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Nos malheureux soldats, jetés à terre, étaient lardés
de coups de lance par les éclaireurs chinois.
Trois ou quatre officiers faisaient une résistance désespérée. (Page 738.)
Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de ‹La Guerre Infernale›, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une ‹muraille blanche› destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs déjà possesseurs d'une partie de la Sibérie!
Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique le journaliste français, correspondant de l'‹An 2000›, auteur de ce récit. En compagnie de son fidèle collaborateur Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le narrateur, après avoir assisté à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre lé théâtre des hostilités. Son directeur, M. Marin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne. Ils trouvent, en arrivant à Moscou, la Russie profondément troublée; le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou et immobilise les chemins de fer. Les troupes alliées n'en sont pas moins dirigées à pied vers l'Oural. Pigeon et son compagnon les suivent à cheval.
L'armée française s'établit dans la province d'Ouralsk qu'elle est chargée de défendre.
Au cours d'une ascension de deux dirigeables d'état-major, des hordes innombrables d'envahisseurs jaunes apparaissent tout à coup aux yeux des ascensionnistes. Par suite d'un accident déplorable, l'un des deux aérostats, le ‹Donon›, tombe au pouvoir des barbares.
Par suite de quelles circonstances ce malheureux Donon avait-il progressivement quitté la zone élevée pour en descendre jusqu'à toucher le sol? Nous n'en pouvions rien savoir, et nul de nous ne songeait à le rechercher à cette angoissante minute.
Ce qui apparaissait trop certain, c'était la chute irrémissible de notre deuxième aérocar.
Il avait été précipité à terre par quelque soudaine avarie, voilà pourquoi nous n'arrivions plus à le découvrir dans les airs.
La neige avait cessé de tomber; nous pouvions nettement distinguer à présent les gestes épouvantés de son équipage.
Quel abandon de la fortune! Les hordes barbares n'avaient pas encore pris contact avec nos armées que déjà les premiers éclaireurs de la Muraille blanche payaient de leur vie une fausse manoeuvre, un accident stupide de machinerie, peut-être.
A l'idée que le même sort pouvait nous atteindre, je frissonnai. Puis, ce fut un accès de fureur vengeresse qui me prit, comme tous mes compagnons. Sans voir encore exactement ce qui se passait, nous devinions qu'un massacre dût servir d'épilogue à un pareil événement. C'était l'inévitable.
Les cavaliers chinois ne s'y étaient pas trompés. Avec leurs yeux de vautours, ils avaient vite aperçu le drame qui se déroulait à l'horizon.
Nous faisons route à toute vitesse sur le point qui les attire.
Le Mont-Blanc arrive au-dessus de l'endroit fatal en trois minutes. Hélas! le plus poignant des spectacles nous attend là.
Par escadrons entiers, les Chinois se ruent à l'assaut du Donon.
L'enveloppe du croiseur aérien n'a plus son plein de gaz; elle est flasque. La nacelle, comme une chaloupe renversée, vient d'entrer dans la neige, et son naufrage au milieu des troupes de l'avant-garde chinoise nous inquiète pour nous-mêmes. J'entends passer au-dessus de ma tête l'ordre de vérifier tous les organes du navire aérien, puis celui de descendre à huit cents mètres et de nous y maintenir.
Mais des balles indiscrètes ont sifflé au-dessous de nous; elles sont capables d'aller plus haut: on remonte.
— Que faire? demandait l'infortuné commandant en chef Bonvin. Que faire, messieurs?
Et en les interrogeant, il semblait supplier ses officiers de ne pas lui répondre, car la seule réponse qu'ils pussent lui faire n'avait rien de reluisant.
Il fallait abandonner le Donon, ses officiers et son équipage à la cruauté des Chinois!
C'était abominable, et pourtant quel autre parti prendre? La tragédie que nous pressentions était déjà commencée.
Si la nacelle, en touchant terre, avait livré aux Jaunes une vingtaine de suicidés, observateurs résignés des prescriptions de l'aérotactique en cas de chute au milieu d'un peuple barbare, il en restait autant qui n'avaient pas eu le courage suprême, ou le temps d'avaler le poison. Quels supplices s'apprêtaient pour ceux-là!
Les jumelles en main, nous eûmes sous les yeux la plus atroce des visions, Nos morts étaient violemment arrachés de la nacelle par les énergumènes chinois, jetés à terre et aussitôt lardés de coups de lance, comme si les misérables eussent voulu les punir:
Ne leur avaient-ils pas ôté, par le suicide, la joie de les tuer à petit feu?
On entendait les cris de cohue grouillante, ses hurlements féroces.
Tandis qu'une première meute s'acharnait à mutiler les cadavres, à promener les coupe-coupe sur les membres pantelants de nos pauvres amis et à les brandir au bout de leurs lances, une autre entraînait sur la neige les survivants.
Trois ou quatre officiers, dans le nombre, faisaient une résistance désespérée.
Je cherchai des yeux le capitaine Billard. A vrai dire, j'espérais le trouver parmi les morts. Oui, j'en étais à formuler cette horrible espérance lorsque je l'aperçus tiré par dix Chinois, luttant comme un désespéré, le dernier de tous nos compatriotes. Il semblait vociférer, lui aussi.
Un frémissement d'horreur courut d'un bout à l'autre de notre Mont-Blanc lorsque le lugubre cortège de nos camarades s'avança, troupeau de victimes rétives, vers le gros de l'armée ennemie.
Là, sans nul doute, ceux qui les avaient capturés comptaient les présenter à quelque général pour mendier une récompense et se repaître ensuite de leur supplice.
Je regardais mes compagnons de route: ils étaient livides.
Je devais l'être aussi, car ma langue s'empâtait, mon coeur battait à toute vitesse.
Ils étaient, comme moi, penchés sur la lisse et regardaient, impuissants, se préparer le martyre de leurs amis.
Quelques-uns pleuraient; je compris bien que c'était de rage.
— Que faire? répétait encore le contre-aéramiral en nous regardant, les yeux hors des orbites.
Mais cette fois son «que faire? » avait un autre sens.
A des bribes lancées à tue-tête par l'un et par l'autre de ses officiers, dans l'affolement que causait un aussi affreux incident de guerre, je devinai qu'il hésitait entre deux partis, mais seulement entre ces deux-là.
Comme s'il eût sollicité mon opinion, il me demanda plus explicitement:
— Que faire? Tirer ou ne pas tirer? Si nous tirons sur cette canaille qui emmène nos monte-en-l'air, nous tuons nos amis en châtiant leurs bourreaux...
— Je n'ai pas de conseils à vous donner, amiral, fis-je tout bouleversé; mais il me semble que le doute n'est pas possible. Il faut tirer.
— Mais nos officiers? Nos hommes? Nous les tuons avec le reste!
— Vous leur épargnez les plus affreuses tortures! N'est-ce rien?
— Je me fais ce raisonnement depuis trois minutes, parbleu! Mais j'hésite, monsieur, j'hésite... N'est-ce rien aussi que la fusillade volontaire d'une vingtaine de Français par d'autres Français qui devraient essayer de les sauver?
A ces mots j'eus un geste, un seul, mais il parut convaincre l'aéramiral.
Je lui montrai au lointain les fourmilières jaunes, et plus près de nous, en dessous de nous, dix ou douze escadrons de cavalerie qui s'attendaient à nous happer.
Que pouvions-nous espérer faire contre de pareilles multitudes?
Mon geste découragé le disait.
Rien.
C'était l'opinion de M. Bonvin, du reste, et celle de son état-major. Chaque officier n'attendait qu'un ordre pour faire feu de partout.
Le chef le donna dans un rugissement de douloureuse colère.
— Feu de partout sur cette vermine! cria-t-il.
Alors je vis descendre une pyrotechnie nouvelle, que l'ingéniosité des aérotacticiens avait créée depuis la campagne de Londres.
— Feu! Feu! sur cette vermine, cria l'aéramiral.
Des grenades invisibles tombèrent sur la masse des Chinois et sur leurs prisonniers, éclatant au premier choc avec une facilité qui me rappela les petits obus de Jim Keog.
Il sortait de là une pluie de fer dont l'effet ne se fit pas attendre. Frappés de tous côtés les Chinois tombèrent comme des pantins. Leurs chevaux s'effondraient sur eux. Alors une grande panique s'empara de toute leur séquelle. Ceux qui tenaient encore par le collet nos malheureux compagnons lâchaient prise. D'autres tuaient leurs prisonniers d'un coup de pistolet, pour être certains de les avoir massacrés avant de mourir eux-mêmes.
La liberté — une liberté bien relative — était ainsi rendue à ceux des nôtres qui survivaient. Je remarquai l'attitude vaillante du capitaine Billard. Il agitait son bonnet de fourrure comme pour nous remercier. Peut-être aussi demandait-il le coup de grâce. C'était plutôt mon impression.
Un enseigne, qui avait les meilleurs yeux du bord, déclara au contraire que le capitaine nous faisait signe de descendre. Bientôt les autres prisonniers du Donon se joignaient à lui.
Les malheureux espéraient donc nous voir faire cette folle tentative, qui eût consisté à nous offrir aux coups de milliers de Chinois sans arriver à les tirer d'affaire, pour nous faire prendre nous-mêmes et supplicier avec eux! Je ne pouvais admettre cette interprétation de leurs signaux.
— Pauvres amis! s'écriait le contre-aéramiral, pauvres amis! Dire qu'ils espèrent en nous et que nous sommes forcés de les abandonner! A défaut de la logique, le règlement nous y contraindrait. Ne nous ordonne-t-il pas à tous de nous suicider, si nous tombons sur un parti de Chinois supérieur en nombre? Or que pourrions-nous faire pour nos malheureux, une fois morts? Ou il faut descendre avec toute notre énergie, toute notre volonté de les sauver, c'est-à-dire bien vivants, et alors...
Mais le grand chef n'eut pas le temps d'achever son raisonnement. Un flot de cavaliers revenait à la charge, ressaisissait les prisonniers et les emmenait violemment, les uns en croupe, les autres jetés en travers du cou de leurs bêtes.
— Feu! Feu à volonté! commandait à nouveau le contre-aéramiral. Et deux, trois, quatre décharges effroyables de grenades nouvelles s'abattaient sur les escadrons.
Elles tuaient, elles blessaient, elles déchiquetaient par douzaines les soldats chinois. Mais ce n'était plus une troupe maintenant qui emportait au galop nos infortunés camarades vers de terrifiants supplices, c'était une division tout entière. Elle vociférait et tirait sur nous en fuyant vers les masses d'infanterie.
— Il n'y a rien à faire, hélas, dit avec découragement l'aéramiral, rien à faire, messieurs. Envoyons de ces hauteurs à nos infortunés collègues; à leur vaillant équipage nos suprêmes adieux, notre salut fraternel. Frémissons à l'idée du martyre qui les attend chez ces sauvages, et rallions Orenbourg!
Le retour s'effectua dans les conditions déplorables que l'on devine. La tristesse se lisait sur toutes les figures. Bientôt ce fut la nuit.
On arriva au quartier général vers dix heures, les fanaux allumés. L'inquiétude y était déjà grande. On se demandait ce que nous étions devenus.
Les autres aérocars avaient tous rallié leurs postes, au sud du nôtre, sans incidents.
Chaque commandant de corps d'armée avait téléphoné qu'il tenait de leurs officiers d'excellents rapports sur les forces et la marche de l'ennemi.
Plusieurs d'entre eux avaient aperçu des ballons chinois; mais il leur semblait que ceux-ci eussent tout fait pour les éviter. Le général Lamouroux avait décerné les plus chaleureux éloges au télécinémaphotographe.
Divisionnaires et brigadiers convoqués dans son bureau s'étaient extasiés sur les panoramas que nous leur avions transmis de là-haut.
Les envois du Donon les avaient tout autant émerveillés; mais une subite interruption dans les transmissions s'était produite.
Et depuis lors, plus rien. Aucune nouvelle des deux aérocars...
La catastrophe était connue par le téléphone dès notre passage aux avant-postes: aussi trouvions-nous une ville en rumeur lorsque nous franchissions l'Oural pour réintégrer le hangar.
Pauvre hangar! Comme il apparaissait triste, avec ses rares lampes électriques, à présent que les quinze autres demeuraient vides!
Le général Lamouroux était là, ainsi que le général Lamidey et dix autres.
On pense que le récit de nos découvertes, et surtout celui de l'épisode tragique auquel nous venions d'assister consterna tout le monde.
Pigeon courut au journal brosser un article sensationnel qui, le lendemain matin, fit connaître ce qui pouvait être divulgué de notre mission aérienne, en s'étendant avec tristesse sur la chute malencontreuse du Donon.
Les téléphones avaient plus vite encore porté la nouvelle aux quartiers généraux des armées, depuis la Caspienne jusqu'à la baie de Kara, et d'étape en étape à Vienne, à Londres, à Berlin, à Paris, en Amérique.
C'était un de ces faits d'armes où les hommes sont deux fois malheureux, car ils meurent sans utilité, sans avoir pu combattre ni causer à l'ennemi le dommage nécessaire. Et par surcroît on sait que la vie leur sera arrachée par lambeaux, avec les plus atroces raffinements de la cruauté! Mais la guerre est la guerre!
Les nouvelles qui se succédèrent à partir du lendemain matin furent telles, pendant les jours suivants, que cet épisode douloureux du Donon passa vite à l'arrière plan des souvenirs.
