Roy Glashan's Library
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Smerte doktoram! Mort aux docteurs!
hurlaient les paysans unis aux citadins.
C'était bien un hôpital roulant. (Page 802.)
Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de La Guerre Infernale, les nations blanches ont finit par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, Miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs déjà possesseurs d'une partie de la Sibérie!
Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique le journaliste français, correspondant de l'An 2000, auteur de ce récit. Suivi de son dévoué secrétaire Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le narrateur, après avoir assisté à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne. Ils trouvent la Russie profondément troublée; le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou, immobilise les chemins de fer, arrête les trains de munitions. Les troupes alliées sont forcées de reculer. M. Martin du Bois succombe dans la retraite.
En vain un étrange savant russe, le docteur Essipof, essaye d'arrêter les envahisseurs en déchaînant dans leurs rangs le choléra dont il sème les microbes dans la nappe d'eau souterraine. Le même fléau frappe traîtreusement les armées d'Europe et le docteur Essipof, effrayé des conséquences de son intervention, se suicide. La situation semble désespérée, quand l'arrivée inopinée de miss Ada redonne du courage à tous. En empruntant la voie de mer, la jeune fille a réussi à faire passer en Russie un train sanitaire, dont les fourgons sont remplis de projectiles perfectionnés...
L'allégresse succédait donc à l'abattement des jours passés.
Après les généraux, colonels et officiers de tous grades nous allâmes, avec Pigeon, présenter nos compliments à miss Vandercuyp.
Tant de crânerie ne nous étonnait point, venant de la jeune fille qui avait si délibérément armé le Krakatoa six mois plus tôt. Tout de même nous éprouvions l'impérieux besoin de la féliciter, de lui serrer les mains.
Je vis fort bien que nos éloges lui faisaient plaisir. Quant à miss Nelly, elle rayonnait.
Tandis que Tom Davis conférait par le téléphone avec le nouveau général en chef, miss Ada nous donnait des nouvelles de sa famille. Cette fois M. et Mme Vandercuyp n'avaient pu obtenir de l'accompagner. La jeune héroïne s'était réservé les dangers pour elle seule.
Avec une tendre obstination elle en avait écarté ses parents.
Mais il fallut glisser sur le côté périlleux de son expédition: sa modestie sut nous entraîner promptement vers d'autres sujets.
La mort de Martin du Bois la chagriner. Elle l'avait apprise en débarquant à Rostov, au cours d'une conversation avec les officiers français casernés dans la ville. Longtemps elle nous parla de l'homme supérieur que nous avions perdu si tragiquement, et de sa charmante femme que ce coup terrible avait dû désespérer.
Comme nous causions dans le salon de la première voiture, un carré très simplement garni de quelques meubles en acajou, miss Ada nous entraîna vers les dortoirs superbement aménagés de son train sanitaire, pratique à miracle, et si ingénieusement agencé qu'on pouvait vraiment le qualifier d'hôpital roulant. Dans son costume de bure, avec le bonnet d'infirmière et le brassard à croix rouge, elle était charmante. Pigeon la couvait des yeux.
Les lits superposés, deux à deux, l'un très bas, l'autre à hauteur d'homme, permettaient d'emmener dans les six voitures exactement 642 blessés ou malades. Chaque couchette était pourvue de draps si blancs, d'accessoires si propres, si brillants, dans leur éclat tout neuf que Pigeon ne manqua pas de dire le plaisir qu'on aurait à être malade dans cette ambulance de rêve.
Une semblable constatation ne pouvait que ramener le dialogue sur la tristesse des réalités ambiantes.
Miss Ada s'arrêta pour nous demander où en était l'épidémie. Force nous fut, hélas! de lui déclarer la vérité. L'amélioration, constatée sur un point, cédait sur d'autres, et la moyenne des cas s'établissait inquiétante.
—Vous avez du sérum en quantité, je-pense?
—Oui, mademoiselle, répondis-je; car j'étais au courant depuis la veille, par une conversation avec le médecin en chef du 1er corps. Le sérum ne manque pas, et les injections qu'il comporte sont faites en temps utile. On va pouvoir vous confier des centaines de convalescents qui ont été traités ainsi dès la première atteinte et ont échappé aux effets terribles d'un mal jadis inexorable; mais je crains bien — et ceci, entre nous, résulte de ma conversation avec la même autorité médicale — je crains bien qu'en dépit des méthodes curatives employées, si nettement supérieures à celles d'autrefois, l'épidémie ne s'étende, par contamination, à toute notre armée, et nécessairement à tout le pays russe qu'elle va parcourir. Là est le double danger.
Je regardais miss Ada tristement. Elle me reprocha d'être pessimiste.
— Vous avez bon espoir, vous, mademoiselle, et vôtre coeur est insensible à la crainte?
— A parler franc, je n'ai pas peur. L'idée de revoir mon cher Tommy m'a soutenue dans l'accomplissement de la mission que je me suis imposée. Maintenant que je le sais auprès de moi, il me semble que mes forces sont doublées et que tout doit aller le mieux du monde...
— Très bien, dis-je, très bien, Mademoiselle. Voilà qui fait votre éloge et nous rassure tous les deux sur votre cas. Mais au point de vue général, croyez que nous n'exagérons rien en nous montrant pessimistes. Si avancées que soient aujourd'hui les méthodes curatives du choléra, on ne peut pas dire que l'attaque en soit toujours guérissable, même lorsqu'elle est combattue à temps. La preuve, c'est que notre regretté général Lamouroux a succombé en trois heures. Quant à la contagion, elle reste mystérieuse dans sa façon de pénétrer les masses. Aussi une armée de deux cent mille hommes qui porte le choléra dans ses rangs est-elle une armée perdue. Tel est le sentiment du médecin en chef.
En prononçant ces mots, si navrants dans leur précision découragée, je ne pus m'empêcher de regarder avec défiance autour de nous, par crainte qu'une oreille indiscrète ne nous écoutât.
Miss Ada eut le même geste. Quand chacun eut constaté que personne n'avait pu entendre cette condamnation, tombée de lèvres officielles, pour ainsi dire, il y eut dans le dortoir vide trois gros soupirs suivis d'un silence attristé.
Il me semblait qu'un coup de timbre eût sonné, comme dans les féeries, pour annoncer un changement de décor et la subite apparition de la grande Faucheuse au milieu des nôtres.
— Bah! fit l'ambulancière en souriant, ne nous arrêtons pas à ces idées! Espérons plutôt. Moi je suis optimiste. J'espère toujours. Tommy aussi. Vous verrez que tout cela s'arrangera. Nous allons commencer par vous enlever six cents et quelques malades demain matin. Ce sera toujours autant.
— Et vous les emmènerez?
— A Rostov, à bord du Batoum, qui descendra aussitôt vers la mer et croisera au large tandis que nous reviendrons chercher un nouveau contingent. Il y a place pour douze cents malades, sur le Batoum, aménagé en navire-hôpital par les soins de la Croix-Rouge. Un autre paquebot de la même Compagnie, le Poti, va nous arriver dans quelques jours. Il pourra enlever un deuxième contingent, que nous lui amènerons par le même procédé, en faisant la navette de Rostov aux camps français et des camps français à Rostov. C'est très simple, n'est-ce pas?...
Nous venions de quitter le premier wagon-dortoir pour pénétrer dans le second.
— Permettez, messieurs, que je vous présente mon état-major.
Successivement Mlle Vandercuyp nous amena par la main le personnel qui avait bien voulu se dévouer pour l'accompagner: trois dames hollandaises, dix Françaises, une jeune Américaine, trois Belges, trois misses anglaises, en tout vingt dames et demoiselles, soeurs de leur volonté, comme disent joliment les femmes russes, à qui cet apostolat demeura toujours familier.
A ces dignes femmes, à ces courageuses jeunes filles je me crus obligé d'adresser quelques paroles de félicitation sincères, comme si j'eusse été quelque chef d'Etat en voyage.
Toutes savaient qui nous étions. L'An 2000 leur était bien connu. J'apercevais même quelques-uns de ses derniers numéros dans un coin. Pigeon demanda la permission de s'en saisir.
— Comment donc! fit miss Ada. Croyez-vous que nous vous ayons oubliés, messieurs? Vous trouverez dans le fourgon des bagages une collection des cent derniers numéros parus. Je pensais bien que vous ne lisiez pas votre journal tous les jours et qu'il vous serait agréable, dès que vous auriez le temps, de parcourir ces numéros. Nous les avons tous lus, car ils nous donnaient, grâce à vos dépêches, d'intéressantes nouvelles. Sans doute vous n'en avez pas trouvé un seul chez les libraires d'Orenbourg...
Vint la présentation d'un pasteur de l'église des Pays-Bas, de l'aumônier catholique, des médecins et pharmaciens: une cohorte de douze hommes graves, tous Français, la plupart jeunes, et celle des aides, dix étudiants en médecine. Je renouvelai le speech de circonstance, en y mettant cette fois la nuance de modestie qui convenait devant deux prêtres et des savants.
Comme nous avions maintenant une idée suffisante des dortoirs, ces messieurs nous précédèrent au wagon-pharmacie, où papillotèrent devant nos yeux des centaines de bocaux, de bouteilles, de récipients de tous formats, et des instruments de chirurgie, impressionnants dans leurs aciers.
Le médecin en chef, un homme aux cheveux noirs frisottants, à la tête fine, aux yeux noirs pétillants, n'était autre que notre obligeant et méridional docteur Lacaussade.
Il nous demanda des détails techniques que nous ne pouvions guère lui donner, car nous les ignorions. Mais justement, notre visite étant terminée, une douzaine de majors, conduits par le grand chef du service médical se présentaient à la portière du dernier wagon pour saluer miss Ada et solliciter d'elle la faveur d'étudier son train sanitaire.
Nous laissâmes la jeune Hollandaise faire les honneurs de son ambulance avec miss Nelly pour courir au quartier général.
On y prenait de rapides dispositions afin de distribuer au plus vite les munitions tant attendues.
Déjà la plupart des fourgons étaient déchargés à quai et chaque unité de combat envoyait ses corvées au ravitaillement.
Ce fut l'affaire de deux heures. Avant midi l'artillerie, pourvue pour huit jours, à je ne sais combien de charges par jour, partait au trot dans la direction d'Orenbourg, éclairée et suivie par tout ce que le corps d'armée comptait de cavalerie.
Tandis que le train de marchandises, aiguillé sur la ligne du Sud, distribuait jusqu'à la Caspienne des wagons de projectiles à nos sept autres corps, le général Lamidey, dans sa hâte de relever le moral des troupes, ordonnait vers l'Oural un retour offensif qui s'opérait bien à son heure, car les premiers escadrons de dragons qui pénétrèrent dans Orenbourg trouvèrent la ville en flammes. Les aérocars l'avaient annoncé après leur tournée du matin.
La stupéfaction des Chinois à la vue de nos cavaliers et de nos canons redevenus bavards fut telle qu'ils s'enfuirent bien avant d'être touchés par la mitraille.
Mais alors se produisit un he dont nous fûmes nous-mêmes tout ahuris. A mesure que nos artilleurs tiraient, les masses chinoises semblaient anéanties.
Tous les hommes, sans exception, tombaient.
A la lorgnette on les voyait distinctement rouler à terre; il ne s'en relevait pas un seul.
— Ah! ah! s'écria le général en passant au galop devant nous. Voilà les fameux obus au chloroforme!
Les premiers escadrons qui pénétrèrent dans
Orenbourg trouvèrent la ville en flammes. (Page 804.)
C'était en effet la nouveauté annoncée par Tom Davis qui faisait ses débuts. Et ma foi ils nous parurent sensationnels.
A vrai dire l'emploi des « projectiles anesthésiants » s'était déjà révélé au commencement de la guerre du sorbet.
Jim Keog, de triste mémoire, ne nous avait-il pas envoyé de son Sirius dans la coque de l'Austral un petit obus que j'avais retrouvé plus tard au fond d'une valise?
Comme nous roulions en automobile vers le Mont-Blanc, avec Tom Davis précisément et l'infortuné Rapeau, les gaz qu'il dégageait n'avaient-ils point manqué nous endormir pour l'éternité?
C'étaient là des essais timides sans doute, et nos ingénieurs avaient vite agrandi leur champ d'action.
Nous emboîtons le pas au général. Il nous prie de l'accompagner dans l'examen qu'il va faire du tir et de ses effets.
En compagnie de quatre officiers de son état-major particulier, nous voilà galopant vers nos batteries qui lancent à présent des salves frénétiques sur les Chinois, comme si les artilleurs voulussent regagner le temps perdu.
En fait les quelques milliers de Chinois qui avaient franchi l'Oural en amont d'Orenbourg et commencé de s'avancer vers l'Ouest à notre suite — si peu que point, car ce n'était pas une mince affaire — ne mirent pas une heure à repasser le fleuve, où beaucoup se noyèrent, faute de ponts et de bateaux. Les radeaux qui leur avaient servi une première fois se trouvaient bien loin de là, dans le Nord. L'artillerie française qui les accablait de projectiles ne leur laissait pas le temps de courir après.
Au surplus l'effet produit par chaque projectile en tombant sur une troupe nous charmait. Je dirai même qu'il provoquait immédiatement le rire, un rire bon enfant, car une vision burlesque se renouvelait à chaque volée de canon.
Dès qu'un paquet de mitraille tombait au milieu d'un tas de Chinois, c'était comme un grand trou béant, dont les dimensions nous parurent inusitées. J'estimais à une centaine le nombre des hommes qui tombaient à terre sans pouvoir se relever. Si ravageurs que fussent nos projectiles à éclatement il n'était pas possible, avec un seul d'entre eux, de mettre cent hommes hors de combat.
Dix coups de canon atteignaient ainsi mille hommes. Avec cent coups dix mille étaient frappés.
Le spectacle nous stupéfia, car les artilleurs, avisés maintenant des désordres inusités que causaient leurs obus dans la viande céleste, comme ils disaient sans élégance, redoublaient de vitesse pour accabler le corps d'armée ennemi, déjà en retraite.
— Mais si ça continue, criait Pigeon au général qui ne cessait de crier: bravo! bravo! Le chloroforme! il ne restera pas un Chinois, sur vingt-cinq mille qu'ils étaient là, tout à l'heure, pour repasser l'Oural!
