s'émiette autour de nous.
Heureusement ce ne sont que les cloisons qui éclatent. Le train déraillé s'est arrêté en quelques secondes; il est buté dans le sol.
A peine si nous avons senti le mouvement terrible s'arrêter que nous nous tâtons.
Vivants! Aucune blessure! Personne n'est atteint dans notre voiture, renversée sur la paroi gauche.
Vite, descendons! Mademoiselle Ada, Madame Louvet, Mademoiselle Raison!
Que se passe-t-il?
A peine si nous avons le pied dehors, au prix de contorsions désagréables, car il est difficile de sortir de là, que les coups de fusil recommencent à crépiter autour de nous.
— C'est encore un guet-apens! crie l'un de nos officiers en courant aux locomotives. Voyez! La voie est coupée sur cent mètres.
C'est exact. A la faveur d'un repli de terrain, l'ennemi a fait disparaître les rails. On ne s'est aperçu de l'attentat qu'après avoir quitté la voie; il était trop tard.
— Regardez! me dit Miss Ada toute bouleversée, en me montrant nos deux locomotives qui ont grimpé l'une sur l'autre.
Et sous les jets de vapeur qui fusent de toutes parts deux de nos malheureux Russes agonisent. C'est le chauffeur de l'une et le mécanicien de l'autre. Le général n'est pas touché.
D'un coup d'oeil rapide il s'assure que nous sommes encore vivants, puis la main sur le bras du mir-alaï, donne au chef turc ses instructions pour la défense.
Nous allons combattre sur cette épave. Qui? Des pillards, peut-être? Quelque bande de malandrins?
Mais non. Nous avons affaire à pire.
Des gibbosités du terrain sortent par douzaines des fantassins chinois qui prennent rapidement position autour de nous pour nous enfermer. Et cette fois, je ne pense pas que nous puissions esquiver la catastrophe.
Les Turcs se sont essaimés en tirailleurs, à l'abri des wagons renversés.
Nous demeurons, Pigeon, le docteur et moi, avec les dames, derrière le convoi.
Cette attitude prudente, que nous n'avons pas pour habitude d'adopter, me navre et me désoriente.
Que pouvons-nous faire au surplus? Il est inadmissible que nous laissions ces trois femmes sans défense. Il faut que nous soyons leurs soutiens, à côté d'elles.
Le hasard veut qu'elles soient trois. Trio pour trio! Mais tandis que nous restons à leur disposition, nous ne tirons pas sur les Chinois, et c'est cette inaction qui nous pèse. Hélas! de quelle utilité seraient nos trois pistolets contre l'effroyable torrent d'hommes qui va se précipiter sur nous?
D'où sortent tous ceux-là? Sous quel monticule s'étaient-ils dissimulés? On dirait des nuées de diables.
On entend les coups de fusil des Turcs, qui envoient sans merci la mort dans les rangs de ces magots.
Mais la formule a conservé toute sa valeur: frappez-les, tuez-en le plus que vous pourrez! Quand il n'y en a plus, il y en aura encore!
Et c'est par centaines, bientôt par milliers, que surgissent autour de nous les assaillants.
Oh! le désastre est complet.
Nous avons la vision suprême des Turcs abattant jusqu'à dix Chinois chacun, pour succomber sous le onzième après avoir exécuté les prodiges d'un héroïsme inutile.
Nous sommes perdus! Ce coin des steppes russes va voir notre fin.
De quel oeil épouvanté nous regarde l'infortunée Miss Ada! Et ses compagnes! Chacune d'elles implore une aide que nous ne pouvons lui offrir.
Le désespoir le plus écoeurant s'est emparé de moi, cette fois, et je ne m'attarde même plus à escompter un sauvetage qui ne peut venir de nulle part.
Au milieu de la fusillade qui crépite au-dessus de nos têtes, j'aperçois deux hommes debout; c'est le général français et le colonel turc. Tous deux semblent défier les balles de ennemi. Ils tirent tout ce que leurs pistolets contiennent de cartouches. Et après?...
Je regarde Pigeon. Il est livide. D'une main fiévreuse il a pris la main de Miss Ada, de l'autre il tient par la taille la pauvre enfant qui manque à chaque instant de s'effondrer sous l'épouvante.
Le docteur est entre Mme Louvet et Mlle Raison, et les soutient de son mieux; mais il suffit de le regarder pour comprendre que le pauvre homme a perdu tout espoir de servir à quelque chose.
Le drame a été si rapide, depuis que nous avons aperçu les aérocars et les cavaliers, que personne n'a songé à la recommandation suprême.