Le lendemain 1er février, de véritables flots de dépêches s'abattirent dans nos bureaux du Gostiny Dvor. Celles de l'Etat-major annonçaient le départ des armées au Nord pour les montagnes, où elles allaient prendre leurs positions en vue de l'attaque des troupes chinoises.
Il était, en effet, dans le plan du généralissime, et personne n'en avait douté, de porter en avant ses effectifs combattants et toute leur artillerie dès que les Chinois seraient assez rapprochés pour qu'on pût espérer le contact dans un délai de deux jours.
Ce n'était pas, bien certainement, en deçà de l'Oural qu'il comptait leur livrer les premières batailles, mais au delà de la chaîne, dans le steppe asiatique.
En deçà de l'Oural c'étaient les camps de concentration, d'approvisionnement, la base des opérations. Dès que l'heure était venue de marcher au-devant des Jaunes, les armées alliées devaient quitter leurs quartiers d'hiver, franchir l'Oural-chaîne de montagnes et l'Oural-rivière pour attaquer.
Le général Prialmont connaissait toute la valeur de l'offensive. Il avait recueilli de la bouche de ses collaborateurs, les généraux en chef coalisés, que leur désir unanime était de courir aux Chinois dès qu'on serait à portée, et non point de les attendre. |
Aussi reçut-on à Orenbourg le 2, le 3 et le 4, de Hammer, de Smithson et des autres chefs d'armée les successifs avis de leur départ pour des cols montagneux qu'ils franchissaient dans les meilleures conditions.
Nous n'espérions pas encore le dégel — il n'y faut d'ordinaire compter qu'en avril dans ces pays glacés, — mais le soleil se montrait chaque jour plus chaud; le thermomètre se faisait moins sévère; il atteignait au maximum dix degrés au-dessous de zéro, ce qui nous paraissait d'une douceur toute provençale.
En exécution du plan, les corps français avaient fait comme les autres. Ils s'étaient portés sur la rive gauche de l'Oural et fortement établis à quarante kilomètres du fleuve, suivant les accidents de terrain qu'ils avaient rencontrés.
Pour nos divisions d'Orenbourg c'était chose assez facile que de prendre une position solide, car deux vallées, celles de l'Ilet et de l'Or se sont creusées assez profondément pour donner aux terrains de la région quelques reliefs utilisables.
Mais partout ailleurs c'était le steppe à l'infini, les plaines saturées de neige, sans une ville, sans un village.
Par surcroît les tribus kirghizes chassées par les Chinois commençaient à refluer en grand nombre. Il fallait les contenir et même les évacuer vers les territoires des Turkmènes, où elles ne trouveraient sans doute pas à se reposer en toute tranquillité. Nos corps du Sud passaient leur temps à cette besogne de police.
Je partis d'Orenbourg le 4 avec M. Martin du Bois pour le quartier général nouveau, établi par le général Lamouroux à Iletskaïa Zachtchita, un assemblage de maisons et de constructions industrielles où s'exploitent des gisements de sel gemme.
Les grands chefs s'établirent dans le village; mais pour camper les soldats durent creuser à nouveau des habitations souterraines, où fut transporté, par traîneaux à la centaine, le matériel élémentaire des zemlienkas qui les avaient abrités jusqu'alors.
Il en fut ainsi pour les deux cent mille hommes de l'armée française, et nécessairement pour le million et demi d'autres soldats qui formaient la Muraille blanche.
Pigeon restait à Orenbourg, avec les services de l'arrière, pour y confectionner le journal, dont le succès devenait prodigieux.
Napoléon l'avait quitté en lui empruntant son cheval, non sans lui recommander de préparer avec soin les plus beaux caractères de la collection typographique pour annoncer d'imminentes victoires.
De son voyage aux divers camps français installés naguère encore le long du fleuve, M. Martin rapportait une excellente impression d'ensemble.
Il nous parlait à mots couverts d'une idée qui lui était venue, et qu'il avait grande hâte de voir exécutée promptement.
— Vous m'en direz des nouvelles, faisait-il, mystérieux; car elle est en passe de se réaliser depuis quinze jours déjà. Vous verrez que je pense à tout.
Le moral des troupes était excellent. La supériorité de nos armes donnait, comme il fallait s'y attendre, aux soldats de l'Occident une confiance admirable. Et chacun sait que la confiance en soi-même, à la guerre, c'est déjà la moitié du succès.
On avait surtout foi dans l'artillerie toute neuve, incomparable.
L'état sanitaire était bon.
Partout où M. Martin du Bois avait passé, les affections des voies respiratoires, que les médecins militaires redoutaient sous un climat aussi rigoureux, restaient à peu près nulles.
Peu d'épidémies. Point de fièvres typhoïdes. L'eau de l'Oural, que les troupes n'avaient cessé de boire pendant un mois, présentait à l'analyse des services spéciaux toutes les garanties qu'on pût souhaiter.
Un professeur russe, bactériologiste assez connu dont le laboratoire était à Orenbourg, le Dr Essipof, nous avait même fait, à l'Etat-major, une conférence des plus intéressantes sur la salubrité exceptionnelle des cours d'eaux ouraliens, la climatologie, l'hydrologie locales, questions qui passionnaient plus particulièrement l'opiniâtre savant.
C'était un vieux révolutionnaire que le tsar avait exilé, trente ans plus tôt, à la frontière sibérienne.
Le professeur Essipof était un vieux révolutionnaire... Nous
l'appelions Renan à cause d'une vague ressemblance... (Page 742.)
Avec ses longs cheveux blancs et sa figure rasée il nous rappelait, à la différence près de la taille, Ernest Renan, dont le profil est connu de tous, au point que nous appelions Renan tout court le professeur, d'apparence débonnaire, et bien inoffensif. Il se montrait flatté du sobriquet, au surplus; c'était, avec des yeux de rêveur, bizarres derrière son lorgnon d'or, un homme d'humeur parfois joviale, et spirituel.
Le 6, l'Echo de l'Oural apprenait à tous que le mouvement en avant venait de se parachever sur toute la ligne.
Anglais, Allemands, Autrichiens, Hollandais, Suisses, Turcs, Balkaniques, Scandinaves, tous les Européens amenés à si grande frais à l'Extrème-Orient de la Russie d'Europe depuis le commencement de janvier, étaient à présent campés sous la terre d'Asie, au delà de la barrière naturelle qu'est l'Oural, chaîne de montagnes continuée par son fleuve.
Dix-sept cent mille hommes environ s'essaimaient entre les montagnes et les cours de l'Irtych, que les Russes de Teodoreff et de Gripinsky s'apprêtaient à disputer d'abord aux Chinois.
Il semblait que l'assurance d'être secondés eût décuplé leurs forces.
Le 7 mars au matin, sur un ordre du généralissime, les Russes se portaient au-devant des Chinois qui comptaient aborder en face d'eux le passage de l'Irtych, et engageaient une bataille de belle envergure. Le succès la couronna dès son début.
Ce fut un frémissement chez nous — et il en alla de même au quartier général des autres armées — lorsque le téléphone annonça que deux cent mille Russes, de Tobolsk à Samarovskoïe, tenaient en échec cinq cent mille Chinois.
Le passage de l'Irtych à Samarovskoïe était tentant pour les hordes des trois républiques. C'est là que l'Irtych se réunit à l'Ob pour former l'un des plus larges fleuves du monde.
«Teodoreff, avec une ténacité superbe, ne cesse de mitrailler l'ennemi depuis ce matin, disait une dépêche officielle arrivée à cinq heures du soir: il reste sur une défensive victorieuse et Gripinsky, indiscutablement maître de la rive droite à Tobolsk, refoule dans le steppe tartare tout ce qu'il a de Chinois en face de lui. Les pertes sont sérieuses du côté russe, car les Chinois ont de bons canons, et leur infanterie tire de près sans que le commandement se préoccupe d'épargner ses hommes. Ils sont si nombreux! »
Hélas, la joie des Russes ne devait pas durer!
A peine eut-on le temps d'apprendre que l'artillerie neuve de Teodoreff avait épouvantablement haché des bataillons entiers de Chinois.
Les téléphones sans fil, installés en hâte sur divers points des déserts Ostiak et Tartare nous apprenaient, le 9 au matin, que la belle résistance des deux armées russes ne servirait guère.
Les généraux du tsar auraient ainsi mené vaillamment pour rien, pendant un jour et une nuit, deux batailles simultanées, perdu vingt mille hommes, à ce qu'on disait, et fait fusiller sur leur demande quantité de leurs blessés que les services d'ambulance ne pouvaient emporter assez vite.
Pour aboutir à la même manoeuvre qui les avait tant humiliés en janvier, à la retraite précipitée vers l'Oural cette fois, au milieu des forces anglaises et allemandes, ils auraient remporté chacun une manière de victoire à la Pyrrhus.
Le phénomène s'expliquait, nous dit ce matin-là le général Lamouroux, le plus simplement du monde.
Eussent-ils été tous des héros — je reconnus là une vérité qui m'avait déjà ému par sa simplicité féroce — que les Russes ne pouvaient faire mieux.
En admettant qu'ils eussent tué cent mille Chinois, et ce n'était pas impossible, en quoi la disparition de cent mille Chinois pouvait-elle affaiblir une accumulation d'armées qui se chiffrait par plusieurs millions?
La formule subsistait: quand il n'y en a plus, il y en a encore. Mon article du 1er janvier dans l'An 2.000 se justifiait.
Les rapports des états-majors russes au général Prialmont se ressemblaient par une phrase, toujours la même, qui revenait désespérément:
«Nos troupes n'ont cessé de tuer du monde à l'ennemi, mais les forces considérables dont il dispose n'ont jamais paru diminuer.
«A mesure que des rangs entiers de Chinois étaient fauchés par notre mitraille, il s'en dressait de nouveaux pour les remplacer et s'offrir à nos obus.
«Il en venait du fond de l'horizon, toujours et toujours, au point que nos artilleurs commencèrent à se décourager.
«On eût dit qu'il leur suffisait de balayer cent Jaunes d'un coup pour qu'aussitôt il en apparût deux cents.
«Des masses de troupes nouvelles ne cessèrent d'arriver sur le front de bataille jusqu'à la nuit tombée. »
Les rapports ajoutaient que les aérocars annonçaient un double débordement de Chinois sur les deux ailes de chacune des armées russes.
A mesure que des rangs entiers de Chinois étaient fauchés par notre
mitraille, il s'en dressait de nouveaux pour les remplacer. (Page 744.)
Ainsi Teodoreff, avec son centre sur la rive droite de l'Irtych, à Samarovskoïe, apprenait le 8 au matin que beaucoup plus bas, à Kondinskoïe, des masses chinoises passaient l'Ob et redescendaient vers le Sud pour le prendre à revers, tandis qu'à Demianskoïe, sur son aile droite, d'autres masses en faisaient autant.
Ces multitudes ne pouvaient être dénombrées, disait l'aérotactique russe, car elles obscurcissaient l'horizon, et malgré leurs efforts, les officiers informateurs n'avaient pu en distinguer la profondeur.
Comme les rapports télégraphiques de Gripinsky étaient identiques, il fallait en conclure que déjà l'Irtych et l'Ob gelés avaient livré passage aux envahisseurs sur des étendues considérables.
Non seulement la retraite des deux généraux s'imposait; elle devenait urgente.
Les Chinois pouvaient en effet les gagner de vitesse, atteindre avant eux le milieu de la plaine ouralienne et les entourer.
Le 9 au soir, le mouvement des Russes était dessiné.
Le 10 au matin ils repassaient l'Irtych et se dirigeaient: Teodoreff sur Pelimskoïe, Gripinsky sur Irbit, où ils allaient trouver: ici Hammer, et là Smithson.
Ce fut un coup déplorable pour nos contingents. Je ne pus savoir, à distance, quel effet cette double déroute avait produit sur le moral des autres armées de la Muraille blanche; ce que je constatai ce fut le désappointement de nos officiers et de nos soldats.
Ceux-là, réservés, laissaient leurs yeux attristés parler pour eux.
Ceux-ci, moins soucieux des convenances, exprimaient tout haut leur surprise. Je compris ce jour-là qu'ils n'avaient jamais cru aux masses prodigieuses des Chinois que nous leur avions pourtant annoncées.
Ils voyaient dans les chiffres qu'on leur donnait des exagérations de journalistes, une sorte de bluff destiné à exagérer aux yeux des nations européennes le mal qu'on devrait se donner, sur l'Oural, pour purger le sol européen de ces indiscrets Asiatiques.
La double mésaventure de Teodoreff et ds Gripinsky leur donnait à réfléchir.
La méditation ne put se prolonger longtemps, au surplus, car le 10 mars au matin, le contreaéramiral Bonvin nous apprit que nous allions enfin faire connaissance à notre tour avec les armées chinoises.
Celles-là même que nous avions découvertes au-dessus des steppes de Tourgai s'étaient arrêtées deux ou trois jours pour attendre l'autre flot monstrueux qui montait du Turkestan oriental, par Tachkent.
Trois cent mille Chinois au moins cheminaient, nous disait-il, sur l'Ilet, après avoir suivi tout le cours du Syr-Daria. Ces rivières, qui resteraient gelées un mois encore, suppléaient bien, pour une invasion, aux routes absentes.