— Nous l'espérons bien.
— Par exemple, vous nous ferez voir de près le résultat de ce singulier carnage, général!
— Avant dix minutes nous serons là-bas. Vous contrôlerez tout à votre aise, messieurs, les constatations que nous allons faire.
On ne se tenait plus de joie. Les chevaux mis au grand galop, nous arrivions bientôt au milieu de nos batteries.
Elles ne tiraient plus.
— A quoi bon user des obus? dit le colonel du régiment qui opérait devant nous. L'expérience nous commande d'être prudents. Et nous n'avons plus personne à démolir. Vingt mille Chinois se trouvaient en deçà de l'Oural ce matin; ils sont tous par terre. Mais tous, sans en excepter quinze! Voilà en vérité une invention qui peut être qualifiée de merveilleuse!
A toute vitesse nous franchissons les trois kilomètres qui nous séparent du fleuve, un peu au dessous d'Orenbourg. L'ataman des Cosaques et deux de ses sotnias ont abandonné la surveillance du camp des réfugiés civils que nous traînons vers l'Ouest, pour contempler de près, eux aussi, les invraisemblables effets du projectile nouveau.
La tête des Russes est impayable. Elle exprime à la fois la surprise et la crainte. Ces êtres frustes se demandent ce que les savants de l'ouest ont encore inventé pour accélérer la destruction de leurs adversaires.
On arrive sur ce premier champ d'expériences, et aussitôt des ressouvenirs nous montent au cerveau.
— On dirait les électrocutés d'Erickson, fait Pigeon, dès que nous avons arrêté nos chevaux.
— Avec cette différence, riposte un médecin-major qui a déjà mis pied à terre et tâté les pouls de plusieurs Chinois, que ces Jaunes-là ne sont pas tués sur le coup, messieurs, comme vos Japonais de l'Arizona. Ils vivent...
Et ayant recommencé son enquête plus loin, le médecin ajouta:
— Ils vivent tous. Il n'y en a pas dont le corps, la tête, ou les membres aient été fracassés par la mitraille comme à l'ordinaire; il n'y a plus de mitraille dans ces projectiles, mais du sommeil. Voyez... tous ces gaillards-là sont insensibilisés pour plusieurs heures par un mélange à base de chloroforme qui se dégage du culot des projectiles. Ils dorment. Ils sont frappés, mais d'hébétude. Regardez-les! Pas un cri. Ils ne sentent rien, et pour cause. Aucun d'eux n'est tué, ni blessé. Nul d'entre eux n'a rien de désagréable dans la peau. Ils ont été brusquement insensibilisés, voilà tout. Faute de pouvoir conserver leur équilibre ils tombent les uns sur les autres, les armes à la main, dans les attitudes les plus drôlatiques... Et voilà.
Ils tombent bientôt les uns sur les autres dans
les attitudes les plus drôlatiques. (Page 805.)
En effet, nous nous reprenons à rire en contemplant ces officiers et ces soldats chinois qui ouvraient de grands yeux, tiraient la langue, et restaient ainsi sans force, sans connaissance, sans vie apparente, en des postures d'automates dont le ressort serait détraqué.
Le général Lamidey ne tarissait pas en éloges sur le nouveau projectile. Il le qualifia, non sans raison, de philanthropique, puisqu'il ne tuait personne...
— Mais voilà le diable, fit-il après une courte réflexion. Qu'est-ce que nous allons faire de tous ces dormeurs-là? J'admets qu'ils soient plongés dans une léthargie qui va durer?...
— Cinq ou six heures, général, compléta le médecin en chef, mis au courant par l'officier convoyeur du train de munitions.
— Cinq ou six heures, soit! Evidemment nous avons, pendant cinq ou six heures, tout le loisir de les désarmer, de les attacher par les poignets et de les laisser sur place, à la garde d'une troupe; vingt mille prisonniers d'un coup, cela peut à la rigueur se garder. Mais quand nous en aurons immobilisé ainsi quarante mille, cent mille, deux cent mille?... Qu'est-ce qu'on en fera? Nous voyez-vous d'ici quarante-huit heures avec deux cent mille prisonniers tout le long de l'Oural?...
Les officiers et le médecin en chef gardaient le silence, car ils voyaient venir le raisonnement de leur supérieur. Celui-ci hésitait à le formuler pourtant.
Pigeon, en sa qualité de civil et d'ami de tout le monde, osa mettre, comme on dit, les pieds dans le plat.
— Si vous n'immobilisez que deux cent mille hommes, général, ça peut encore aller. Mais n'oubliez pas que plusieurs millions de combattants nous arrivent des pays jaunes! Admettez, pour pousser le raisonnement à l'absurde, ce qui est la meilleure des épreuves, que la Muraille blanche tout entière, pourvue abondamment de ces projectiles à base « stupéfiante », c'est le mot qui convient deux fois, anesthésie ainsi deux millions, trois millions de Chinois. Voilà chaque soldat de l'Europe avec deux prisonniers sur les bras. Que fera-t-on de cette vermine désarmée? Il ne faut pas songer à l'interner dans les villes de Russie ou d'ailleurs. Aucune population blanche n'en voudrait.
— Ça, non! protesta joyeusement tout le groupe, auquel venait se joindre Tom Davis — émerveillé comme nous des prodigieux effets obtenus.
— Alors? Quid? On ne peut pas les interner. On ne peut les camper nulle part ni les surveiller; ils sont trop. Et d'ailleurs leurs gouvernements se moquent de leurs carcasses. Ils ne tiennent pas le moins du monde à les revoir. Tant d'autres sont en réserve derrière les monts Altai!... Songez donc, messieurs. Ils sont quarante millions qui peuvent être successivement armés et mobilisés. Quarante millions...
Quelqu'un dit:
— C'est décourageant.
— Oui, compléta le général, redevenu songeur. C'est décourageant, de se dire que même si l'on égorgeait tout ça... et pareilles boucheries ne sont du goût de personne dans les armées de la civilisation blanche... il surgirait sans discontinuer derrière les montagnes d'où sont sortis ceux-là des millions et d'autres millions encore de Chinois, armés tant bien que mal, équipés de même, qui lentement, méthodiquement noieraient nos dix-huit cent mille hommes... Il n'y a pas à sortir de là, messieurs, dans les proportions d'un contre quarante les Blancs, si perfectionné que soit leur armement — et vous pouvez juger aujourd'hui de ce que vaut le dernier cri de nos chercheurs français —sont condamnés à la submersion... Nous pouvons tuer des Chinois ou les endormir, c'est le même résultat: néant. Quand il n'y en aura plus; ou du moins quand nous croirons qu'il n'y en a plus; il y en aura encore. Voyez ceux-ci. Ils sont vingt-mille qui nous poursuivaient ce matin. Avant midi, nous les avons couchés dans la boue printanière. Joli travail, sans doute, et qui nous a d'abord amusés par son côté nouveau, fantaisiste, fantastique...
Tom Davis voulait parler. Le général l'y invita de la main.
— Et comme le dit très justement votre chef éminent, messieurs, ce que vous-aurez fait n'aura servi qu'à retarder d'un jour, de deux, de trois, d'une semaine peut-être l'avalanche qui, de là-bas, continue à s'avancer sur les steppes... Après avoir éprouvé la disette des munitions, vous voilà nantis d'un projectile idéal, et aussitôt le raisonnement le plus terre à terre vous démontre que cet engin sans égal devient inefficace, comme les autres, devant la marée des Asiatiques qui s'avance, imperturbable, dédaigneuse des hécatombes, fussent-elles gigantesques, parce que sa réserve d'hommes est inépuisable, tandis que la nôtre a une fin...
Rien n'était pénible comme ces considérations fâcheuses devant vingt mille ennemis précipités à terre, incapables de nuire, tous à notre merci pour un temps...
Le général, pour couper court aux sombres méditations, ordonna que l'on commençât à désarmer les Chinois.
Leurs fusils et leurs cartouches feraient admirablement notre affaire, le cas échéant. Les équipages s'avancèrent, et on chargea deux cents charrettes d'armes et de munitions, pour commencer.
Nos soldats se livraient gaiement à cette besogne du désarmement. Ils interpellaient les Chinois, leur ouvraient la main, parfois avec difficulté, s'emparaient des cartouchières, du fusil, du sabre, puis rejetaient l'homme à terre avec quelque taloche ou des lazzis.
Tout à coup les cosaques d'Orenbourg, chargés aussi de procéder à l'opération, se jetèrent sur les Chinois.
Mais chacun d'eux, soit qu'il eût mal compris l'ordre de l'ataman, soit qu'il subît la loi impérieuse du tempérament asiate, se rua sur son Jaune avec une sauvage fureur, et lui plongea dans le cou un sabre ou un poignard. Ce fut une scène de bestial égorgement qui nous fit pousser des cris d'horreur. Le général protesta auprès du prince, qui ne comprit pas très bien, je crois, d'où venait tant de mansuétude. Il donna néanmoins l'ordre à ses hommes de cesser le massacre de tous ces endormis. Non sans difficulté les cosaques se bornèrent à leur couper une oreille, le nez, ou une main. Il était impossible de faire admettre à ces enragés que des adversaires immobilisés et sans défense ne devaient pas être saignés comme des moutons à l'abattoir.
Ce fut une scène de bestial égorgement. (Page 807.)
Les faces bestialement étonnées des cosaques disaient bien leur surprise et leurs regrets. Nous mesurions, en les considérant, toute la distance qui sépare encore l'Asiate de l'Européen.
Notre corps d'armée employa six longues heures à désarmer les Chinois et à les ficeler solidement, deux par deux, de manière à faciliter leur surveillance lorsqu'ils reviendraient à la vie.
Les aérocars de M. Bonvin, envoyés en reconnaissance au-dessus du camp de Vou-Kieu-Foeng — c'était le nom du maréchal qui commandait en face d'Orenbourg — nous apprirent à trois heures que la panique était violente là-bas.
Nombre d'hommes et de chevaux
s'étaient noyés dans le fleuve. (Page 807).
Vou, surpris de ne pas voir revenir un seul de ses vingt mille soldats, avait envoyé aux informations des cavaliers qui s'étaient jetés dans l'Oural en escadron compact.
A l'aller comme au retour, — au retour plus encore qu'à l'aller —nombre de chevaux et d'hommes s'étaient noyés dans le fleuve. Mais ne fût-il revenu qu'un brave, Vou n'en demandait pas davantage.
Ce qu'il lui fallait, c'était la raison de la disparition d'un corps d'armée tout entier. Il le supposait évidemment entraîné au loin par une trop facile victoire.
De la nacelle du Mont-Blanc nos monte-en-l'air avaient parfaitement vu le général chinois et son état major attendre, comme soeur Anne, le retour de la cavalerie.
Une centaine d'éclaireurs sur deux cents étaient sortis tout trempés du fleuve. Le spectacle de leur galop mouillé au devant du grand chef était, nous dit-on, des plus réjouissants, car ces hommes, sous des ruissellements d'eau, poussaient des cris lamentables. On eût dit de là-haut les aboiements d'une meute effarée.
A peine si le général en chef était informé de ce qui se passait qu'il levait les bras en l'air, tournait bride et s'enfuyait avec toute sa cour à l'extrême limite du camp vers l'Est, à plus de dix kilomètres de la rivière.
Cette fugue d'un maréchal de camp n'était pas faite pour raviver le courage des troupes, déjà fort abattues par l'épidémie, toujours aussi violente qu'au premier jour. Les hommes valides avaient pris leur course à la suite de l'état-major, si bien que la panique était devenue indescriptible. Mais, disait l'aéramiral, ce bonheur qui nous arrivait avec les obus à base d'anesthésiants se trouvait compensé par un grand malheur. Deux armées nouvelles s'apprêtaient à passer l'Oural, indemnes encore du choléra, car elles n'avaient eu aucun contact avec les hordes de Vou.
L'Etat-major chinois fuyait bride abattue. (Page 807.)
Fussent-elles bientôt infectées, leur effectif était si considérable qu'il fallait tout redouter. L'une venait du Turkestan et de Kachgar. L'autre descendait d'Omsk par Orsk. En quatre heures d'exploration rapide, le Mont-Blanc n'avait pas tardé à reconnaître les deux masses que nous avions jadis annoncées dans le premier numéro de l'éphémère Echo de l'Oural.
Celle du Sud était commandée par Tsou-li-tse, célèbre maréchal instruit au Japon; l'autre suivait le général mandchou Dou-y-Kou, l'un des fondateurs de la République à Pékin.
En bonne foi ces renseignements n'étaient-ils pas navrants?
Nous venions d'obtenir un succès contre Vou. Aussitôt surgissaient des déserts où nous les supposions arrêtés pour des mois, Tsou et Dou, traînant après eux un demi-million d'hommes encore, sans aucun doute.
Le général Lamidey fronçait les sourcils. Je le voyais abattu, très triste. Et vraiment le découragement nous gagnait tous.
Tom Davis, le premier, ne paraissait plus croire au succès final. Notre groupe, à pied, à cent pas des Chinois endormis, me parut lugubre.
— Ils sont trop, répétait le général en rééditant l'objection d'un capitaine illustre.
On enserra les Célestes dans un cordon de sentinelles dont les fusils contenaient à présent dix bonnes cartouches, pour commencer le feu en cas de révolte. Il n'en fallut pas moins immobiliser quatre mille hommes pour garder à vue, toute la nuit, ces vingt mille prisonniers.
— Et demain? demandai-je au général. Comment ferez-vous demain? Il faudra les nourrir. Comment vous y prendrez-vous? Quel intérêt avez-vous à entretenir cette horde? Jamais la Chine ne vous remboursera de vos frais. Et du riz, où en prendre? Vous avez déjà de la peine à poursuivre l'alimentation régulière de vos soldats au fond de ces steppes. Ce n'est pas pour mettre votre dernier biscuit sous la dent des Chinois. D'ailleurs ils n'en voudraient pas.
— Oh! mon Dieu, c'est bien simple, fit le général avec tristesse. Je ne vais pas les tuer; ce serait trop cruel. Mais comme je n'ai rien pour les nourrir, comme il m'est interdit par le bon sens de les mettre en liberté pour qu'ils se défilent vers leur maréchal, je vais les laisser crever de faim. Soyons canailles, il le faut bien.
