Roy Glashan's Library
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Propagé par nos bacilles immersés dans l'Oural, le
choléra n'avait pas tardé à s'établir dans la place.
— Voici mon artillerie, dit le docteur
Essipof au général en chef. (Page. 774.)
Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de ›La Guerre Infernale‹, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, Miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs déjà possesseurs d'une partie de la Sibérie!
Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique le journaliste français, correspondant de l'›An 2000‹, auteur de ce récit. Suivi de son dévoué secrétaire Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le narrateur, après avoir assisté à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces, au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne. Ils trouvent la Russie profondément troublée; le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou et immobilise les chemins de fer. En sorte que les munitions ne parvenant plus sur le front, les troupes alliées, après quelques premiers succès, sont forcées de se replier devant l'invasion triomphante. Dans cette nouvelle retraite de Russie, M. Martin du Bois est frappé par une balle chinoise et, pour lui éviter les supplices atroces réservés aux blessés qui tombent aux mains des barbares, son collaborateur est contraint de lui donner le coup de grâce... Mais un homme se prétend soudain capable d'enrayer cette série de calamités; c'est un savant russe, le docteur Essipof. Il demande à être présenté au général en chef pour lui proposer un moyen de salut.
Si bizarres que nous parussent les propos du docteur Essipof, il ne nous appartenait pas de les juger.
Pour une raison majeure: nous ne savions rien de ce qu'ils pouvaient sous-entendre.
Evidemment le savant ne voulait rien dire avant d'être mis en présence du général.
La déférence que nous inspiraient ses capacités nous commandait de déférer à son désir sans hésitation, ce que nous fîmes au plus vite.
Je détachai Pigeon en éclaireur. Il fut chargé de découvrir hic et nunc le général Lamouroux.
Dès qu'il aurait trouvé, au bord du fleuve sans doute, en conférence avec ses officiers, mon lieutenant l'informerait de la démarche dont je le chargeais auprès de Son Excellence, comme disait notre Renan russe.
La réponse du chef de l'armée ne faisait aucun doute. Mis en éveil par les indications que lui fournirait Pigeon, le général Lamouroux me ferait dire d'accourir et de lui présenter incontinent le savant dont il avait maintes fois entendu parler, sans que l'occasion eût jamais amené une rencontre entre les deux hommes.
Tandis que Pigeon battait la ville, en se défilant prudemment le long des maisons désertes, à cause des shrapnells, je marchais lentement avec le docteur Essipof dans la direction de l'Etat-major, où le rendez-vous était fixé.
J'essayai de savoir ce qu'il entendait par un procédé supérieur à notre artillerie, muselée par les Poscarié, mais ce fut en vain.
Il se répandit en protestions d'amitié pour la France, dont il avait été l'hôte au temps de sa jeunesse; il me dit que la conduite des révolutionnaires russes l'avait profondément découragé, car elle révélait une fois de plus la totale incapacité politique de ses compatriotes, au moins de ceux qui se réclamaient de la redoutable secte.
Tout cela, en assez mauvais français; s'achevant dans une sorte de diatribe hérissée de mots, très russes à laquelle je n'entendais goutte.
Il ne me déplut pas, à vrai dire, d'entendre un Russe d'opinions avancées, un proscrit qui s'était fait exiler autrefois pour avoir trempé dans un complot républicain, tenir le langage que commandaient le patriotisme et le bon sens
Je dois ajouter que, cette déclaration de principes, une fois faite, le vieux savant se renferma dans un mutisme complet.
On eût dit qu'il retombait dans quelque rêve.
J'allais avec lui, par les rues que le dégel transformait en cloaques, vers le point de la banlieue d'Orenbourg où l'on devait retrouver Pigeon une heure plus tard.
Machinalement, le docteur Essipof tournait les veux vers l'Oural, d'où il espérait voir venir le général Lamouroux.
De toute évidence; il avait hâte de lui parler.
Il s'impatientait, et manifestait son impatience par des a parte, toujours en russe, peu intelligibles pour nos oreilles françaises.
Aussi fus-je ravi d'apercevoir dix minutes plus tard, Pigeon qui venait au-devant de nous, empressé.
— Le général vient de rentrer. Il n'a que le temps d'absorber une tasse de thé et de grignoter quelques biscuits. Si vous voulez bien l'excuser, il va vous recevoir à table. Nous sommes invités à lui présenter le docteur sans délai.
Je m'acquittai de la tâche. Sans cérémonie le général s'était levé et nous avait indiqué trois chaises.
Il y avait sur la table quatre verres de thé fumant, une pile de pâtisseries sèches. Quand les deux hommes se furent serré la main, le général dit tout le bien qu'il savait du professeur.
Renan écouta, modeste, couler le flot des éloges, puis, ayant prié le général de veiller à ce que nulle autre personne ne pénétrât dans la pièce où nous étions, il but le thé, remercia pour le reste et tint le petit discours que voici:
— Votre valeureuse armée, de même que celles de tous les peuples occidentaux qui sont venus fraternellement nous défendre, se trouve aujourd'hui dans un état d'infériorité tel que sa défaite est certaine.
Le général, qui buvait une gorgée, posa son verre et regarda le vieillard avec défiance. L'autre continua.
— Si prodigieuse que soit la valeur de chacun de vos soldats, elle devient inutile dès qu'elle est désarmée. Vous n'avez plus de munitions; c'est comme si vous n'aviez plus de canons, ni de fusils.
— Mais cela ne peut durer, docteur. C'est l'affaire de deux ou trois jours...
— Ou de quatre, ou de cinq. Dieu sait de combien de jours c'est l'affaire, général,
— Vous croyez?
— Je crois.
— Admettons.
Renan prenait un ton de raillerie amère. Il poursuivit:
— Il faut, il faut l'admettre. En ce cas, que se passe-t-il? Impuissants à contenir les flots de peuple armé qui se pressent sur les rives de notre Oural, vous n'avez même pas le moyen de leur infliger des pertes. Il faudrait, pour atteindre vos ennemis, un armement à longue portée sans cesse en batterie. Or, c'est entre les mains des Chinois qu'il se trouve; et vous n'avez pour répondre à deux ou trois cent mille fusils, peut-être...
— Dites à cinq cent mille!
— A cinq cent mille... Ce chiffre est celui que je redoutais. Vous n'avez donc pour répondre à un demi-million de Chinois armés de fusils, appuyés par trois ou quatre cents pièces de canon...
— A peu près...
— Que des lances, des sabres et des baïonnettes. L'inanité de toute résistance n'a pas besoin d'être démontrée, général. Vous le savez mieux que moi, votre sort est fixé d'avance si vous persistez dans une lutte qui est au-dessus de vos forces. Tout ce que vous édifiez depuis hier, tout ce que vous creusez sous la terre pour abriter vos artilleurs, et au-dessus du sol pour loger vos pièces dans deux ou trois jours, comme vous dites, c'est du décor. Ou vous recevrez des munitions cette nuit, et alors la conversation peut reprendre à travers le fleuve, à votre avantage. Ou vous ne les recevrez pas, et je vois à votre visage contristé que vous ne les recevrez pas... Alors c'en est fait de votre audacieuse muraille blanche. Elle s'écroule par sa base, qui est ici. Les flots humains s'engouffrent, vous pourchassent à marches forcées. L'armée française est obligée de battre en retraite jusqu'à la mer d'Azov pour commencer. Or l'armée française battue, chassée de ce pays plat, où nul obstacle naturel ne s'oppose à la marche des troupes chinoises, c'est le reste des forces européennes tourné. Il faut qu il se replie aussi, sur Kazan et Viatka. La marée jaune inonde alors la Russie d'Europe, notre chère Russie! Cette honte, voulez-vous nous l'éviter, en même temps que la déroute imméritée de vos soldats?
Le docteur était tout miel. Il me fit un curieux effet. Je le trouvais d'une politesse exagérée. Il ajouta aussitôt en souriant:
— Il y a trop de Chinois sur la planète. Il faut en tuer des tas! La terre a besoin d'engrais humain, et le Chinois c'est engrais idéal.
— J'entends, fit le général qui ne savait trop quelle-contenance tenir devant les discours, bizarres en leur forme, du vieux savant... J'entends bien... J'attends à présent votre conclusion, docteur. C'est cela que j'attends, surtout, vous n'en doutez pas; votre conclusion.
— Nous y voici.
Reprenant alors l'attitude farouche que nous lui avions vue quelques instants plus tôt, le proscrit à l'oeil vague tira de sa poche le tube de verre qu'il nous avait déjà montré.
— Nous y voici, général, dit-il avec conviction. Vous n'avez plus de projectiles; moi j'en ai dans mon laboratoire... De quoi tuer à feu continu des milliers et des milliers de Chinois, des centaines de mille! Vous n'avez plus de shrapnells? Je vous apporte le choléra.
Le général eut un sursaut.
— Les études que j'ai commencées voilà plus de dix ans sur les maladies contagieuses m'ont amené à cultiver une véritable armée de bacilles. J'en ai, dans les matras de mon arsenal, de tous les âges et de toutes les formes. Voulez-vous la fièvre typhoïde, la peste? Je tiens tous ces articles-là. Mais celui que je vous conseille, celui que je veux vous offrir gratuitement, parce qu'il me sera particulièrement agréable de le voir opérer sur une masse de ces Chinois qui me dégoûtent, c'est le bacille du choléra. Un amour, général! Songez donc qu'il se multiplie avec une rapidité foudroyante. Vous le connaissez au moins de nom. C'est le bacille virgule, dénoncé par Koch en 1883. Le voici. Ce petit tube en contient quelques centaines. J'en ai chez moi plusieurs milliers qui attendent vos ordres. Je les ai fait naître dès hier à votre intention. Depuis tant d'années que j'étudie le climat de ce pays je me suis familiarisé avec son hydrologie. Je connais son sous-sol comme si je l'avais habité. De l'autre côté de l'Oural, les immenses plaines où campent les Chinois sont alimentées en eau potable par une nappe infiltrée dont la source est à trente verstes au Nord d'Orenbourg, sur la rive gauche. Il suffirait de mener à bien une petite expédition là-bas sans éveiller l'attention des Célestes. Leurs avant-postes ne doivent être guère fournis de ce côté puisqu'il n'y a plus d'Européens à surveiller, avant les Turcs, qui sont encore à cent cinquante verstes de votre aile gauche. Il suffirait, général, de monter vivement, à l'abri d'un escadron protecteur, des baraquements où je vous ferais éclore des bacilles par millions, qu'on immergerait ensuite dans la source en question. Le compte des Chinois serait vite réglé. En quarante-huit heures la nappe souterraine, infectée du choléra, leur porterait par tous les puits, par tous les ruisselets, par toutes les mares dont la glace va fondre si ce beau temps continue, la mort la plus certaine, la plus soudaine, la plus terrible...
Le général ouvrait des yeux ébahis. Un sourire de satisfaction sauvage crispait sa bouche; il caressait, ses moustaches avec une rapidité qui m'amusait.
— Le véhicule du bacille, général, c'est l'eau. Or cinq cent mille Chinois boivent chaque jour l'eau de cette nappe, dont le régime m'est aussi connu que le traitement d'un rhume de cerveau.
Voulez-vous que je vous débarrasse de vos adversaires? Ça me passionnera. Je parie pour une destruction de la moitié de leurs effectifs. Et vous savez... ça s'étend vite, le. choléra, surtout avec la saleté chinoise. Qu'est-ce que vous dites de ma proposition?
La figure du général s'était éclairée, puis rembrunie.
Je suivais sur ces traits fatigués la marche du raisonnement qui cheminait. Et sans aucun doute le docteur Essipof la devinait de même.
— Le choléra! s'écriait le général en marchant fiévreusement dans la petite pièce où nous étions réunis. Le choléra! Ça par exemple, c'est une idée, docteur, une idée dont je vous félicite...
— Mais?... interrompit Renan, avec un sourire où s'apercevait quelque dédain de l'irrésolution humaine.
— Mais je n'ose pas vous dire: oui, comme ça... tout de suite...
— Parce que?
— Parce que j'ai des scrupules.
— Comment!
— Oh! en ce qui me concerne, n'en doutez pas, je donne les deux mains à l'idée d'un empoisonnement général de toute cette racaille. Si vous me disiez: d'un geste je fais de tout ce qu'il y a de Chinois par ici autant de macchabées, je vous crierais: faites, docteur, et vite! Mes officiers seraient tous de mon avis. Et mes hommes donc! Pensez-vous qu'ils ont assez ragé ceux-là, depuis trois jours qu'ils se sentent écrasés par la supériorité des Jaunes! Ah! je crois bien qu'ils ne demanderaient pas mieux, de savoir que l'on va prendre les dispositions utiles pour purger la Russie de ses millions d'envahisseurs... Mais, mon bon docteur, vous n'avez pas pensé à ma situation. Tout général en chef que je sois.
— Vous relevez du généralissime...
— Oh! ce n'est rien, cela. Le généralissime est un soldat. Il sera aussi partisan que moi et que tous mes officiers d'un nettoyage en grand de cette chinoiserie par l'emploi de vos bacilles. Je l'entends déjà, au téléphone, qui me complimente d'avoir ainsi, à portée, une nappe d'eau souterraine prête à véhiculer le microbe destructeur dans les intestins célestes! Ce qui m'inquiète, c'est Paris.
Nous attendions l'objection, avec Pigeon, connaissant notre pays.
Mais le docteur Essipof, qui ne devinait pas, écarquillait les yeux sans comprendre. A vrai dire il semblait replongé dans son rêve intérieur.