Elles étaient devenues, dès que leur orientation le permettait, les routes mêmes, les canaux tout indiqués à l'expansion de la marée jaune. Le 10 au soir, Pigeon, qui était venu nous voir en troïka, nous quittait avec les vaguemestres et quelques malades, rentrant à Orenbourg où l'appelait la confection du journal.
Le 11 au petit jour, on entendait le canon de nos artilleurs à dix kilomètres en avant. C'était le commencement de la fête.
Il faut dire les choses exactement. Ce fut le signal de la joie générale.
On avait beau répéter que les Chinois étaient bien armés, c'étaient toujours, pour nos deux cent mille Français, des Chinois, c'est-à-dire des hommes de guerre inférieurs.
On ne redoutait pas d'eux, à tort ou à raison, les charges furieuses qui eussent inquiété si l'on avait eu affaire à des Japonais, ni l'emploi outrancier d'explosifs qui eût caractérisé la manière d'un ennemi blanc.
On était persuadé de l'infériorité de leur artillerie, de leur fusil, de leur tactique,et de leur bravoure.
En dépit des aptitudes que leurs instructeurs, les Japs, reconnaissaient aux Célestes pour la bataille, après avoir si longtemps déclaré qu'avec le Chinois il n'y avait rien à faire, nos soldats se sentaient autrement armés et préparés que leurs adversaires.
On les disait dix fois supérieurs en nombre? Mais la belle jactance des premiers jours nous était subitement revenue. Dix Chinois ne devaient pas effrayer un Français!
J'avais pris place avec Napoléon dans le cortège des officiers qui devait suivre partout le panel Lamouroux.
On passa en revue les troupes avant de les envoyer au feu.
Les chefs de corps faisaient avec insistance à leurs hommes les recommandations indispensables: Leurs discours se résumaient à peu près comme ceci:
«On souhaite que vous ne soyez pas tués. Si vous l'êtes, vous n'avez plus rien à craindre de la barbarie de ces gens-là. Mais si vous êtes blessés, appelez au plus vite le secours des brancardiers pour qu'on vous évacue sans délai. Si vous voyez que vous allez être abandonnés sur le champ de bataille, par quelque déplorable omission ou par l'effet d'une retraite précipitée, que nous ne devons pas envisager mai: qu'il faut pourtant prévoir, faites-vous sauter la cervelle ou empoisonnez-vous avec les ingrédients divers qui vous ont été remis par le soin du service sanitaire: sachets, gouttes de liquide, pilules. Chacun de nous a dans la pêche de quoi défier la cruauté chinoise en se donnant la mort à la minute où il croit qu'il va être pris. Ne nous laissons ni surprendre ni prendre! Mieux vaut mourir d'une balle dans la tête que d'être emmené par les barbares en captivité, pour servir de jouet macabre à des populations féroces, qui se repaîtraient de nos supplices. Car le Chinois, ne l'oubliez pas, ne fait pas de quartier aux prisonniers! Il les martyrise par des tortures graduées. Vous ne voulez pas qu'on vous mette en croix, n'est-ce pas, ni qu'on découpe en dix mille morceaux la peau de tout votre être, ce qui demande plusieurs jours, le plus possible, naturellement?... Vous ne tenez pas à ce qu'on vous crève les yeux, les joues, les seins, la gorge, les oreilles; à ce qu'on vous coupe le nez, la langue, les paupières; à ce qu'on vous arrache les dents, les cheveux, les ongles, à ce qu'on vous passe des fers rouges sous les bras et les jambes, à ce qu'on vous introduise sous la peau des rats qui chemineront à travers votre corps et mettront trois ou quatre jours à vous dévorer?... »
A cette évocation sinistre, des protestations se faisaient entendre.
Nos ambulanciers sont le dévouement même. (Page 746.)
Non, n'est-ce pas? continuait le chef de corps avec énergie. Eh bien, si vous ne voulez pas souffrir ces tourments, ne vous laissez pas prendre par les Chinois que vous allez combattre. Faites-vous évacuer dès que vous tomberez à terre; et si par malheur nos ambulanciers ne vous emportent pas, ce qui sera bien malgré eux, car ils sont le dévouement même, eh bien, sachez vous tuer de votre main! Vous éviterez ainsi quelque chose de pire que la mort: la torture! Ces misérables Chinois la pratiquent sans pitié sur leurs victimes! »
La marche en avant des armées commença.
L'ordre du généralissime portait un mouvement d'ensemble sur toute la ligne, et autant que possible à la même heure.
On sut plus tard que les opérations avaient été partout marquées par la plus rigoureuse exactitude.
Attentifs désormais à notre objectif particulier, nous n'avions plus le temps de nous occuper de ce qui se passait ailleurs. Au surplus la mise en route de huit corps d'armée, étalés sur un front de deux cent kilomètres, suffirait à nous absorber. Sur l'arrière la téléphonie sans fil; dans le ciel la flottille des aérocars reliaient les généraux divisionnaires au quartier général français, placé à la gauche du vaste dispositif.
A côté de M. Martin du Bois, qui tenait avec une réelle aptitude son rôle de commissaire civil, je regardai pendant deux grandes heures les troupes gagner le front de bataille, à douze kilomètres dans l'Est.
L'artillerie s'était avancée la première, solidement attelée. C'était plaisir de voir l'entrain avec lequel son redoutable effectif emmenait à la bataille près de deux cents pièces de canon. Je ne parle ici que de notre premier corps, et du deuxième, qui l'appuyait au Sud.
Dès dix heures ce fut un indescriptible bombardement au lointain.
L'infanterie, en réserve avec la cavalerie, ne devait donner qu'après un préalable déblaiement.
— Allons, me dit Napoléon. J'ai hâte de voir ce qui se passe là-bas.
Nous mettons nos chevaux au galop, et nous voilà partis, un large ruban rouge au bras, à travers les colonnes de pousse-cailloux qui plongent rudement dans la neige leurs bottes en feutre, dernier présent de l'intendance. Comme ces bottes sont teintées d'une couleur rose, l'effet en est des plus bizarres. On dirait, sous les houppelandes, des jambes en chair qui apparaissent, grosses comme des poteaux.
Tout le monde nous reconnaît. Il n'est pas rare que nous soyons accueillis au passage par des vivats chaleureux. Nous remercions du geste.
— Ave, Cæsar, dis-je mélancoliquement à Napoléon, morituri te salutant!
On échange des mots d'encouragement avec les officiers. La température est idéale: huit ou neuf degrés au-dessous de zéro seulement! Et un soleil superbe.
— Celui d'Austerlitz!
— Bonne chance au 26e!
— Tuez-en beaucoup!
— Faites qu'il n'en reste plus ce soir!
Comme un écho fugitif du boulevard, si lointain, nous entendons une compagnie de mitrailleurs rythmer: A Pé-kin. A Pé-kin!
Le front de bandière s'étend à perte de vue sur notre droite et sur notre gauche, où il va rejoindre par une chaîne de collines — les dernières du massif ouralien — celui des Turcs.
Les Voleurs sont embarrassés. Leur tactique se résumant par un raid de quelques kilomètres hors de la portée de l'ennemi et par un retour offensif sur ses derrières, il est difficile à M. de Réalmont et à ses collègues d'obéir à la théorie.
Il n'y a nulle part un espace libre, ni à droite ni à gauche, et pour les derrières de l'armée chinoise il est impossible de les atteindre. On peut dire qu'il n'y en a pas, tant ils sont éloignés. Les observations faites du Mont-Blanc la veille nous en ont fourni la preuve.
Nous voyons les appareils prendre terre en arrière de l'artillerie et attendre que celle-ci pratique une brèche suffisante dans le mur jaune, car c'est manifestement un mur jaune qui s'avance contre la Muraille blanche. Plus compact, plus difficile à entamer, il semble interminable, hors de proportion avec tout ce qu'on a pu voir jamais, en fait d'armées combattant en ligne.
Nous voici enfin derrière notre artillerie, qui besogne sans merci depuis le matin.
Les claquements des pièces de campagne sont bizarres. Quant aux silencieuses, qui ne sont venues qu'en petit nombre, c'est avec une sorte de crainte respectueuse qu'on s'en approche. On ne sait jamais si elles parlent ou se taisent.
A quelques kilomètres leurs obus nettoient positivement la place. Chaque projectile qui tombe tue des douzaines de Chinois, alors que l'artillerie des Célestes cherche en vain à mettre la nôtre en déroute.
Ses projectiles arrivent à peine, sans force.
Evidemment l'ennemi a du matériel de premier ordre. Les Japonais lui ont fourni ce qu'ils ont trouvé de mieux; mais il ne sait pas en obtenir les effets utiles. C'est comme à une sorte de tir à la cible que s'exercent nos canonniers. S'il en est ainsi partout on peut estimer que les pièces amenées par les contingents européens tuent plusieurs milliers d'hommes toutes les cinq minutes.
Ce carnage me rend songeur, et les phrases déjà surprises au vol, aussi bien que mon leader du 1er janvier reviennent flotter dans ma mémoire.
Comment exterminer tant de monde?
Si défectueux que soit le tir des Jaunes, il abat tout dé même dans nos batteries plus d'un pauvre diable d'artilleur.:
M. Martin du Bois s'est donné pour mission de surveiller tout spécialement l'enlèvement des blessés.
Je constate avec lui que jusqu'à présent ce service fonctionne fort bien.
Les brancardiers sont nombreux; ils forment des sections organisées dont chaque homme épie ceux qui tombent.
De légers appareils pliants en main, ils se précipitent aussitôt, deux par deux, ouvrent leur lit de sangle, y couchent le blessé et l'emmènent en arrière, où des traîneaux de labeur sont disposés pour recevoir jusqu'à sept hommes.
Une bâche les recouvre et six chevaux vigoureux les emportent vers Orenbourg.
Il y a quarante deux kilomètres à faire sur la neige, c'est vrai. ï
Mais le moyen de procéder autrement?
Si tout se passe jusqu'au bout avec cet ordre et cette méthode, nous n'aurons vraiment qu'à dire notre admiration.
Il y a des morts, hélas. Il est vrai qu'ils sont en nombre restreint; mais n'est-ce pas toujours trop?
Eux aussi sont emportés en arrière.
On les enterrera près du fleuve, après vérification de leur identité.
Tandis que le traîneau de secours aux blessés porte le pavillon blanc à la croix rouge, bien inutile au surplus, en face des Chinois, car il ne le défendrait pas contre leur sauvagerie, les chariots sur patins destinés à l'enlèvement des morts ont le pavillon noir.
Trop souvent déjà nous l'avons salué au passage. Mais c'est la guerre! On ne peut la faire sans y perdre des vies. L'angoisse du redoutable problème est là.
Le canon continue à ronfler, car les Chinois reculent et nous avançons.
Notre artillerie a progressé deux fois de cinq cents mètres depuis le matin. Les officiers regrettent bien de ne trouver dans cet incommensurable désert ni une colline, ni un monticule. C'est partout la platitude désespérante.
— Elle donne au tir une monotonie incroyable, nous dit un jeune capitaine en déjeunant avec nous de quelques comprimés. On n'a plus de goût au «travail ». C'est toujours la même distance, le même calcul, la même trajectoire. Et toujours la même surface de chair humaine qui s'offre à nos obus, à ce que disent les monte-en-lair... Il y en a donc jusqu'à Pékin, de ces Chinois?
Les aérocars n'ont en effet cessé de télégraphier des messages agaçants dans leur genre, comme celui-ci, que j'ai retenu entre dix, sous la tente du général en chef:
«C'est une mer que nous avons devant nous, une véritable mer de gens et de bêtes. On n'en voit pas la fin. Des régiments entiers sont fauchés par notre artillerie; personne n'enlève les morts, non plus que les blessés. Comme les Russes l'ont déjà indiqué, ceux qui viennent derrière font un détour ou grimpent par dessus les tas et viennent s'offrir aux nouvelles chutes de mitraille que nous leur envoyons. A l'infini, sur tout le front de bandière, il en va de même. Les aérocars se comportent bien jusqu'ici. Nous en avons aperçu cinq ou six au-dessus de l'armée chinoise; mais dès qu'ils nous ont vus ils se sont empressés de fuir vers l'Est. »
La journée s'acheva comme elle avait commencé, par un déluge de projectiles sortis de nos merveilleuses petites pièces.
Ce fut un massacre qui nous donna la victoire indiscutable.
Toute l'armée française, à la nuit, cessa le feu pour ménager ses munitions.
Elle revint à ses cantonnements souterrains, prête à recommencer le lendemain matin dès le petit jour.
Des sept quartiers généraux français on téléphonait au général Lamouroux. Le succès avait été le même partout.
Du généralissime on reçut aussi un bulletin de victoire catégorique à neuf heures, par les postes de télégraphie sans fil.
«Sur toute la ligne, du Nord au Sud, les armées de l'Europe entière coalisée ont magnifiquement débuté.
«L'artillerie a fait merveille.
«On ne peut évaluer le chiffre des pertes qu'elle a causées à un ennemi qui les masque par un incessant appel à ses réserves; il est indubitablement énorme.
«Le généralissime fait appel au dévouement de tous pour que l'entreprise d'expurgation si bien commencée se continue demain et jours suivants, s'il y a lieu.
«Les artilleurs peuvent tirer sans crainte; le service des réapprovisionnements en munitions fonctionne à souhait sur toutes les voies ferrées. Les trains de projectiles sont signalés partout aux points calculés par les graphiques.