— C'est le plus simple.
Je me retournai pour voir qui avait acquiescé avec cette tranquillité féroce.
Pigeon!
— Evidemment, conclut-il avec un geste convaincant. Le général ne peut pas les nourrir; il les laisse crever de faim... C'est la guerre d'aujourd'hui, cela... C'est la guerre infernale!
Nous tenions tous à savoir combien de temps l'anesthésie des Chinois allait durer.
Le médecin en chef avait parlé de cinq ou six heures. Il y en avait sept que l'artillerie les avait plongés dans cette immobilité tragi-comique.
Plus de trois cents officiers dûment autorisés par le général, avaient quitté leurs batteries pour venir à côté de nous s'installer, fumer des cigarettes et des pipes en attendant le réveil de la Chine, comme ils disaient. Pour patienter, ils nous démontraient le mécanisme des nouveaux obus, expliquaient le dispositif qui s'épanouissait au choc en ondes délétères, non point asphyxiantes comme c'était le cas du petit obus Keog, mais simplement stupéfiantes. Des controverses à n'en plus finir s'établissaient, comme on pense, sur l'utilité d'engins pareils.
Les uns en tenaient pour l'ancien système, qui tue ou blesse, sans plus...
— Mais, objectaient les autres, le nombre des hommes que ces projectiles mettent hors de combat est très limité. Tandis qu'avec ceux-ci, voyez ces résultats. On a envoyé un millier d'obus, pendant trois heures, sur un corps de vingt mille bipèdes. On n'en a tué ni blessé aucun, et tout de même la victoire nous est acquise, indiscutable puisque nous faisons d'un seul coup vingt mille dormeurs prisonniers...
La discussion rebondissait alors sur la question des prisonniers, sur l'embarras qu'ils causaient.
De fil en aiguille on en revenait à parler de Vou, de Tsou, de Dou. Et je constatai sur chaque figure une indiscutable tristesse, à l'idée que tant d'efforts, que tant d'héroïsmes prodigués par nos soldats, et plus haut par les soldats du reste de l'Europe, demeureraient stériles devant l'écrasante supériorité du nombre.
Presque en même temps, quatre ou cinq sous-officiers signalèrent que des Chinois, dans leur secteur, faisaient mine de se réveiller de cette courte léthargie.
On se précipita. Je me trouvai avec Tom Davis et Pigeon à côté du général, comme il secouait un capitaine « qui cherchait ses mains pour se frotter les yeux », disait Pigeon toujours caustique, même aux heures de découragement.
Le Céleste représentait un assez bon diable, en dépit d'une moustache hirsute,
Il ouvrit des yeux effarés lorsqu'il se trouva en présence de ces officiers français qui le regardaient.
Sans comprendre comment il pouvait se trouver là, au milieu de ses amis, de ses compagnons, de ses soldats, dont les attitudes diverses le frappaient plus que le reste, il eut bientôt un sourire, et dit quelques mots de chinois. Mais voyant que nul de nous ne le comprenait — nous étions là une bonne douzaine, le cou tendu, qui regardions cette âme chinoise s'éveiller à de bien neuves sensations, en maudissant intérieurement notre ignorance — le capitaine dit entre ses dents, les yeux dans les miens comme s'il eût deviné que j'allais le comprendre:
— Oh! Dream, dream!(1)
(1) Rêve, en anglais.
— You speak english? fis-je vivement.
— Yes, sir.
— Al right.
Mais il n'est pas nécessaire que je transcrive ici en anglais, pour le traduire ensuite dans notre langue, le dialogue que nous ébauchâmes, car je m'aperçus aussitôt que notre chinois savait parfaitement le français.
Ce capitaine avait étudié à Paris. Il était de l'armée de Vou, dont les effectifs, disait-il, se trouvaient réduits des deux tiers par le choléra.
Mais on attendait Tsou au Sud et Dou par le Nord...
Les renseignements de l'aéramiral étaient ainsi confirmés...
Et jamais les Européens ne pourraient échapper, d'après notre interlocuteur, à la main mise des Chinois. A présent que la machine était en mouvement, après tant de siècles d'immobilité, rien ne pouvait soustraire les Blancs à ses effets. Ce n'était qu'une question de temps.
— Que nous perdions du monde, disait avec une sagesse vraiment exemplaire ce capitaine encore très jeune, très froid dans sa manière d'expliquer, cela ne fait aucun doute. Mais les hommes chez nous, c'est comme les bank-notes chez vous. Nous avons le moyen d'en perdre. Vous ne pourrez jamais en tuer autant qu'il en y a, autant qu'il en surgira derrière eux qui seront morts, par choléra, balles de fusils, projectiles d'artillerie ou autrement. Faites donc bien vos calculs et dites adieu à toute espérance, messieurs. Que ce soit dans six mois, dans un an, dans deux ans, nous vous aurons, comme on dit à Paris, quand on lutte club contre club. La dernière manche de la partie sera pour nous, Chinois, parce que nous sommes le nombre... Quarante millions de soldats seront levés s'il le faut par bans de cinq millions, retenez ces chiffres, messieurs, retenez-les. Déjà dix millions sont sous les drapeaux. Sur un appel des trois républiques, unies contre vous quoi qu'on puisse en penser en Europe, dix autres millions seront prêts à l'automne. On suppose chez nous que la guerre durera dix ans. Mais dans dix ans nous serons à Berlin, à Vienne et à Paris.
Où nous serons dans un mois, monsieur? mais
à Moscou, cela ne fait aucun doute. (Page 811.)
Il y eut un frémissement dans tout notre groupe, tandis que d'autres Chinois, soldats du précédent, se réveillaient à leur tour.
— Et sans voir de si loin, demandai-je au capitaine jaune, où serez-vous dans un mois?
— Dans un mois, monsieur? Mais à Moscou! Cela ne fait aucun doute.
La réponse nous fit réfléchir. Le capitaine s'en aperçut; il ne jugea pas de sa dignité d'y prêter attention, à ce qu'il me sembla.
Tout de même avec un vif désir de comprendre ce qui demeurait pour lui l'incompréhensible, il nous posa quelques questions, les yeux circulairement promenés sur la masse de ses compatriotes encore endormis.
— Où sommes-nous, je vous prie, messieurs? Je vois bien que notre armée est capturée. Mais comment se peut-il faire que nous soyons tous pris, sans exception? Car je reconnais les compagnies entières, les officiers à leur poste. Et tout ce monde à l'air de dormir. C'est bien un rêve, n'est-ce pas, comme je disais tout à l'heure? Dommage, car le spectacle a de la nouveauté.
Je démontrai alors au capitaine chinois qu'il ne rêvait pas le moins du monde; que l'armée de vingt mille hommes dont il faisait partie avait été frappée d'immobilité par des projectiles d'une espèce toute nouvelle, à base de chloroforme; que c'était là un progrès immense dans l'art de la guerre, réalisé par des chercheurs infatigables qui ont été de tout temps l'honneur de la France.
Il se mit à rire sans répondre.
Et dans ce rire il y avait tant de moquerie discrète, tant d'incrédulité que j'en fus vexé.
— Allons ailleurs, dis-je tout bas à Pigeon. Ce capitaine ne fait guère honneur aux professeurs de Paris dont il se réclame.
Aussi bien la nuit venait. Des feux s'allumèrent pour aider les factionnaires à monter leur garde autour de l'armée chinoise.
Au pas de nos chevaux nous résolûmes de regagner le camp de Ravninaïa, où l'embarquement des malades dans le train de miss Ada réclamerait notre attention dès les premières lueurs du jour.
Le général Lamidey et son état-major nous y avaient devancés, rappelés par un officier de service. Bientôt nous entendîmes des cris, du brouhaha, mais des cris joyeux, un brouhaha qui ressemblait à la rumeur d'une fête.
Quelque chose de semblable avait empli nos oreilles la veille, lorsque le train sanitaire, suivi des trains de munitions, était arrivé à Rostov.
Que se passait-il donc? Pigeon ne fut pas long à me l'apprendre.
Nos tourments allaient finir! La mal en révolte des Poscarié était partout vaincue par les troupes restées fidèles au tsar.
La circulation normale semblait rétablie sur toutes les voies ferrées de l'Empire. On passait! On communiquait! Et du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, la réparation des lignes télégraphiques avait suivi celle des lignes ferrées.
Cinquante-quatre trains de munitions franchissaient les points où les révolutionnaires leur avaient interdit le passage pendant dix-neuf jours. Une dépêche du généralissime le disait formellement.
Et c'était l'annonce de cette bonne nouvelle qui mettait en joie le camp du 1er corps à Ravninaïa. A n'en pas douter il en allait de même dans les autres corps d'armée, puisque le rétablissement des communications était général.
On respirait à l'aise pour la première fois depuis trois semaines. C'était même un spectacle des plus curieux que celui de la gaieté subite à laquelle s'abandonnaient tous ces hommes. Le camp, piqueté partout de lanternes et de torchères à pétrole, était éclairé comme pour une fête de nuit. Les officiers s'embrassaient comme des enfants; ils pressaient cordialement les mains de leurs soldats. Ceux-ci chantaient à tue-tête leurs ordinaires refrains. Le général en chef avait permis que jusqu'à minuit chacun se réjouît à sa manière de la fin de cette journée de victoire, qui coïncidait si heureusement avec la fin de la grève des munitions.
A l'idée qu'ils pouvaient reprendre, avec leurs canons et leurs fusils, une offensive brillante, nos hommes semblaient oublier — combien l'ignoraient du reste! — que nous eussions à combattre désormais, pour notre compte, nous les Français, trois armées chinoises au lieu d'une.
Vou, Tsou et Dou au lieu de Vou tout seul!
Ils semblaient oublier de même que dans ce camp, où leur exubérance se donnait libre cours, deux ou trois mille des nôtres, atteints du choléra, n'en guérissaient pas aussi vite qu'on l'espérait, mouraient même, en trop grand nombre encore, et préparaient à leurs compagnons d'armes de cruelles contagions.
Mais il est impossible de modérer une foule qui danse de joie. Ce ne furent, jusqu'à minuit, que chansons, gigues et bourrées, accompagnées de défis aux Chinois.
Nos soldats étaient privilégiés au surplus puisque déjà, depuis la veille, les corps d'armée français étaient pourvus des approvisionnements apportés par le Batoum sous la providentielle conduite de miss Ada Vandercuyp.
Avec Pigeon nous parcourûmes, un peu tristes, cette joie exubérante.
Au lointain, des feux isolés qui piquetaient la nuit très noire nous signalaient les troupeaux de Chinois encerclés par nos factionnaires. Il nous semblait les voir tous réveillés, à présent, liés côte à côte et incapables de comprendre dans l'obscurité ce qui se passait autour d'eux, comment ils se trouvaient là, désarmés, rangés en bataille, bien vivants pourtant, et sans blessures! Ce fut une heure étrange en vérité que l'on vécut là.
Dans ce camp tout en fête, le soir d'une indiscutable victoire, avec la certitude de ne plus manquer désormais de cartouches ni d'obus, nous poussions tous deux des soupirs lugubres, comme si nous eussions appréhendé quelque malheur pour le lendemain.
— Après tout, dis-je à Pigeon qui me reprochait d'être mélancolique, je suis dans la note vraie; vous aussi du reste, et ce sont ces braves gens qui ont tort. Si nous faisons le compte de l'heur et du malheur, mon cher ami, nous trouvons que la balance ne penche pas du bon côté. Songez donc! Trois armées chinoises là-bas, au lieu d'une! Le choléra partout dans la nôtre, sans qu'il soit possible d'espérer qu'il va décroître! Voilà les deux gros dangers. Ajoutons-y l'embarras de traîner derrière nous vingt mille Chinois attachés deux par deux, dont nous ne pouvons rien faire d'utile. Non, ma foi, l'horizon n'est pas clair et pour un peu je demanderais à ne pas voir se lever le jour qui vient, Pigeon. Ce que nous a dit ce capitaine jaune m'a fait froid dans le dos.
— Parce que c'est logique.
— La vérité même.
— Alors vous n'avez plus d'espoir?
— Plus le moindre.
— C'est bien peu
— Et vous?
— Pas davantage.
Sur ce double aveu nous fûmes nous coucher.
Le lendemain au petit jour une pluie torrentielle nous réveillait. Elle tomba pendant toute la journée, détrempant affreusement la terre et facilitant la diffusion de l'abominable bacille. Notre première pensée fut pour le train sanitaire. Déjà sous la surveillance amicale de sir Thomas Davis, qui brûlait de rejoindre son poste à Perm aussitôt après le départ de miss Ada et de sa jeune soeur, les opérations de l'embarquement des convalescents étaient commencées.
On les amenait un par un des baraquements où ils étaient tant bien que mal abrités depuis quarante-huit heures, dans ce désert de Ravninaïa, pour les installer douillettement sur les petits lits du train hôpital.
Il fallait voir avec quelle sollicitude charmante les dames et jeunes filles de la Croix rouge s'emparaient de leurs voyageurs et les protégeaient avec les draps, les couvertures de laine, les peaux de bêtes.
Ces infirmières volontaires, qui s'étaient jointes à miss Ada pour venir en Russie soigner des blessés, ne trouvaient pas le moins du monde extraordinaire qu'on les priât de traiter des cholériques.
Ce n'était pourtant pas la même chose.
Nitchevo! disaient-elles en souriant, pour montrer ce qu'elles savaient de russe.
Aux installations présidait le Dr Lacaussade avec son personnel.
Miss Ada, levée dès cinq heures, avait l'oeil à tout, encourageait de la voix et du geste, aidait même à l'occasion des mains trop faibles à hisser un malade jusqu'à la plate-forme du wagon.
La mise en voiture des officiers, sous-officiers et soldats que le train sanitaire allait emmener à Rostov demanda dix grandes heures.
Le général Lamidey vint donner un coup d'oeil à la manoeuvre, aux environs de midi. Après avoir félicité tout le monde, il dit au revoir à miss Ada. Ses instructions lui enjoignaient, en effet, de réoccuper Orenbourg avec tout le corps d'armée.