— Oui, continua le général de plus en plus ennuyé, ce qui m'inquiète dans l'examen que je fais en ce moment de votre proposition, ce qui me préoccupe, c'est Paris; c'est l'opinion de Paris. Nous avons là un tas de beaux esprits, des philosophes sentimentaux, qui ont l'oreille de nos gouvernants. Ils sont évidemment pour la guerre, quand ils comprennent qu'il est impossible de se soustraire aux obligations que notre place dans le monde nous impose; mais ils ont une opinion que je redoute sur la façon dont la guerre doit être faite. Avec leur sensiblerie pleurnicharde, ces gens-là démontreraient pour un peu que si des coups doivent être portés à l'ennemi l'élégance veut qu'ils soient le moins cruels possible. Parbleu, je ne prétends pas qu'on doive couper les prisonniers en morceaux comme font ces canailles de Chinois, mais nom d'un petit bonhomme, on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs! A la guerre comme à la guerre! Pour vaincre il faut tuer, blesser le plus d'adversaires qu'on peut. Ces messieurs, avec leurs théories douceâtres, nous demanderaient presque de nous laisser battre tout le temps. Au moins aurions-nous la conscience plus légère. Nous aurions démoli moins de monde à l'ennemi. C'est grotesque, j'en conviens... mais ces messieurs de l'An 2000 sont là pour vous dire que la sensiblerie est devenue chez nous une doctrine avec laquelle il faut compter. N'est-il pas vrai, messieurs?
— Trop vrai, général, trop vrai! répondis-je tandis que Pigeon acquiesçait de la tête.
Le général s'arrêta, et prenant les deux mains du docteur affectueusement dans les siennes.
— Vous m'apportez, poursuivit-il, une idée superbe, mon cher docteur, à laquelle je souscris, moi, Lamouroux, sans aucune espèce d'hésitation. A défaut d'artillerie, vous m'offrez vos tubes de bacilles. Une équipe de hardis explorateurs se fera un jeu d'aller jeter la marchandise mortifère dans les sources que vous nous indiquerez.
— Je l'accompagnerai. Il faut un certain matériel de campagne... et de cuisine que je possède chez moi. Il suffira de l'installer pour vingt-quatre heures dans une baraque.
— A merveille! Mais — toujours le fameux mais — il y a dans l'emploi de cette artillerie microbienne un côté nouveau, que les phraseurs de Paris ne manqueront pas de qualifier à leur manière. Ces aimables philanthropes répugneront sans doute à l'idée de tuer des Chinois par l'intestin, moyen peu noble, diront-ils peut-être, indigne de la grande nation! Comme si nous avions le choix des moyens!
— Alors vous refusez mon concours?
— Que non pas, mon cher docteur, que non pas! Je l'accepte au contraire, avec enthousiasme. Mais je l'accepte sous réserve d'une autorisation de mon gouvernement. En d'autres termes je vais, toute affaire cessante, demander à Paris si l'on m'autorise à empoisonner de vos bacilles virgules la nappe d'eau qui abreuve le camp chinois. « Toutes précautions sont prises, dirai-je dans un quart d'heure au ministère de la guerre — et elles le seront en effet — pour que nos hommes, par prudence, cessent de puiser dans l'Oural l'eau nécessaire à leur alimentation. Dites-moi si vous acceptez la proposition qui m'est faite par un patriote russe, le docteur Essipof, de lancer à l'assaut des Chinois des millions de bacilles virgules. Ils se reproduiront à des milliards d'exemplaire, et contamineront sans délai les eaux de toute la contrée, au-delà du fleuve... peut-être le fleuve aussi. Nous pouvons ainsi nous débarrasser des Chinois en leur inoculant le choléra, dont les ordinaires effets seront évidemment décuplés par le manque total d'hygiène qui caractérise leurs armées. » Dans vingt-quatre heures j'aurai la réponse du ministre, alors nous marcherons à fond, docteur, si elle est favorable, comme je veux l'espérer, malgré ma défiance et mes appréhensions. Si au contraire elle ne l'était pas il ne resterait à déplorer avec vous cette théorie abominablement sotte de la guerre faite avec des mitaines, et à vous remercier de l'idée géniale que vous nous apportez si spontanément.
Le docteur comprenait-il comme nous la cruelle alternative dans laquelle se trouvait le chef de l'armée française?
Dans ses yeux vagues, nous lisions une joie sauvage.
On frappait à la porte.
Le général reconnut au signal un de ses officiers d'ordonnance.
Il le fit entrer.
L'aide de camp tenait à la main un télégramme ouvert.
—C'est le dernier que nous recevrons ici, général, très probablement. Il vient du généralissime et vous annonce que toutes les lignes télégraphiques sont à présent coupées dans l'intérieur de la Russie, sauf avec Rostov-sur-le-Don. Là nous protégeons la ligne. Les câbles de la mer Noire sont détériorés aussi. Bref nous n'avons plus de relations qu'avec la mer d'Azov, où aboutit notre ligne de retraite, et Zlataoust, d'où le généralissime fait savoir qu'il n'est plus en relations avec l'Europe.
Il y eut un silence.
Nous regardions le général avec une curiosité bien explicable. Et le professeur Essipof ne paraissait pas moins curieux que nous. Quelle influence directe ce télégramme allait-il exercer sur sa décision?
Que disait-il?
Il lui apprenait que nulle dépêche signée de lui ou de quiconque, ne pouvait plus être envoyée à Paris.
Il était donc libéré de toute attache avec le gouvernement central. En pareil cas — force majeure — le chef isolé ne relève plus que de son devoir, de sa conscience.
Qu'allait résoudre le général Lamouroux?
Il n'avait plus d'avis préalable à demander.
Il ne pouvait plus en attendre de qui que ce fût. Son parti fut bientôt pris.
— L'éminent docteur Essipof, dit-il à l'officier qui attendait que son chef lui adressât la parole, est venu avec ces messieurs me proposer de f... le choléra à toute l'armée chinoise, avec ceci.
Délicatement, entre ses doigts et non sans une sorte de respect craintif, le général prit le tube et le fit voir à l'aide de camp, dont la fi gure s'était subitement éclairée d'une joie sans réserve.
— Que pensez-vous de ça, Busancy?
— Je pense, général, que c'est une fameuse idée.
— N'est-ce pas?... J'étais en train d'expliquer au docteur, cependant, que les philanthropes de Paris trouveraient peut-être inhumaine cette façon de supprimer des humains. Et je voulais les consulter là-bas...
L'officier eut un geste familier et triomphant, si l'on peut dire.
— Impossible désormais, s'écria-t-il en montrant le télégramme. Les communications sont coupées, mon général. Vous n'avez plus d'avis préalable à demander à personne, si ce n'est au généralissime pour ce qui relève de son autorité. Mais ceci est en dehors de ses attributions.
— Par politesse, tout de même, je vais lui téléphoner.
Nous allions assister à un dialogue qui ne manquait pas d'originalité.
Il fut bref. A la question posée le général Lamouroux reçut du généralissime la réponse qu'il avait prédite:
— En avez-vous une chance, vous autres! Demandez donc au docteur Essipof de nous envoyer quelques-uns de ses tubes dans nos montagnes. Nous trouverons le moyen de les faire avaler aux Chinois.
— Vous voyez, dit alors le général Lamouroux, radieux de se voir ainsi d'accord avec son supérieur et maître de sa décision personnelle, nous n'avons pas eu besoin de discuter avec le généralissime. Quant à mes philanthropes, puisque je n'ai plus le moyen de les consulter, je prends la responsabilité de l'entreprise, sans eux. Et des deux mains, tout de suite, avec une infinie reconnaissance j'accepte le concours de vos petites bêtes, docteur. Allons! Faites crever toute cette vermine en huit jours!
Il y eut là cinq minutes de joie muette. Nous cherchions les uns et les autres, pour l'exprimer, des mots que nous ne trouvions pas.
Le général rompit enfin le silence:
— Maintenant, docteur, à l'ouvrage! Quand voulez-vous commencer l'opération?
— A l'instant même.
— C'est-à-dire?
— Que vous voudrez bien former une escorte de cavaliers qui m'accompagnera. Le temps de prendre au laboratoire mes instruments de travail et je suis prêt. Si ces messieurs de l'An 2000 veulent bien nous suivre, ils assisteront à la cérémonie. Ce sera très instructif. Mais le voyage demandera bien deux jours.
— Avec empressement, fis-je.
— Avec enthousiasme, renchérit Pigeon.
Le professeur Essipof donna quelques conseils que l'officier d'ordonnance nota sur un carnet:
— Vous voudrez bien, général, faire connaître à vos soldats, par des prikases —et vos collègues qui occupent la rive droite au-dessous de vos cantonnements jusqu'à la mer Caspienne feront de même— que des avis précieux vous ont informé de la mauvaise qualité des eaux dans le bassin de l'Oural; que vous m'en avez confié l'analyse et que je vous ai révélé leur contamination, évidemment criminelle. Il est inutile de dire que c'est nous qui lançons les petites bêtes, et beaucoup plus pratique de porter leur apparition au compte des Chinois. Défense formelle, à dater d'aujourd'hui, de boire une goutte d'eau qui aurait été puisée dans l'Oural, ou sur l'une de ses deux rives, n'importe où. Sait-on jamais où s'arrêtent des infiltrations souterraines, même lorsqu'on les a longtemps étudiées?
— Il faudra tout de même que mes hommes boivent quelque chose...
— Du thé! Vous en avez des provisions. Et ce n'est pas dans ce pays qu'on en manquera.
— D'accord, mais pour faire du thé il faut de l'eau. Quelle eau désignerai-je à mes soldats?
— Ils feront fondre de la neige. Il en restera sur le sol encore assez pendant une belle quinzaine pour suffire à tous leurs besoins. Convoquez vos médecins-majors en un grand conseil pour demain; je leur donnerai toutes les explications nécessaires et prendrai avec eux les dispositions qu'il conviendra pour assurer l'immunité sur cette rive, et une mortalité abominable sur l'autre. Au surplus nous avons au Caucase des sources d'eau merveilleuses, un service pourra être organisé qui vous amènera de Choucha, par exemple, des millions de bouteilles d'excellent breuvage, dont vos hommes se régaleront. Dans cette région de la Russie, l'eau de Choucha est pour rien. C'est elle que nous appelons, avec un peu d'exagération, j'en conviens, la Vichy russe.
On se mit d'accord sur les points accessoires. Le conseil des médecins-majors fut convoqué au quartier général pour le lendemain matin, et nous reconduisîmes chez lui le professeur Essipof. Le vieux patriote semblait tout heureux d'avoir vu son offre accueillie.
Néanmoins il me recommanda de n'en point parler dans mes télégrammes à Paris.
— On saura toujours assez tôt que c'est nous qui avons imaginé cette artillerie nouvelle pour détruire les Chinois.
— Mais, reprit judicieusement Pigeon, nos télégrammes sont tout faits, docteur, puisqu'il n'y a plus de communications avec l'Europe.
— Vous n'êtes donc pas en relations avec Moscou par la télégraphie sans fil?
— Si donc! Du moins il en était ainsi hier encore. Mais ce moyen de correspondance est réservé au général en chef; nos articles ne peuvent en aucun cas l'emprunter. Quoi qu'il en soit, demeurez certain que nous tiendrons compte de votre recommandation. Le choléra qui va décimer les Chinois sera venu tout naturellement du golfe persique par la route ordinaire. Et nous laisserons au général Lamouroux le plaisir de faire savoir à son ministre comment il s'y sera pris pour le déchaîner sur place, grâce à votre précieux concours.
Un scrupule me hantait. Je me demandais si quelque mobile moins noble que le patriotisme et la fraternité de race n'avait pas déterminé chez le vieux professeur cet accès de fureur défensive.
Je voulus en avoir le coeur net. Pour arrondir ma dernière phrase, j'ajoutai
— Grâce à votre précieux concours... Et si désintéressé! Car vous n'avez rien demandé, docteur, à notre général en chef.
— Et je ne lui demanderai rien non plus, rien... ou du moins presque rien... mais ce sera plus tard. Quand nous aurons fait de la plaine kirghize un immense charnier, j'insisterai auprès du général pour qu'il me fasse décerner le Mérite agricole.
Je me mis à rire, avec Pigeon, de ce que nous prenions tous les deux pour une boutade.
Mais notre Renan russe nous regardait drôlement.
— Vous croyez que je plaisante? C'est au contraire très sérieux. Ce ruban vert dont vous faites fi en France, messieurs, met le sceau à la gloire des savants étrangers, lorsque votre gouvernement veut bien le leur envoyer par la poste, enveloppé dans un numéro de votre Journal officiel. Je crois que mon ambition ne sera pas contrariée. Laissez-moi cet espoir tout au moins. Une aussi douce perspective me soutiendra dans la tâche que je vais accomplir sous vos yeux.
Je trouvai une fois de plus ce vieux savant un peu baroque; il nous montrait là des qualités de pince-sans-rire bien inattendues.
Mais ce n'était pas la première fois que je me trouvais, depuis le commencement de la guerre, en face d'une surprise de ce genre.
J'ai déjà dit au lecteur comment, de loin en loin, au milieu des circonstances les plus graves, les plus tragiques, un incident fusait parfois, qui me faisait douter de la réalité des choses et du bon sens de mes interlocuteurs.
Je mis cette réflexion biscornue du docteur sur le compte d'une turlutaine. Il avait trouvé drôle de plaisanter devant deux Français un ordre de chevalerie que les Français raillent volontiers. Rien de plus.
Au demeurant nous arrivions à la porte de son laboratoire.
Bâti loin de la ville, dans la forme d'un temple grec en bois et en stuc, par le gouvernement local, le domaine du professeur Essipof recevait notre visite pour la première fois.
Dans une salle encombrée de cornues, de bouteilles bizarres, de matras bouchés au coton, le maître du logis nous fit voir vingt-cinq ou trente tubes semblables à celui qu'il portait dans sa poche, et qu'il déposa doucement à côté des autres .
— Voilà nos shrapnells, dit-il, en contemplant sa verroterie d'un oeil attendri. Dès que le général me fera signe, je les mettrai dans une valise, précieusement enveloppés d'ouate, et en route!...
Le lendemain matin fut tenu le grand conseil des médecins-majors. Des autres corps d'armée il en était venu qui avaient voyagé toute la nuit.
On en comptait une trentaine.
Sous la présidence du général Lamouroux, le curieux concile s'ouvrit. Comme on n'avait prévenu personne et que personne ne soupçonnait l'objet de cette urgente convocation, ce fut un véritable coup de théâtre lorsque le docteur Essipof, introduit par un aide de camp, vint exposer à ses collègues français l'idée qu'il allait mettre à exécution.
Nous faisions les cent pas devant la porte, avec Pigeon.