«Les capitales européennes illumineront ce soir. Il faut qu'elles illuminent encore demain, et après-demain, chaque soir jusqu'à la fin de cette colossale bataille.
«Dût-elle durer dix, quinze, et vingt journées, elle libérera enfin l'humanité civilisée. »
La nuit ne fut pas sans alertes. La cavalerie s'était déployée en éventail au-devant des camps français; elle signala plusieurs fois des mouvements inquiétants des troupes jaunes. Mais ce n'étaient, autour de notre corps d'armée, tout au moins, que des tentatives de pillage organisées par les bandits ou Khounghouses, auxiliaires de l'avant-garde ennemie:
Au jour notre corps d'artillerie se reforma pour regagner ses positions de la veille et recommencer le duel avec les pièces chinoises.
En traversant nos masses d'infanterie, nous entendîmes les hommes se désoler de rester ainsi l'arme au pied, comme la veille.
— Il n'y a donc rien à faire pour nous?
— On ne veut donc plus de la reine des batailles?
— C'est donc tout pour les artilleurs, dans ce chien de pays?
Napoléon répondait amicalement:
— Patience, mes amis, votre tour ne peut manquer de venir.
— Il y en aura pour tout le monde, ajoutais-je dans un de ces élans de petite vanité bien excusables que provoque la satisfaction du succès obtenu.
Toute la matinée de ce jour — deuxième de la bataille devant Fetskaïa, 12 mars — nous l'employâmes à examiner le service des réapprovisionnements en munitions.
Le généralissime ne s'était pas trop avancé en disait qu'il fonctionnait admirablement. Et ce n'était pas peu de chose.
Il faut se dire que pour les milliers de pièces, grosses et petites, qui tiraient sans désemparer sur les Chinois derrière l'Oural, des tonnes de fer et de poudre, et de mitraille étaient nécessaires. Il en fallait non seulement pour le jour même, mais pour les jours suivants.
Comme chaque type de pièce avait son projectile spécial, les munitions ne pouvaient arriver que des arsenaux où ce projectile avait été fabriqué.
Chaque mininstre de la guerre envoyait donc, depuis le commencement de janvier, aux armées qu'il entretenait sur la frontière asiatique, des trains spéciaux remplis de munitions spéciales.
La France expédiait par Vienne, l'Allemagne par Berlin, l'Angleterre de même: les gouvernements des autres nations empruntaient l'une ou l'autre voie pour acheminer vers les camps de leurs armées tout ce qu'il était indispensable qu'elles eussent à discrétion pour tuer le plus de Chinois possible.
Il importait, tout naturellement, que les expéditions fussent surveillées non seulement à leur départ, mais encore à leur passage dans les différentes gares internationales.
Chaque ministre de la guerre avait à cet effet délégué des officiers inspecteurs sur les lignes de chemins de fer internationales pour y suivre la marche de leurs trains de munitions.
M. Matin du Bois, qui avait aussi dans ses attributions le contrôle de ces envois, espacés tant qu'on demeurait dans l'expectative, plus fréquents dès qu'on allait se battre et en faire une effrayante consommation, m'expliqua le mécanisme de leurs voyages au long cours, comment sur tous les réseaux, d'un commun accord, on les faisait passer avant les autres trains, même avant les rapides bondés de voyageurs.
On eût pu redouter des encombrements, des erreurs de direction. Point.
Depuis le 15 janvier chaque armée n'avait cessé d'être amplement approvisionnée ainsi, à longue distance de la mère-patrie, et bien peu de retards avaient été signalés, même sur les chemins de fer russes, où l'on eût pu craindre tant de mécomptes.
La grève générale avait cessé après une quinzaine, et tout était rentré dans l'ordre.
Comme le disait le généralissime, l'artillerie pouvait tirer en toute confiance, elle avait des approvisionnements derrière elle.
Pigeon fit ce jour-là même un article qu'il intitula: Du pain sur la planche, dans lequel il engageait, lui aussi, les artilleurs à ne pas ménager leurs obus.
«Ils sont, concluait-il, comme les Chinois. Quand il n'y en a plus, il y en a encore. »
Et, en effet, toute la journée du 12 les canons tirèrent à vitesse folle, sans arrêter, faisant de nouveaux carnages et portant — en ce qui concernait le corps Lamouroux — le gain du terrain à quatre kilomètres.
Le général en chef fut obligé de faire dire aux grands maîtres de l'artillerie de ne plus avancer, pour éviter un trop long trajet à leurs hommes et à leurs chevaux quand il faudrait, le soir, revenir aux cantonnements.
Le côté curieux de cette seconde victoire fut encore le retour au camp souterrain.
La flottille aérienne nous informa d'un fait qui mit des «fourmis aux jambes » de nos fantassins.
Au Nord de notre dispositif, les Turcs avaient fait donner leur infanterie, qui fusillait à son tour les Chinois avec une belle ténacité, à deux mille mètres.
Les Turcs avaient fait donner leur infanterie. (Page 750.)
— Cela veut dire, remarqua Napoléon très justement, que les Turcs n'ont plus de munitions pour leur artillerie. Un peu de désordre dans leur train militaire ne saurait nous étonner; nous sommes habitués avec eux aux fantaisies de l'administration civile. C'est Turc et Turc.
Informations prises, c'était bien cela. Le général ottoman, Mehemet-Ali-Fehmi, faisait savoir à quatre heures du soir au généralissime qu'il avait épuisé ses obus et ne pouvait plus se servir du canon tant que des réapprovisionnements ne lui seraient pas parvenus par les traîneaux de charge, qui les recevaient en gare de Tcheliabinsk.
«Mais, ajoutait-il avec une belle assurance, qu'à cela ne tienne! Mes fantassins sauront faire patienter les Chinois. J'ai des cartouches pour une semaine. »
Cet incident fit le soir l'objet des commentaires d'un chacun, comme on pense, à notre quartier général. Ils se compliqua d'une dépêche singulière envoyée par le généralissime, comme la veille, pour mettre au point les résultats de la journée:
«La victoire du 12 mars s'ajoute à celle du 11. Encore un jour ou deux d'efforts et l'ennemi ne pourra plus, vraisemblablement, bénéficier de la force d'inertie qu'il nous oppose.
«Nous estimons lui avoir tué trois cent mille hommes depuis quarante-huit heures.
«Si nombreuses que soient ses réserves il ne saurait s'accommoder de semblables hécatombes. La journée de demain verra, nous l'espérons, s'accentuer un recul que nous devons changer en déroute.
«Par suite de retards dont la cause n'est pas encore connue, le corps turc, le suédois et une partie de l'armée anglaise n'ont pas reçu aujourd'hui les munitions attendues pour leur artillerie.
«Le généralissime appelle sur ce point capital des réapprovisionnements en munitions toute l'attention de messieurs les commandants d'armées.
«La consommation est devenue nécessairement formidable. A eux de veiller à ce que leurs parcs soient toujours pourvus. Je les prie de ne signaler les moindres retards dans l'arrivée des trains d'Europe ou des convois qui desservent ces trains dans les steppes éloignés des voies ferrées. »
Un mouvement inusité se faisait dans le camp.
Je quittai M. Martin du Bois, qui se trouvait fatigué, en proie à une crise violente de sommeil, pour courir chez le général Lamidey. Il sortait l'un des derniers, du conseil de guerre tenu chez le «père » Lamouroux.
— Qu'y a-t-il donc, général? lui demandai-je à voix basse, sous la neige qui recommençait à tomber après deux jours d'accalmie. Auriez-vous de mauvaises nouvelles? Vous paraissez songeur.
— Ma foi, pour tout vous dire, je trouve que les nouvelles ne sont pas fameuses. Si demain matin un convoi de munitions n'arrive pas d'Orenbourg à nos artilleurs, nous serons comme les Turcs. A midi notre corps d'armée n'aura plus un obus, plus rien, rien, rien.
On en a usé tant et plus. On a tué, écrabouillé du Chinois sans merci. Mais voilà qu'il y a du retard dans les trains... L'encombrement sans doute. Et les projectiles sont en panne quelque part.
— Au moins ce cas est-il isolé? Il n'est pas celui de nos autres corps d'armée?
— Eh! si, précisément! Il est celui de nos autres corps d'armée. C'est pourquoi le général en chef nous a convoqués et consultés tout à l'heure. Sur tout le front de l'armée française les projectiles de l'artillerie vont manquer bientôt.
— Diable! Et l'on ne sait pas à quoi attribuer ce retard des trains?
— On suppose que c'est l'encombrement des voies. On suppose...
Un colonel passait — celui du 26e. Nous nous connaissions. Il pouvait parler devant moi; il parla.
— C'est inexplicable, mon général, dit-il. Je sors derrière vous de chez le général en chef; il a un télégramme du généralissime qui lui annonce une autre histoire du même genre. Les Allemands font savoir que leurs convois ne sont pas arrivés plus que les nôtres. Ils n'auront plus de munitions demain pour leur artillerie.
— Conclusion?
— Conclusion: c'est nous qui allons enfin faire valoir nos talents. Vive la ligne! Nous marchons les premiers demain matin et nous tapons dans le tas, toute la journée s'il le faut. Mais voyez comme la guerre devient bizarre à présent. A force de consommer de la mitraille, les pièces de canon, pour peu qu'un incident fâcheux, comme celui-ci, se produise, sont obligées de fermer leur bec... Et c'est un atout dans le jeu d'une armée que le canon moderne! Vous l'avez vu depuis deux jours.
— Mais quel peut être l'incident fâcheux qui a ainsi retardé les convois de toutes les armées? Car il paraît évident que rien n'arrive plus nulle part?
— Voilà ce qu'on se demande! On ne peut tarder à le savoir.
En attendant qu'on eût sur ces étranges retards des données certaines, la bataille s'ouvrit, le troisième jour, par une vigoureuse offensive de l'infanterie.
On disposa les pièces de canon de telle sorte qu'il leur fût possible de tirer en même temps; mais par une réserve qui ne laissa pas, sans doute, d'étonner les Chinois, les canons se turent toute la matinée.
Après midi, les chiffres de leur réserve en munitions ayant paru raisonnables, ils envoyèrent quelques obus à l'ennemi; puis, par prudence s'abstinrent à nouveau.
Les dépêches du quartier général annonçaient que nulle part, sur toute l'étendue de la Muraille blanche, les canons n'avaient parlé depuis le matin!
Partout, au contraire, c'était l'infanterie qui s'était avancée.
Et partout elle avait admirablement fusillé des milliers de Chinois.
Ceux-ci, moins braves au feu que les Européens, la chose ne faisait aucun doute, n'avaient cessé de reculer depuis le commencement de l'action.
Nos dragons les piquaient sans merci à coups de lance. (Page 751.)
Çà et là des généraux blancs employaient déjà leur cavalerie pour parachever le travail des fantassins. Les Chinois ne cherchaient même plus à résister. En face de nous leurs masses s'étaient désagrégées vers deux heures, et nos dragons, armés de fortes lances, piquaient déjà sans merci les fuyards épouvantés lorsque l'ordre le plus décevant fut donné.
Il fallait battre en retraite.
En retraite! Alors que nos fusils, renouvelant les prouesses des canons, couchaient sur la neige des milliers de Chinois sans que nous perdissions trop de monde!
C'était, à coup sûr, le résultat d'une erreur?
On trouva bientôt dans les rangs un prétexte raisonnable.
La cavalerie nous avait entraînés trop loin du camp.
Il fallait le rallier à tout prix avant la nuit.
Voilà pourquoi, dès cinq heures, les clairons et trompettes sonnaient partout la retraite de l'armée française.
J'étais seul, à ce moment-là, au milieu d'un groupe d'officiers d'état-major que cette manoeuvre désolait, aussi bien que les autres.
M. Martin du Bois, impatient de savoir, avait déjà rejoint le quartier général pour s'informer à la source officielle.
Qu'y avait-il donc de nouveau? Les officiers me l'apprirent.
— Vers la fin de cette troisième journée de bataille, au cours de laquelle l'infanterie s'était si nettement affirmée en rudoyant les Chinois à l'égal de sa bruyante soeur, un télégramme du généralissime venait de révéler la raison pour laquelle les trains de munitions n'arrivaient plus nulle part.
A cet instant, j'eus un pressentiment de la vérité. Ce n'était point l'encombrement de voies ferrées. C'était bien pire. Les Poscarié!
J'avais deviné juste. Oui, les Poscarié, don't on croyait le soulèvement apaisé, mâté, fini, s'étaient soudainement réveillés par toute la Russie, au cri de leurs ordinaires meneurs: Revoloutsia y Konstitoutsia!
A l'instigation du comité central installé à Moscou, ils avaient décidé de signifier une fois de plus leurs revendications au pouvoir autocratique.
Et pour les appuyer par des actes d'intimidation, devant lesquels il faudrait bien capituler, pensaient-ils, le mot d'ordre avait été lancé par toute la Russie d'arrêter encore une fois, le même jour, à la même heure, le trafic des chemins de fer.
En vain quelques révolutionnaires moins farouches leur avaient-ils objecté que précisément à cette heure les chemins de fer russes transportaient à pied d'oeuvre les matériaux les plus utiles à la Muraille blanche, des millions de projectiles destinés aux artilleries des nations coalisées contre l'ennemi commun: le Chinois, les affiliés n'avaient rien voulu entendre. Avec une discipline sauvage, ils s'étaient distribué l'abominable besogne.