— J'espère, mademoiselle, dit-il galamment à la jolie Hollandaise, que votre premier voyage s'effectuera le mieux du monde et que vous nous reviendrez bientôt chercher un nouveau convoi de malades. Cette fois-là vous aurez quelques kilomètres de plus à faire. Il faudra descendre jusqu'à Orenbourg où je vais rétablir mon quartier général. Le général Morin, commandant en chef de nos troupes, m'y rejoindra demain. Je fais tous les voeux que vous pouvez imaginer pour que votre mission soit promptement et tranquillement accomplie. Avez-vous quelque chose à me demander? En quoi puis-je vous être utile?
Tom Davis émit l'opinion que le général fit escorter le train par une compagnie d'infanterie, au cas où l'on rencontrerait en route des Poscarié vindicatifs, refoulés par les troupes russes.
Le pays du Don, que traversait l'itinéraire, n'était plus guère défendu par ses cosaques, ceux-ci étant appelés en presque totalité aux armées du tsar.
Il y avait bien çà et là des garnisons françaises pour assurer la régularité du transit sur la voie ferrée; mais deux précautions valent mieux qu'une...
— Accordé avec grand plaisir, dit le général; je suis de l'avis de sir Thomas Davis, mademoiselle. Avec une compagnie vous n'aurez rien à craindre des bandes de malfaiteurs, s'il s'en rencontrait quelqu'une en plein steppe.
Au moment où le général s'inclinait pour saluer, miss Ada nous adressait une requête si charmante que nous ne pouvions qu'y accéder. Tom Davis la rendait plus éloquente encore par le regard qu'il nous détachait à tous les deux ainsi qu'à sa chère Nelly. Il attendait avec impatience que nous voulussions bien répondre à miss Ada:
— Mais certainement, mademoiselle, que nous allons vous accompagner jusqu'à Rostov! Nous en reviendrons avec vous, au deuxième voyage. D'abord, ce que vous faites là mérite une description détaillée, de visu, dans l'An 2000. Nous serons trop heureux de prendre des notes en votre compagnie. Ensuite il nous déplairait de savoir que vous entreprenez un raid en chemin de fer de 700 kilomètres sans avoir près de vous deux bons amis, qui peuvent à l'occasion vous rendre service. Enfin Pigeon, qui a toujours brûlé pour vous de feux ardents mais concentrés, sera le plus heureux des hommes à l'idée de vivre une douzaine de jours dans votre atmosphère; même s'il doit acheter cette faveur au prix d'un voyage avec six cents cholériques...
Cette dernière raison, je ne la donnai pas, comme de juste. Je la gardai pour moi.
L'excellent Pigeon me lança deux regards débordants de reconnaissance lorsque je promis à Tom Davis, en son nom et au mien, d'accompagner miss Vandercuyp jusqu'à Rostov et de l'en ramener dans la quinzaine à Orenbourg,
Il était six heures du soir; le train sanitaire s'ébranla. Une vingtaine d'officiers nous dirent au revoir, massés sur le quai. Parmi eux les médecins-majors, qui déjà s'étaient fait des amis de leurs collègues civils.
Ceux-ci leur avaient donné des nouvelles du pays, comme à nous-mêmes.
De la lecture des journaux qu'ils nous avaient apportés une impression se dégageait: la France commençait à trouver long le temps que les Chinois mettaient à venir nous attaquer sur l'Oural.
Pour nous, qui connaissions la nervosité de nos compatriotes, cette impatience était toute naturelle. Pourtant elle nous inquiéta. Je compris, en analysant ce sentiment, que ce qui nous déplaisait surtout c'était la conviction où nous étions que nos Français de là-bas voyaient juste.
Certains articles écrits à Paris sur la destinée de la Muraille blanche laissaient pressentir des difficultés longues et pénibles. Et Pigeon ou moi nous les eussions signés à Orenbourg, tant ils exprimaient la vérité prochaine que tant de symptômes faisaient appréhender.
Nous retrouvâmes autour de la grande table de la salle à manger, où le dîner le plus frugal était servi, médecins et ambulancières. Tous et toutes nous confirmèrent l'opinion pessimiste de la France et de toute l'Europe occidentale. Pendant une, grande heure on causa des probabilités du lendemain. J'essayai, pour la forme, de laisser entendre que la réparation des voies russes allait changer la face des choses en rétablissant la circulation normale des trains de munitions Mais à tous mes arguments. quelqu'un ne manquait jamais d'opposer l'impossibilité où seraient 1.800.000 Blancs de contenir cinq millions, dix, trente, quarante millions de Jaunes.
Et si le récit que fit Pigeon du singulier combat de la veille flatta l'amour-propre de chacun, il ne modifia l'opinion de personne.
Nous étions donc assez tristes, cependant que le train roulait à travers les steppes, sous la pluie qui continuait à tomber.
Tandis que le personnel s'égrenait dans les dortoirs pour y soigner les cholériques, miss Ada nous donna froid dans le dos en pointant devant nos yeux l'état signalétique des malades qu'on avait confiés à sa belle générosité.
Sur les 619 convalescents que nous emmenions, cinq étaient dans l'état le plus grave, soixante-quinze pouvaient guérir, mais à force de soins de tous les instants. Le reste semblait hors de danger. Une cure d'air marin et le retour au pays viendraient à bout des derniers troubles causés par la redoutable maladie.
Je compris bien que ce qui préoccupait la jeune fille, c'était la crainte de voir mourir l'un quelconque de ces malheureux.
Elle n'avait guère été jusqu'alors en contact avec la mort. Elle redoutait les premières agonies.
Après, sans doute, elle serait plus forte. Mais pour commencer, son coeur battait à l'idée que l'un des malades confiés à ses soins pût expirer dans les bras de ses compagnes, devant elle...
Nous nous demandions alors si Mlle Vandercuyp n'avait pas assumé une tâche au-dessus de ses forces.
Subitement nous la voyons pâlir. Le Dr Lacaussade vient d'entrer dans la salle à manger. Il s'est composé une figure de circonstance. Tous les trois nous avons deviné. Il y a un mort. Déjà!
C'est un petit fantassin. Il était à la dernière extrémité. On n'eût pas dû le prendre, déclara le docteur, comme s'il eût cherché à excuser le train sanitaire. Mais miss Ada l'avait voulu. Le pauvre diable n'avait pu résister au voyage, aux trépidations, bien qu'elles fussent atténuées au possible.
— Allons le voir, dit Mlle Vandercuyp en se levant.
— Pourquoi, mademoiselle? protesta Pigeon. Le malheur est irréparable. Votre présence n'y changera rien... A quoi bon exposer vos nerfs à d'inutiles spectacles? Gardez des forces pour les besognes utiles. Les morts sont morts. Laissez le docteur faire le nécessaire pour que le corps de ce malheureux soit immédiatement évacué dans le fourgon réservé aux décédés. On l'inhumera demain matin dans le cimetière de la première ville que nous devons rencontrer...
— Koslowo.
— Soit. C'est le mécanisme attristant, mais inévitable, de la belle institution que vous avez si charitablement organisée, mademoiselle; mais ce n'est que cela...
Il fallut toute l'insistance du docteur, et son autorité pour empêcher la jeune Hollandaise de se rendre auprès du soldat mort.
Je la laissai en tête-en-tête avec Pigeon. La tendresse respectueuse de celui-là saurait trouver des accents pour consoler son coeur tout meurtri par cette première atteinte.
Nous trouvâmes le dortoir n° 2; où l'homme venait d'expirer; empli de médecins, d'aides, et d'ambulancières. Tous contemplaient en silence le visage convulsé du mort.
Le Dr Lacaussade donna un ordre courtois; aussitôt chacun de ceux qui n'avaient rien à faire dans le dortoir disparut.
Deux hommes glissèrent, le corps dans un sac. Le train s'était arrêté deux minutes en pleine voie, sur un signe du conducteur-inspecteur.
On descendit le mort pour le porter au fourgon de tête, où il resterait vingt-quatre heures, surveillé par deux infirmiers avant d'être mis en bière. Il y avait là une douzaine de cercueils vides, prêts à être « employés ».
Cette vision me fit légèrement frissonner. Mais j'en avais vu bien d'autres.
Quand tout fut en ordre, le corps allongé dans son sac sur un tas de paille, les deux surveillants assis sur des escabeaux, éclairés par une lampe électrique car la nuit était venue et tous les panneaux du fourgon devaient demeurer fermés, je regagnai avec le docteur le premier dortoir, et le train reprit sa marche.
Encore que les dispositions de l'hôpital ambulant permissent à chacun de se coucher commodément et de dormir quelques heures, personne ne quitta son poste.
Je traversai à dix heures du soir les six dortoirs, éclairés par des lampes en veilleuse. Partout je vis circuler des ombres blanches: celles des dames ambulancières, et d'autres noires: les médecins.
Ici des plaintes sourdes; là des cris aigus. Plus loin c'était comme un râle. Ailleurs des soupirs, des mots de désespoir entrecoupés, des imprécations irrésistiblement sorties des lèvres enfiévrées.
Par deux fois miss Ada fit sa ronde, entre neuf heures et minuit. Le Dr Lacaussade l'entraîna dans le petit salon où elle nous avait reçus l'avant-veille, et dut lui enjoindre encore une fois, avec une autorité bonhomme, mais tenace, de se reposer quelques heures sur le lit de camp qu'on lui dresserait là chaque soir.
Avec Pigeon nous commencions à somnoler dans un coin de la salle à manger, bercés par le ronflement, du train qui roulait à petite vitesse.
Nous avions, calculé qu'il nous faudrait trente heures — à vingt-cinq kilomètres à l'heure — pour arriver à Rostov. Ce n'était pas une grande affaire et nous avions naguère passé d'autres nuits sur des banquettes pour nous contenter là, comme tout le monde valide, d'un strapontin. Nous écoutions donc la pluie tomber, moins forte pourtant qu'au départ, et je sentais ma tête alourdie par les émotions de ces derniers jours s'appesantir sur ma poitrine lorsque brusquement; dans la nuit très noire, le train s'arrêta.
Un signal fermé! Une lanterne rouge au sommet d'un sémaphore. Qu'y a-t-il donc? Un accident?
Fausse alerte. Ceux qu'elle a réveillés se tranquillisent. C'est le poste avancé de la gare de Koslowo, où nous devons arriver à trois heures du matin. Nous sommes en avance d'une demi-heure. C'est sans doute pourquoi nous stoppons au signal.
L'arrêt se prolonge, sans qu'on s'en émeuve trop. Peut-être y a-t-il devant nous quelque convoi en retard.
Cependant, remarquons-nous avec Pigeon, la voie est double. Rien ne s'oppose à l'écoulement des trains dans les deux sens; à moins d'un accident sur la voie. Or le conducteur affirme qu'il n'y en a pas.
Patiemment nous attendons une heure devant le signal fermé.
Quatre heures du matin! On ne bouge pas.
Je traverse le train pour aller demander au capitaine de l'escorte ce qu'il pense de cet arrêt prolongé. Il n'en pense rien, car il est novice dans ce métier de convoyeur; il sait tout juste qu'on va vers Rostov-sur-le-Don; mais jamais ses excursions ordinaires ne l'ont amené dans ces parages: il sait donc moins que personne où nous sommes et où nous en sommes.
Enfin voici l'aube. Elle grandit derrière le train arrêté. Dix ou douze médecins, des soldats français, des employés du chemin de fer russe qui nous conduisent sont descendus et regardent au lointain une masse confuse qui semble s'avancer en gesticulant. On entend des cris qui se rapprochent.
Qu'est-ce que cela signifie?
A mesure que les silhouettes se précisent nous apercevons un pope, qui porte haut la double croix de son orthodoxie, et des gens mal vêtus, des moujicks, avec leurs femmes et leurs marmailles.
Un pope marchait en tête de la populace. (Page 815.)
Ils viennent de la ville, dont le soleil le fait étinceler maintenant les coupoles.
Ils sont bien plusieurs centaines, un millier. Ils tiennent toute la route, parallèle à la voie. Et ils crient! Et ils vocifèrent!
Sûrement c'est à nous qu'ils en ont, car nous voyons des bâtons énormes exécuter au-dessus de leurs têtes des moulinets qui nous menacent.
A tout hasard un sergent crie à nos hommes: Aux armes! Les Poscarié peut-être?
Les Poscarié ne sont pas nombreux dans la région de Koslowo.
C'est une surprise autrement déconcertante et tragique, stupidement féroce, qui nous attend!
Pigeon a le cri du coeur.
— Je vous laisse à la défense, quoi qu'il advienne, me dit-il, et je m'emploie à garder miss Ada dans le salon. Il ne faut pas qu'elle en sorte.
— Faites, mon ami. C'est bien pensé. Je crains, de vous à moi, que cette populace qui s'avance ne nous cause de gros ennuis.
Le capitaine d'infanterie, sur une invitation brève du Dr Lacaussade, se porte en avant du train, à trois cents mètres, déploie sa compagnie sur un rang et fait croiser la baïonnette.
— Halte! crie-t-il aux Russes qui continuent à s'avancer, toujours criant, hurlant des mots que nous entendons à peine, mais qui sont, à n'en pas douter, des injures à notre adresse.
La tourbe des assaillants n'est plus qu'à cinq cents mètres de nous. Ce ne sont évidemment pas des pillards rassemblés en bande pour nous attaquer.
Non! crie le conducteur du train, en français suffisant pour que nous le comprenions. C'est toute la population de Koslowo qui arrive. Ils sont deux mille, me dit le gardien du sémaphore. Ce sont eux qui lui ont ordonné par le téléphone d'arrêter le train. Ils ont appris que nous revenions à Rostov avec des cholériques et ils ont déclaré que nous ne passerions pas.
Je me trouvais à côté du Dr Lacaussade.
Il blêmit.
— Les folies d'Astrakan recommencent, me dit-il brièvement.
Et en quelques mots hachés il me rappela les détails atroces d'une autre épidémie cholérique, dans ces mêmes parages, à la fin du XIXe siècle.
Les paysans s'étaient unis aux citadins pour y massacrer les médecins, sous le prétexte imbécile que ceux-ci propageaient le choléra au lieu de le combattre.
Le docteur prêtait l'oreille aux hurlements qui se rapprochaient de nous.
— C'est bien cela, dit-il avec un sang-froid superbe. Ils veulent nos têtes. Ecoutez-les! Entendez-vous? Smert doktoram! Mort aux docteurs! C'est toujours la même population stupide...