Ce fut une ovation formidable, des cris de bêtes fauves.
Et rien ne me parut plus bizarre, à la réflexion, que ce gaudeamus débridé de trente savants de valeur.
Ils consacraient leur vie à soigner les hommes, à les arracher à la mort sur les champs de bataille, au prix de leur propre existence chaque jour exposée; et à l'idée que des humains seraient le lendemain frappés par l'épouvantable choléra, leur gaieté devenait du délire.
Ils évaluaient, nous les entendions, les coupes sombres que l'immonde bacille déterminerait dans l'armée chinoise.
Cent mille par jour! Deux cent mille!
Et ils criaient: Vive la France! Vive la race blanche! A mort les Jaunes! A nous le choléra!
— Notez, dis-je à Pigeon, que si un Chinois atteint du choléra nous arrive un de ces jours au camp, par ballon ou d'autre manière, aucun de ces trente médecins n'aura d'autre idée que de le soigner, avec la même sollicitude que si c'était un Blanc. Est-ce drôle?
Evidemment. Mais ici le patriotisme, l'amour-propre blessé sont en cause. De l'autre côté de l'Oural, ces Chinois sont pour le moment des ennemis, dont la mort sauvera notre armée et l'Europe. Malades dans notre camp ils redeviendraient des hommes comme nous, un peu plus jaunes, voilà tout.
— Diable, mais si la différence est à ce point mince, Pigeon, pourquoi les Blancs veulent-ils exterminer les Jaunes, et réciproquement?
Chacun criait: Vive le docteur
Essipof! Vive le choléra! (p. 776).
— Oh! oh! vous m'en demandez aujourd'hui beaucoup plus que je n'en sais, patron. Pourquoi deux races veulent-elles s'exterminer? Au fait, oui, pourquoi? Quand on y songe... Un jour que nous aurons le temps, si vous le voulez bien, nous chercherons une réponse à cette question épineuse Pour aujourd'hui ne songeons qu'au bacille qui va nous tirer d'affaire. Tenez, voici que la conférence est terminée. Entendez-vous? Vive la France! Vive Essipof!
En effet, chacun criait: Vive la France! Vive Essipof!
La caravane fut promptement constituée. Le plus difficile, c'était de franchir le fleuve sans être inquiétés.
Comment faire, après qu'on s'était employé avec une véritable frénésie à en briser la glace?
Heureusement qu'elle tenait encore à quelques verstes en amont d'Orenbourg. C'était même là un objet de préoccupation pour le commandement. Le général Lamouroux n'avait pu procéder à l'opération défensive que sur un parcours limité. Tant que les Chinois accentueraient leur mouvement vers le Sud, où ils avaient en face d'eux notre armée, il semblait inopportun d'employer des milliers d'hommes à rendre ainsi le fleuve liquide vers le Nord.
Où s'arrêterait l'opération? Où finissait la zone protectrice?
Cette impossibilité où l'on s'était trouvé de rendre la rivière infranchissable sur tout son parcours sauvait la difficulté.
Nous n'avions qu'à remonter à vingt verstes dans le Nord d'Orenbourg; nous trouverions là une épaisseur de glace encore très consistante. Elle nous permettrait d'aller contaminer la source de Jourkovo — c'était le nom du petit lac d'alimentation que nous avait désigné le docteur — et aussi d'en revenir; car il importait d'en revenir!
L'isolement sur la rive gauche, à portée des Chinois, n'eût eu rien de réjouissant!
Le professeur Essipof avait lui-même composé la caravane: derrière notre groupe à cheval, dont il avait pris la tête avec le général Lamidey et trente médecins-majors, une suite de charrettes chargées d'un matériel spécial, emprunté à son laboratoire: des cornues, des marmites, de petites cuves, des poêles; et des provisions de bouillon de veau, de lait, de gélatine.
Pigeon n'avait pas manqué de trouver une désignation topique pour toute cette batterie de cuisine; il l'appelait l'arsenal à confitures.
C'était au demeurant l'indispensable accessoire d'une entreprise de ce genre.
Il fallait s'installer une journée dans un baraquement, et y procéder à la « culture » pure et simple des bacilles, c'est-à-dire à leur reproduction spontanée par segmentation à l'infini, dans une température maintenue au-dessus de trente degrés et au-dessous de quarante.
Pour nous protéger, deux escadrons de dragons, la lance au poing.
Détail qui nous fit frémir lorsque le général Lamidey nous le donna: pas une cartouche dans les gibernes de nos cavaliers!
L'entreprise était aventureuse; mais nous fûmes bien servis par les circonstances. Elle réussit admirablement.
Partis au petit jour du camp, nous arrivions à la fin de l'après-midi au bord du fleuve, dans un véritable désert. Nous avions parcouru exactement vingt-trois verstes, en ayant soin de ne pas nous approcher de la rive.
Par un retour à angle droit nous abordions résolument la glace. Nulle inquiétude à concevoir; il n'y avait de l'autre côté que la solitude la plus mélancolique, et la neige, bien entendu, la neige toujours étendue sur le sol.
On entendait au loin les canons des Chinois qui bombardaient Orenbourg. Devant nous, la place était heureusement nette. Il fallait marcher encore six verstes pour arriver à la nappe de Jourkovo.
Nous y établîmes un camp sommaire à la nuit. Défense d'allumer du feu avant le jour. Heureusement qu'il ne gelait plus qu'à deux ou trois degrés. Quand l'aube apparut ce fut pour nous révéler le contour de cette nappe qui alimentait par infiltration toute la contrée. On la définit un petit étang, très limpide.
Les dragons en eurent bien vite cassé la glace. Il leur suffit d'y promener de long en large leurs deux cents chevaux, que l'eau venait à peine mouiller au poitrail.
— Vous verrez, messieurs, disait le docteur Essipof aux médecins-majors qui manipulaient déjà les instruments avec la dextérité professionnelle, comme nous allons être tranquilles dans ce coin perdu pour y travailler de notre état!
Trente sapeurs du génie armés de clous, de marteaux, de planches, que le convoi nous avait amenés, eurent tôt fait d'édifier une baraque de dix mètres carrés. Une heure après les poêles étaient montés, les feux allumés, et nous regardions avec satisfaction s'élever le mercure d'un thermomètre de poche que le professeur avait apporté. Tandis que l'indispensable chaleur s'établissait, le savant russe ceignait le tablier blanc et invitait ses confrères à faire de même.
Bientôt ce fut exactement l'atelier de confiturerie que Pigeon s'était permis de caractériser. Avec une joyeuse hâte les trente majors mettaient, comme on dit, la main à la pâte sous l'oeil attentif du grand empoisonneur. Ils versaient, mélangeaient, vidaient, remplissaient, combinaient les liquides pour obtenir, à une vitesse vraiment déconcertante, avec quelques milliers de microbes en tubes, des millions d'autres microbes en petites jarres, qu'ils allaient soigneusement déverser dans la source de Jourkovo.
Ils versaient, mélangeaient, vidaient, remplissaient,
combinaient les liquides pour obtenir à grande vitesse
quelques milliards de microbes. (Page 777.)
Ce manège dura toute la matinée. Chaque opérateur avait retroussé ses manches, et procédait dans les règles, comme s'il eût été encore interne à quelque hôpital ou à l'Institut Pasteur. Les dragons, postés en grand'garde autour de ce fournil improvisé, ne comprenaient pas très bien ce qu'on y préparait.
Ils supposaient tout de même qu'il s'agissait de quelque machination.
Au surplus ils n'avaient d'yeux que pour Essipof. Le vieux savant était pour eux un alchimiste redoutable. Ils n'étaient pas les seuls à le considérer de la sorte. Je sais bien que depuis les premiers mots échangés entre nous, j'éprouvais pour l'étrange bonhomme une répulsion marquée. Le général Lamidey, informé à deux heures que le compte des Chinois était bon, et que l'eau du petit lac se trouvait saturée de bacilles, donna l'ordre du retour.
Nous n'avions pas vu un être vivant pendant toute cette journée.
— La cérémonie a-t-elle été assez simple, messieurs? dit le général en reprenant la direction des cantonnements. Ce que vous avez fait là, un pêcheur dans sa barque eût pu le faire. Un enfant en se jouant eût, autant que vous, porté à la Chine ce coup terrible. Et je trouve le contraste très beau. Messieurs, rendons une fois de plus hommage au docteur Essipof pour l'audacieuse initiative qu'il a su proposer à notre général en chef. Rendons-lui hommage à présent en nous conformant à ses prescriptions. Que les chefs de corps se montrent d'une sévérité de pères de famille contre les hommes qui désobéiraient aux ordres portés dès ce matin à la connaissance de l'armée. Interdiction formelle de l'eau du fleuve! Emploi, jusqu'à nouvel ordre, de la neige fondue, sans explications.
Comme les estomacs étaient vides depuis longtemps, car la nuit on avait à peine grignoté, le général envoya l'ordre de préparer un déjeuner solide de l'autre côté de l'Oural.
A midi, nous étions à table aux avant-postes de notre 1er corps. Un menu pittoresque nous y attendait. Les escadrons se restauraient de leur côté.
Il fallait boire. Nous pûmes constater que les soldats qui nous avaient préparé le déjeuner se conformaient aux prescriptions nouvelles: neige fondue passée au filtre de toile.
Ce n'est pas absolument mauvais.
Inutile d'indiquer que la conversation roula exclusivement sur les prodromes du choléra, sur les délais que le bacille allait prendre pour se reproduire et entrer utilement dans les intestins chinois.
A vrai dire, l'opinion était unanime, puisqu'elle se basait sur des données scientifiques indiscutées.
Le professeur Essipof fut fêté comme un sauveur. On écouta religieusement les déductions de ses pronostics. C'était très technique; aussi nous n'y comprenions pas grand'chose, nous, chétifs, tant que le vieux savant se tint dans les précisions bactériologiques. Mais la minute vint, tout à fait curieuse et vraiment évocatrice des anathèmes proférés par Erickson, où le docteur étendit le bras vers l'Oural.
D'un geste prophétique, il désigna l'Asie:
— Dans cette lutte à outrance entre deux races, s'écria-t-il, la jaune a l'avantage du nombre, c'est évident! Mais la blanche possède des ressources cachées que la jaune ne connaît pas. Les Japonais ont abusé de la crédulité de nos paysans russes pour leur faire commettre les plus abominables crimes. Ils ont réussi à vous priver de votre artillerie, qui vous eût donné la victoire incontestable? Sous une autre forme, la science des peuples blancs est toujours là, qui se dresse en face de l'ignorance et de la barbarie. A vous le choléra, messieurs! Avant que le soleil se couche, avant que vous soyez rentrés dans vos cantonnements, les effets de l'opération que nous venons de pratiquer se feront déjà sentir. Avec quelle joie j'apprendrai, pour ma part, la mort de deux cent mille Chinois, si le bacille travaille proprement!
Le général Lamidey porta un toast original à l'armée nouvelle des « bâtonnets auxiliaires ».
— Notre théorie ne connaissait pas jusqu'ici ce corps-là. C'est une innovation, dit-il, dont l'histoire saura témoigner sa reconnaissance à l'illustre professeur Essipof, d'Orenbourg. Quand tout manque à la fois: cartouches pour nos fusils et obus pour nos canons, les bâtonnets-virgules nous restent. Il suffit de les faire absorber délicatement par l'ennemi pour que la face des choses change subitement. A vrai dire, messieurs, nous pensons bien que nos chefs n'eussent jamais employé un moyen aussi radical contre un adversaire de notre couleur. Mais avec la barbarie jaune, avec un ennemi aussi féroce que pullulant, acculés comme nous le sommes aux pires catastrophes, nous n'avons pas le choix des moyens. A nous le choléra!
Et ce fut en poussant ce nouveau cri de ralliement, ultra-moderne s'il en fut, que les convives se séparèrent.
Les officiers de l'escadron avaient déjeuné avec nous. On vint leur dire que plusieurs de leurs cavaliers présentaient des symptômes bizarres.
Alerte! Ceux-ci n'auraient-ils pas contracté le mal en buvant à quelque puits déjà contaminé, même en deça du fleuve?...
Renseignements pris la révélation seule des faits avait donné la colique aux cavaliers. De l'un à l'autre ils s'étaient confié le secret; il s'était vite ébruité dans les rangs de l'escadron. Et à l'idée qu'ils avaient joué avec les redoutables bacilles, trois ou quatre dragons s'étaient suggestionnés.
On les remit promptement à cheval, avec des cordiaux et de bonnes paroles. Puis la caravane reprit sa route pour Orenbourg.
Il faisait nuit noire lorsqu'on arriva dans les cantonnements de la banlieue de l'ouest. Nous n'avions qu'une hâte: voir le général en chef et apprendre de lui ce qu'il pouvait déjà savoir de nouveau.
Au surplus la température était exquise. Il s'en fallait de trois jours que le printemps ne fût commencé. Il gelait à peine.
Avant de regagner leurs armées respectives, les médecins-majors tenaient aussi à saluer le général Lamouroux.
Celui-ci les reçut, ainsi que le docteur Essipof qu'il félicita de nouveau, et nous-mêmes, dans la maisonnette qui lui servait de quartier général.
Veuillez, messieurs, dit-il, prêter l'oreille. Entendez-vous quelque chose sur le fleuve? Non... Le canon, qui recommençait à gronder chaque soir, nous laisse en repos depuis quelques heures. Espérons qu'il y a déjà des indisponibles au camp chinois. D'autre part nos éclaireurs signalent qu'on a perçu au crépuscule de grands cris de douleur sur la rive gauche. Je pense que ces manifestations sont dues à l'intervention de vos petits bâtonnets, docteur...
— Elle a dû être foudroyante, général, quasi instantanée!
— Nous saurons demain à quoi nous en tenir. Allez, messieurs, rejoignez vos généraux et dites-leur bien que la science de laboratoire travaille pour eux depuis hier. A nous le choléra!
Le général ne se trompait guère. Dans la journée on n'apprit rien de bien intéressant, mais le lendemain les rapports qui arrivèrent des divers corps d'armée signalèrent qu'un trouble profond venait d'être remarqué dans l'armée d'invasion massée sur la rive gauche de l'Oural.