Et le 12 mars à midi, les grandes lignes d'accès avaient été coupées en pays russe sur cinq ou six points. Avec un raffinement de cynisme antipatriotique les Poscarié s'étaient livrés à de véritables travaux de destruction.
Ici sur trois et quatre verstes, là sur cinq ou six, l'enlèvement des rails s'était effectué avec une prestesse incroyable. Quand cette opération ne leur avait pas paru efficace, ils s'étaient mis en mesure de faire sauter des ponts. C'était encore plus sûr.
Autour de Minsk, de Smolensk, de Tver, d'Orel, de Samara, d'Odessa, partout où pouvaient passer les trains de munitions pour gagner la région ouralienne, les chemins de fer étaient ainsi désorganisés pour quelque temps. Cent convois de munitions signalés partout restaient immobilisés sur les réseaux russes.
Les ›Poscarié‹ ont partout coupé les voies
ferrées et fait sauter les ponts. (Page 752.)
— Alors le généralissime? fis-je un peu inquiet.
— Alors le généralissime se méfie, répondit l'un des officiers. Il se méfie, et l'on ne peut pas lui donner tort, d'un épuisement rapide des cartouches de l'infanterie. Nous n'avons déjà plus rien, rien du tout à mettre dans les canons. S'il ne nous restait plus de cartouches pour les fusils, la situation deviendrait inquiétante. Voilà pourquoi nous battons en retraite. Heureusement qu'il fait nuit: les Chinois ne s'en apercevront pas, mais demain matin?... Que fera-t-on demain matin? C'est le secret du commandement suprême...
Napoléon arrivait à toute bride. Il mit son cheval au pas des nôtres, confirma ce que venait de me raconter l'officier, et ajouta ces détails, tout nouveaux puisqu'il les tenait du général en chef à l'instant même:
— On va cantonner dans les zemlienkas cette nuit encore; mais demain, au petit jour, départ pour l'Ouest en ordre de retraite, les blessés et le matériel en avant, l'infanterie à l'arrière, pour protéger le mouvement. C'est dur, tout de même, de battre en retraite lorsqu'on est victorieux!
Une interruption me brûlait les lèvres; je n'osais la laisser partir, mais elle m'échappa si vite!
— Est-on bien sûr que nous soyons victorieux?
Comme personne du groupe ne me répondit, je conclus par la négative.
Peut-on se dire, se croire victorieux lorsqu'on n'a plus de munitions pour se battre, surtout lorsqu'on est dans l'impossibilité d'évaluer les forces de l'ennemi?
M. Martin du Bois me confia que le général, Lamouroux jugeait la situation très grave.
— Il n'est pas utile de savoir tout ce qu'il sait, fis-je, pour partager son avis. Moi aussi je crois que la situation est grave, excessivement...
A peine avais-je prononcé ces mots qu'une grande rumeur courait à travers les rangs de l'infanterie, derrière nous. Bientôt il y eut des coups de feu isolés, puis des salves émouvantes dans la nuit. Nous approchions du camp souterrain, pourtant, et nos Chinois de la journée ne nous poursuivaient pas.
Etait-ce contre quelques pillards que arrière-garde se battait?
Car on se battait ferme, à l'arrière-garde.
En cinq minutes les fusils de douze ou quinze mille hommes se mirent à cracher. Au milieu du désordre des choses, du chaos inévitable en une pareille obscurité, les officiers d'état-major galopaient sur la neige, se rencontraient, s'interpellaient pour rectifier leur direction, cherchaient les généraux dans la nuit,
Le mieux que nous eussions à faire avec Napoléon, c'était encore de nous diriger vers l'arrière, où les feux de salve se multipliaient de plus en plus rapidement.
Le Mont-Blanc descendit tout à coup des nuages chargés de neige; il venait naviguer à dix mètres au-dessus de nos têtes pour nous envoyer un messager.
Armé du parachute allemand dont nos monte-en-l'air étaient pourvus depuis la leçon reçue à Londres, l'un des officiers du bord descendit juste devant nos chevaux.
C'était M. de Malestroit, un Breton que j'avais apprécié lors de la perte du Donon.
— Le général Lamouroux, je vous prie, messieurs?
— En trois minutes on va vous conduire à lui, répondis-je. Mais pour notre peine, lieutenant, donnez-nous vite des nouvelles, s'il n'y a pas d'indiscrétion!
— Aucune! Il est même urgent que vous soyez à quelques-uns, messieurs, informés de mon message. Je suis chargé de vous dire que l'exploration à laquelle nous venons de nous livrer dans le Nord, vers les corps turcs, nous a révélé une fâcheuse posture de nos voisins. Ils sont tournés par quarante mille Chinois qui les attaquent ferme à l'arme blanche depuis six heures du soir. Malheureusement, vous le voyez, le même sort nous était réservé. Tandis que nous faisions cette constatation, à trente kilomètres d'ici, une autre fourmilière sortie de celle que nous avons combattue toute la journée se jetait sur votre droite. C'est elle qui s'engage très fort là-bas. Nous avons à peu près relevé sa dimension. Elle occupe, en marche, six kilomètres sur quatre. Voyez ce que cela représente en hommes.
— Cinquante mille? risquai-je.
— C'est mon chiffre. C'est celui que l'aéramiral Bonvin m'a chargé de porter au général Lamouroux.
A peine si nous avions indiqué à M. de Malestroit le groupe au milieu duquel se tenait le général, éclairé par une maigre apparition de la lune, que la fusillade redoublait d'intensité.
Evidemment tout notre corps d'armée en retraite était aux prises avec les Chinois.
— Pensez donc, fit Napoléon. S'ils sont cinquante mille, c'est exactement deux contre un.
— Et contre un qui n'a peut-être plus beaucoup de cartouches dans sa giberne, ripostai-je.
Je ne me doutais guère que ma supposition fût déjà devenue la vérité. Le feu, de notre côté, cessa subitement, tandis que celui des Chinois redoublait.
Partout le même mot décourageant circula:
— Il n'y a plus de cartouches!
Plus de cartouches?
On se regarda.
L'arme blanche nous restait, sans doute, et de tous temps elle a été maniée supérieurement par les soldats français.
Mais dans quelle posture désavantagée nous trouvions-nous!
Sans munitions devant des troupes fraîches, qui en étaient abondamment pourvues!
Les clairons se mirent à sonner la charge, au lointain...
Dans la nuit, sur cette neige, au milieu de ce désordre que le passage des blessés augmentait encore, c'était sinistre.
Si près que fussent nos zemlienkas, on pouvait leur dire adieu.
Nous étions sûrs à présent de passer la nuit dehors. Et quelle nuit!
Comment s'achèverait-elle!
Les clairons se mirent à sonner la charge dans la nuit. A dé-
faut de cartouches il nous restait l'arme blanche. (Page 755.)
En plein jour la bataille est une chose affreuse: La nuit en triple l'horreur.
Sous les rayons de cette lune que venaient à chaque instant masquer les nuages, nous apercevions vaguement autre chose que des engagements d'arrière-garde.
L'action devenait générale. Nous étions entourés par des masses d'infanterie qui sortaient on ne savait d'où.
C'était folie que d'espérer endiguer de pareilles multitudes.
Tant que nous avions eu des projectiles à leur envoyer par salves, l'avantage nous était resté. Mais à présent que l'imprévu s'était accompli!...
A présent que de ces pièces amenées à grands frais de l'Europe occidentale aucun obus, aucun shrapnell ne pouvait sortir; à présent qu'une disette semblable apparaissait inévitable, dans les rangs de notre infanterie; à présent qu'il ne nous restait plus en perspective que le combat classique à l'arme blanche, lances contre lances, baïonnettes contre coupe-coupes, une impressionnante déduction s'imposait à nos esprits. Sans arrêt, de tous les points de l'horizon il sortait des Chinois.
Ceux que nous avions refoulés pendant la journée s'étaient joints à ceux qui venaient de nous prendre en écharpe sur la droite. De sorte que nous pouvions estimer à huit ou dix le nombre des Célestes qu'un Français de notre 1er corps devrait combattre, cette nuit-là, et le lendemain sans aucun doute, en faisant toujours retraite, avec la certitude de n'avoir guère de munitions pour les fusils et plus du tout pour les canons.
Les choses tournaient au tragique.
— Nous sommes fichus! mâchonna entre ses dents M. Martin du Bois.
— Je n'osais pas le dire, confirmai-je. Mais c'est mon opinion.
— Allons, mon cher ami, tâchons de vendre notre peau très cher à ces bandits. Si la destinée veut qu'ils nous harcèlent jusqu'à complet épuisement, nous allons succomber, c'est clair.
Nous reprîmes notre marche dans la direction de l'arrière. Toute l'armée opérait ce mouvement protecteur destiné à faire tête sur les points où nous étions attaqués.
Les salves continuaient et couchaient des rangées entières de Chinois dans la neige.
Les ordres du général se firent pressants. Il fallait pourtant reprendre la marche vers Orenbourg, tout en livrant des combats à l'arrière et sur les flancs. C'était d'une inquiétante difficulté, surtout avec un ennemi dont les contingents pressés menaçaient à chaque instant de nous déborder.
Les mitrailleurs, encore pourvus de munitions, balayaient devant nous la neige avec une régularité superbe.
Tout à coup nous entendîmes les Chinois pousser des hurlements de terreur.
Une offensive combinée des aérocars et des Voleurs, grâce à la nuit, les avait surpris sur le flanc droit, à leur tour.
Puisque l'aéramiral Bonvin connaissait la profondeur de cette armée supplémentaire, il lui était possible, ainsi qu'à M. de Réalmont, de l'envelopper, à la faveur de l'obscurité, et de lâcher sur elle, à point nommé, des grenades en cascades crépitantes.
La manoeuvre nous sauva.
Inquiet pour la sécurité de son armée, le général chinois se préparait déjà, cela se voyait, à rétrograder ou à suspendre la poursuite dès qu'une pluie de fer et de feu s'était mise à descendre des nuées.
Les ballons et les aviateurs, aussi invisibles les uns que les autres, car la lune venait de disparaître, se livraient en ordre dispersé à une telle débauche de grenades et de mitraille que les soldats chinois se mirent à pousser des cris terrifiés et à fuir de toutes leurs jambes.
Nous entendîmes les Chinois pousser des hurlements de terreur. (Page 756.)
Les artilleurs d'en haut virèrent de bord pour les accompagner une bonne demi-heure, avec une audace qui pouvait leur coûter cher.
— Les braves gens! dit M. Martin du Bois émerveillé.
Grâce à leur intelligente initiative, nous étions débarrassés de la cohue qui nous poursuivait.
On respira.
La retraite s'accomplit alors sans précipitation jusqu'au jour, et sans nouvelles alertes.
Vers sept heures du matin nous étions à vingt verstes d'Orenbourg. Il nous restait à faire une bonne journée de marche. Pourvu qu'elle s'accomplît sans encombre!
Napoléon fit sa visite quotidienne au général en chef.
On était sans nouvelles des autres corps. Les aérocars qui nous escortaient furent invités à s'inquiéter de leurs mouvements.
Vers dix heures ils signalèrent que de là-haut on apercevait toute l'armée française en retraite dans le steppe, sans tirer un coup de fusil, et pour cause.
La cavalerie, à présent, fermait la marche de notre corps d'armée; et ce n'était pas pour elle une promenade d'agrément. Sur toute notre ligne d'arrière des nuées de cavaliers chinois s'étaient montrés dès midi pour nous harceler.
La neige recommençait à tomber, épaisse comme aux plus mauvais jours de janvier, et le vent d'Est s'était levé, qui nous chassait avec elle, lamentablement.
— La voilà bien, notre retraite de Russie! maugréait Napoléon.
Et les collets de nos pelisses relevés, nous avancions au pas, comme tout le monde, moins éprouvés sur nos chevaux que les braves pioupious, dont les bottes plongeaient l'une après l'autre dans la neige fraîchement entassée.
Incapables de nous rejoindre avec des canons maintenant qu'ils avaient perdu le contact, les Chinois nous envoyaient des milliers de combattants à cheval, qui harcelaient nos dernières files et nous tuaient trop de monde.
Dans l'impossibilité où l'on était de ramasser les morts, il fallait bien les abandonner. Cette déplorable nécessité nous fendait le coeur.
— La voilà bien notre retraite de Russie! (Page 756.)
Bientôt, hélas, ce fut pire.
D'une enquête rapide faite aux derniers rangs, il résulta pour nous que l'on abandonnait aussi les blessés.
— Que voulez-vous que je fasse? objectait le général Lamouroux au commissaire général, civil, tout chagrin de ces constatations. J'ai la responsabilité des vingt-deux ou vingt-trois mille hommes que je ramène à Orenbourg. Faut-il que je compromette le salut de la masse pour risquer de sauver quelques individus? Je ne le peux pas. Nous sommes obligés d'aller vite, avant tout. Si nous nous attardons, qui nous dit que nous ne donnerons pas à ces myriades de Chinois le temps de nous devancer, d'arriver sur l'Oural avant nous? Et alors?...
— Vous êtes devin, général, m'écriai-je en montrant au loin, entre l'Oural et nous, à dix kilomètres de l'Oural peut-être, et à la même distance de notre avant-garde, une quantité de points noirs qui remuaient sur la neige,
Le grand chef regarda longuement cette apparition sinistre. Plus de doute, la cavalerie chinoise nous avait devancés, comme il l'appréhendait. Par un raid de quelques heures elle coupait à présent notre route,
Nous avions des milliers de cavaliers derrière, depuis deux heures. Nous en pouvions apercevoir désormais des milliers devant.