Elle me hante, moi, depuis quelques secondes, et je comprends que le moment est venu, cette fois-ci, de s'y conformer. Nous sommes entourés, nous allons être pris, il faut mourir. Il faut savoir mourir. A la seconde même où cette réflexion vient me glacer une fois de plus le sang dans les veines, j'entends le général qui nous crie:
— Du courage, mes pauvres amis. Nous avons perdu la partie! Soyez beaux joueurs et n'attendez rien de la vie que les plus abominables tortures. Il faut mourir. Suivez mon exemple. Vive la France!
De sa dernière cartouche tirée sous le menton le général Lamidey se fait sauter la cervelle et tombe sur les corps de nos braves défenseurs turcs, que les Chinois tuaient à la douzaine à présent, car les malheureux n'avaient plus de munitions.
A peine si le général était tombé que le mir-alaï, frappé par une salve, s'abattait à dix pas de moi, du haut de la barricade formée par le train renversé.
Nous n'apercevions plus un seul des nôtres; tous les officiers qui nous accompagnaient venaient de mourir et les derniers Ottomans prolongeaient inutilement une résistance qui nous amenait aux propos les plus sinistres.
Oh! qu'il m'eût étonné celui qui m'eût dit, huit mois plus tôt, que je discuterais avec Pigeon, en pareil lieu, sous le feu de l'armée chinoise, la thèse du suicide et de l'assassinat consenti, pour échapper au martyre!
— Allons, Pigeon, dis-je en ramassant toutes mes forces... Il le faut, cette fois.
Je ne voulais pas dire expressément: il faut mourir, à cause de ces trois femmes dont les larmes me faisaient pleurer à mon tour, de pitié.
— Ah! mes enfants, mes pauvres enfants, criait Mme Louvet. Pourquoi vous ai-je abandonnés en France? Je vais mourir ici.
Miss Ada ne disait rien, mais ses yeux parlaient pour elle. J'y lus, sans étonnement je le déclare, le désir maladif de souffrir pour son Tommy. Les femmes sont ainsi faites. Leur coeur a besoin d'être meurtri, et du coeur à la chair elles ne font pas de différence. Les yeux hors des orbites, le bras appuyé sur celui de son défenseur, la jeune fille restait muette, n'osant dire qu'elle refusait la mort.
Mlle Raison parla d'autre manière.
— Qui de vous, Messieurs, veut me tuer? Il le faut, sans perdre une minute. Si j'avais du poison, ce serait vite fait. Mais je n'ai rien, rien, rien!...
La pauvre demoiselle écoutait avec effroi les assaillants gagner du terrain et se rapprocher de nous.
Que faire? Qu'allions-nous faire?
Pigeon me consultait d'un oeil suppliant. Je voyais bien qu'il me demandait de ne pas toucher à la vie de sa bien-aimée.
— Mais malheureux, m'écriai-je sans retenue, c'est fou ce que vous espérez là! Préférez-vous donc la voir coupée en dix mille morceaux?
— Oh! non, s'écria-t-il en prenant Miss Ada dans ses bras, avec une chaleur que la situation justifiait, non. Tout excepté la souffrance!... Pourtant je ne peux pas la tuer, moi!...
— Mais moi, mon cher ami, fis-je alors avec une brutalité qui n'était guère dans mes habitudes, je suis là, pour vous rendre ce service. Et à ces dames aussi. Je tue très bien les autres, moi! N'ai-je pas déjà mitraillé mes compatriotes au-dessus de Francfort en pressant sur un simple bouton? N'ai-je pas, l'autre jour, donné le coup de grâce à Martin du Bois? C'est-à-dire que je suis très fort pour assassiner mes semblables! C'est une spécialité. Croyez-moi usez de mes services. J'ai six balles dans ce pistolet. A qui la première?
— A moi, à moi, suppliait Mlle Raison en ouvrant son corsage et en m'offrant sa poitrine nue.
Elle était blême de terreur, la pauvre!
Tandis que Mme Louvet se réservait encore et que Miss Ada, dans les bras de Pigeon, semblait faire appel à je ne sais quelle extase mystique, une tripotée de Chinois tomba sur nous en poussant des cris affreux.
On eût dit une bande de singes armés jusqu'aux dents.
Nous avions tant attendu pour prendre une résolution que la minute psychologique était passée.
A la vérité, le courage, si c'est là du courage, disons la cruauté de tuer de faibles femmes pour leur épargner des tortures qui restaient problématiques, quoi qu'on en pût dire, m'avait manqué.
Au docteur aussi, et à Pigeon plus qu'à nous encore.
Il pressait ce soir-là dans ses bras, un peu fort pour la première fois, la dame de ses pensées. N'eût-il pas été insensé de l'inviter à la mettre à mort?
= Et pourtant c'était encore à cette solution cruelle qu'il eût dû s'arrêter.