Comme nous nous présentions à neuf heures du matin chez le général Lamouroux, le contre-aéramiral Bonvin prenait ses instructions pour élever le Mont-Blanc et pousser une reconnaissance à quelques kilomètres de l'Oural, au-dessus des forces chinoises.
— Ces messieurs nous accompagnent? demanda-t-il aussitôt avec son ordinaire courtoisie.
— Mais certainement, amiral!
— Alors, partons! Mes ordres sont formels. Le général veut qu'à midi je sois revenu pour lui rendre compte d'une première exploration du camp chinois.
En reconnaissance au-dessus des forces chinoises. (Page 780.)
— Nous vous suivons.
Une demi-heure plus tard nous étions en l'air, au-dessus de l'Oural dont les eaux brunâtres nous firent l'effet d'un fleuve de sang.
Enfin nous allions les voir de tout près, ces Chinois!
Le spectacle qui nous attendait sur la rive gauche était singulier.
A perte de vue s'étendaient leurs foules armées.
On ne découvrait plus, comme naguère, le tapis blanc de la neige étendu sur les plaines kirghizes. Ce n'était qu'une masse noire de soldats et de bestiaux, groupés sous des tentes grossières et alentour.
Fixés à mille mètres au-dessus du sol par prudence, nous appliquâmes notre attention à relever les tableaux extraordinaires qui se déroulaient au-dessous de nous.
Grâce aux lunettes dont chaque aérocar de la Guerre était pourvu, nous pouvions étudier les moindres mouvements de la fourmilière jaune qui grouillait au-dessous de nous.
C'était si bizarre que nous ne pouvions détacher nos yeux des verres grossissants.
Le gigantesque camp présentait exactement l'aspect d'une ville, avec ses sentiers et ses sentines, ses ruelles tracées entre les tentes de toile sous lesquelles grelottait le soldat des trois républiques. Dans ces ruelles, le va-et-vient des petits marchands nécessaires à la vie, des porteurs de fardeaux et des barbiers.
Nombre d'officiers — tous vêtus à l'européenne mais plus acoquinés encore que les Japonais à leurs vieilles coutumes — se faisaient porter en brouette par leurs ordonnances. D'autres vaguaient sur des mulets.
Ceux-ci fumaient posément sous la banderole qui signalait le poste d'un grand chef, où ils montaient la garde.
Ceux-là mangeaient du riz à la poignée.
Une indolence déprimante planait sur cette immense ville de toile et de papier improvisée, où croupissaient plus de cinq cent mille êtres vivants.
Croupir était bien le mot, car nous apercevions des compagnies entières de Célestes couchées sur le flanc, comme si elles eussent été fauchées par des obus: les bacilles avaient déjà fait de l'ouvrage.
Les hommes vomissaient, étendaient les bras et s'allongeaient dans leurs déjections.
Nous assistions aux débuts de l'épidémie. Quels débuts!
— Foudroyants, s'exclamait Pigeon, foudroyants!
Des fantaisistes s'essayèrent à nous envoyer quelques projectiles; mais devant l'impuissance de leur tir ils se résignèrent bientôt au silence.
Nous apercevions nettement sur le bord du fleuve les batteries d'artillerie dont l'installation demeurait inachevée. Leurs servants devaient être furieusement touchés par le mal, car il n'en apparaissait guère, autour des pièces, qu'un nombre suffisant pour les garder.
A perte de vue des groupes se formaient dans les rues de l'immense cité guerrière, et c'était dans chaque groupe la répétition du même incident. Un soldat tombait, battait l'air de ses mains; les autres formaient le cercle autour de lui, discouraient sur son cas, mais le laissaient se débattre.
Au bout de quelques minutes chacun retournait à sa compagnie, sans se préoccuper autrement du moribond, qui devenait un mort au bout de quelques heures, c'était sûr, personne ne se dévouant pour le soigner.
Aucun service d'hospitalisation, du reste, ne semblait organisé dans cette armée chinoise. Il y avait bien des médecins, mais nous crûmes comprendre qu'ils ne travaillaient que pour les officiers supérieurs.
Propagé par nos bacilles, le choléra n'avait pas tardé à s'établir dans la place.
Il s'étendait d'heure en heure, nous le devinions, et multipliait ses victimes.
Aucune précaution ne semblait prise pour enrayer la marche de l'épidémie. La plus complète apathie régnait partout. Les corvées d'eau continuaient à fonctionner, innombrables, des divers puits aux points reculés du camp.
Les batteries chinoises ne tiraient plus: leurs ser-
vants étaient déjà frappés par l'épidémie. (Page 781.)
Plus de mille fantassins étaient ainsi employés à propager l'eau mortelle et à préparer de nouvelles victimes. Cette constatation ne fut pas la moindre de nos joies. Joie sauvage, oh! combien!
Au lieu de couper court à la consommation du breuvage suspect, les médecins chinois s'attardaient à ausculter avec de grandes précautions les grands mandrins que l'épidémie venait de toucher. Nous apercevions des scènes où le grotesque le disputait au tragique. Il s'en dégageait cette impression que la mort dût-elle frapper cent mille de ces hommes, rien n'était capable, pas même une pareille hécatombe, d'apitoyer une foule chinoise, ni de l'instruire.
Militarisée ou non, elle garde immuable son ignorance et la transporte où elle va.
Même au-dessus d'une armée en campagne, nous croyons apercevoir le groupement méthodique de la populace crédule qui s'en va toujours criant, comme dans les rues de Changaï ou de Canton.
Comme les bousculades font des rides dans cette mer humaine, voici que des coureurs s'avancent, portant écrites, sur des banderoles les titres du général qu'ils précèdent.
Celui-ci est en palanquin. Les gens de son escorte poussent des cris que nous ne pouvons entendre; mais nous savons ce qu'ils disent, ou à peu près Jang lou, jang lou, ta j'en tsau! Ce qui signifie: Cédez le chemin, c'est un grand chef qui circule!
Ce grand chef circule, en effet, à travers les cholériques étendus à terre, dans la boue qui succède à la neige fondue. Mais c'est à peine s'il les regarde.
Il en a peur.
Il va prendre l'avis de quelque autre bouton de cristal, plus élevé en grade que lui, pour aviser aux moyens de fuir le plus pratiquement ce foyer d'épidémie. Encore une bonne note! pensons-nous.
Si tout ce monde-là s'en allait battre en retraite devant le choléra? Ce serait un résultat de plus.
Nous planons ainsi pendant deux grandes heures, faisant route à l'Est, puis au Sud, parcourant toute l'étendue du camp qui s'est établi là pour nous surveiller.
«Jang lou, ta j'en tsau!> Ce qui signifie: cédez le
chemin, c'est un grand chef qui circule! (Page 784.)
Il y en a d'autres qui guettent plus bas nos autres corps d'armée. Très probablement les choses s'y passent comme dans celui-ci.
Nous rentrons, pour rendre compte au général Lamouroux, qui remercie et nous invite à reprendre la suite de l'intéressant relevé dès le lendemain au petit jour, car il a hâte de savoir si le fléau fait de suffisants progrès.
Le lendemain, le général Lamidey vint avec nous pour s'emplir les yeux d'une vision farouche. Il avait raison. Nos récits ne pouvaient lui en donner qu'une idée incomplète.
Le surlendemain ce fut le général en chef.
Lui ne se tenait plus de joie à l'idée que les Chinois mouraient comme des mouches de l'autre côté de la rivière. Il tenait à consigner sur ses rapports destinés au ministre « J'ai vu de mes yeux l'armée ennemie ravagée par le choléra que nous lui avons envoyé. »
Le docteur Essipof fut aussi du voyage en l'air, ce jour-là.
Le coup d'oeil des grouillements chinois avait atteint, c'était logique après trois jours d'épidémie débridée, son maximum d'horreur.
Je vois encore ce spectacle, qui provoquait les réflexions joyeuses du général et les sarcasmes du vieux professeur.
Il y avait des morts à présent par milliers. On les voyait étendus sur le sol, sans soins, tombés les uns à côté des autres, parfois en un tas désordonné. Ce n'étaient pas des alignements de cadavres que nous apercevions d'en haut; c'étaient des grappes, de véritables grappes funèbres.
A la distance où nous étions, entre neuf cents et mille mètres d'altitude, on ne pouvait percevoir un son. Mais les contorsions, les convulsions des moribonds suffisaient à nous montrer que les redoutables bactéries confiées aux eaux brunâtres de l'Oural s'étaient furieusement acquittées de leur mission sauvage.
Comme nous nous étonnions, avec le général en chef et l'aéramiral, de voir nos desseins si bien secondés par les Chinois restés valides, puisqu'ils abandonnaient délibérément à la mort, et sans soins, tous ceux d'entre eux que frappait la maladie, le docteur Essipof nous renseigna.
Dans sa dokha, poilue au dehors comme au dedans, la tête écrasée par un extraordinaire bonnet fourré, notre sauveur regardait son oeuvre d'un air singulier. Ses yeux brillaient, sa bouche s'était tordue dans une grimace triomphante. Il avait l'air féroce, et, il faut bien le reconnaître, un peu toqué. Mais n'est-ce pas souvent la caractéristique des vieux savants?
— Il y a, dit-il, ceci de bon avec les Chinois qu'ils aident le travail de nos petits shrapnells virgules au lieu de le contrarier. Leur absence de pitié pour les camarades, de sollicitude pour les inférieurs s'il s'agit des officiers, vous surprend parce que vous avez oublié tout ce qu'il ya de terrible pour un Chinois, dans le voisinage de la mort. Rappelez-vous donc que le Chinois n'aime pas les malades, qu'il les envoie la plupart du temps pousser leur dernier soupir hors de chez lui, qu'il fait toutes sortes de simagrées pour purifier l'air de sa maison lorsque par un malheur déplorable la mort y est entrée. Quand il vit en famille, sous son toit, en temps de paix, dans la ville ou dans le village, le Chinois subit la promiscuité de la mort: il le faut bien. Les esprits le veulent ainsi, et il ne peut pas se soustraire aux décrets des esprits. Mais dans une agglomération d'hommes comme celle-ci, c'est tout autre chose. Les soldats chinois que nous voyons courir de tous côtés au-dessous de nous, sont autant de poltrons. Ils ont peur de mourir par contamination, abandonnés des esprits. Et pour tâcher de conjurer le mauvais air, ils en changent... Ils commencent à dessiner un mouvement de fuite éperdue. Voyez! Ce sont des isolés; ce sont les plus terrorisés qui cherchent à détaler les premiers. Bientôt nous verrons, j'espère, les officiers donner le signal de la débâcle et s'ensauver à la plus grande vitesse de leurs chevaux...
Je me rappelai alors — et le général Lamouroux aussi — maintes histoires entendues au cours de divers voyages, qui confirmaient pleinement les dires du professeur Essipof.
Quiconque a voyagé en Chine se rappellera que les mots de pitié, de charité, de miséricorde n'ont aucun sens dans la langue chinoise.
A proprement parler un Céleste ne peut comprendre ce qu'ils signifient chez nous. En temps d'épidémie, il ne voit que la contagion possible, et la mort au bout. Alors il fait en sorte d'éviter l'une et l'autre en s'éloignant des malades. Ceux-ci peuvent mourir tant qu'il plaira aux esprits. Chacun pour soi. Quiconque est frappé succombe. Plutôt que de soigner leurs cholériques, les Chinois restés valides les eussent volontiers achevés à coups de fusil, jusqu'au moment où le fléau eût arrêté le bras des massacreurs en les terrassant eux-mêmes.
Et ma foi ce dégoût des Chinois pour la philanthropie servait nos desseins destructeurs.
Combien de morts pouvait-on déjà compter sur ce champ de bataille d'un nouveau genre?
Le général disait quarante mille, le vice-aéramiral Bonvin cinquante mille au moins, Pigeon soixante. Je calculais grosso modo par grappes de cinq cents, les yeux fixés sur les énormes tas qui, de-ci, de-là, s'étaient amoncelés dans la plaine, isolés des survivants. On eût dit trente ou quarante pyramides de corps préparées pour de colossales incinérations.
Le Mont-Blanc parcourut, par une température printanière, sous un soleil délicieux, ce champ de carnage dont on n'apercevait pas la fin.
Plus il avançait vers le Nord, plus le spectacle était pitoyable. Sur divers points, des compagnies entières jonchaient le sol détrempé, comme si elles eussent été fauchées par la mitraille.
Qu'allait décider le général chinois?
Dans le poste du Mont-Blanc on agitait la question. Peut-être prendrait-il le sage parti de remonter vers les territoires kirghizes pour s'y reformer, dans un site où les contaminations fussent moins à craindre?
A cette hypothèse émise par Pigeon, le docteur Essipof répondit par un rire dont la spontanéité bruyante nous surprit. Mais comme cette explosion d'hilarité fut suivie d'une explication péremptoire, on n'y pensa bientôt plus.
— Troisième effet rétroactif du bacille! cria-t-il. Où qu'ils aillent les Chinois emporteront avec eux la maladie et la transmettront sans délai. Vous savez que c'est surtout par les déjections des contaminés que le choléra est transmissible. Or les Chinois, qu'ils soient cent mille, deux cent, trois cent mille, déposent de temps immémorial leurs excréments en plein air, à la porte même de leurs abris. La Chine peut être comparée à ces îles péruviennes que les fientes des oiseaux de mer transforment en champs énormes de guano. Donc notre calcul n'était pas si mauvais. Nos bacilles ont tué directement des milliers de ces odieux bonshommes; ils vont déterminer la fuite de ce qui reste; et ce qui reste ira porter au coeur de la Chine le petit bâtonnet grâce auquel, messieurs, le bon génie Essipof vous aura débarrassés de l'immonde vermine...
Cette tirade du docteur appelait de nouveaux compliments. Le général et M. Bonvin lui réitérèrent les félicitations dont ils avaient accablé déjà notre Renan russe.
Les officiers du Mont-Blanc venaient d'y joindre les leurs, et Pigeon s'était ingénié à renouveler les formules de notre commune admiration, lorsque j'appelai l'attention de mon lieutenant sur l'attitude du professeur. Il me sembla qu'il fût devenu subitement silencieux, taciturne.