— Ça y est, grogna le vieux brave. Il vont nous attaquer en tête et en queue. Il savent que nous n'avons plus de munitions. Vous pensez bien que c'est encore un coup des Japs, cette affaire-là, et que les Poscarié n'agissent que d'après leurs ordres. Va donc pour l'arme blanche! Mais ils ont encore des cartouches, eux, pour leurs carabines de cavaliers, et nous n'en avons plus!
Un geste de désespoir, un froncement dur des sourcils; ce fut tout ce que le «père » Lamouroux laissa voir de son découragement.
Suivi de son état-major il se porta vite à l'avant-garde pour y prendre les dispositions que comportait la situation nouvelle.
A perte de vue la cavalerie chinoise se répandait sur la neige, devant nous, pour s'opposer à notre marche. Dressé sur mes étriers, Je collais aux verres de la jumelle mes yeux interrogateurs. Le grand patron faisait de même.
D'un commun accord, après avoir consulté le général Lamidey qui revenait du front, nous fixâmes à dix mille le chiffre des lanciers chinois qui se massaient en vitesse à l'horizon, barrant la neige toute blanche d'un énorme linéament noir.
Derrière, plus rien!
— Heureusement! fis-je en poussant un soupir: sans quoi nous étions bien arrangés!
— Ne croyez pas toutefois, messieurs, jeta le général. Lamidey en rejoignant la brigade, que nous ayons partie gagnée. Il faut traverser ça, voilà le problème. Et ça, c'est-à-dire dix mille lances, fussent-elles chinoises, c'est quelque chose de fort difficile, fussions-nous trois fois plus nombreux. Ne pas oublier que nous n'avons plus de cartouches, ni d'obus, et que ces malandrins en ont tant qu'il leur en faut pour nous canarder à distance, avant que nous arrivions sur eux le fer en main!
Les ordres se succédèrent, brefs, impérieux, pour une halte de cinq minutes.
On fit des mouvements pour placer au milieu d'un carré parfait les traîneaux d'ambulance destinés à recevoir les blessés que cette nouvelle bataille allait faire.
Il fallait craindre qu'ils fussent nombreux!
Paternellement d'abord, puis avec l'accent du dévouement sincère à la patrie, les officiers haranguèrent à nouveau les hommes, rappelèrent les prescriptions relatives au suicide, préventif des tourments abominables que les Chinois réservent à leurs prisonniers.
Alors, dans un frémissement de colère, de rage, d'amour-propre humilié, tout le corps d'armée s'ébranla, les clairons et les trompettes sonnant la charge, pour enfoncer à la baïonnette le rideau des cavaliers chinois et gagner Orenbourg en leur tuant le plus de monde possible.
Ce fut un spectacle grandiose, si beau que j'en oubliais pour un instant, et le commissaire général aussi, l'imminence du danger.
Les colonnes d'infanterie s'avançaient au pas de charge.
Les escadrons les flanquaient au galop.
A cent mètres de nos premiers rangs les cohues chinoises restèrent d'abord immobiles, pour nous envoyer une première salve.
Elle crépita sur nos têtes avec une terrifiante musique.
Chaque lancier vida son magasin, et par douzaines nous vîmes nos pauvres fantassins tomber, en avant, en arrière, battre l'air de leurs mains que lâchaient les fusils. Le désordre commença, inévitable, avec l'opération de la mise en traîneau des blessés.
— Les blessés seulement! criaient à tue-tête les chirurgiens en courant de l'un à l'autre.
Et rien n'était pitoyable comme cette recommandation féroce criée aux brancardiers.
Ayant tiré, les Chinois se lancèrent eux aussi en avant, comme s'ils eussent voulu que le choc des deux races fût symbolisé là, par cet épisode de la formidable lutte qui ensanglantait à la même heure douze cents kilomètres de plaine.
Il leur déplaisait d'être attaqués. Eux aussi prenaient l'offensive et, les coupe-coupes levés, se ruaient sur nos premières lignes.
Ce fut une épouvantable mêlée.
Que de cris! Et quels cris!
A la distance où nous étions du front, presque au centre, on entendait comme le fracas d'une mer en furie, avec des hurlements de douleur et de bravade qui nous déchiraient le coeur.
La caractéristique de ce combat, pour nous, c'était le corps à corps. Nous n'en avions jamais vu.
Nés en plein épanouissement des tirs à longue portée, familiarisés avec les poudres violentes, avec explosifs les plus terribles, avec la tuerie à distance, nous l'étions, nous pouvions dire que nous l'étions après six mois de guerre infernale.
Mais jamais l'un de nous, ni l'un quelconque des officiers qui commandaient là, n'avait vu trente mille hommes se jeter les uns sur les autres dans un formidable corps à corps, se frapper à tour de bras, le glaive en main, s'enfoncer dans le corps des lames de sabre, des lances, des baïonnettes et des piques, avec la sauvage fureur des guerriers d'autrefois.
Il nous semblait que nous fussions revenus au temps des Mèdes et des Perses, des Romains et des Carthaginois, des Goths et des Sarrazins.
Nos braves troupes besognaient ferme, tailladant et pointant à tour de bras, dans le tas.
Les Chinois ne se montraient pas moins acharnés.
Enfin je les voyais donc en face! Et par une ironie cruelle c'était nous qui venions de l'Asie, tandis qu'eux tournaient le dos à l'Europe, et nous empêchaient d'y rentrer!
Avec nos lorgnettes nous les apercevions très distinctement.
Engoncée dans la peau de bête, coiffée du bonnet fourré, leur silhouette ne se différenciait plus à présent de celle des hommes blancs qu'ils combattaient.
On ne voyait guère à distance qu'un tableau sinistre, renouvelé d'autres tableaux: des êtres appartenant au même chaînon de la chaîne, des êtres humains qui s'égorgeaient abominablement.
En d'autres instants j'eusse entamé volontiers avec Napoléon quelque dialogue philosophique sur un thème aussi suggestif. Mais nous avions d'autres sujets de préoccupation!
La neige ne tombait plus. On y voyait autour de soi.
Incontestablement l'avantage nous restait.
Nos colonnes avançaient. Lentement, mais elles avançaient et les lignes de l'ennemi, trouées par places, se reformaient au lointain sans régularité.
— Que nous sortions de là, dit Martin du Bois nerveux, la lorgnette braquée sur l'horizon dix fois par minute, et nous pourrons nous vanter de l'avoir échappé belle!
Le général Lamouroux, au milieu de son état-major, ne cessait d'encourager les colonels.
Il leur dépêchait des estafettes, avec des paroles de félicitations chaque fois que le Mont-Blanc lui signalait d'en haut un avantage partiel sur tel ou tel point du front. |
Nous n'en déplorions pas moins plusieurs catastrophes: deux appareils de nos voleurs s'étaient détraqués, brisés au-dessus des escadrons jaunes.
— Quelle mort, mon pauvre ami, me dit alors Napoléon en faisant un geste de découragement, quelle triste mort! Coupés en morceaux, mutilés par ces sauvages!
En revanche les autres voleurs jetaient ferme sur les derrières de la cavalerie chinoise ce qui leur restait de mitraille.
Puis ils filèrent vers Orenbourg avec les ordres du général en chef.
Si peu qu'il restât de troupes dans la ville, un lieutenant-colonel les rallierait et viendrait tenter une diversion, enfermer les Chinois à leur tour. Le concours de l'ataman et de ses cosaques ne serait pas inutile, bien qu'il fût imprudent de dégarnir une grande ville comme celle-là de sa cavalerie indigène, toujours nécessaire au maintien de l'ordre dans les rues.
A quatre heures, nos troupes, à force de ténacité, d'énergie, d'héroïsme, ont parachevé la trouée qui va nous permettre de passer au travers du rideau.
Les Chinois sont en déroute et une double feinte au Nord et au Sud nous indique qu'ils cherchent à s'échapper, lorsque tout à coup se reproduit la triste scène qui à tout compromis plusieurs fois déjà chez les Russes, chez nous-mêmes, et pour mieux dire sur la longueur de la Muraille blanche.
De tous côtés apparaissent des bandes nouvelles de cavaliers. Il en sort de notre droite, de notre gauche. Elles se multiplient avec la vitesse des oiseaux carnassiers.
On aperçoit d'abord cent hommes; puis il y en a mille.
C'est toujours la même vérité qui s'affirme: on en tuera tant qu'on pourra, il en restera toujours, il en surgira de partout pour nous cerner, nous harceler, nous accabler sous le nombre.
Cette fois il faut avancer vite, car les minutes deviennent inappréciables.
Le général donne l'ordre de marcher dans la direction d'Orenbourg, sans s'occuper désormais des blessés! C'est un horrible arrêt de mort collective, mais le raisonnement que faisait quelques heures plus tôt le général Lamouroux conserve sa valeur.
Notre position est devenue plus critique que jamais. Cinq kilomètres nous séparent de l'Oural; il s'agit de les franchir sans être coupés.
Y parviendrons-nous?
Sur la gauche, où je me suis transporté avec le patron, une fourmilière encore se révèle et s'étend, et nous menace, et commence à nous canarder sans que nous ayons une seule cartouche pour lui répondre.
Notre artillerie est devant nous, qui roule tant bien que mal, muette, impuissante; c'est navrant. Les conducteurs font des prodiges pour la déhaler des ornières de neige où elle enfonce à chaque instant.
Autour de nous les morts et les blessés commencent à tomber nombreux, car les balles des Chinois qui ont surgi sur notre flanc gauche sont maintenant innombrables.
On avance toujours, sans se détourner pour un pauvre diable qui s'effondre avec son fusil, mort ou seulement blessé. Les scènes d'horreur commencent.
J'aperçois du coin de l'oeil un caporal qui s'arrête quelques secondes auprès de son sergent frappé à la nuque. L'épaisseur des vêtements d'hiver a plus d'une fois servi de cuirasse à nos soldats, et c'est grâce à leur emploi que nous avons eu, depuis le premier jour, un pourcentage de morts assez atténué.
Mais dès que les balles frappent des parties nues, c'est fini: ou l'on est tué, ou il faut se tuer. Le sergent cherche sa petite bouteille; il n'a plus la force de la trouver.
Il saisit son caporal par le bras et lui adresse une prière.
En détournant la tête de l'autre, qui n'a plus de cartouches pour envoyer le coup de grâce qu'on lui demande, a plongé sa baïonnette dans le cou du sergent. C'est ignoble et tragique.
Napoléon a vu la scène mieux que moi encore. Elle s'est passée à deux pas de lui.
— Promettez-moi, me dit-il, d'agir avec moi comme ce caporal vient de faire avec son sergent, si le malheur veut que je sois incapable de boire ceci...
Il me montrait un flacon semblable au mien.
— Je vous le promets.
— Jurez-le!
C'était autre chose. Mais devant la gravité du moment je répondis à haute voix:
— Je vous le jure. Alors faites-moi le même serment, patron!
Je n'eus pas le temps d'en dire davantage.
Une volée de mitraille nous tombait sur la tête, envoyée de la terre ou du ciel.
Je ne vis plus rien, que mon flacon fracassé par quelque éclat d'obus infinitésimal, et mon malheureux directeur qui, les deux mains grandes ouvertes, ayant tout lâché d'un coup, vidait les étriers et tombait la face contre terre, sous son cheval percé de projectiles.
— Ne vous arrêtez pas! me criaient les fantassins qui continuaient à serrer les rangs, toujours marchant au pas accéléré vers le salut possible, sans se retourner. Ne vous arrêtez pas!
Ne pas m'arrêter! Abandonner un homme comme celui-là! Mon directeur, et quel! Laisser se débattre dans la neige, sans secours, le commissaire général civil de la République aux armées d'Asie!
On m'eût plutôt tué sur la place, pensai-je.
Je saute à bas de mon cheval, dont je garde les rênes dans une main. Je m'approche de Martin du Bois.
Le malheureux! Son corps est criblé de mitraille.
Il est étendu sur le dos, mais il respire encore. Par trois blessures en plein visage il perd du sang, il perd la vie.
Ses yeux indiquent une désespérance finale. Je lui parle, vite, car les troupes passent toujours à côté de nous sans autrement s'en préoccuper.
Je fais appel à la générosité des officiers. Ils ne m'écoutent guère. Et il me vient, l'instant d'un éclair, un ressouvenir de la débandade américaine à Tucson.
— Pas le temps! dit l'un.
— Emportez-le sur votre cheval, fait l'autre.
— Achevez-le et ne restez pas là, me crie un troisième.
Je me penche sur mon malheureux patron. Ses yeux parlent avant ses lèvres. Il m'implore.
— Vous m'avez juré tout à l'heure... fait-il avec la plus grande difficulté... Vite... Achevez-moi, mon ami, vite! Achevez-moi!
— Jamais! Vous allez vivre. Je vous emporte. Je vous hisse sur mon cheval, avec l'aide de quelques braves...
Mais les quelques braves ne se proposent pas.
Le plus rapidement qu'ils peuvent marcher dans cette neige, ils marchent.
Ils marchent toujours et ils passent en rangs pressés, désordonnés, cependant que de nouvelles fusillades éclatent derrière nous et que de nouvelles pluies de shrapnells tombent dans nos rangs.