Mais qu'on s'interroge et qu'on se mette à la place de l'excellent garçon, la réponse ne sera pas douteuse; il ne pouvait tuer sa bien-aimée ni la laisser tuer sous ses yeux. Il préférait courir le risque.
Le risque! Hélas! nous allions le courir avec lui, pour avoir trop attendu, nous aussi!
Ce fut une minute d'épouvantable détresse.
Quatre solides gaillards aux longues moustaches m'avaient empoigné, tandis que leurs sinistres camarades s'emparaient de Pigeon, du docteur et de nos trois malheureuses compagnes.
Nous avions affaire à des pillards d'avant-garde, sans doute, car il y avait de tout dans leur accoutrement: du brave des huit bannières et du soldat moderne.
On devinait à leur tenue dépenaillée que ces éclaireurs s'étaient équipés à leurs frais, combien minces!
Nombre d'entre eux avaient les bras et les jambes nus. Une odeur infecte se dégageait de ceux qui me bousculaient en ricanant.
De leurs mâchoires, où s'apercevaient des dents ignobles sortaient des paroles d'insulte dont le sens exact m'échappait, heureusement!
Mais il me suffit de voir avec quelle férocité ces individus me regardaient pour être persuadé que ma dernière heure approchait, cette fois, sans rémission.
J'étais parvenu à dominer mon angoisse, pour prêter l'oreille aux cris aigus, désespérés, des trois prisonnières qu'on emmenait.
Le docteur et Pigeon, emportés comme des paquets, avaient bientôt disparu aussi, de sorte que je me trouvai, quelques minutes plus tard, tout meurtri, ensanglanté, sous une cangue odieuse, où je servais de spectacle à des centaines d'irréguliers.
La cangue! Enfermé dans cet appareil de barbarie que j'avais vu tant de fois, en Chine, porté par les pires malfaiteurs!
Est-il besoin de le dépeindre? Qui ne le connaît, au moins pour en avoir lu des descriptions dans maints récits de voyageurs?
Tantôt c'est une espèce de demi-futaille, tantôt c'est un triangle de bois massif.
La mienne avait la forme d'une table épaisse, en bois puant et sali par le passage de mille prisonniers peut-être.
Au milieu, un grand trou dans lequel l'un des sacripants m'avait enfoncé la tête.
Plus bas, deux autres trous, par où mes poignets étaient passés je ne sais comment.
Ce bât déshonorant et cadenassé pesait bien vingt-cinq kilos je pouvais à peine le porter. Et pourtant j'avais fait, ainsi écrasé, cinq minutes de marche pour arriver à la tente infecte qui me servait de prison.
Mes pieds étaient libres; c'était encore de la chance, et je m'attendais à voir quelque brute les enchaîner.
Ce fut pour la nuit tombante. Je compris que la troupe qui nous avait capturés faisait halte jusqu'au lendemain matin.
On était au long d'un bois déjà verdoyant.
Sous la toile crasseuse où mes geôliers m'avaient poussé, fut allumée une mauvaise lampe à pétrole. On me déharnacha.
Quand je fus délivré de l'horrible joug on m'attacha les jambes avec de fortes cordes, de façon que je pusse faire seulement quelques pas.
Puis une main hideuse me fourra dans la bouche une poignée de riz, tandis que d'autres me renversaient brutalement la tête pour me contraindre à l'avaler.
Une cruche d'eau m'apparut ensuite, tenue par un ignoble individu.
Ma tête fut une seconde fois secouée et renversée en arrière pour faciliter l'absorption du liquide.
Tout ce manège odieux était accompagné de cris, pour mieux dire de ces aboiements qui constituent le fond de la langue chinoise.
On me nourrissait pour me réserver vivant, c'était trop clair, à quelque supplice.
En un instant j'étais fouillé, dévalisé, puis jeté à terre par une bourrade. Je reçus alors des coups de pied sur tout le corps.
L'un de mes persécuteurs fit même semblant de me couper la tête avec son sabre. La lame brilla d'un éclair soudain à la clarté du lumignon. Mais ce n'était qu' un simulacre. On avait évidemment mieux à m'offrir.
Quand ces bandits m'eurent laissé seul dans la boue, sans couvertures, comme un chien, je me pris à faire de lamentables réflexions sur la vie humaine et sur l'inévitable force qui nous y rattache.
Ainsi je n'avais pas eu le courage de me suicider au moment critique! J'avais espéré, attendu, et le résultat de cette attente, je le voyais se dessiner: Le lendemain matin on allait me conduire au martyre!
C'était une idée si terrible que je ne pouvais la soutenir. Dans mon cerveau effaré par la vision d'atroces douleurs, de raffinements cruels, la perspective d'une aussi lamentable fin refusait de se fixer.
Je voyais quand même flotter dans le vague une irréalisable chance de salut.