D'un oeil attentif, comme angoissé, il regardait à présent le champ de bataille où ses bactéries avaient, comme il disait, remplacé les shrapnells.
Le général causait aérotactique avec M. Bonvin et ses officiers. Le Mont-Blanc, joliment manoeuvré, décrivait à la hauteur d'un millier de mètres des cercles concentriques pour permettre à deux lieutenants photographes de recueillir une collection de vues intéressantes dans leur monotonie: des alignements, toujours des alignements de morts et de moribonds, et des tas, que les survivants s'empressaient de fuir.
Nous écoutions assez distraitement le général en chef,
D'excellente humeur, il exprimait l'espoir que la retraite des Chinois ne pût tarder à commencer vers l'Est.
Il caressait d'autant plus cet intime espoir que le Canigou, l'aérocar attaché au corps d'armée voisin, venait d'apparaître au loin et de signaler des morts innombrables au second camp chinois.
Installé au Sud de celui que nous inspections, ce second camp était aussi atrocement ravagé que l'autre, à en croire les quelques bribes de phrases que les commandants des deux aérocars venaient d'échanger.
De pareilles nouvelles ne pouvaient manquer de réjouir tout le monde à bord.
Etrange motif de réjouissance que celui-là. Mais c'est la guerre!
C'est la guerre infernale, qui veut que nous soyons d'autant plus joyeux que le nombre des morts sera plus considérable du côté de nos adversaires! Ma foi, pour rester à l'unisson, peut-être aussi sous l'influence de ce soleil de mars qui échauffait l'atmosphère, rendait notre Mont-Blanc plus léger et travaillait les cerveaux, nous fîmes chorus, avec Pigeon. Chacun de nous se frotta les mains à l'annonce d'hécatombes nouvelles et s'appuya férocement sur le plat-bord pour mieux considérer le charnier qui s'agrandissait en bas.
Le docteur Essipof nous intriguait toujours.
Aux exaltations des jours précédents, à la joie sauvage qu'il exprimait quelques minutes plus tôt avait succédé une sorte d'abattement. Le vieux savant fixait de ses deux yeux démesurément ouverts la paire de lunettes géantes que le commandant lui avait réservée.
Je tirai Pigeon par la manche, en lui faisant signe que nous devions observer attentivement la physionomie du professeur.
Elle venait en effet de se contracter; elle exprimait à présent la tristesse.
Les sourcils se fronçaient; la bouche, tordue, disait une angoisse naissante.
Les mains s'étaient crispées sur la lisse. Tout l'être du professeur nous parut entré dans un accès de nervosité.
Le général ne cessait de converser avec les monte-en-l'air, le dos tourné; de sorte que nous nous trouvions seuls, Pigeon et moi, pour suivre avec une attention soutenue les moindres mouvements du maréchal Bacillevsky, comme l'appelait en riant le « père » Lamouroux.
Soudain les lèvres qu'il remuait depuis quelques secondes, comme s'il eût dialogué avec l'Invisible, s'agitèrent plus fort. Il en sortit de singulières paroles, en français difficultueux; mais nous les comprenions à moitié.
— C'est trop, disait la voix caverneuse du docteur, c'est décidément trop.
De quoi parlait-il?
Des morts, étendus sur cette terre de malheur sans aucun doute, car sa main droite désignait clairement les champs funèbres où tant de vies humaines étaient déjà fauchées.
Par trois ou quatre fois il répéta:
— C'est trop, c'est trop! Et les autres là-bas? Quel carnage encore! C'est trop vraiment!
Je constatai qu'il ne nous regardait point, bien qu'il nous sût tous les deux à sa droite. Il ne regardait plus, d'ailleurs, que le sol jonché de cadavres; et il le considérait comme si intérieurement quelque voix mystérieuse lui eût reproché d'avoir, avec quelques. tubes, causé la mort de tant d'humains.
C'était bien le phénomène qui se passait au-dedans de son cerveau, car aussitôt nous l'entendîmes riposter, pour sa défense, à l'Invisible qui le gourmandait:
— Comment pouvais-je donc faire? Fallait-il laisser écraser un peuple blanc, le plus solide de nos soutiens en Occident, dont la défaite eût entraîné la fin de la Russie, la fin de l'Europe, la fin de la famille de Japhet? Non, n'est-ce pas? Il ne fallait pas laisser écraser par le nombre les champions du progrès et de la civilisation, car c'est encore par eux, par eux seuls que la malheureuse Russie arrivera jamais, après tant de luttes, de misère et de généreux sang versé, à se placer au rang des nations libres. Mais tout de même, c'est beaucoup de morts... Et les autres, à présent?
Cette fois le docteur délirait; je constatai que déjà ses yeux ne nous reconnaissaient plus.
Ni le général en chef, ni personne.
Le professeur Essipof était devenu fou.
Devant l'horreur du spectacle qu'il avait lui-même réglé, sa raison, déjà touchée, nous nous en étions plusieurs fois aperçus, venait de craquer. En une seconde toute son intelligence s'effondrait. Il ne voyait plus que les monceaux de cadavres chinois qu'il avait entassés.
Il ne cessa de répéter pendant une minute devant les officiers stupéfaits:
Avant qu'on eût eu le temps de soupçonner l'abominable acte
de démence, le professeur sauta par-dessus bord. (Page 787.)
— C'est bien, c'est bien, Wasili (son prénom) mais c'est trop, c'est trop! Et puis ces Chinois sont des lâches; ils n'osent pas soigner leurs cholériques. Il faut leur donner des leçons, leur montrer comment on s'y prend dans les pays blancs, chez les chrétiens, où le mot de pitié signifie quelque chose, tas de Chinois stupides, ainsi que les autres: fraternité, charité. Attendez-moi! J'arrive! Ça ne peut pas durer ainsi plus longtemps...
Alors, d'un bond, avant qu'on eût eu le temps de soupçonner l'abominable acte de démence, le professeur Essipof sauta par-dessus bord et tomba dans le vide; accompagné par les cris d'horreur que nul d'entre nous ne put retenir.
Ce fut une chute abominable
Le corps ne pouvait arriver en bas qu'en bouillie. Sur cette bouillie nous vîmes les Chinois se précipiter comme des chiens à la curée. Par les verres grossissants que le malheureux docteur manoeuvrait tout à l'heure, j'avais suivi avec Pigeon le tournoiement effroyable de son corps attiré sur le terre à toute vitesse.
De hideuses contorsions, les bras battant l'air, la tête emportait régulièrement les pieds et entraînait une succession de cabrioles...
La vision atroce n'avait pas duré dix secondes. Et pourtant, je crus qu'elle ne finirait jamais.
J'ai encore devant les yeux la ruée féroce des Chinois sur les morceaux humains qui venaient de s'écraser à leurs pieds
A la douzaine les lances s'étaient levées, puis abattues. Et chacun de ceux qui avaient pu déchiqueter un lambeau de chair l'emportait au bout de son fer en guise de trophée.
Un grand tumulte semblait maintenant accompagner des généraux à cheval. Devant leur cortège couraient des hérauts, pour ordonner la formation du cercle.
Et cérémonieusement voici que d'autres chefs, moins élevés en grade, leur apportaient la tête du professeur, du moins l'amas sanguinolent de tissus et de chair qui représentait la tête d'Essipof.
Le trophée fut planté sur une lance et
promené à travers le camp. (Page 787.)
Il y eut une espèce de palabre; en suite de quoi le trophée ramassé dans la boue fut planté sur une lance et promené à travers les grandes rues du camp. Dix mille soldats sans armes suivirent l'extraordinaire procession, poussant des cris de guerre et de victoire, autant qu'il nous sembla.
On entendait bien peu de chose; mais on voyait admirablement, et les gestes de tout ce peuple, fou de terreur ou de joie sanguinaire, s'apercevaient très distincts.
La consternation. du général en chef, de l'aéramiral, de tout le monde à bord du Mont-Blanc se traduisait par un silence prolongé.
Ce fut à peine si quelques ordres brefs du commandant, lancés aussitôt l'aérocar délesté d'un pareil poids, s'entendirent dans l'espace.
La compensation rapidement faite, nous pûmes redescendre à mille mètres quelques minutes encore; mais bientôt le général en chef, désolé, dit simplement à M. Bonvin
— Rentrons.
Le retour s'effectua en un quart d'heure. On parlait à peine. Chacun méditait sur l'acte désespéré du malheureux professeur.
— Névrose! s'était écrié Pigeon qui prétendait connaître déjà le fond de l'âme russe, voilà bien de tes coups! Cet excellent. Essipof a vu juste quand il est venu nous proposer de détruire la Chine entière à coups de bacilles. Sa volonté a tenu jusqu'à l'exécution de l'idée. Pourtant si au dernier moment quelqu'un l'avait questionné, je parie qu'il eût fait un geste pour arrêter l'élan de ses bactéries. Tout de même il a tenu ferme. Mais nous avons eu tort de l'emmener en l'air. Il n'eût pas fallu lui laisser voir le carnage dont il était l'auteur. Ces Russes ont le coeur sensible comme des petites femmes. Notre regretté professeur n'a pas résisté au spectacle hideux du steppe couvert de cadavres. Il s'est reproché d'avoir été trop dur. Et du coup il est devenu trop sensible. A la vue de tant de morts frappés pour ainsi dire de sa main, le pauvre homme à perdu toute énergie. La voilà, messieurs, âme russe avec ses incohérences! Celle de notre pauvre docteur a fléchi sous le poids des responsabilités. Elle s'en est exagéré l'importance. Pauvre Essipof! L'étendue de son triomphe l'a effrayé. Il s'est accusé d'avoir été trop loin. Il a eu regret de s'être institué le bourreau de tant d'êtres. Ce que son énergie de patriote avait fait pour la Muraille blanche; sa tendresse de Slave l'a défait. Pauvre coeur!
Le général Lamouroux s'empressa de rendre compte au généralissime des événements qui se passaient dans nos camps et autour de nos avant-postes.
Il lui dit par téléphone, devant moi, tout le chagrin que lui causait la mort épouvantable du puissant auxiliaire civil qu'était pour nous le docteur Essipof.
Je crus comprendre que le général Prialmont n'était pas moins désolé, car il venait précisément d'envoyer à Orenbourg une mission spéciale composée de quatre médecins-majors autrichiens et belges qui devaient demander des tubes de bacilles au docteur. Ils comptaient appliquer dans les montagnes de l'Oural leurs qualités mortifères par la contamination des sources auxquelles les Chinois s'abreuvaient dans la plaine.
Le généralissime donnait un dernier détail qui nous fit plaisir: avec la mission, descendait sur Orenbourg le haut commissaire civil anglais, mon compagnon de voyage au pays d'Erickson, sir Thomas Davis.
Deux officiers d'état-major l'escortaient. Il comptait arriver le surlendemain par le chemin de fer de la Muraille blanche, ligne parallèle à l'Oural, d'un bout à l'autre exploitée, avec le matériel russe, par les troupes alliées.
Comme nous nous félicitions de cette surprise, encore qu'elle ne présageât rien de bon, dans l'état pénible où se trouvaient les choses, un cortège bizarre entrait au quartier général.
C'étaient trois Caucasiens ornamentés d'aiguil-
ettes, de soutaches et de patrolitzas! (Page 788.)
C'était un trio de Russes, de Caucasiens, pour préciser, dont les uniformes superlativement ornementés d'aiguillettes, de soutaches et de cartouchières ou patrolitzas, indiquaient la richesse. Ils étaient, ma foi, superbes sous leur bonnet à poil, avec leurs barbes longues et noires, leurs bottes rouges, leurs sabres damasquinés, leurs poignards supplémentaires attachés au ceinturon comme autant d'amulettes, et leurs pistolets en batterie sur le ventre.
— Tiens! s'écria drôlement Pigeon en les voyant faire les cent pas devant la kibitka qui servait de tente au général, les trois Mages!
Et, de fait, les trois hommes faisaient fort bien figure de rois.
On les fit entrer chez le grand chef. Un officier d'ordonnance nous apprit bientôt qu'ils n'avaient rien de guerrier, en dépit de leurs uniformes chamarrés. Les Caucasiens ont conservé des habitudes et des privilèges dont ils se montrent fort jaloux: celui de porter toujours sur eux un véritable arsenal, entre autres. Ils sont armés ainsi jusqu'aux dents, même en temps de paix; on aurait tort d'en inférer qu'ils sont des foudres de guerre.
— Ceux-ci, nous dit l'officier, n'ont pas d'autre but que de gagner beaucoup d'argent avec l'armée française. Ils sont envoyés par l'administration des eaux de Choucha pour proposer au général en chef la Vichy russe à de bonnes conditions.
En effet, l'intendant général de l'armée, mandé en hâte, entrait bientôt à son tour chez le général en chef.
Une heure plus tard, après de minutieux chipotages sur les pots-de-vin que les trois pseudo-guerriers devaient toucher, conformément à l'usage russe, sans que leurs mandants en fussent informés, nous apprîmes que l'affaire était conclue.
Un premier marché pour un million de bouteilles se chiffrait par dix mille francs. C'était de l'eau minérale, en vase clos, à raison d'un centime par bouteille, autant dire pour rien.
Sûrement, nos officiers et nos soldats trouveraient ce régime préférable à celui de la neige fondue, d'autant mieux que la neige, à force d'être chauffée par le soleil de cette année précoce, menaçait de disparaître du sol à bref délai.
Quand on objecta aux envoyés du conseil d'administration de la compagnie Choucha qu'il y avait un peu loin du Caucase, où se trouvent leurs sources bienfaisantes, à la rive droite de l'Oural, nous étions là; ils répondirent vivement qu'ils avaient escompté l'acceptation des chefs de l'armée française.
A cent verstes d'Orenbourg, sur la ligne même que les soldats de la Muraille blanche exploitaient dans toute sa longueur, ils avaient accumulé, depuis quatre jours, un approvisionnement de. cent mille bouteilles, avec lequel on pouvait fort bien commencer d'alimenter les troupes. La sécurité demeurant complète sur cette ligne stratégique, et pour cause, il serait aisé de parfaire, en quelques jours, la livraison.