Ce sont maintenant des chameliers mitrailleurs qui nous pourchassent. J'aperçois leurs pièces légères miroiter au soleil couchant sur le cou des dromadaires.
Que faire? Un instant je me résous à rester à côté de Martin du Bois. Nous allons mourir ensemble, me dis-je, ce sera le mieux.
Ce sont les chameliers mitrailleurs qui nous pourchassent. (Page 762.)
Mais il m'a deviné.
— Sauvez-vous ordonne-t-il avec un reste de volonté. Achevez-moi, et sauvez-vous!
J'hésitais, comme bien on pense, et l'atroce alternative me rendait fou de désespoir.
— Achevez-moi! répéta Napoléon dans une prière affolée.
Puis ce fut, entre des spasmes causés par la douleur, un ordre monstrueux.
— Mais tuez-moi donc! Je vous en donne l'ordre formel!
Alors il se passa cette chose abominable. Comme un fou je sortis de son étui mon pistolet automatique, et par trois fois je tirai, en plein front.
«Achevez-moi!» s'écria Martin du Bois dans une prière
affolée. Puis ce fut un ordre, l'ordre monstrueux de tirer.
Oh! ces trois trous! Je les vois encore, et les filets de sang qu'ils rejettent, et les yeux de mon infortuné directeur qui s'éteignent, avec une expression de reconnaissance indicible et d'atroce douleur.
Et il faut à présent que je l'abandonne mort aux loups chinois! Quelle pitié!
En deux temps je remonte à cheval et je me sens emporté dans les rangs désordonnés d'un troupeau qui se sauve à présent sur la neige.
Ils courent tous parce qu'ils ont peur d'être torturés par les bourreaux qui sont là, combien? Des milliers encore!
Il n'y a plus que dix rangs derrière moi. Ensuite ce sont les hussards qui nous protègent comme ils peuvent, pressant la retraite eux-mêmes, et tombant aussi.
Les Chinois galopent tout près. Ils sont bien à nos trousses, et c'est la déroute lamentable, jusqu'à l'instant où les troupes d'Orenbourg apparaissent enfin et nous délivrent, appuyées par huit cents cosaques du prince Danilewsky.
Je suis transi de froid, assommé par cette catastrophe, hébété par le souvenir de cette abominable minute.
Et lorsqu'à deux kilomètres de la ville j'aperçois Pigeon qui nous attend, Pigeon qui vit depuis la veille dans des transes, je ne peux que m'abattre dans ses bras en sanglotant.
Je répète dix fois les mêmes paroles désespérées:
— Quel malheur, mon pauvre ami! Mort, Martin du Bois! Mort! Et c'est encore moi qui l'ai tué!
Comment dire l'affolement qui succédait, par toute la ville, à la belle assurance des premiers jours?
On ne voyait que des débris de troupes rejoignant à pas pressés leurs cantonnements souterrains, pour s'y refaire en hâte, dormir si possible quelques heures et reprendre l'offensive à la première alerte, dès que le petit jour permettrait de se rallier en masse et de prendre position sur la rive droite de l'Oural.
Des lanternes à la main les hommes se cherchaient, s'appelaient, tout heureux quand la voix des amis répondait aux appels.
Les chevaux, anéantis par un travail ininterrompu, mangeaient tout attelés aux pièces de canon, que le général Lamouroux prescrivait déjà d'évacuer à l'Ouest de la ville, par prudence.
Les réserver pour l'heure du retour offensif, c'était le prétexte.
En réalité le chef dé l'armée en débarrassait Orenbourg.
Et ce n'était pas le côté le moins triste de cette déroute. Jamais encore, dans aucune guerre, on n'avait vu un général faire passer à l'arrière son artillerie, devenue totalement inutile faute de munitions!
Les indigènes faisaient du bruit, se lamentaient comme si les Chinois eussent déjà passé la rivière. Il fallut l'intervention des cosaques pour contraindre une foule apeurée à rentrer dans ses maisons.
Les chefs de corps eurent bientôt constaté que nous avions perdu dans cette malheureuse retraite près de deux mille hommes. A l'Etat-major on me donna le chiffre approximatif de huit cents morts ou disparus — je savais que disparus voulait dire abandonnés — et de douze cents blessés, que leurs camarades avaient pu tout de même ramener, par des prodiges de courage, sur les traîneaux d'ambulances.
Interminables, ces files de véhicules glissaient sur la neige jusqu'à l'église St-Wladimir tout illuminée. Les chirurgiens et médecins, français et russes, étaient à la besogne, secondés par des escouades d'infirmiers, qui malheureusement, me dit le médecin en chef de l'armée, n'étaient plus en nombre suffisant pour assurer le service.
Il y avait maintenant des blessés partout; quelquefois deux dans le même lit; beaucoup sur les dalles, protégés par des peaux de mouton.
De France on attendait des trains entiers de secouristes civils, de femmes du monde et du peuple, qui s'étaient engagés les jours précédents pour la durée de la campagne.
Mais par une complication fatale à laquelle il fallait s'attendre, les trains qui amenaient le personnel auxiliaire étaient arrêtés, çà et là, derrière les trains de munitions: en Autriche, en Pologne, autour de Moscou.
L'Eglise St-Wladimir était remplie de blessés. (Page 763.)
J'arrivai à l'hôpital en même temps que le général Lamouroux.
Il était consterné.
La mort de M. Martin du Bois lui causait un profond chagrin.
— L'homme était de premier ordre, dit-il, et le gouvernement ne retrouvera pas sans difficulté un commissaire général aussi capable, aussi courtois. Tous mes généraux vont le regretter autant que moi-même. Dès que j'aurai assuré la défense du fleuve pour la nuit, je télégraphierai au ministre le résultat de cette journée tragique, et je ne manquerai pas de lui dire tout le chagrin que nous ressentons, nous, les militaires, devant la fin navrante de ce collaborateur civil. Hélas, messieurs, que faire? Que dire? C'est la guerre! Mais quel capitaine, depuis Turenne jusqu'à Napoléon et Moltke, eût jamais osé imaginer une défaite pareille, en pleine victoire! Qui donc eût jamais cru qu'un jour viendrait où des Blancs seraient assez fous pour couper les communications derrière le dos de leurs défenseurs, les autres Blancs venus de l'Occident, avec le dessein de sauver leur pays d'une invasion qui va se répandre, si cela continue ainsi, bien loin au delà des territoires russes!
Au milieu des cliquetis de sabres, du va-et-vient pressé des estafettes, Pigeon arrive jusqu'à nous, tout mortifié, le pauvre!
Il demande des instructions et il apporte des nouvelles.
Pour le journal, il s'informe de la «note à donner ».
— Faut-il tout dire? Faut-il gazer?
— Ne gazez rien! s'écrie le général irrité. Dites au contraire tout, tout, tout, sans ambages! Dites que la névrose révolutionnaire des Russes cause aujourd'hui la perte de l'Europe. Dites qu'elle change la face du monde, qu'elle nous livre sans défense aux hordes de Chinois dont nous ne pouvions venir à bout qu'avec notre incomparable artillerie, nous les Français aussi bien que tous les autres combattants engagés dans le gigantesque dispositif de la Muraille blanche! Ah! les malheureux les malheureux!... Et nous-mêmes, qu'ont-ils fait de nous?...
Pigeon, passant aux nouvelles, nous tend les dépêches qu'il à reçues de Paris depuis la veille, et de Moscou, et de Berlin.
Partout l'anxiété est grande.
On connaît déjà les malheureux effets de la dernière équipée des Poscarié.
Aussi demande-t-on avec impatience des récits de la bataille engagée. On espère que les munitions accumulées depuis des semaines auront suffi à parachever la déroute des Chinois.
Le général, qui méditait, se redresse:
— Ils oublient, cria-t-il, en s'adressant aux cent officiers qui nous entourent, que les pièces dont nous nous servons aujourd'hui dévorent les projectiles avec une vitesse dont les artilleurs d'il y a trente ans n'avaient pas idée! Où nos anciens eussent employé mille charges, nous en employons vingt mille, et tout file à l'avenant. Nous aussi, nous sommes des Poscarié à notre manière. Toujours plus vite!
Mais le temps pressait. Le général nous quitta pour courir au bord de l'Oural, où trois mille soldats et pontonniers cassaient la glace, depuis que le dernier homme avait regagné la rive droite.
Nous le suivîmes, car la chose était du plus haut intérêt. On n'avait plus d'artillerie pour canonner les Chinois: au moins fallait-il s'assurer contre un passage, par leur multitude, de l'Oural à un passage, pied sec!
Ils brisaient la glace et la découpaient sous le feu des Chinois. (Page 764.)
Eclairés par des torches, les trois mille hommes armés de pics, de pioches, de tous les instruments qu'on avait pu trouver, brisaient la glace, la découpaient en îlots que le courant emportait, avec eux dessus, dans les positions les plus critiques par cette nuit obscure. Car la lune, après avoir brillé un peu plus tard que la veille, venait de disparaître à l'horizon.
Le général nous expliqua que sur une belle longueur le fleuve serait ainsi dégelé par des milliers de bras avant quelques heures. C'était l'ordre qu'il avait transmis à ses divisionnaires.
— Au petit jour, dit-il, tout le monde s'y mettra, et si nous avons la chance que le printemps soit précoce, comme on l'annonce, peut-être aurons-nous devancé de peu la saison. Comme il n'y a pas de ponts dans ce pays, peut-être retarderons-nous assez le passage des Chinois. Il le faut à tout prix. Alors nous construirons des ponts de bateaux pour reprendre l'offensive.
Pigeon passa la nuit au journal, où il rédigea une courte notice pour annoncer, entre autres épisodes de la fatale retraite, la mort de M. Martin du Bois.
J'ajournai de quelques heures le triste devoir de transmettre à Paris, par dépêche, un récit des derniers moments de notre infortuné directeur.
Il me tardait de voir comment les Chinois allaient se comporter de l'autre côté du fleuve.
Je le vis, aussitôt que les premières lueurs de l'aube apparurent, grisâtres, blafardes, au-dessus de la plaine kirghize.
Il y avait bien cinquante mille Jaunes sur la berge.
Ah! les drôles n'avaient pas perdu leur temps!
Les premières corvées qui s'aventurèrent en aval du fleuve, à dix kilomètres, en liaison avec le corps voisin, purent les voir distinctement travailler, eux aussi, aux installations d'un camp permanent.
C'était toujours le même système: zemlienkas sous la terre. Ils pensaient donc passer le printemps là?
Leur plan était simple.
Eux qui ne manquaient pas de munitions s'établissaient sans délai, en réduits, en blockhaus, au bord de la rivière, avec tout ce qu'ils avaient de canons.
Et avant quarante-huit heures, sur une distance de cent kilomètres peut-être, l'Oural serait battu par leur artillerie rapide.
Autant dire que le séjour d'Orenbourg deviendrait intenable pour nous.
Ce fut un spectacle angoissant, en vérité, que celui de ces deux peuples besognant face à face.
Tableau sinistre et symbolique!
A l'Ouest la France, démunie de projectiles et n'ayant pour se défendre que des glaives, comme aux premiers âges du monde.
A l'Est la Chine, pourvue des engins les plus perfectionnés, que la France lui a d'ailleurs vendus en partie.
Par une singulière ironie du sort c'est la France qui n'a dans les mains que les armes primitives, les fers taillés, affilés et appointis, tandis que la Chine, tardigrade, si longtemps figée dans l'immobilité, amène au combat les pièces d'artillerie les plus nouvelles.
Il y a pis!
Dans cette lutte commencée d'hier entre l'Europe et l'Asie, c'est l'Asie qui pour l'instant a le dessus!
Une fusillade nourrie ne cesse de partir des rangs chinois.
La banquise est à peu près partout concassée, heureusement, et les rayons du soleil, qui se montre de plus en plus chaud — c'est aujourd'hui le 15 mars au calendrier de chez nous — vont achever l'oeuvre de nos travailleurs.
Non sans que parmi ceux-ci quelques-uns fassent le plongeon tragique, frappés d'une balle au moment où ils s'évertuent à gagner, sur leur radeau de glace, la rive européenne, celle où l'on peut aborder sans crainte d'y mourir affreusement supplicié.
Les silhouettes de ces barbares, leurs cris de défi, leurs insultes, ponctuées par les coups de fusil, auxquels vont succéder les coups de canon, tandis qu'un silence effrayant plane sur notre rive, tout cela est d'une criante invraisemblance.
Et pourtant cela est, sous mes yeux, là, sous mes yeux!
A défaut de projectiles, il fallait répondre aux Chinois par une démonstration.
Le général prescrivit à toute l'armée de se fortifier à trois kilomètres dans l'ouest de la ville.
Et dès le matin les travaux de terrassements commencèrent.
Ils serviraient premièrement d'abris.
Plus tard, dans un jour ou deux, disait-on pour ne pas décourager les hommes, on y ramènerait l'artillerie, et le duel pourrait alors reprendre à notre avantage.
Ainsi toute l'armée française, après avis favorable du généralissime, s'occupa le 15 mars et les jours suivants de rendre solides ses positions autour d'Orenbourg.
C'était assez facile, à la condition que des précautions fussent prises. Mais pour la ville, quelle humiliation lorsque les ordres arrivèrent de l'évacuer!
Pouvait-il en être autrement?