Le personnel tout entier avait quitté le train, effrayé par le tapage infernal que faisaient ces troupeaux d'énergumènes.
En dépit de ses bonnes intentions, Pigeon n'avait pu réussir à claustrer miss Ada. La tête sous un châle, elle était accourue au milieu de ses auxiliaires.
Evidemment le pauvre capitaine devait s'opposer par la force à la marche de la colonne hostile, car cette colonne venait nous attaquer, cela ne faisait plus l'ombre d'un doute. Mais pouvait-il tirer?
C'étaient des Russes, ces agités; c'étaient nos alliés, des Blancs!
— Quel dommage, pensai-je, que les cartouches de nos fantassins ne soient pas à base de chloroforme, comme les obus que le train sanitaire nous avait apportés! Leur emploi, dans une semblable circonstance, eût été tout indiqué.
Il n'y avait pas de temps à perdre. Il fallait prendre une attitude énergique.
Qui donnerait l'ordre au capitaine de faire feu sur nos agresseurs?
Le Dr Lacaussade, en sa qualité de médecin en chef du train, détenait l'incontestable autorité. Il n'avait qu'un mot à dire, et une salve couchait cinquante Russes, pour commencer, dans la boue liquide où ils pataugeaient les poings levés, les bâtons et les fusils brandis en l'air.
J'ai dit que ce docteur était un excellent homme. Je l'avais jugé tel lorsqu'il m'avait soigné à Paris, où déjà il complotait avec miss Ada l'oeuvre de charité que tous deux étaient venus accomplir en Russie.
Son ordinaire bonté le perdit, et nous avec.
— Ne tirez pas! cria-t-il au capitaine. Pas encore! Je vais leur parler.
— Savez-vous donc le russe? lui demandai-je.
— A peine, mais ça ne fait rien.
Pauvre docteur! Il crut que son devoir lui commandait d'éviter l'effusion du sang.
Comme un apôtre il courait se placer en tête de la compagnie.
Je le vis qui agitait les bras avec énergie pour demander le silence à cette foule exaspérée qui se rapprochait toujours.
Pourtant devant son geste répété plusieurs fois avec insistance, elle fit halte.
Mais quand elle entendit des mots français sortir, des lèvres de ce mécréant, que son brassard désignait précisément à ses coups, comme l'un des maudits docteurs dont elle réclamait la mort, sa fureur redoubla.
Une tempête de clameurs: des fusils s'abattirent et un déchirement terrible de l'air, fait de cent détonations; peut-être de deux cents, vint nous assourdir et nous clouer sur place.
Le massacre commençait. Nous étions les victimes désignées de ce pogrom improvisé
Le docteur était tombé raide mort.
Le capitaine s'effondrait au même instant, la tête ensanglantée, ainsi que dix ou douze de ses fantassins
A côté de moi un jeune interne roulait dans la boue en poussant un gémissement affreux. Et au milieu du groupe des Dames de la Croix-Rouge, deux victimes, la mère et la fille, qui se tenaient enlacées, étaient projetées en arrière, frappées à mort, et succombaient avec des cris de douleur atroces.
Le lieutenant à qui revenait le commandement de la compagnie, déjà bien incomplète au départ, réduite à présent à l'effectif d'une section, ordonna, d'une voix farouche, le feu à volonté.
Alors ce fut une tuerie en règle
Comme à la cible les coups partaient et touchaient des buts qui se renversaient sans arrêter: hommes, femmes, enfants. On n'y regardait pas de si près: la moindre pitié pouvait tout perdre. Celle dont s'était inspiré le Dr Lacaussade avait assez compromis notre sécurité
Pendant cinq minutes les quarante soldats déchargèrent leurs magasins sur cette foule qui maintenant poussait des ululements abominables.
Il y avait bien deux cents Russes des deux sexes, morts ou blessés, qui mordaient la boue du steppe lorsque le malheureux lieutenant nous cria:
— Nous n'avons plus de cartouches!
Toujours le mauvais sort sur les munitions! Combien donc en avait-on consommé?
— Nos hommes en ont emporté chacun trente, vociféra le sous-lieutenant. Est-ce qu'on pouvait penser à une affaire pareille?
Les soldats se penchèrent sur les gibernes de leurs camarades morts; mais quand elles furent vides?...
Les ravages que le feu de nos fantassins venait de causer dans leurs rangs avaient exaspéré les Russes.
Le pope, qui semblait à l'épreuve des balles, et le criait évidemment à ses ouailles pour les encourager, brandissait toujours sa double croix.
Et comme les Chinois de l'Orient, ces Chinois de l'Occident bouchaient les trous faits dans leurs rangs par le tir se reformaient, faisaient masse en chantant des psalmodies; et se laissaient tuer avec un flegme tout asiatique, sûrs d'avoir leur revanche avant peu, lorsque les munitions de nos défenseurs seraient épuisées.
La situation était épouvantable.
Les femmes, les jeunes filles, miss Ada, s'étaient réfugiées, sur mon conseil, dans les voitures-dortoirs où elles expliquaient de leur mieux aux malades la cause de cette fusillade inattendue.
Que leur eussent dit les malheureuses si elles avaient su que les cartouches manquaient et que nous allions nous trouver, avec quelques pistolets de poche pour toute défense, en face d'une population en armes, folle de rage et de terreur superstitieuse?
Maintenant que les fusils crépitaient moins vite, on entendait, entre les coups de feu raréfiés, les anathèmes des moujicks et de leurs mégères.
— Tuez les docteurs! Tuons-les tous!
— Ils nous apportent le choléra!
— Ce sont eux qui l'ont inventé! Tuons-les tous!
— Le peuple le sait bien! Ils enterrent les vivants pour se faire donner des primes.
— Il faut que le peuple les tue!
— Tuons-les tous! En avant!
Ce fut une ruée terrible de ces maniaques assassins contre notre petite troupe. Les baïonnettes croisées s'apprêtaient à les recevoir. Mais les autres eurent tôt fait, étant en nombre, de tourner la position.
Nos médecins formèrent un carré solide. J'y pris place entre Pigeon et une sorte d'hercule normand, roux de barbe et de cheveux, qui me déclara son intention de ne pas tomber avant d'en avoir déquillé six, autant qu'il avait de balles dans son magasin.
C'était un combat sans issue qui allait commencer, et nous avions déjà le dessous. Après nous, quelles morts allaient endurer les dignes femmes dont nous défendions l'oeuvre en même temps que notre vie?
Le lieutenant manoeuvrait, en retraite pour nous couvrir et agrandir d'autant le groupe défensif, lorsque nous entendons au-dessus de notre tête un fracas épouvantable.
La mitraille tombe du ciel et disperse ce qui resté de nos agresseurs.
C'est le Mont-Blanc qui nous a rejoints, sur une invitation inquiète de Tom Davis, je le parierais.
Mais peu importe qui eut l'excellente idée de nous l'envoyer! En cinq minutes il règle le compte de nos assaillants. M. Bonvin n'a-t-il pas pris l'initiative d'essayer dans son mortier les obus anesthésiants?
C'est bien cela! Tout ce qui restait devant nous de Koslowiens debout est précipité dans le sommeil qui nous sauve; et du Mont-Blanc qui vient d'atterrir saute à terre notre libérateur, Tom Davis!
— Vivantes, lui crions-nous, rassurez-vous, elles sont vivantes! Mais quel carnage autour de nous, pauvre ami, par la faute de ce pope!
C'est le Mont-Blanc qui nous a rejoints et nous sauve. (Page 819.)
En quelques mots rapides on nous crie ce qui s'est passé. La veille au soir on a télégraphié de Koslowo que la population révoltée, excitée par des fanatiques, voulait à tout prix empêcher le train de continuer sa route, et pour interdire au choléra l'entrée de son territoire, massacrer les docteurs ainsi que leurs malades.
Le général avait aussitôt donné l'ordre à M. Bonvin de partir pour nous défendre.
Tom Davis, que le sort de deux êtres chers préoccupait, s'était embarqué à son bord pour être des premiers à nous porter secours.
— Nom d'une pipe, s'écria Pigeon, un peu trivial en pareille circonstance, à ce qu'il me sembla, il était moins cinq!
Mais je passai sur ce détail. Nous avions d'autres sujets de préoccupation.
Le désordre, dans le train et autour du train, était à son comble. Dans leurs lits les malades hurlaient de terreur, persuadés que ce qui tombait du ciel leur était destiné par des ballons chinois ou japonais.
Miss Ada s'était penchée, dans la boue, sur le corps du malheureux Dr Lacaussade, appelant tout son monde autour d'elle pour donner à ce précieux collaborateur des secours devenus inutiles, hélas!
Miss Ada s'était penchée sur le corps
du malheureux docteur. (Page 819.)
Dans l'obscurité, que les projecteurs du Mont-Blanc venaient transformer en une clarté sinistre, les médecins et les ambulancières s'étaient cherchés, un peu déroutés par la violence de l'attaque, persuadés pendant une minute, les uns et les autres, que la dernière heure de tout le personnel était venue.
Et comme chacun d'eux pensait à ses malades, l'angoisse avait été doublée chez tous.
Instinctivement les hommes s'étaient groupés pour tirer toutes les balles de leurs pistolets sur les assaillants. Les femmes, déjà réduites par une fusillade à laquelle personne n'avait songé en quittant la France, avaient regagné les dortoirs pour y prodiguer aux cholériques les consolations dont elles ne pensaient déjà plus un mot, tant le danger apparaissait imminent.
L'arrivée de nos sauveurs rendit à chacun du courage et du sang-froid. On en avait besoin.
Il s'agissait de mettre de l'ordre dans une abominable confusion. Trente hommes, débarqués du Mont-Blanc avec M. Bonvin, Tom Davis et quelques officiers, s'y employèrent autant que les survivants de nos fantassins.
Le jour ne tarda pas à se lever sur la scène affreuse que les obus au chloroforme avaient pour ainsi dire figée dans le sol.
— On dirait, glissa Pigeon dès que la lumière de l'aube éclaira les groupes immobilisés en d'effarantes attitudes, des bonshommes de cire au musée Grévin!
Négligeant la populace russe, qui ne nous intéressait guère, nous fîmes rapidement le compte de nos morts. Il y en avait dix: le Dr Lacaussade, le capitaine d'infanterie, un autre médecin, un aide-pharmacien, les deux ambulancières, Mme et Mlle Raymond, et quatre soldats de la compagnie d'escorte.
Quand les corps furent rangés sur le sol, le long du train, on s'occupa des Russes.
Aussi loin que la vue s'étendait on apercevait des cadavres. Il en était tombé à chaque salve tirée par notre troupe. Il fallut s'occuper de les séparer des endormis.
On avait pour les reconnaître des indices visibles: le sang qui coulait de leurs blessures.
Tout compte fait, nous en avions rangé soixante-douze en face de nos morts, à nous, et ce ne fut pas un petit travail — il nous prit de cinq à sept heures — lorsque la cavalerie russe, envoyée de quelque garnison éloignée dès la veille au soir, nous arriva tout écumante.
Une sotnia de Cosaques accourait
toute trempée de pluie. (Page 820)
Une sotnia de cosaques, cantonnée à Alexandroff-Gaï, venait nous délivrer de la police des survivants et de l'inhumation des morts.
L'essaoul qui la commandait nous expliqua que Koslowo n'avait pour toute force armée qu'un ispravnik, où commissaire et une douzaine de gendarmes.
Ils seraient bien venus, expliqua-t-il à l'aéramiral, mais la populace parvint à les enfermer dans une cave, pour les empêcher de la suivre à la gare.
De sorte que ces aliénés se trouvaient pour de longues heures, en pleine nuit, libres de leurs mouvements.
Dès que les fonctionnaires du gouvernement demeurés libres les avaient vus se diriger vers la station du chemin de fer, ils s'étaient précipités au téléphone. Mais Alexandroff est à soixante verstes. Il fallut le temps de rassembler les cosaques et de franchir la distance.
Cet essaoul se désolait d'être arrivé si tard. M. Bonvin le tranquillisa sur les suites d'une fausse manoeuvre dont il n'était pas responsable. On le couvrirait devant ses chefs.
— L'important, dit l'aéramiral devant nous, en russe assez clair pour que l'officier le comprît — nous commencions tous à baragouiner la langue tant bien que mal — l'important c'est que nous partions d'ici au plus vite. Dès que nos morts seront enterrés, le train sanitaire se remettra en route pour Rostov. Vous ferez de vos perturbateurs ce que vous voudrez lorsqu'ils se réveilleront.
A l'air stupéfait de l'essaoul je compris bien, et Tom Davis aussi, et miss Ada, et miss Nelly, et quiconque se trouvait dans le groupe officiel, qu'il ne comprenait pas.
Il fallut lui expliquer l'obus anesthésiant, ses effets temporaires, les résultats qu'on en avait obtenus contre les Chinois.
Son facies de cosaque du Don pur sang, un peu rude, un peu jaune, avec de la flamme ardente plein les yeux, se modifia sous l'empire de la crainte, finalement, après avoir passé par la défiance et l'incrédulité.
N'avait-il pas sous les yeux la preuve que l'aéramiral ne se moquait pas de lui? Et au surplus eût-ce été le moment de se moquer?
Il hocha la tête plusieurs fois, en considérant les tas de Koslowiens jetés à terre, effarés, et maintenus par l'effet du narcotique dans les attitudes les plus saisissantes. Sûrement les endormis l'intéressaient plus que les morts, car à ceux-ci ce fut à peine s'il accorda l'aumône d'un coup d'oeil.
Lorsqu'il eut digéré l'étonnante déclaration que l'aéramiral venait de lui faire, et manifesté son admiration pour l'obus nouveau, qui, dit-il, ferait joliment l'affaire des soldats chargés d'assurer la police des foules dans toute la Russie, l'officier des cosaques revint à l'objet de notre requête.