Les officiers pourraient commencer par bénéficier de cette intelligente précaution.
L'idée parut excellente aux grands chefs; nul n'eût songé à lui décerner une autre épithète, surtout après que le général eut exigé, pour la conclusion définitive du marché, un envoi de mille bouteilles d'échantillon aux autorités du service médical et à notre hôpital à Saint-Vladimir.
— Nous avons prévu ce scrupule, fit le plus important des trois Caucasiens. Comme il fait l'éloge de la sollicitude des généraux français pour leurs soldats! Que n'en est-il ainsi chez nous! Ah! s'il en était ainsi chez nous, général! Le tarantass qui nous a conduits ici est chargé d'un panier qui contient vingt-cing bouteilles de Choucha. Nous vous le laissons. Goûtez, analysez, vous verrez que notre Vichy russe soutient la comparaison avec la vôtre. Toutes deux ont leurs vertus.
Le lendemain, me dit Pigeon que j'avais chargé de suivre cette affaire, le conseil des médecins-majors déclarait l'eau de Choucha excellente, après une minutieuse séance de dégustation et d'analyse.
En vingt-quatre heures, des convois de voitures assez minables, celles des villageois de la Russie méridionale, amenaient au camp d'Orenbourg une première cargaison que l'intendance répartissait dans les huit corps d'armée.
L'avis fut unanime. L'eau était exquise, salubre, agréable.
Bref un délice!
Aussi pendant trois jours les Caucasiens, grâce à la ligne ferrée, purent-ils amener au quartier général les cent mille bouteilles dont ils avaient parlé, puis cent mille autres, et encore cent mille autres, à la grande joie de nos troupiers
Subitement un bruit sinistre se répandit: nous sommes tous empoisonnés!
C'était le soir du 25 mars. De tous côtés les estafettes accouraient au quartier général.
Le téléphone ne cessait d'avertir. Et toujours c'était la même nouvelle qu'il annonçait: des cas suspects de choléra constatés par centaines depuis midi; les uns très graves, les autres moins; plusieurs décès.
On en redoutait de trop nombreux.
D'un commun accord les médecins-majors dénonçaient une même cause à ces subits accidents: l'eau nouvelle, cette eau de Choucha dont les premiers échantillons avaient paru si agréables, et certainement inoffensifs.
Le général en chef ordonnait bientôt à toute l'armée de cesser momentanément l'usage du liquide incriminé. Quand ce n'eût été que pour faire une contre-épreuve!
Malheureusement le mal était fait, et l'origine en était indiscutable.
L'eau de Choucha, inoffensive pour commencer, était devenue tout à coup pernicieuse. Sur deux cent mille hommes environ qui s'étaient délectés à en boire, les rapports désolés des médecins en signalaient quarante mille sur le flanc, malades, moribonds ou morts.
La panique succédait à la stupeur. Jamais je ne vis un plus impressionnant désordre. Les secours manquaient.
Les malades tombaient autour de nous, les officiers comme les soldats, avec une rapidité de capucins de cartes. Il fallait déjà enjamber les corps inanimés pour circuler dans les rues du camp. Les infirmiers ne pouvaient suffire à la besogne. On courait au sérum sauveur, mais il y avait une telle cohue de malades qu'il était impossible de soigner tant de monde à la fois. Tout comme les Chinois, quoique ce fût pour d'autres raisons, nous commencions à laisser nos morts dans la boue, faute de bras pour les aligner décemment dans les tombes.
Par un hasard providentiel, ni Pigeon ni moi n'avions absorbé un seul verre de cette Choucha.
Mais le général en chef, moins réservé ou plus confiant, ne s'était pas privé d'en boire à son repas de midi.
Entre trois et quatre heures, le malheureux pétait pris d'épouvantables douleurs. En dépit des injections de sérum et de frictions énergiques, à cinq heures il mourait.
Ce fut l'aggravation inévitable des désordres. Les hommes valides avaient fui les terriers en y. abandonnant ceux de leurs camarades que le mal venait de terrasser.
Les médecins affolés donnaient en vain des ordres aux infirmiers; ceux-ci refusaient de les exécuter. La terreur s'était emparée de l'armée entière; on téléphonait des divers camps que l'épidémie s'y déclarait avec la même soudaineté.
Une bataille terminée en déroute n'eût pas transformé plus vite nos cantonnements.
Les hommes demeurés valides, soit qu'ils n'eussent pas touché à l'eau mortelle, par défiance ou par hasard, soit que les principes morbides qu'elle contenait les eût trouvés plus rebelles, se groupaient par compagnies entières pour faire entendre à ceux des officiers qui se tenaient encore debout les protestations les plus amères contre l'empoisonnement dont l'armée entière était victime,
L'intendant en chef passait à cheval, sans escorte, pâle comme la mort.
Sans l'arrivée du général Lamidey, qui le dégagea d'un geste impérieux et hardi, c'en était fait de sa vie.
La colère indisciplinée de ces hommes résolus pour l'instant à refuser toute nourriture et tout breuvage, en eût fait sa victime expiatoire.
Il fut superbe, le général Lamidey! Sous nos yeux il harangua un millier de mécontents, leur fit comprendre que l'alerte était chaude, mais que tout de même elle avait disparu pour eux puisqu'ils étaient debout.
— Dès les premiers avis du corps médical nous avons fait interdire l'usage de cette eau minérale que nous avions pourtant examinée avec tous les ménagements en usage et trouvée excellente. Il est hors de doute que c'est elle qui a propagé dans nos rangs une maladie redoutable. Dès que vous avez cessé d'en boire, la cause du mal a disparu. Je tiens à vous le dire et à vous rassurer. Je tiens à vous dire aussi que ce n'est peut-être pas le choléra qu'elle nous a si malencontreusement apporté. Messieurs les médecins en chef sauront avant peu attribuer un nom à cette maladie. Mais c'est là, vous devez le comprendre, une considération secondaire. Peu importe de savoir, pour le moment, de quelle affection pernicieuse sont morts tous ceux que nous pleurons, aussi bien à la tête de notre armée que dans les rangs des simples soldats. Ce que je tiens à vous dire, c'est que désormais il n'y a plus de raison pour que de nouveaux cas se déclarent, à la condition toutefois que vous compreniez votre rôle, que vous consentiez à vous préserver vous-mêmes de certaines contagions en aidant messieurs les médecins — ceux qui survivent, car nombre d'entre eux ont succombé — à organiser les secours, à isoler les malades sous les grandes tentes que la clémence de la température nous permet à présent de planter. Il faut des bras pour mener à bien ce redoutable travail. C'est sur les vôtres seulement que vous pouvez compter. Mettez-vous donc à l'ouvrage docilement. Obéissez comme hier aux ordres que vont vous donner vos chefs restés debout. Préparez votre salut vous-mêmes, autrement vous êtes perdus à votre tour. Vous ne voudrez pas que de cette belle armée française de deux cent mille hommes il ne reste rien, ou à peu près rien dans un jour ou deux, si ce n'est une tourbe de rebelles affolés par la peur.
Le discours avait produit son effet. D'autres officiers généraux ayant parlé dans le même sens à leurs hommes, la plantation des grandes tentes put commencer le soir même. On y travailla toute la nuit; et le lendemain, au lever d'un soleil radieux, nous avions la satisfaction d'aider de notre mieux au transport des malades dans ces ambulances improvisées.
Il y en avait cinq mille au camp d'Orenbourg, sans compter des douze cents blessés de l'église Saint-Vladimir, où d'eau pernicieuse n'avait pas causé une seule indisposition.
C'était tout simple, l'excellent père Lamouroux avait voulu que les premières caisses livrées par les fournisseurs fussent pour hôpital. On avait ainsi transporté à Saint-Vladimir le premier stock de bouteilles.
Déjà les analyses relevaient innocuité parfaite de l'eau qu'elles contenaient. C'était la preuve indubitable que l'empoisonnement de la Choucha n'avait pas affecté la première livraison.
Par rang d'ancienneté le commandant en chef de l'armée française était à présent le général Morin, cantonné à l'extrême-Sud, près de la Caspienne. Par le téléphone il avait déjà ordonné la saisie de tout ce qui restait de l'eau incriminée, commis dans chaque corps d'armée les médecins-inspecteurs et les généraux à une double enquête, chimique pour ceux-ci, policière pour ceux-là. Il voulait qu'avant vingt-quatre heures l'arrestation des fournisseurs permît d'établir les causes de cet empoisonnement effroyable, où le hasard, d'après lui, n'était pour rien.
L'idée d'un attentat criminel m'était aussi venue dès la première heure. Mais j'étais loin d'imaginer les conclusions auxquelles la justice militaire allait s'arrêter le lendemain.
Ce lendemain — le 27 mars — le général Lamidey qui remplaçait provisoirement le regretté Lamouroux au commandement de notre corps d'armée, nous invita brièvement à entrer sous sa tente, pour nous mettre au courant des événements.
Ils étaient plus graves que jamais. Les Chinois de la rive gauche ne cessaient d'être décimés par le choléra; mais il arrivait derrière ceux-là une nouvelle armée de deux cent mille hommes, qui tournait autour de la première pour passer le fleuve en trois endroits.
Leur matériel de ponts était arrivé; c'était une affaire de quelques jours. La retraite de notre malheureuse armée ne pouvait être différée. On serait obligé de lever le camp dans la nuit, en emportant comme on pourrait, sur des charrettes achetées aux gens du pays, les milliers de malades qui n'étaient pas condamnés par les médecins.
— Vraiment, général? Nous en sommes là?
— Nous en sommes là.
Le pauvre homme était consterné. Il continua:
— La tâche qui va nous incomber à tous, messieurs, est peut-être au-dessus des forces humaines. Nous ferons, en tous cas, notre devoir, tout notre devoir, jusqu'à la mort inclusivement, pour l'accomplir et triompher, si possible, du mauvais sort qui nous poursuit. La révolution s'accentue partout en Russie: nous sommes coupés, bien coupés de nos munitions. Elles ne nous rejoindront jamais. Si nous voulons nous en saisir, il faut aller les chercher où elles sont, aux environs de Moscou, paraît-il. Voilà le premier point que je désirais vous faire connaître. Au second, à présent. L'enquête ouverte sur la fourniture de l'eau de Choucha est close. Nous avons en mains toutes les preuves qui établissent la contamination volontaire. Les premières bouteilles qui nous furent livrées ne contenaient rien de nocif; c'était l'amorce. Il n'en a pas été de même des autres. La main d'un criminel a jeté dans la source de Choucha le même bacille...
— Le même? m'écriai-je terrifié.
— Le même que nos médecins ont immergé à Jourkovo, celui du choléra.
— Vous en êtes sûr, général?
— Puisque je vous dis que nous en avons la preuve, les preuves.
— Et le misérable qui a fait le coup?...
— Est un Chinois, dit précipitamment Pigeon. C'est indiqué.
— Un Japonais, fis-je, avec mon ordinaire méfiance du Jap.
— Vous n'y êtes pas. Si nous étions en d'autres temps je vous laisserais chercher; mais chaque minute qui s'écoule nous rapproche d'une échéance affreuse, qui sera peut-être lamentable pour la France et pour l'Europe. Je veux vous fixer sans retard. L'homme qui a fait empoisonner la source de Choucha, délibérément, sciemment, avec les mêmes tubes remplis de bacilles que vous avez vus chez le docteur Essipof, c'est le docteur.
Essipof lui-même.
— Essipof?...
— La révélation me coupa la parole. Je ne pouvais plus articuler. Je perdais la tête. J'entendis seulement Pigeon qui marmottait:
— Essipof?... Ça ne m'étonne qu'à demi.
— Comment! m'écriai-je enfin, ça ne vous étonne qu'à demi? Expliquez-vous, Pigeon.
— Je vais vous convaincre, acheva brièvement le général. Les Caucasiens qui sont venus offrir le marché au général Lamouroux, l'autre jour, ont été arrêtés hier soir et mis aux fers. Ce sont d'anciens forçats; en dépit de leurs superbes accoutrements ils ont commis tous les crimes. Je les ai livrés à l'autorité civile d'Orenbourg, qui les a fait parler.
Ils ont été livrés à la police d'Orenbourg,
qui les a fait parler. (Page 792.)
— Sous le fouet?
— Je le pense, mais peu importe. Nous sommes en Russie. Ils ont avoué, sans difficulté du reste, que c'était Essipof qui leur avait tracé, voilà trois semaines déjà, le plan de l'épouvantable crime, pour lequel ils ont reçu de lui chacun mille roubles, et les pots-de-vin que nous leur avons versés. Essipof leur a dit, en leur remettant une douzaine de tubes: allez les briser dans la source de Choucha. De cette façon chacun aura son compte: les Jaunes et les Blancs.
— Je ne comprends pas, dis-je avec incrédulité.
— Vous allez comprendre. Les Caucasiens ont alors expliqué que ce docteur Essipof, dont les allures nous semblaient parfois si bizarres que nous le supposions un peu fou, était affilié à une société secrète dont ils sont membres, eux aussi celle des Niedovolnistes. Le mot, en russe, veut dire mécontents.
— Mécontents de quoi?
— De l'organisation du monde... Si fantastique que cela puisse paraître, le but de ces détraqués —ils sont peu nombreux, mais un seul suffisait pour consommer notre malheur — c'est de faire le plus de mal possible à l'humanité qu'ils détestent. Ils tuent autour d'eux, ils détruisent, disent-ils stupidement, afin de précipiter la désagrégation des peuples et de préparer une société future, basée sur des principes que vous devinez comme moi. En d'autres termes ce sont des aliénés en liberté. Il y en a trop, malheureusement, dans cet étrange pays. Qu'une occasion se présente et le hanneton qui sommeille sous le crâne des Niedovolnistes se met à bourdonner. L'idée de décimer l'armée chinoise a germé dans les méninges d'Essipof. Aussitôt celle d'ajouter à la mort de milliers de Chinois la mort de milliers de Français lui a succédé. Conformément à la doctrine de la secte, il a détruit à droite et à gauche...
— Mais pourquoi?
— Pour rien, pour le plaisir de manifester son mécontentement de la mauvaise organisation du monde...