Dès midi les Chinois nous criblaient de balles. Elles traversaient sans peine le fleuve, large à peine d'un kilomètre en face de nous.
Puis ce furent les shrapnells. Plus de trente pièces de canon nous en envoyèrent sans discontinuer, toute la journée.
Les habitants s'enfuyaient, affolés, emportant leurs meubles et leurs nippes, cachant sous leurs fourrures de l'or et des bijoux.
L'ataman et ses cosaques furent préposés à l'installation dans le steppe d'un camp provisoire pour ces pauvres diables. Ils étaient plus de soixante mille.
Comment les nourrirait-on?
Comment ferait le général Lamouroux pour assurer la subsistance de vingt mille hommes de troupes et de soixante mille fuyards qui ne voulaient pas fuir plus loin que leur camp d'hospitalisation?
Il était temps que je fisse parvenir à Paris une narration détaillée de la mort du grand patron.
Je la composai de mon mieux, je veux dire en y faisant passer toute la sincérité de mon chagrin.
Avant que de confier la chose au télégraphe, dont les bureaux venaient d'être transportés sous terre, à l'abri dés shrapnells, je rédigeai une première dépêche, respectueusement émue, pour Madame Martin du Bois.
Pauvre jeune femme!
Et ses enfants! Et notre bon Marcel! Quelles douleurs allait provoquer dans toute cette famille l'épouvantable nouvelle!
Qui n'a jamais eu ce genre de mission lugubre à remplir ne peut imaginer les difficultés que la plume éprouve pour trouver les termes convenables.
Je recommençai plusieurs fois mon télégramme, cherchant toujours à reculer vers la fin aveu de la catastrophe. Pourtant il fallait bien en venir là! J'eus soin, toutefois, de ne pas parler du coup de grâce. C'eût été trop terrible, et à Paris ils n'eussent pas compris.
Une heure plus tard, le récit détaillé du fatal épisode suivait sur le fil. Les Poscarié n'avaient pas encore coupé les lignes.
Trois minutes après l'achèvement de la transmission, Pigeon nous arrive dans la zemlienka du télégraphe.
On dirait qu'il n'a plus son bon sens. Ses yeux sont hagards. Il balbutie. Il a des éraflures partout, du sang aux mains.
Enfin il peut nous raconter, avec des soupirs pénibles à entendre, qu'il vient d'échapper à la mort une fois de plus.
Comme il rangeait avec une escouade de compositeurs le matériel de l'imprimerie, pour le soustraire à l'action du bombardement commencé — il ne fallait pas songer à le transporter ailleurs et c'en était fait pour quelques jours de l'Echo de l'Oural — deux paquets de mitraille entrèrent par le toit dans la pièce où il se trouvait.
L'un des hommes était tué: un autre tombait affreusement blessé; le matériel était en miettes, et lui-même, sans savoir comment, se trouvait projeté hors de la maison.
— Enfin, mon bon, lui dis-je en m'efforçant de sourire, vous voilà encore tiré d'affaire pour cette fois. Mais n'y revenez plus!
Nous n'avions qu'un endroit où nous réfugier; c'était le quartier général, transporté depuis midi hors de la ville, dans un terrier plus vaste que les autres, à quelques pas de l'église Saint-Vladimir.
Le général était absent.
Il ne quittait guère la berge de l'Oural.
Mais son chef d'état-major arrivait avec des dépêches. Elles annonçaient malheureusement des faits nouveaux, qui ne réparaient rien du mal que nous connaissions, au contraire!
Sur toute la ligne des armées blanches, depuis l'extrême Nord allemand jusqu'à l'extrême Sud français, les Chinois avaient pris l'avantage pendant cette malheureuse journée du 14! Le centre aussi bien que les ailes, après s'être avancés victorieusement la première journée, s'étaient vus contraints de rétrograder.
Un million et demi d'hommes blancs battaient en retraite devant les myriades de Chinois, apparues partout à la fois, et si denses, si impénétrables dans leur opacité, que les armées des petites puissances en étaient toutes démoralisées.
On signalait dans maintes divisions des actes d'héroïsme.
Les Anglais et les Allemands s'étaient distingués entre tous pour la science de leurs mouvements et les rudes coups qu'ils avaient portés à l'ennemi.
Les Turcs, plus près de nous, s'étaient battus à l'arme blanche avec une farouche énergie.
Devant leurs tarbouches rouges à gland noir les Chinois s'étaient enfuis par dix fois, à toutes jambes, mais pour revenir en bon ordre et reprendre la poursuite de ces braves, qui n'avaient plus de cartouches dans leurs gibernes.
Le chef d'état-major, M. de Mauléon, nous lut avec émotion le texte de l'ordre aux armées signé par le généralissime deux heures plus tôt:
«Solidement nouées entre elles, bouchant hermétiquement les vallées ouraliennes qui donnent accès en Europe, les armées coalisées sont en posture de rester longtemps sur la défensive. Elles peuvent à coup sûr y attendre le rétablissement des communications, qui ne saurait tarder, et l'arrivée des munitions dont elles ont tant besoin.
«La configuration géographique veut que cette ligne de montagnes, défense naturelle de la Russie d'Europe contre les incursions du monde jaune, cesse tout à coup au Nord d'Orenbourg et que d'immenses solitudes, propices à l'épanchement des masses ennemies s'étendent au Sud de cette ville jusqu'au rivage de la mer Caspienné.
«Aussi a-t-il confié à l'armée française le périlleux honneur de tenir tête aux Chinois sur la rive droite du fleuve Oural. C'est le poste le plus périlleux de la Muraille blanche. Le généralissime sait d'autre part qu'en mettant ces vastes plaines sous la sauvegarde du drapeau français il a confié la plus rude tâche aux plus rudes hommes.
«Il leur envoie, avec ses condoléances pour l'inévitable retraite dont ils se sont tirés à leur honneur, et non sans pertes douloureuses, l'adjuration de résister coûte que coûte aux flots de Chinois qui vont se précipiter dans l'énorme brèche ouverte par la nature . »
En achevant sa lecture, l'officier baissait la voix, pris de sombres pressentiments.
Nous nous regardions en silence, attristés aussi; car nous commencions à perdre confiance, cette belle confiance qui double les forces humaines.
La journée se passa tant bien que mal. Les Chinois tiraient de l'autre côté du fleuve d'incessants coups de fusil qui ne causaient point grand mal à la ville; mais le canon ravageait tout!
Les maisons évacuées flambaient, s'écroulaient. Les entêtés qui n'avaient pas voulu évacuer périssaient sous les décombres, dans les réduits où ils s'étaient terrés.
La canonnade dura jusqu'au soir, pour reprendre le lendemain au petit jour.
Par le télégraphe sans fil, les généraux des autres corps d'armée français nous avisaient qu'ils étaient mitraillés de la même manière, obligés de se replier à quelques kilomètres et de permettre ainsi — c'était l'inéluctable — aux Chinois de construire tranquillement des ponts de bateaux.
Les dépêches des commandants d'armées se ressemblaient toutes. Elles demandaient des projectiles.
Et la même réponse leur parvenait, du généralissime attristé:
«Rien encore ne peut permettre de prévoir quel jour la circulation sera rétablie sur les lignes dévastées. »
Une autre dépêche de son état-major ajoutait:
«On se bat dans l'intérieur de la Russie. Les télégraphes ne fonctionnent plus régulièrement. »
Ce matin-là, nous étions en grande conversation avec les médecins-majors sous les voûtes de Saint-Vladimir.
Le général avait fait arborer sur la coupole de l'église le drapeau blanc à croix rouge qui recommandait l'édifice au respect de l'ennemi.
Ce fut, au contraire, comme un signal. A peine si le drapeau flotta sur l'église-hôpital qu'une pluie de mitraille s'abattit sur son toit.
Heureusement elle était loin des pièces qui tiraient. Les shrapnells n'arrivaient pas tous avec une force suffisante pour y causer de grands malheurs.
Toutefois il y eut des blessés qui reçurent, dans leurs lits, des projectiles, comme si ceux du champ de bataille n'eussent pas suffi à ces malheureux.
Pigeon, n'ayant plus de journal à faire, ne me quittait guère.
Nous attendions toujours de Paris les instructions que ne pouvait manquer de nous envoyer Mme Martin du Bois, héritière, au nom des enfants, de son défunt mari.
L'An 2000 devenait en effet sa propriété exclusive. Point actionnaires, point de conseil d'administration pour discuter à perte de vue sur la marche ultérieure de l'entreprise.
Un notaire, peut-être, ou l'avoué de la famille constituerait tout le corps consultant.
Pour le reste, la jeune veuve s'en rapporterait — surtout au milieu d'aussi tragiques circonstances — aux collaborateurs de l'homme qui venait de disparaître. Il avait su les choisir: il s'accommodait de leur travail. Elle ne manquerai pas de leur continuer sa confiance.
Ce que nous avions pressenti, un télégramme affectueux nous le confirma.
L'infortunée jeune femme nous disait toute sa douleur. Elle nous confessait sa triste satisfaction de savoir que notre malheureux directeur n'était pas tombé vivant aux mains des Chinois.
Quant à notre mission, elle nous priait bien instamment de la poursuivre avec le dévouement dont nous n'avions cessé de faire preuve.
En d'autres termes, rien n'était changé à la marche du journal. Il n'y avait pour nous qu'un excellent patron de moins.
Comme nous quittions l'hôpital, où de mauvaises nouvelles nous avaient été chuchotées par les officiers, un homme nous aborda, les mains tendues.
C'était le professeur Essipof, le savant médecin d'Orenbourg que nous appelions Renan.
Il venait sans doute passer une amicale inspection des malades. Nos médecins militaires écoutaient avec déférence les conseils qu'il voulait bien leur donner.
Je fus surpris de la chaleur avec laquelle il nous pressait les mains ce matin-là, devant le portail de l'église Saint-Vladimir.
— Quel temps! s'écriait-l en montrant le ciel bleu, le soleil déjà brûlant, la neige qui commençait à fondre. C'est ce que nous appelons en Russie le printemps enragé. On ne l'avait pas vu depuis dix ou douze ans. Il est caractérisé par une précocité et une rapidité surprenantes. On passe, ces années-là, de l'hiver à l'été, sans transition presque. Nous voici au 16 mars. D'ordinaire la débâcle des glaces ne se produit dans la région qu'aux premiers jours d'avril. Or, elle est acquise. Vos pioches l'ont aidée; mais elle venait. L'eau possède à présent partout une température qui me va... Je ne saurais vous dire comme elle me va.
Je pensai, et Pigeon aussi, que le docteur Essipof aimait les bains de rivière, en toute saison, et qu'il attendait avec impatience la rupture des banquises pour se livrer à son sport favori.
Mais on verra bientôt que ce n'était pas l'hydrothérapie qui le préoccupait lorsqu'il nous parlait de la température de l'eau, et nous disait sa joie de la voir se relever.
Le Renan russe, qui nous regardait drôlement depuis quelques instants derrière son lorgnon d'or, nous interpella tous les deux:
— Messieurs, dit-il avec force, c'est vous que je viens voir. Nous avons eu ensemble les meilleurs rapports depuis que vous êtes arrivés ici. Comment eût-il pu, du reste, en être autrement avec des hommes qui... avec des hommes que?...
Je passe les compliments.
Où le professeur voulait-il en venir?
— Vous vous demandez ce qui m'amène, et pourquoi je suis en apparence si ému? En réalité, oui, je suis ému... On le serait à moins. Voici ce que j'attends de votre aimable obligeance, messieurs. Dites-moi que je ne me suis pas trompé. Je désire approcher de votre général en chef. Je voudrais avoir avec lui un entretien de dix minutes. Et je voudrais qu'après cet entretien, il m'en demandât d'autres, plus longs sinon plus importants; car du premier dépendra le salut de votre armée, de ma patrie, celui de la race blanche tout entière. Vous n'avez plus d'artillerie. Je vous en apporte une, autrement meurtrière... Je vous apporte le salut, la victoire, tout le tremblement (sic).
— Comment, docteur, fis-je, vous avez dans la main quelque chose d'aussi transcendant et vous vous adressez à de simples citoyens comme nous pour arriver juqu'au général? Croyez-vous donc que si vous alliez le trouver sans nous?...
— J'aime mieux que vous me présentiez à Son Excellence. Je vous demanderai même à tous les deux d'assister à l'entrevue que je sollicite d'elle.
Alors, comme un illuminé, avec des éclats dans la voix et des éclairs dans les yeux qui me rappelèrent les indignations d'Erickson à la Nouvelle-Orléans, le professeur Essipof, l'homme à l'allure jusqu'alors débonnaire, s'écria:
— Oui, messieurs, soyez là pour entendre la proposition que je vais faire à votre général en chef. Si par malheur pour lui, pour votre armée, pour le triomphe des peuples civilisés, Son Excellence repoussait mon idée, je veux que deux honnêtes témoins puissent crier au monde blanc:
— Essipof s'est présenté pour remplacer l'artillerie défaillante, un tube comme celui-ci dans la main. Et l'on n'a pas voulu entendre!
Ce disant, le docteur nous exhiba l'objet.
J'avoue que son attitude — il regardait l'Orient, la main crispée comme pour écraser la Chine d'un seul geste — me donnait à réfléchir.
Pigeon le dévisageait en sournois.
Tout illustre qu'il fût, nous nous demandions si ce docteur avait bien toute sa tête.
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