— Je ne saurais vous dire, messieurs, nous déclara-t-il, tout le regret que j'ai de vous apprendre d'aussi désolantes nouvelles; mais les faits sont là, et il est impossible de s'y soustraire. La région de notre Don inférieur est habitée par des populations encore primitives, pour lesquelles le seul mot de choléra représente quelque chose de terrifiant, de diabolique. Vous avez eu cette nuit une idée des excès auxquels peut se porter un peuple sans instruction, qui n'a pas encore appris à raisonner et ne sait pas résister à l'excitation des fauteurs de désordre. On nous a signalé de Rostov et de Novotcherkask la présence dans les foules soulevées contre vous d'agents provocateurs japonais. Rien n'est plus probable. Ils savent que pour réveiller le feu qui couve sous la cendre, par ici, lorsqu'on évoque le choléra il n'est pas nécessaire de souffler bien fort. Chaque fois que quelque épidémie un peu sévère nous est arrivée de l'Inde ou de la Perse, les paysans des provinces arriérées où vous êtes, et par delà la Volga, nos cosaques, eux-mêmes se sont insurgés contre quelqu'un. Tantôt c'était aux employés du gouvernement, tantôt c'était aux docteurs qu'ils s'en prenaient. Vous avez vu se renouveler contre vos médecins les désordres qui ont ensanglanté un jour Astrakan. Il ne faut pas vous en étonner... C'est aux Russes plus instruits qu'il appartient de vous présenter les excuses de l'ignorance populaire...
Ce jeune officier s'exprimait courtoisement et et nous devinions qu'il souffrait intérieurement d'avoir à prononcer un plaidoyer pareil. Mais ce n'était qu'un exorde.
Vint la conclusion, prompte et désastreuse pour le voyage de notre train sanitaire.
— Si désireux que soit le gouvernement russe, continua l'essaoul, d'aider par tous les moyens possibles les Occidentaux et en particulier les Français qui viennent contenir sur l'Oural les envahisseurs chinois, il lui est impossible, en vérité, messieurs, d'imposer à ses administrés, dans n'importe quelle partie de l'empire, une contagion certaine, l'inoculation pour ainsi dire volontaire de l'atroce maladie qu'est le choléra.
— Moins terrible, commandant, dit Tom Davis avec notre approbation, bien moins terrible aujourd'hui qu'autrefois. Voyez tout ce que nous ramenons de convalescents. Ce sont autant d'humains sauvés. On les eût perdus jadis. Avec le sérum, voyez-vous, le sérum marin et quelques autres trouvailles de la science française... et russe, car vos compatriotes nous ont appris à les admirer sur ce terrain-là comme sur d'autres, le choléra, sans être devenu un mal bénin, ne défie plus comme jadis les soins de la médecine. Il est vaincu par elle au contraire. Vous savez bien qu'on a supprimé depuis longtemps déjà les quarantaines, les lazarets et toutes ces entraves à la circulation, auxquelles on attribua longtemps des vertus imaginaires...
— C'est vrai, messieurs, c'est vrai. Mais je vous le répète, vous traversez une contrée de la Russie dont les moeurs sont de deux siècles en retard sur les vôtres. La dépêche que j'ai trouvée chez le représentant civil du gouvernement à Koslowo est formelle: les populations s'insurgent partout, dit-elle, à la nouvelle qu'un train de cholériques français est en marche vers Rostov. Sous aucun prétexte je ne dois permettre à ceux qui le conduisent de poursuivre leur route. C'est le seul moyen que nous ayons de prévenir d'irréparables malheurs, sans parler de la préservation des pays du sud, qui entre en ligne de compte. En conséquence, messieurs...
Le galant essaoul ajouta, en se tournant vers les deux jeunes filles:
— Et vous, mesdemoiselles qui vous sacrifiez si noblement pour assister ces malheureux, croyez à tous les regrets que j'ai de vous notifier ici la volonté gouvernementale. Mais elle est formelle, vous le voyez... Je suis chargé de vous empêcher d'aller plus loin, et même... lisez... de vous contraindre à retourner en arrière, sans délai.
Nous étions consternés.
Miss Ada pleurait à chaudes larmes sur l'épaule droite de Tom Davis; miss Nelly sur son épaule gauche.
La vision de notre ami, encadré de ces deux désespérées, me fit un singulier effet.
Si tragiques que fussent les événements, je les imaginais plus redoutables encore dans un avenir tout proche.
Il me semblait que ce groupe, isolé du nôtre dans une attitude touchante, fût marqué par la Destinée pour les pires malheurs. On est ainsi le jouet des pressentiments à certaines heures de la vie. Ceux-là ne me trompaient guère, je ne tardai pas à le constater.
Après un temps de profond silence, que troublait seul le bruit des chevaux mâchonnant leurs mors autour de nous, l'aéramiral Bonvin consulta Tom Davis de la tête, par politesse, et dut faire à l'essaoul des cosaques la seule réponse que comportât une décision aussi nettement notifiée:
— Monsieur, nous n'avons qu'à nous incliner devant une résolution qui vous est commandée par vos chefs.
— Oui, monsieur.
— Et que vous appuieriez au besoin par la force?
— Par la force.
— Le train sanitaire de Mlle Vandercuyp va donc reprendre la direction d'Orenbourg. Il y a là une fausse manoeuvre dont nos malades seuls souffriront. Et c'est à un acte d'inhumanité qu'aboutit la rigueur du gouvernement russe.
— Mettez-vous à sa place, amiral
— C'est ce que je viens de faire par la pensée, monsieur, et je reconnais, comme sir Thomas Davis que je vous présente, commissaire civil de l'Empire britannique auprès des armées de Sa Majesté dans l'Oural, la difficulté d'une situation que le gouvernement russe n'a pas créée. Avant une heure nous aurons enterré nos morts dans cette, plaine. Aussitôt après nous ferons. machine en arrière jusqu'à Orenbourg.
Il n'y avait pas, en effet, de plaques tournantes, ni de voies de garage à la station de Koslowo.
Nous serions obligés de rétrograder lentement jusqu'à ce qu'une gare plus importante fût rencontrée.
Dès cet instant le natchalnik stantsii, ou chef de gare, téléphona sur toute la ligne pour que les dispositions fussent prises en vue de notre retraite jusqu'à Orenbourg.
Ordre fut donné de différer les départs des trains dont nous eussions pu gêner la marche. Au surplus, nous aurions pour nous convoyer le Mont-Blanc et son équipage.
M. Bonvin se prodiguait en consolations auprès des deux jeunes filles, dont le gracieux altruisme venait de recevoir, pour ses débuts, un choc si pénible.
Tom Davis, de son côté, leur expliquait de son mieux les nécessités de la prophylaxie internationale, le cas difficile où l'ignorance des populations mettait le gouvernement russe.
— Quand vous êtes parties de Marseille, mes chères amies, leur disait-il en essayant de les raisonner, personne ne songeait au choléra. Il était tout naturel que des trains de blessés fussent libres de circuler sur tout le territoire de la Russie. Mais voilà que c'est le choléra qui surgit dans nos camps et avec quelle soudaineté! La Russie, en accordant la libre pratique à des convois de cholériques sur une de ses lignes, longue de sept cents kilomètres, s'exposerait évidemment à contaminer toute la région que ces convois sont appelés à traverser. Comme le disait tout à l'heure ce jeune officier des cosaques à l'aéramiral Bonvin, mettons-nous à la place des Russes! Si perfectionnées que soient aujourd'hui nos méthodes curatives du choléra, voire préventives, laisserions-nous passer ce train sanitaire avec ses six cents cholériques à travers la Hollande, l'Allemagne ou la France? Je ne le crois pas. Estimons-nous heureux si les puissances. blanches vous laissent remonter vers le Nord, où le climat demeure rigoureux jusqu'à l'été, offrant ainsi à vos malades une cure d'air qui vaudrait peut-être, dans les montagnes de l'Oural, celle que vous rêviez pour eux en mer à bord du Batoum.
Résignées en apparence, mais affreusement, tristes, les deux jeunes filles montèrent dans le train pour y reprendre avec leurs compagnes le traitement des malades.
Nous prîmes nos dispositions alors pour enterrer les morts décemment, dans un champ contigu à la gare, propriété incontestée de la Compagnie du chemin de fer. Les ouvriers terrassiers de la section, guidés par un piqueur de la voie; creusèrent les fosses où les dix corps allaient descendre. Une onzième recevrait la bière qui renfermait le corps du cholérique mort presque aussitôt après le départ d'Orenbourg
Un ordre vint bientôt, du nouveau médecin en chef de l'expédition, le Dr Brondeix, pour qu'il en fût préparé une douzième, car un nouveau décès venait de se produire, dans la dernière voiture-dortoir: encore un fantassin qui n'avait cessé d'aller de mal-en-pis depuis la veille.
Chacun de nous se chargea. de vider les poches d'une victime, noua dans un mouchoir tout ce qu'il y trouva et y épingla une étiquette avec le nom du mort et le détail de son funèbre inventaire .
Quand ce premier travail fut accompli, on enferma les pièces dans l'armoire de l'économat. Aussitôt commencèrent les formalités lugubres des inhumations
Avant de quitter Paris; miss Aida s'était, préoccupée d'emmener un prêtre catholique français et un pasteur luthérien de son pays. La plupart de nos victimes étaient présumées catholiques; mais le docteur Lacaussade appartenait sûrement à la religion réformée. Les deux ministres dirent donc tour à tour les prières d'usage devant les douze cercueils, qu'on avait empruntés au macabre magasin du fourgon. Il en restait encore une trentaine dans la réserve. Il avait bien fallu tout prévoir.
La troupe française à pied, les cosaques à cheval rendirent les honneurs. Puis le contre-aéramiral Bonvin prononça quelques. paroles chaleureuses, émouvantes au point que nous pleurions, avec Pigeon et Tom Davis, comme des enfants.
Il dit le dévouement éclairé du docteur Lacaussade, les conseils expérimentés par lui prodigués à miss Ada dès que cette chevaleresque jeune fille avait formé son dessein, aux premiers jours de janvier
Il condamna d'une voix vibrante l'erreur et l'ignorance humaines, qui conduisent aux pires attentats les foules déchaînées.
Puis ce fut au capitaine de la compagnie d'escorte qu'il décerna des éloges touchants, aux admirables femmes qui s'étaient exilées — la mère et la fille — de leur chère France pour prodiguer au loin, sous le feu de l'ennemi et de quel ennemi inattendu, leurs soins aux soldats de notre république.
Il fut encore plus chaleureux peut-être, dans sa péroraison, pour les humbles martyrs du devoir, médecins, aides ou fantassins de notre escorte que la stupidité d'une populace fanatique avait couchés à terre dans le sommeil d'où l'on ne se réveille pas.
Comme il prononçait ces mots, ses yeux allèrent instinctivement aux centaines de Russes qu'il avait frappés d'anesthésie pour quelques heures.
Or les quelques heures se trouvaient écoulées; l'effet du chloroforme cessait de retenir immobiles les plus résistants de la bande homicide.
Un à un nous vîmes bientôt s'avancer, comme des chats-huants surpris par le plein jour, ceux qui nous avaient tué nos braves.
Par une négligence que pouvait expliquer le désordre de cette nuit terrible et de la matinée, nous leur avions laissé leurs armes. Et des fusils à la main, des couteaux entre les dents, hirsutes et hagards, les endormis qui se réveillaient à cent pas d'une aussi étrange cérémonie se demandaient s'ils n'avaient pas veillé jusqu'alors et si ce n'était pas à présent qu'ils entraient dans un songe.
D'un coup d'oeil l'essaoul comprit la faute commise. Il abandonna la cérémonie avec trente hommes et se précipita sur ses compatriotes pour les refouler, dormeurs ou non, sur le terrain qu'ils occupaient.
Alors s'acheva l'opération pénible. Les ouvriers recouvrirent de terre les cercueils. Les deux prêtres dirent encore quelques prières et plantèrent douze croix de bois blanc devant lesquelles tout le personnel défila, miss Ada et miss Nelly en tête, celle-ci soutenue par son frère; celle-là douloureusement appuyée sur le bras de Pigeon.
Je passai le dernier; le vide se fit dans le champ devenu cimetière, et chacun remonta dans le train, tandis que le Mont-Blanc s'élevait à cinq cents mètres, d'où il nous indiquait que la voie était libre à perte de vue.
D'un coup d'oeil l'essaoul comprit la faute commise. (Page 824.)
L'essaoul avait pris congé de chacun, et ses saluts répétés nous disaient sa sincère tristesse.
C'est qu'une autre préoccupation le dominait.
A peine si notre train fut hors de vue en effet, que trois ou quatre cents paysans russes, bien réveillés, revenus à l'exact sentiment des choses, se jetaient à l'improviste sur les croix de bois que nous avions plantées et grattaient le sol comme des blaireaux afin d'y déterrer nos cadavres ou de les profaner de quelque odieuse façon.
Même au fond de leurs tombes, ils ne voulaient pas de cholériques dans le pays.
Ce furent les officiers du Mont-Blanc qui nous décrivirent cette scène ignoble. Ils durent en effet rester au-dessus de Koslowo, par prudence, pendant près de trois heures, jusqu'à ce que l'essaoul, enfin victorieux des moujicks désarmés, les eût chassés vers la ville sous le sabre de ses cosaques.
Quel retour!
Quelle tristesse d'un bout à l'autre du train sanitaire!
On reculait à petite vitesse, par crainte d'une collision. Il nous semblait que chaque station traversée fût un repaire de moujicks prêts à nous attaquer. Par bonheur aucune de ces stations n'avait d'importance.
C'était surtout pour la régularité de la marche des trains qu'on avait édifié, ici et là, des bâtiments indispensables au service des machines, à leur alimentation. Le chef de gare, toutefois, et les groupes d'employés qui visitaient nos essieux, paraissaient satisfaits de nous voir repartir.
Ils avaient tous connaissance des instructions supérieures, venues de Rostov ou de Moscou, qui nous contraignaient à une incessante retraite vers l'Oural.
A Dwatznaïa, presque à moitié route d'Orenbourg — le lendemain 5 avril au matin — on crut que le mécanicien et les deux chauffeurs de notre locomotive refusaient d'aller plus loin. On dut parlementer et leur donner de l'argent. Ce n'était qu'une question de roubles opportunément posée.
Mais deux heures plus tard, à Tchornidom, ce fut autre chose.
Nous venions de croiser un train vide qui s'en allait à Rostov chercher des vivres et des munitions. Son personnel, entièrement russe, espérait franchir la barrière établie à Koslowo.