— C'est abominable.
— C'est l'oeuvre d'un détraqué. Dès qu'il eut empoisonné l'Oural, notre fou ne songea plus qu'à empoisonner la Choucha et à nous la faire boire. Les Caucasiens nous ont fourni des dates. Essipof les a expédiés dans le Caucase, avec ses tubes et des instructions catégoriques, dès le lendemain de notre voyage là-bas. Les premiers envois devaient être faits avec de l'eau soigneusement immunisée, pour décider le général Lamouroux à conclure le marché, parbleu!
Tout était bien calculé pour nous tuer le plus d'hommes possible...
— Nous en avons perdu beaucoup? .
— Trois mille décès dans les huit corps d'armée, à la date d'hier soir, et sept mille malades en traitement...
— Et ce sont ceux-là qu'il faudra peut-être abandonner demain?
— J'espère bien que non. Ce serait trop cruel. Pourtant si leurs camarades se refusaient à les convoyer?
Nous allions prendre congé du général; il nous tendit un papier C'était la note traduite, en français, par nos médecins, qui contenait les instructions d'Essipof à ses trois acolytes. Il n'y avait plus à douter un seul instant.
Le fou sinistre l'avait rédigée avant de venir avec nous au-dessus du camp chinois. Il l'avait datée; et c'était dans un éclair de lucidité, dans un accès de remords qu'il avait fait le saut, épouvanté par son forfait.
Nous comprenions alors certains mots qui nous avaient paru inintelligibles sur le moment: — Et les autres, là-bas! — Quel carnage encore! — C'est trop, vraiment.
— Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit à toi-même, sermonna Pigeon. Ce dément nous à bien punis d'avoir employé contre les Chinois l'artillerie des microbes!
Un mouvement se produisait au quartier général. Les médecins belges et autrichiens venaient d'arriver, en compagnie de Tom Davis, qui nous cherchait.
L'accolade éperdument donnée — car nous venions d'éviter une fois de plus la mort et notre ancien compagnon savait aussi bien que nous ce qui se passait, nous apprîmes ce que le commissaire général anglais venait faire dans le Sud. Sans doute il était parti de Perm avec l'intention de rapporter au général Smithson, lui aussi, une collection de tubes destinés à remplacer pour un temps les armes à feu par les bacilles; les autres Européens avaient autant que nous besoin de moyens foudroyants pour se défendre, car leur situation dans les montagnes devenait chaque jour plus précaire; sans doute il venait aussi se rendre compte sur place de la situation exacte dans laquelle se trouvait l'armée française; et les événements, plus rapides que le train qui l'avait amené, lui démontraient nettement qu'elle était bien compromise.
Mais une angoisse intime dominait ces préoccupations officielles.
Un télégramme de Paris, le dernier qui lui fût parvenu quelques jours plus tôt, annonçait à Tom Davis une nouvelle dont sa tendresse de fiancé et de frère s'inquiétait à juste titre.
— Depuis plusieurs semaines, nous dit-il en nous prenant à part, les diverses sociétés de secours aux blessés qui fonctionnent en Europe sous l'égide de la croix rouge de Genève ont fait de superbes efforts pour constituer des compagnies entières d'ambulanciers civils, qui l'une après l'autre se sont mises en route pour rejoindre la Muraille blanche. Dès qu'on eut une idée précise sur la date à laquelle se produirait le premier choc avec les Chinois, on les expédia. Elles sont en route; mais toutes sont arrêtées, comme nos munitions, par la tyrannie des Poscarié, dont les troupes russes ne peuvent triompher. A ces compagnies d'hommes ont succédé des contingents de femmes charitables, de soeurs volontaires comme il y en a précisément en Russie de si nombreuses, par une de ces anomalies qui nous laissent stupéfaits devant le crime d'un Essipof. Et Miss Ada s'est enrôlée dans l'armée des ambulancières mondaines, ainsi que ma petite soeur Nelly.
Nos yeux disaient, à cette nouvelle, que nous ne pouvions nous étonner d'un acte aussi touchant.
Ne connaissions-nous pas le dévouement de la jolie Hollandaise? Et cette décision hardie ne nous l'avait-elle pas fait entrevoir?
— Bien mieux, poursuit Tom Davis. Avec la même générosité qui la conduisait à fréter le Krakatoa pour me rechercher en Amérique, Miss Vandercuyp a voulu que son père fît la dépense d'un train sanitaire tout entier, dont elle a pris le commandement. Et je sais par un télégramme qu'elle a quitté Paris... L'organisation d'une expédition de ce genre coûte près d'un million. Vous savez ce qu'elle représente en personnel et en matériel: des médecins, des aides, sept ou huit voitures énormes disposées en dortoirs, capables de contenir chacune soixante ou quatre-vingt blessés. Mlle Vandercuyp a trouvé les concours les plus dévoués dans son pays. Son train porte le nom historique des Orange. Il est, paraît-il, peint sur toutes ses faces à leur couleur. Un commissaire du gouvernement néerlandais l'accompagne; mais c'est Miss Vandercuyp qui en a pris tout naturellement la haute direction, puisque toutes les dépenses ont été faites par son père. Je sais encore que dix-huit dames ou jeunes filles de La Haye, d'Amsterdam, de Paris, de Londres aussi... — puisque ma soeur Nelly est du voyage — la secondent dans cette nouvelle tâche. Il y a autant de médecins, de chirurgiens, de pharmaciens, indemnisés comme il convient des risques qu'ils vont courir; les blessés et malades de toutes les nations blanches, indistinctement, trouveront là les soins les plus éclairés.
Je devinai que Tom Davis ne nous disait pas tout. Il semblait hésiter.
— Et où pensez-vous que le train en question soit arrêté par les Poscarié? questionnai-je.
— Ah! mes amis, s'écria le malheureux fiancé, je voudrais qu'il fût arrêté par les Poscarié! Au moins je serais tranquille. Je saurais ainsi que Miss Ada et Nelly, retenues en Pologne ou ailleurs, n'ont rien à redouter du hideux choléra qui ravage votre armée! Mais ce n'est pas ainsi que les choses se présentent! Pour arriver plus vite et plus sûrement au pied de la Muraille blanche, le train sanitaire de Mlle Vandercuyp n'a pas pris le chemin de fer. Comment eut-il pu, au demeurant, rouler sur les voies de France, d'Allemagne, ou d'Autriche, alors qu'il est construit pour circuler sur les lignes russes, où l'écartement est autre que chez nous? Il y avait là une raison qui dispensait de toutes les autres, pour recourir à la voie de mer. C'est ce qu'on a fait. Embarqué à Marseille sur un paquebot, le train d'Orange et tout son personnel doivent arriver ces jours-ci dans la mer Noire, s'il n'y sont déjà, pour pénétrer ensuite dans la mer d'Azov et atterrir à Rostov-sur-le-Don..
Pigeon rayonna.
— Je comprends, fit-il. Le paquebot est annoncé à Rostov, et vous allez l'y attendre!
— Est-ce un crime?
— Certes, non! Nos deux coeurs, cher et excellent ami, ont compris ce qui se passe dans le vôtre.
— En êtes-vous bien sûr?
Ce fut à mon tour d'affirmer.
— Parions que nous ne nous trompons pas! Comment pourrions-nous, de bonne foi, nous tromper sur un point aussi net? Tant qu'il s'est agi d'aller vers l'Oural pour y soigner les blessés, vous n'avez pas trop redouté pour Miss Ada les risques d'une aventure de ce genre, noble, et disons le mot, dangereuse. Mais voici que le mot terrifiant de choléra est prononcé. Tant que le fléau ravageait les camps chinois, il n'y avait pas de mal, encore que la contagion fût inévitable à la longue. Hélas! elle a franchi les étapes en quelques jours, la contagion. Par la volonté d'un fou criminel, l'armée française tout entière est atteinte. Le mal ne pourra pas être circonscrit: il va s'étendre. Il s'est développé en deux jours avec son ordinaire brutalité d'expansion. Les officiers disent aux soldats que c'est fini, mais ils savent le contraire. Chaque jour à présent, pendant des semaines, le danger sera constant pour chacun, dans cette agglomération considérable d'hommes anémiés par la crainte. Il devient probable que le train d'Orange ne verra guère de blessés, pour un temps, mais beaucoup de cholériques. Le coeur de Tom Davis, à cette perspective, bat très fort. Tom Davis voudrait bien que le paquebot qui amène Miss Ada et sa petite soeur Nelly fût retenu au large et ne débarquât point son matériel, ni son personnel, ni sa gracieuse directrice...
— Mettez-vous à ma place, messieurs!
— Nous ferions ce que vous faites, cher ami. Partez donc sans retard et puissiez-vous arriver à l'heure!
Hélas, nos voeux ne devaient pas être exaucés. Le soir même, par le train qui toutes les nuits allait d'Orenbourg vers l'Ouest, le fiancé de Miss Ada se dirigeait vers le littoral de la mer d'Azov.
A Tsaritsyne, pendant l'arrêt, une foule de curieux encombrait la gare.
C'était le train sanitaire d'Orange qui venait d'arriver de Rostov et faisait halte une heure, avant de poursuivre sa route vers Orenbourg. Dans la dépêche qui nous annonça cette nouvelle, le lendemain matin, nous trouvâmes de la joie, mais aussi une grande inquiétude.
«Surtout ne quittez pas Tsaritsyne!»
Tel fut le télégramme laconique par lequel je conseillai aussitôt à Tom Davis de ne pas laisser le train de Miss Ada s'avancer davantage vers l'Oural.
Je venais en effet dire que nous allions lever le camp sans délai, pour battre en retraite sur la Volga.
Tsaritsyne était, au bord du grand fleuve, l'objectif de la marche en arrière. Il était inutile que tant de courageuses femmes vinssent à la rencontre d'une armée en désordre. Il serait temps de faire appel à leur dévouement deux ou trois jours plus tard, quand nos malades seraient arrivés dans la gare même de Tsaritsyne, par les trains qu'on organisait en toute hâte depuis la veille au soir, pour les évacuer.
De l'Oural l'armée française se repliait sur la Volga.
Le mouvement était des plus dangereux.
Charger de cholériques des fourgons disposés tant bien que mal pour les recevoir, attelés à des locomotives mal alimentées, car le combustible manquait sur cette ligne stratégique; diriger tant de malades, tant de contagieux, vers un point de refuge qui devait servir, on l'espérait du moins, de base nouvelle à la défense, mais qui présentait l'inconvénient de marquer une étape de plus dans la défaite, c'était déjà pénible. Le pire était de procéder à cette énorme opération de recul sous le feu de l'ennemi. Or les canons chinois recommençaient à tonner.
C'était l'armée française en retraite sur Tsaritzyne. (Page 797.)
L'ataman des cosaques, dévoué comme on ne peut l'imaginer à ses amis de France, prévenait ce jour-là — le 29 mars — que l'armée nouvelle commençait à passer l'Oural sur ses radeaux, et que vingt fortes pièces d'artillerie étaient établies juste en face de la ville désertée. La position de l'armée française dans ces steppes, sans munitions d'aucune sorte, n'était plus tenable. Il n'y avait plus qu'à en aviser le général Prialmont et à gagner la Volga.
La nouvelle armée chinoise commençait à
passer l'Oural sur ses radeaux. (Page 795.)
Nous savions trop que ce recul de notre armée — inévitable, hélas, si l'on voulait sauver la vie des blessés et des survivants — entraînait le mouvement en arrière de toute la Muraille blanche.
De cette constatation faite à nouveau nous eûmes un grand chagrin. Mais il n'y avait plus à hésiter.
Les Chinois se massaient chaque jour plus nombreux au pied des montagnes de l'Oural, prêts à tenter des assauts qui pourraient provoquer de belles défenses, sans doute, et des luttes héroïques, mais incontestablement sans objet.
Tant que les munitions nous manqueraient nous n'aurions qu'à rétrograder, si contristés que nous fussions d'une aussi piètre attitude.
L'avis dés généraux en chef de chaque armée, pris au téléphone par le généralissime, était unanime.
La débâcle du dispositif français, causée par l'épidémie soudaine de choléra qui décimait nos troupes et ruinait leur moral, entraînait la retraite de toutes les armées alliées.
Dans nos conversations avec les généraux, avec les officiers subalternes, cette perspective avait pris depuis quelque jours la forme d'un axiome, et il suffit de regarder la carte pour en comprendre toute la rigueur.
Par suite, la nouvelle base d'opérations pour notre million et demi d'Européens désarmés, devenait, du Sud au Nord, Tsaritsyne, Kazan et Viatka.
Les Allemands abandonneraient les plaines du Nord et se formeraient, plus compacts, en avant de Nijni-Novgorod et de Iaroslavl.
C'était l'abandon aux armées chinoises d'immenses territoires en pleine Russie d'Europe; mais il fallait bien prendre cette détermination suprême si l'on voulait couvrir Moscou.
Une semblable situation ne pouvait durer, au surplus, que quelques jours encore, jusqu'à ce que les désordres fussent calmés et les voies des chemins de fer réparées.
S'il était nécessaire, finalement, les troupes des puissances s'emploieraient à la pacification intérieure par la manière forte; il importait d'en finir avec cette absurde histoire des trains de munitions arrêtés par les Poscarié.
Cette ligne de retraite éventuelle de nos troupes avait été heureusement gardée par une petite armée russe et deux divisions de chez nous.
Elle passait par Ouralsk, Tsaritsyne, Novotcherkask et Rostov. Le regretté général Lamouroux n'avait cessé de la surveiller, comme c'était son devoir. Sur les 700 kilomètres de son parcours, pas un Poscarié n'avait pu étendre la main, ni commettre un seul crime.
On comprend toute l'importance qu'elle présentait pour nous. Au cas où il devenait indispensable d'évacuer la province ouralienne, les troupes françaises avaient à leur disposition un chemin de fer en plein fonctionnement, qui aboutissait à un grand port, bien gardé.
Il est probable que deux mois plus tôt, on eût bien étonné nos soldats en leur prophétisant que cette ligne de retraite par le pays kalmouke assurerait leur salut.
Nous avions si bien crié: à Pékin le 1er janvier, dans les rues de Paris!