Ils sautèrent sur nous comme des tigres.
J'évoquais l'aventure de San Francisco, et je me disais que peut-être cette fois encore ma bonne étoile se montrerait pour me tirer d'affaire. Hélas! il me fallait reconnaître bientôt que ma bonne étoile était à présent voilée des plus épais nuages. Depuis de longues journées elle s'était refusée à briller.
Avais-je eu seulement une heure de chance depuis que cette maudite muraille blanche s'était péniblement édifiée dans l'Oural? Pas la moindre.
L'Europe, d'ailleurs, n'avait connu, dans cette lutte entamée contre les Jaunes, que malheurs sur malheurs,
A vrai dire l'égoïsme ayant pris sa part de mes remords, ma pensée s'envolait vers mes compagnons d'infortune, surtout vers les trois pauvres femmes dont j'avais fait le malheur par mon indécision.
Pourtant, me disais-je, on ne pouvait pas les tuer! C'était impossible. Des femmes!
Est-ce qu'un homme qui tue de sa main une femme n'est pas le dernier des misérables? Ni le docteur, ni moi, ni Pigeon, surtout, nous ne pouvions assumer une tâche aussi dégradante.
Mais alors — et j'en revenais forcément à cette décevante conclusion, nous avions préparé leur martyre et le nôtre? En refusant de les assassiner nous les avions livrées à des bourreaux sanguinaires, qui déjà s'apprêtaient à leur faire subir les pires tortures!
Un galop de pensées déprimantes me brisait la tête. J'éprouvais une douleur physique qui n'approchait pas, certes, de ma souffrance morale, mais tout de même j'étais un homme fini. Je me demandais comment je pourrais faire pour me suicider, à présent. Il était bien temps!... Une fois de plus je m'étais laissé enlever le flacon sauveur.
Si les cordes qui me liaient les pieds avaient pu se détacher; j'en eusse fait un noeud coulant pour m'étrangler.
J'essayai; mais à peine eus-je porté la main au ligottage dans lequel j'étais enserré que je reçus un violent coup de bâton en pleine poitrine.
Le coin de tente où je grelottais dans l'obscurité était-il donc surveillé par quelque espion nocturne, attentif à mes moindres gestes?
J'avais entendu des Chinois ronfler sous la hutte voisine. Une odeur fade d'opium m'était montée à la gorge. Mais tout de même il me semblait bien que je fusse seul dans mon réduit.
Instinctivement je voulus en avoir la preuve. Je recommençai. Un second coup de bâton me fit pousser des cris de douleur. J'avais reçu celui-là sur les jambes.
Alors se reproduisit le phénomène bizarre que j'ai plus d'une fois signalé au cours de ce récit. L'épouvantable situation où je me trouvais, sans force, sans volonté, n'eût dû comporter que des idées lugubres. Ce fut, au contraire, une réminiscence joviale, qui monta faire son travail d'araignée dans mon cervelet aussitôt que j'eus reçus le deuxième avertissement frappant.
La folle du logis est bien toujours la même! N'eus-je pas l'impression, audacieusement sotte, on en conviendra, de jouer pour mon compte la féerie classique appelée les Pilules du Diable, dont mille représentations et plus n'ont pas épuisé le succès au théâtre du Châtelet!
Je me voyais sur la scène, tel son roi grotesque dont j'ai oublié le nom. Je me voyais avec lui et le queue-rouge qui lui sert de confident, au milieu de la Forêt des Soufflets.
Peut-être vous rappellerez-vous cet épisode? Les personnages s'avancent de quelques pas sous les arbres, et chaque fois qu'ils font un geste, interdit par l'enchanteur dont ils sont les prisonniers inconscients, une main sort des taillis et leur allonge une formidable gifle.
A mesure qu'ils persévèrent dans le chemin défendu la main s'agrandit et la taloche devient plus lourde.
C'était stupide; mais j'avais beau faire tous mes efforts pour me soustraire à cette réminiscence funambulesque, elle m'obsédait. Ce n'était pas le moment, n'est-ce pas? Arrangez cela!
Enfin le jour vint. Je n'avais pas dormi une minute, point n'est besoin de le dire. Un tintamarre guerrier secoua le camp.
Trois braves me firent à nouveau manger et boire par le procédé brutal que j'ai indiqué plus haut. Puis ils me délièrent les jambes et me remirent la cangue sur les épaules.
Je fut attaché par un poignet, et ainsi tenu en laisse comme un chien, conduit au rapport du général.
Du moins je qualifiais ainsi la cérémonie à laquelle on me fit participer.
C'était, en effet, la conférence des chefs secondaires avec le grand manitou.
Je compris que celui-là venait seulement d'arriver avec toute une armée dont le bruit confus bourdonnait jusqu'au lointain.
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