Nous étions réunis, à sept ou huit, dans la salle à manger, où les médecins racontaient que les malades avaient tous souffert de la frayeur pendant la journée précédente, lorsqu'un bruit sinistre nous fut apporté par une ambulancière.
Dans la voiture n° 6, réservée au personnel féminin de l'expédition, miss Nelly venait d'être atteinte, avec une soudaineté inquiétante, d'un violent accès de choléra.
Le Dr Brondeix courait au chevet de la malade, suivi de Tom Davis affolé.
Nous ne pouvions accompagner ces messieurs; force nous fut d'attendre, pendant de longs quarts d'heure, qu'on nous apportât des nouvelles. Hélas! elles étaient mauvaises.
En dépit des injections de sérum que lui avait faites le Dr Brondeix, dès la manifestation des premiers symptômes, la pauvre enfant mourait.
Il était impossible de la réchauffer. On l'entendait gémir désespérément. Son frère la tenait dans ses bras, nous dit un jeune médecin qui revenait du dortoir où se passait la scène déchirante des adieux suprêmes. Sous d'épaisses couvertures, la jeune fille succombait à une crise violente, avec des spasmes atroces.
Miss Ada, que nous avions essayé de retenir, mais en vain, loin de ce spectacle, pleurait à chaudes larmes, abasourdie sous ce nouveau coup du sort.
La charmante jeune fille, qui n'avait écouté que son dévouement dès la première heure de l'expédition monstre aux confins de l'Asie, ne s'était pas douté des complications terribles qui peuvent surgir, en temps de guerre et d'épidémie, dans un hôpital roulant comme celui qu'elle avait si bien organisé de ses deniers.
I1 lui semblait que tout ce qui l'accablait fût injuste; et en dépit des efforts qu'elle multipliait pour n'en rien laisser paraître, on devinait que son désespoir s'en prenait à la destinée.
Le personnel continuait à soigner les soldats dans les autres voitures, avec une belle résistance qui me rappelait le champ de bataille. Chacun se multipliait pour donner aux malades de sa section tout ce que les médecins avaient prescrit le matin, lors de leur première visite. Ils en faisaient deux chaque jour, et sans compter se prodiguaient encore, à toute heure, auprès des plus gravement atteints.
A midi la jeune Anglaise était considérée comme perdue.
A sept heures du soir, — elle succomba dans les bras de son frère, en dépit de tous les soins que la science de nos docteurs lui avait prodigués.
Mme Louvet et Mlle Raison, les deux sous-directrices du train sanitaire, nous amenèrent miss Ada défaillante, les yeux rougis par les larmes, la gorge suffoquée de sanglots qui troublaient affreusement le pauvre Pigeon.
Nous fîmes de notre mieux pour consoler notre jeune amie, mais il était impossible d'y parvenir.
Ce fut une nuit lugubre que celle qui suivit.
Tom Davis refusait de quitter le chevet de sa petite soeur.
Il fallut que nous lui fissions des remontrances réitérées pour le décider à nous rejoindre quelques heures dans la salle à manger, où il s'étendit dans un fauteuil sans trouver le repos.
Miss Nelly venait de mourir dans
les bras de son frère. (Page 825.)
Avec une volubilité qui s'expliquait par la douleur profonde que lui causait un malheur aussi atroce, il nous racontait l'enfance de miss Nelly, ses premiers jeux; il nous disait sa grâce et sa bonté natives, la tendresse qu'elle avait prodiguée toujours aux vieux parents, là-bas, dans le petit cottage londonien que nous connaissions.
Lorsqu'il évoqua ce tableau touchant de la vie familiale, l'excellent garçon ne put retenir un flot de larmes.
Il se demandait déjà, comment les bons vieillards de Kinsbury Park recevraient l'affreuse nouvelle. Bien sûr ils ne la supporteraient pas sans faiblir. Et ainsi c'était leur mort à tous les deux que la mort de leur chère fille provoquerait à brève échéance.
Un grand désespoir l'envahissait à cette idée pénible:
— Alors,: pourquoi vivre? nous demandait-il, un peu égaré. A quoi bon? Ne vaudrait-il pas mieux mourir tous?...
Pigeon lui dit des choses qui le touchèrent.
Il lui parla de sa fiancée, qui restait bien vivante, à quelques pas de lui, et pour qui désormais il lui fallait au contraire sauvegarder sa vie.
Ce raisonnement, tout naturel dans la bouche d'un indifférent, prenait une mélancolie singulière en tombant des lèvres de Pigeon, le doux contemplateur qui souffrirait en silence et qui se savait condamné à souffrir toujours.
Enfin le jour parut.
Miss Ada était à bout de forces. On l'avait presque contrainte à se reposer, elle aussi, deux ou trois heures dans sa chambrette, contiguë au dortoir du personnel féminin. Nous n'étions plus qu'à dix verstes d'Orenbourg et le Mont-Blanc, qui toute la journée de la veille et toute la nuit nous avait escortés à mille mètres en l'air, nous quittait pour aller au quartier général préparer notre arrivée.
Vers huit heures nous entrions dans la gare.
Les habitants étaient revenus depuis la veille. Les uns avaient retrouvé leurs maisons intactes. Les autres campaient sur des ruines, mal abrités de la pluie par des tentes grossières de nomades.
Nos troupes étaient massées le long de l'Oural, maîtresses du passage, se bornant à le défendre à présent avec l'artillerie contre les tentatives chinoises.
Il semblait, nous dit le général Lamidey que le choléra eût cette fois anéanti les Chinois. On n'en voyait plus de vivants en face de nous, sur la rive gauche.
Ce n'était plus, dans les steppes détrempées, au Nord et au Sud, qu'un incommensurable charnier d'où le vent d'Est amenait, avec une pluie chaude, d'intolérables odeurs.
Le Mont-Blanc, aussitôt envoyé en reconnaissance par le général, rapporta vers trois heures que pendant toute son excursion l'on n'avait aperçu que des morts.
Les plaines en étaient jonchées.
Par tas, par grappes funèbres, les Chinois tombés étaient la proie d'une effroyable armée de loups, de vautours et de corbeaux qui se battaient sur leurs cadavres, pour des lambeaux de chair putréfiée.
D'en bas nous apercevions des nuées d'oiseaux carnivores. Le ciel en était obscurci.
M. Bonvin rapporta que des pièces de canon chinoises, au nombre de trente ou quarante, demeuraient abandonnées sur la rive gauche du fleuve, et que ce serait là un solide butin à faire quand on pourrait traverser l'Oural.
Mais quand pourrait-on traverser l'Oural? Quand serait-il prudent de tenter une opération aussi délicate, aussi dangereuse?...
Les plains étaient jonchées de Chinois. Une
armée de loups, de vautours et de corbeaux
se battait sur leurs cadavres. (Page 826.)
Où étaient, en d'autres termes, les Chinois? Le général Vou s'était enfui quelque part avec les débris de son armée, c'était probable, dès qu'il avait compris que les munitions nous étaient enfin parvenues. Mais dans la marée jaune que pouvaient bien peser Vou et ses cent mille hommes? On ne tarda pas à être fixé, car ce jour-là même, vers cinq heures, une dépêche du généralissime, datée de Zlataoust, résumait ainsi la situation de la Muraille blanche:
Toutes les armées avaient reçu leurs approvisionnements en munitions, et l'alerte des chemins de fer russes semblait passée.
L'offensive avait repris de l'extrême Nord (allemand) jusqu'à l'extrême Sud (français).
Malheureusement il fallait reconnaître que la disproportion des effectifs s'accentuait chaque jours au préjudice de l'Europe.
Il n'était déjà plus possible de dénombrer les Chinois qui s'avançaient, à petites journées, derrière les premières armées de Vou, de Tsou et de Dou.
Ces trois maréchaux avaient d'un commun accord rédigé un manifeste que le généralissime venait de recevoir par l'entremise d'un parlementaire. Il disait, dans la phraséologie coutumière aux Chinois, que les trois républiques célestes donnaient aux Blancs le conseil de se retirer à toute vitesse, pour défendre, s'ils espéraient réussir, leurs frontières respectives contre le torrent vengeur des Jaunes.
Quant à la Russie, c'était pure folie que de tenter plus longtemps d'en interdire l'entrée aux armées venues de la Chine.
Et comme si ces trois magots eussent appris par coeur mon article du 1er janvier dans l'An 2000, autant que les réflexions qui ne cessaient de courir nos états-majors, ils ajoutaient, en manière de conclusion presque littérale, disait le télégramme officiel:
« Vous pouvez tirer tout ce qu'il y a de projectiles dans vos arsenaux et tuer tout ce que nous amenons d'hommes avec nous, c'est-à-dire cinq millions au moins. Quand il n'y en aura plus, il en arrivera d'autres, et après ceux-là, il s'en lèvera d'autres encore, jusqu'à ce que vos misérables armées de quelques centaines de mille lâches soient débordées, tournées, noyées dans la mer humaine qui vous submergera tous. Ecoutez ceci: allez-vous en, et cédez-nous le terrain sans combattre! Autrement vous y resterez tous sans que rien soit changé à la destinée de l'Europe, notre vassale future.
Les préoccupations personnelles qui s'ajoutaient depuis quelques jours à nos chagrins patriotiques n'étaient guère faites pour nous relever le moral, au contraire.
Aussi chaque matin nous trouvait-il plus abattus. La mort de Martin du Bois, celle du général Lamouroux, des médecins du train sanitaire, et à présent de cette charmante miss Nelly nous plongeaient dans une véritable désespérance. Fallait-il donc croire que tout se mettrait à la longue contre nous, et que dans ce duel entre la Chine et l'Europe, la Chine aurait finalement raison de la civilisation?
Dans le malheur commun nous avions encore, avec Pigeon, la chance d'être restés jusqu'alors indemnes.
Mais qui nous garantissait contre le lendemain?
Qui nous mettait à l'abri, l'un ou l'autre, l'un et l'autre, des atteintes d'un fléau aveugle?
Cette préoccupation nous obsédait à présent, et contribuait à nous démoraliser plus vite qu'il n'eût convenu.
Le soir de cette même journée du 5 avril nous eûmes à supporter une nouvelle épreuve: l'inhumation au cimetière des étrangers de la douce Nelly Davis.
Invinciblement un ressouvenir d'Hamlet me hanta.
Le cortège des ambulancières, des officiers, que le général avait ordonnancé lui-même pour faire honneur au commissaire civil du gouvernement britannique, se déroulait lentement autour de Saint-Vladimir, éclairé par le soleil couchant.
A défaut de musique militaire, le prince Danilewsky avait amené, avec une escorte de quarante cosaques, son peloton de chanteurs.
Tout ce monde à pied, bien entendu, suivait lentement le pasteur, qui lui-même suivait avec Tom Davis, très abattu, le cercueil drapé de blanc, et semé de fleurettes bleues, jaunes, à peine écloses aux premiers feux du printemps.
La rapsodie que bourdonnèrent les cosaques, de la gare au cimetière, me fendait le coeur par son étrangeté. C'était une plainte en mineur, qui dix fois répétée, sans autre accompagnement que le cliquetis de deux triangles, me parut dépasser en grandeur les marches funèbres les mieux orchestrées.
Le cercueil était porté à bras par quatre infirmiers du train. Miss Ada, domptant ses nerfs, marchait entre Pigeon et moi, derrière son fiancé, d'un pas automatique, un noeud de drap noir au bras.
Depuis le matin ses yeux n'avaient pas pleuré. A la période d'abattement succédait une heure d'énergie. Que voudrait-elle?
Avec les événements qui nous enveloppaient d'une trame chaque jour plus serrée, il fallait craindre que ce succès de la volonté ne fût de courte durée.
Quand la triste cérémonie eut pris fin, nous vîmes Tom Davis s'essuyer les yeux.
Il avait reçu depuis la veille plusieurs dépêches de son gouvernement.
— Je m'attarde ici, mes chers amis, nous dit-il d'une voix saccadée quand mon devoir est ailleurs... Une fois de plus je vais confier à vos bons soins la chère enfant qui me reste, sur les deux que j'aimais tant! Prenez, je vous en prie, miss Ada sous votre égide. Voyez avec le général Lamidey ce qui doit être fait de son train sanitaire dans les tristes circonstances où nous nous trouvons. Peut-être les Turcs le laisseront-ils remonter vers le Nord? Je ne le crois pas. La peur de la contamination est un sentiment trop humain pour qu'il y ait en pareil cas des différences de traitement. Il sera plus simple de débarquer les malades et de les réintégrer dans les baraquements que la saison douce va vous permettre de construire par ici. Promettez-moi de veiller sur ma chère Ada, n 'est-ce pas, messieurs? Elle écoutera vos avis. Je vais lui répéter que devant la force majeure le mieux est de capituler. Qu'elle s'occupe avec son personnel de soigner à terre, dans les ambulances que vous improviserez hâtivement, les malades dont le nombre, hélas! me paraît augmenter chaque jour dans votre vaillante armée. Un jour se trouvera prochainement où son train pourra être utilisé dans les conditions qu'elle avait tout d'abord prévues. Au premier engagement avec les Chinois vous aurez des blessés. On les logera dans les voitures-dortoirs du train Vandercuyp, rendu ainsi à sa destination première. Et dès que le malheur — inévitable — voudra que vous ayez six cents blessés transportables à évacuer, vous serez les premiers, promettez-le-moi, à encourager Mlle Vandercuyp dans sa mission. Elle pourra reprendre alors la direction de Rostov. Quand les médecins certifieront aux autorités russes que des blessés occupent exclusivement les lits du train-hôpital, et qu'il n'y a plus à redouter la contagion des cholériques, le train-hôpital passera sans objection, gagnera Rostov et remplira jusqu'au bout la mission à laquelle il fut destiné. En attendant, je pars pour Perm, où le général Smithson me réclame d'urgence... A bientôt, messieurs, à bientôt le plaisir de vous revoir, je pense.
— A bientôt, cher ami, m'écriai-je, celui de nous retrouver ailleurs qu'ici, chacun en bonne santé, et victorieux sur toute la ligne!
Tom Davis ne répondit pas. Son silence était significatif. Sûrement il avait de fâcheuses nouvelles que nous ne connaissions pas encore, ou il les devinait.