Nous nous étions si solidement établis le 3 février à Orenbourg!
Et le 1er avril nous trouvait en pleine retraite! Encore nous estimions-nous bien heureux d'avoir à notre service cette ligne ferrée, qui nous dégagerait des mornes steppes où nous ne pouvions plus, privés de munitions et maltraités par le choléra, tenir tête aux armées chinoises.
Les câbles de la mer Noire étaient coupés, mais la ligne télégraphique d'Orenbourg à Rostov n'avait pas cessé de fonctionner, sous la protection de nos soldats et d'un petit corps russe. Tom Davis avait donc reçu, à n'en pas douter, la dépêche que je lui avais expédiée aussitôt connues les dispositions prises pour la retraite.
Je n'avais plus à en douter vers deux heures de l'après-midi.
Sa réponse me parvenait, en effet, par le bureau roulant du 1er corps. Nous avions déjà fait, cavaliers et fantassins, dix verstes dans la direction de l'Ouest, escortant à distance nos convois de cholériques traînés à petite vitesse.
Elle disait:
«J'ai bien reçu votre communication. Vous m'excuserez de n'en pas tenir compte, cher ami, pour deux raisons. La première c'est que mon devoir est au danger, et que je ne saurais oublier mon devoir. La seconde c'est que Miss Vandercuyp, débarquée du steamer Batoum avec son personnel et le matériel de son train sanitaire, apporte à l'armée française, une surprise dont vous me direz demain des nouvelles. Car j'espère que demain, si les choses vont au mieux, nous vous rencontrerons entre Ouralsk et Orenbourg. Nous allons plus vite avec la machine qui nous emmène, que vous et vos braves fantassins, cavaliers, artilleurs, avec leurs jambes ou celles de leurs chevaux.
«Dites bien à vos généraux que demain, à Ravninaïa, par exemple, qui se trouve à vingt-cinq verstes au plus d'Orenbourg, on acclamera le souvenir de Martin du Bois, mon regretté collègue, et que Miss Ada y sera fêtée par vos officiers et par vos soldats républicains, comme ne le fut jamais aucune reine de France, au temps où il y avait encore des rois et des reines dans votre pays.
«Faites patienter les impatients. Demain, vers la fin de la journée, vous aurez la solution de l'énigme que je vous pose. On vous envoie de bons et amicaux souvenirs.»
Je montrai cette dépêche à Pigeon, aux généraux du 1er corps.
On la communiqua par le téléphone, tout en marchant, au nouveau général en chef qui faisait route avec le 8e. De quelle surprise voulait-elle donc parler? Personne ne devina.
Non, personne ne devina, dans cette soirée du 31 mars où l'on campait tant bien que mal sous la tente, avec la crainte d'être rejoints par les Chinois, et attaqués à coups de canon.
Mais le lendemain matin tout le monde était au courant de la grande nouvelle, Elle avait circulé d'un corps d'armée à l'autre, et les officiers qui me l'apprirent s'empressèrent d'ajouter:
—Ce n'est pas un poisson d'avril!
Nous étions en effet arrivés au 1er avril. Trois mois pleins s'étaient écoulés depuis que la colossale expédition des armées blanches aux confins de l'Asie avait été décidée à Paris, dans une salle du Louvre!
Ce que Tom Davis m'avait caché la veille, il avait bien fallu qu'il le fît connaître au commandement supérieur.
Il s'agissait de faits officiels de la plus haute importance, et le général Morin, pendant la nuit, avait reçu à ce sujet du colonel installé à Rostov des communications inattendues. Sa joie s'était répercutée, par les téléphones, par les aérocars, par les Voleurs sur toute l'armée en retraite, et ce fut avec une sorte de frénésie que les officiers, Pigeon même, me répétèrent la même phrase:
— Les munitions arrivent!
Comment pouvait-on attendre un tram de munitions, alors qu'il n'était question, à notre connaissance, que d'un train sanitaire?
Nos troupes démoralisées ne prenaient-elles pas leurs désirs pour des réalités?
Le général en chef n'était-il pas victime de quelque erreur de transmission?
Toute la matinée se passa en conjectures. Le général Lamidey ne tenait guère en place.
Des baraquements où l'on avait installé tant bien que mal les malades — plutôt mal — il passait au front des troupes valides, occupées à l'ordinaire exercice d'entraînement. Et sans cesse son oeil interrogeait l'horizon, impatient de voir arriver cette jeune fille dont tout le monde répétait le nom, et son train mystérieux.
— Enfin, me cria Pigeon dès qu'il m'aperçut ce matin-là, nous voilà sauvés. Les munitions arrivent. Il n'était que temps!
— Comment savez-vous?...
— Par les rapports officiels. Tom Davis a rencontré en route de train sanitaire de Mlle Vandercuyp. Celle-ci espérait surprendre agréablement son monde à Orenbourg. Il paraît que le Batoum, un navire aménagé aussi en hôpital flottant, qui la conduite à Rostov avec son matériel, portait en outre un chargement de cartouches .et d'obus destinés aux armées de France et de Hollande.
— Pas possible?
— C'est si possible que vous allez voir arriver de train de munitions en même temps que l'autre. Le débarquement à Rostov a duré une grande journée. Les chefs de corps ont été suppliés par Mlle Vandercuyp de ne rien révéler pendant quelques heures. On lui devait bien cette petite satisfaction, mais les indiscrétions n'ont pas tardé à circuler. Il fallait bien que le colonel Dumont, qui est à Rostov, informât du débarquement des munitions inattendues de Colonel Morin, ainsi que de leur envoi immédiat à la suite du train sanitaire... Mais peu importe. Il vaut même mieux qu'il en soit ainsi. Sachant exactement tout ce que cette vaillante jeune fille leur rapporte de France, nos officiers et nos soldats lui préparent un accueil qui sera plutôt chaleureux. Tom Davis le disait hier dans son télégramme: on va la recevoir comme une reine.
— Par suite de quels ordres ces projectiles ont-ils été embarqués sur le Batoum?
— Réfléchissez! Rappelez-vous les préoccupations de notre regretté Martin du Bois. Redoutait-il assez que les munitions me vinssent à manquer!
— C'était chez lui, en effet, comme une obsession.
— Aussi, lorsqu'il envoya en France ses derniers rapports télégraphiques, eut-il soin de recommander au ministère de la guerre l'expédition par mer, dès qu'on pourrait, d'un supplément de projectiles destinés à nos troupes. On a suivi ses indications, ce qui est rare dans des ministères. On a demandé à M. Vandercuyp de vouloir bien charger des obus et des cartouches, au lieu de lest banal, sur son Batoum. L'excellent homme a consulté sa fille, naturellement, et celle-ci, en vaillante amazone qu'elle est, a répondu que le voisinage de tant de mitraille ne lui faisait pas peur. Elle n'a mis qu'une condition au marché: le Batoum emporterait aussi des munitions pour l'armée néerlandaise, en cas de pénurie subite. On eût dit que l'anxiété de Martin du Bois savait gagné sa jeune amie. Voilà comment nous attendons aujourd'hui deux trains au lieu d'un: le premier nous aidera beaucoup à tirer d'affaire nos cholériques. Le second nous permettra de reprendre l'offensive Et alors c'est la face des choses qui change. On retourne vers l'Oural, en y poussant. à revers les contingents chinois D'autres navires. viendront bientôt. ravitailler toutes les armées par cette voie nouvelle, qui ne redoute rien des Poscarié. Vive la France et notre aimable auxiliaire hollandaise!
A l'idée que la lutte allait recommencer, qu'on pourrait. bientôt venger les affronts subis et les pertes; dont le chiffre s'augmentait, toutes les heures par des décès nouveaux, notre corps d'armée ne se tenait plus d'aise
Chacun devenait aussi gai qu'il avait été taciturne depuis plusieurs jours
On apprenait que la même joie s'était répandue dans toutes les. divisions. Des chariots étaient réquisitionnés, partout pour porter au plus vite à chaque unité les approvisionnements attendus. Et si grave que demeurât l'épidémie, la préoccupation de la voir disparaître passait pour quelques moments au second plan.
Se battre! On ne pensait plus qu'à cette consolation, qu'à cette revanche!
Aussi la sonnerie du rassemblement, qui retentit, à deux heures, fut-elle saluée par des cris frénétiques. Les, troupes. étaient bientôt. sous les armes, rangées par brigades le long du chemin de fer, dans la plaine de Ravninaïa. L'infanterie bordait la voie, l'artillerie et la cavalerie se tenaient derrière, les musiques et les fanfares en tête, prêtes à saluer de leurs cuivres l'entrée en le gare de celle qu'on appelait déjà notre Jeanne Darc.
Les télégraphistes annoncèrent l'arrivée du train pour trois heures dix. A la minute exacte on vit poindre à l'horizon un énorme serpent jaune et noir, gaiement éclairé par le soleil d'avril.
Les neiges pouvaient fondre; on trouvait, à présent de l'eau dans les puits des villages qui se rencontraient plus nombreux, et la confiance dans l'innocuité des ruisseaux en débâcle était revenue avec le reste. Il y avait là dix-huit mille hommes qui, au commandement, portèrent les armes et dégainèrent, pour faire honneur aux projectiles tant attendus qui nous arrivaient enfin!
Les aérocars avaient fait au-devant des deux trains une excursion de quelques kilomètres. Ils revenaient avec eux, suivis par les Voleurs.
N'eût été la grande tristesse qui régnait sous les tentes où souffraient et mouraient encore d'heure en heure tant de pauvres diables, on eût chanté la Marseillaise.
Tout de même les chefs ne purent retenir l'élan du corps d'armée.
Lorsque la locomotive commença de passer entre les deux haies formées, par les troupes de toutes armes, ces soldats, qui portaient, des fusils impuissants depuis huit jours, ces artilleurs, qui se tenaient, à côté de leurs pièces, devenues inutiles, poussèrent un même cri, que nul ordre du jour ne leur avait indiqué:
— Vivent les munitions!
J'étais hissé sur mon Alipouliélié. Pigeon montait le cheval d'un indisponible que lui avait prêté le général Lamidey.
Avec de grands gestes chacun de nous salua le premier wagon du train d'Orange et la crâne jeune fille qui le commandait. Sur la plate-forme de l'avant, Miss Ada se tenait avec Tom Davis et Miss Nelly. Souriants tous les trois, ils répondaient avec des gestes charmants aux ovations qui ne cessaient de bruire dans les airs.
Sur les autres plate-formes, des groupes étaient formés, joyeux aussi, qui faisaient des gestes amicaux. C'étaient les ambulancières, les médecins, chirurgiens, pharmaciens, un aumônier, un pasteur de l'église des Pays-Bas, tout le personnel de l'hôpital roulant. Au-dessus de chaque voiture flottait le pavillon de la Croix-Rouge.
A deux cents mètres derrière s'avançait doucement une autre locomotive, qui tirait en soufflant une trentaine de fourgons soigneusement clos.
Sur les marchepieds, des soldats français et russes faisaient bonne garde, cramponnés aux mains-courantes, le fusil en sautoir. Sur ces voitures-là flamboyaient des carrés d'étoffe rouge.
Miss Ada connut une réception comme on en voit rarement.
Les troupes répétèrent joyeusement plusieurs fois:
— Vivent les munitions!
Nous poussons alors nos chevaux vers le groupe de l'Etat-major.
Respectueusement le général s'avance à pied, suivi de ses officiers, vers le train sanitaire.
Tous les képis dorés saluent Miss Ada Vandercuyp et Tom Davis, qui rayonnent de contentement.
Le commissaire général civil du gouvernement britannique prend alors la parole:
— Messieurs, dit-il, au nom de Mlle Vandercuyp, ma fiancée, que j'ai l'honneur de vous présenter, je tiens à dire devant l'armée française toute la joie que cette courageuse jeune fille éprouve à l'instant que voici. Depuis quinze grands jours qu'elle a commencé son rude voyage, Mlle Vandercuyp n'a pensé qu'à la minute où elle pourrait remettre entre les mains d'un général français les approvisionnements en munitions dont le navire affrété par son excellent père était abondamment chargé. Cette minute est venue. Je la salue comme vous, avec d'autant plus d'enthousiasme que le voyage était périlleux et que la personne qui m'est si chère vient de l'accomplir avec un plein succès...
Interrompu un instant par de nouveaux vivats, Tom Davis continua:
— J'ajoute qu'il est juste, en un pareil moment, de rappeler ici le nom de votre éminent compatriote, M. Martin du Bois, mort si malheureusement au cours d'une pénible retraite. Si vous recevez aujourd'hui cet amoncellement de projectiles inespérés, c'est à sa prévoyance que vous le devez. Alors que le ministère français acheminait toutes vos munitions par quatre lignes ferrées différentes, ce qui semblait le garantir de tout mécompte, M. Martin du Bois eut l'idée, voilà trois semaines, de conseiller la voie maritime par Rostov. C'était un surcroît sage de précaution. Le gouvernement français préparait des navires à cet effet. Mais le Batoum allait quitter Marseille. Spontanément, Mlle Ada Vandercuyp, mise au courant des événements, offrit de charger son steamer de tout le matériel d'artillerie qu'on voudrait bien lui confier. On débarqua le lest, qui, en deux jours, fut remplacé par l'approvisionnement considérable que nous vous apportons. Puisse-t-il vous permettre de reprendre dès demain l'offensive et d'infliger aux Chinois une terrible leçon! J'ai tout lieu de croire que vous châtierez ces Asiatiques mieux que n'importe quelles troupes de l'Europe, car il y a dans les provisions que nous vous remettons un type d'obus essentiellement nouveau. La direction de l'artillerie française le déclare extraordinaire dans ses effets. Il est calibré pour vos pièces. C'est le plus original, le plus stupéfiant des projectiles...
Devant le silence étonné qui accueillait ces paroles, la jeune fille se mit à rire à belles dents.
D'une voix qui charma tout le monde elle dit, en nous faisant un petit bonjour, car elle venait de nous apercevoir:
— Stupéfiant est bien le mot. C'est la dernière trouvaille de vos chercheurs, messieurs! Hâtez-vous de l'essayer pour nous dire si elle justifie la confiance qu'elle leur inspire.
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