Nous fîmes en sorte de ne point troubler la scène des adieux. Il n'est pas téméraire de supposer qu'elle fut tendrement dramatique.
Les deux fiancés se quittaient sous l'influence des pressentiments sinistres qui poursuivaient tout le monde. Ils avaient pleuré d'abondantes larmes l'un et l'autre lorsque le train spécial, chauffé pour le commissaire général anglais s'avança dans la gare.
Longtemps Tom Davis, penché à une portière de l'unique voiture, agita son mouchoir. Longtemps Miss Ada lui répondit, appuyée sur le bras de Pigeon, que son rôle de consolateur faisait déjà plus expansif après tant de journées où je l'avais trouvé mélancolique, abattu, disons le mot, un peu effaré.
L'exagération des coups que nous portait sans trêve un destin vraiment injuste me paraissait manifeste. Je parvenais à lui opposer une force d'inertie qui me laissait toute ma lucidité, tandis que Pigeon, nerveux, inquiet, ne tenait, plus en place, et se rendait malheureux au pire.
L'ordre du général Lamidey nous arriva quelques instants après, de son quartier-général au bord du fleuve: mettre à terre les malades que le train sanitaire avait emmenés à Koslowo et les légers comme on pourrait, partie dans l'église de Saint-Vladimir, partie sous un baraquement que les sapeurs du génie édifièrent en quelques heures.
Les médecins du train sanitaire, d'accord avec les majors qui depuis le matin leur faisaient d'amicales visites, ne pouvaient dire, n'osaient dire, à la vérité, quand et comment finirait l'épidémie.
Sûrement elle n'avait plus, chez les Blancs, le caractère atrocement homicide qui rendait jadis si terribles les voyages du choléra au travers de l'Europe.
La science, avec ses sérums, savait triompher neuf fois sur dix du bacille redouté, quoi qu 'en eût dit ce fou criminel d'Essipof.
Mais neuf fois sur dix, c'est encore une proportion insuffisante dans les guérisons. C'est encore dix pour cent de cholériques qui meurent. En face du choléra vraiment asiatique, si asiatiquement traité par les Chinois, quelle éclatante démonstration de notre supériorité blanche!
Pourtant il fallait reconnaître que si bénin qu'il fût devenu dans nos rangs, le mal s'étendait avec une régularité inexplicable.
De trente kilomètres à la ronde on signalait chaque jour des cas nouveaux, surgis dans de misérables villages où les Français n'avaient jamais mis les pieds. Par contre les habitants de ces villages venaient au camp d'Orenbourg vendre leurs denrées, et le moindre contact suffisait, alors comme aujourd'hui, pour faire d'un homme bien portant un cholérique perdu d'avance.
L'installation des malades de « la petite demoiselle » sous les baraquements prit toute la journée du lendemain.
Les nouvelles que nous allions chercher au camp du général Lamidey, tout au bord de l'Oural, ne disaient rien de bien nouveau le 6 au soir.
On restait dans l'expectative partout, le long de la Muraille blanches et les Chinois semblaient avoir définitivement reculé; du moins on ne les voyait plus nulle part en face des troupes européennes.
Le généralissime Prialmont laissait entendre que l'arrogance du manifeste de la veille permettait de soupçonner autre chose qu'une retraite.
Il s'attendait à une attaque d'ensemble, presque imminente; mais sur des points reconnus faibles par les assaillants, ou moins solides.
Ainsi le dispositif turc, qui nous séparait des Autrichiens; lui paraissait offrir l'un de ces trous par lesquels les Célestes s'efforceraient de passer
Les Turcs n'étaient plus que 85.000, très prouvés par les combats à l'arme blanche qu'ils avaient livrés, bien plus souvent que nous, les semaines précédentes
De plus, on venait d'entrer dans le mois du Ramadan, pour notre malheur. Et depuis Mahomet les musulmans observent, pendant cette période de l'année, un jeûne si sévère que leurs forces physiques sont affaiblies du lever du soleil à son coucher.
Les Chinois n'ignoraient pas ce détail; et sûrement ils comptaient, profiter de l'épuisement graduel des troupes turques pour les enfoncer...
Nous allions rapporter cette nouvelle, à défaut d'autres, aux docteurs qui nous attendaient dans la salle à manger du train, devenue notre quartier-général, civil, à tous. Le général Lamidey, comme nous quittions sa tente, nous rappela pour nous, communiquer un télégramme qu'il venait d'ouvrir
— Ceci est lamentable, en vérité, dit-il en nous tendant le papier. Voici que sir Thomas Davis est tombé malade à Niojine, le poste qui nous sépare des Turcs. Et ceux-ci ne veulent pas le laisser continuer sa route, parce que, disent-ils, c'est du choléra que le commissaire anglais est sûrement atteint. Notre chef de poste, le lieutenant Lebreton, ajoute même, voyez messieurs, lisez: Le malade me paraît bien bas...
Nous nous regardions tous les trois; désolés au delà de toute expression. Tom Davis mourant!
Je pensai tout de suite à la façon dont nous devrions nous y prendre pour aller au secours du malade. Pigeon se demandait comment faire pour informer prudemment, Miss Ada d'un pareil malheur.
— Il n'y a pas deux moyens, dis-je. Il n'y en a qu'un à prendre.
— Le train sanitaire?
— Sans doute. Le général voudra bien donner l'ordre d'atteler une voiture du train de Miss Vandercuyp à la première locomotive disponible... Où se trouve le malade?
— A Niojine, répondit le général en relisant le télégramme On compte cinquante kilomètres pour y aller d'ici. C'est notre dernier poste. L'effectif turc, à quelque distance de ce point, est de vingt mille hommes au moins... Vous avez raison, messieurs. Le plus simple est d'aller chercher sir Thomas Davis et de le ramener ici.
— Je pars pour Niojine, dis-je résolument.
— Dans dix minutes, le train sera prêt.
— Et moi, fit Pigeon, d'une voix que l'émotion étranglait, je vais préparer les voies... Quel rôle messieurs, quel triste rôle que le mien!
Je laissai mon lieutenant chez le général pour courir, avec un ordre écrit, à la gare où le train sanitaire était remise. Détacher la première voiture et l'atteler à une locomotive qui précisément venait chercher des wagons vides fut l'affaire de quelques minutes.
Il importait à présent de prévenir un docteur ou deux, discrètement, et de les emmener de même avant que la défiance de Miss Vandereuyp fût mise en éveil.
Je me dirigeai en toute hâte vers l'hôpital édifié de la veille
Comme j'entrais dans la salle principale, le docteur Brondeix y faisait sa deuxième visite de la journée.
Miss Ada le suivait pas à pas, ainsi que deux autres ambulancières, prenant en note les prescriptions du médecin, distribuant gentiment ses ordres aux auxiliaires.
Pauvre miss Ada! Se donnait-elle assez de mal pour atténuer dans la mesure du possible le mal des autres! Et dire que je savais, moi, seul de ceux qui l'entouraient à ce moment, combien grave était son propre mal!
Le difficile était de détourner le docteur de ses convalescents.
Comment faire? On se méfierait du moindre mensonge. Attendre serait le plus simple; le plus fâcheux aussi car le temps passe vite, et les malades qui ne sont pas soignés à temps paient de leur vie, parfois, un retard de quelques minutes
Je suivis la visite, impatient de la voir s'achever.
Heureusement qu'il ne restait au médecin en chef que quelques malades à questionner. Ce fut l'affaire d'une demi-heure à peine.
Comme notre cortège approchait de la porte d'entrée — pour l'homme que je visais c'était la porte de sortie — je la vis s'ouvrir et livrer passage à Pigeon.
Lui aussi venait pour la commission pénible
Il attendait que j'eusse entraîné le docteur pour prendre à part Mlle Vandercuyp et lui révéler avec prudence; en déguisant la vérité brutale sous de pieux mensonges, ce qui se passait à Niojine.
Miss Ada circulait dans cette salle, entre les lits de ces cholériques dont les noms lui étaient inconnus; elle se dévouait sous nos yeux pour des indifférents alors que l'être aimé, le fiancé, l'élu de son coeur agonisait peut-être, frappé du même mal, dans quelque isba de misère, sans secours efficace!
Et ce malheur qu'elle ignorait encore, je le connaissais, moi! Pigeon aussi! Et nous nous préparions, comme deux êtres malfaisants, à jeter la plus affreuse incertitude dans le coeur de cette malheureuse! Rien de poignant comme la notion du mal que sciemment on va faire!...
Enfin le docteur résuma son examen, rappela les termes de quelques ordonnances, entra dans le réduit-toilette pour s'y laver les mains et sortit après avoir salué Mlle Vandercuyp, que Pigeon guettait à quelques pas
Je fus dans la rue aussi vite que le médecin il eut bientôt vu mon trouble, et l'air mystérieux que je prenais pour l'interpeller.
—Qu'y a-t-il donc?
— Un malheur. Sir Thomas Davis...
— Mort?
— Non, mais très malade à cinquante verstes d'ici, au dernier poste qui nous lie avec les Turcs.
— Choléra?
— Choléra.
— Qui vous l'a dit?
— Le général. Dépêche officielle du chef de poste.
— Allons vite! Mais comment?
— Votre train sanitaire... Une voiture est attelée... On n'attend que vous, mon cher docteur. Je vous suivais à la piste dans cette salle, sans pouvoir vous faire le moindre signe. Miss Ada l'eût aperçu...
— Pauvre jeune fille!
Rapidement, comme des malfaiteurs, nous gagnons la gare. Le docteur assure que le wagon attelé à la locomotive est bien celui de la pharmacie. Deux aides y sont installés et préparent déjà des couvertures, sans savoir à quel personnage de marque elles sont destinées. Un coup de cloche, deux, trois coups, comme c'est l'usage en Russie, et nous voilà partis pour Niojine.
La voie est libre devant nous.
En deux petites heures nous arrivons. Le chemin de fer était par places inondé, ce qui nous a retardés, de même que le train spécial dans lequel se trouvait Tom Davis l'avant-veille.
Du plus loin que nous pouvons voir quelque chose — il est six heures du soir — nous apercevons des pantalons rouges, des fusils, un fanion tricolore planté sur le toit d'une maisonnette, au centre d'un petit camp. C'est notre dernier poste.
L'allure s'est ralentie; nous franchissons le signal avancé, à mille mètres de la station. Debout sur le balcon de la voiture, nous sommes quatre à écarquiller les yeux, comme si cet examen pût nous fournir une indication. Hélas! l'instinct nous a trop bien servis!
D'un geste sec le docteur Brondeix m'a pris la main.
— Voyez-vous bien le fanion?
— Oui.
— Et le mât sur lequel on l'a fixé?
— Aussi.
— Vous voyez bien le mât?
— Nettement. Il domine la maisonnette.
— Mais il dépasse le fanion?
Je regardai, la main sur les yeux. Les aides firent de même. Tous quatre nous répondîmes alors:
— Certes, il dépasse le fanion, de beaucoup.
— De cinquante centimètres, fis-je.
— Alors il est en berne?
— Il est en berne.
Je ne parlais plus, je balbutiais.
Le docteur, lui, n'osait plus rien dire.
Notre incertitude n'était déjà plus de l'incertitude. Pour que les couleurs nationales fussent en berne au-dessus de cette cambuse où nous savions couché, malade, très bas disait la dépêche du matin, un haut fonctionnaire du gouvernement anglais, il fallait que ce voyageur de marque fût mort.
Tout de même je voulais espérer, et le docteur aussi. C'est humain. Je supposai tout haut que quelque catastrophe était peut-être survenue en France, dont la nouvelle venait d'arriver là...
Mais le train stoppait.
Le chef de station russe nous salua d'un air déconfit. Le lieutenant qui commandait le poste accourait, désolé, faisant avec la tête des signes auxquels nous ne pouvions nous tromper.
— Mort? interrogea le docteur avant de poser le pied sur le quai.
— Mort, répondit l'officier en portant la main à son képi.
— Quand?
— Il y a dix minutes à peine.
— Voyons!
— Veuillez me suivre, messieurs, je vous prie, dit le lieutenant, un jeune homme brun, au masque énergique, dont la volonté semblait vaincue à cet instant par le chagrin.
Nous voilà dans la maisonnette que surmonte le fanion en berne. Il n'y a que deux pièces: une chambre et une cuisine. C'est tout le logis du chef de poste, et celui-ci l'a cédé au commissaire du gouvernement anglais qui dort, sur un petit lit de fer, son dernier sommeil.
Il est tout noir, affreux, carbonisé.
Nous sommes débout devant le corps, que d'épaisses couvertures enveloppent depuis la nuit précédente, au cours de laquelle six hommes se sont relayés pour le frotter, sans obtenir de résultat.
— Comment cela s'est-il passé? interroge le médecin.
Il mourut en bégayant des adieux à sa
fiancée, à sa petite soeur. (Page 832.)
— Le train spécial qui conduisait M. le haut commissaire à Perm avait mis trois heures à venir d'Orenbourg jusqu'ici, à cause des inondations partielles de la voie. Vous avez dû en trouver aussi. Sir Thomas se plaignit à moi d'être pris subitement par une algidité qui l'incommodait. Il me demanda si je n'étais pas d'avis que ce fût là un premier symptôme du choléra. Je ne lui cachai pas que telle était mon opinion. « C'est aussi la mienne, dit-il. D'ailleurs, je ne saurais aller plus loin, lieutenant. Pouvez-vous me coucher? N'importe où. » Je lui donnai mon lit. « Frottez-moi, dit-il, tant que vous pourrez le faire, jusqu'au sang. Vous n'avez pas de sérum ici? » Hélas! j'ai quelques médicaments, mais point de sérum. Nous avons tout fait, tout ce que peuvent faire, perdus dans le steppe, des ignorants pleins de bonne volonté. Mais dès minuit je jugeai que le cas était foudroyant. Déjà le malheureux ne parlait plus. Il bégayait des adieux à sa fiancée, je suppose, ou à sa soeur, car il répétait assez distinctement:
« Adieu, mon Ada chérie, adieu! Et toi, ma petite soeur bien-aimée, ma douce Nelly, attends-moi. Je vais te retrouver... » C'est tout ce qu'il a pu dire d'intelligible. Le coma est venu avec le jour. C'était un fameux homme, car il a mis douze heures à mourir...
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