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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 23 — LES FOURMIS JAUNES

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 23: Les Fourmis jaunes, le 28 juin 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-11-16

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Illustration

Et, sur ce monceau de cadavres, d'un coup de yatagan, le khân
de la tribu des Yolounes se trancha la gorge affreusement.


TABLE DES MATIÈRES



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Dans les gares les soldats achetaient de menus objets aux
paysans et leur posaient mille questions. (Page 706.)



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JUSQU'ICI

Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de ‹La Guerre Infernale›, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, miss Ada Vandercuyp. Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer indéfiniment leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs déjà possesseurs d'une partie de la Sibérie!

Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique le journaliste français, correspondant de l'‹An 200›0, auteur de ce récit. En compagnie de son fidèle collaborateur Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le narrateur, après avoir assisté à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge Prialmont, se hâte de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur, M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne dans le Nord-Eclair. Ils trouvent, en arrivant à Moscou, la Russie profondément troublée: le tsar Alexis II vient d'être assassiné par une nihiliste, la société secrète des Poscarié décrète la grève générale, incendie Moscou et immobilise les chemins de fer. Les troupes alliées n'en sont pas moins dirigées à pied vers l'Oural. Pigeon et son compagnon les accompagnent à cheval et assistent ainsi à la capture d'un dirigeable chinois monté par des espions. Du nombre est Wami, un Japonais qui fut mêlé fâcheusement aux premières aventures de nos héros. En se faisant passer pour son domestique, il échappe à la condamnation capitale et s'évade.


1. Une idée.

L'aventure fit du bruit autour des états-majors. Dans les rangs des simples soldats même, l'histoire du Japonais substitué à son supérieur fut racontée le lendemain avec des exagérations sans fin, comme le sont d'ordinaire les histoires dont le troupier ne connaît pas exactement les détails.

On avait retrouvé à Toula une voie ferrée intacte et d'immenses fourgons aménagés pour le transport des troupes, avec des bancs rustiques et des poêles bienfaisants. Les épisodes de la veille servirent donc, le 31 janvier au début de la journée, de thèmes intéressants pour la conversation des chambrées roulantes, où l'on éprouvait enfin l'agréable sensation d'être au chaud...

Nous fûmes, avec Pigeon, gracieusement admis dans l'une des voitures de seconde classe qu'on attelait à chaque train pour le transport des officiers. Ces wagons russes, véritables dortoirs militaires, devenaient ainsi des salons de conversation. Nos relations avec Wami firent ce jour-là tous les frais des dialogues. J'eus du mal à reprendre mon équilibre. Le souvenir du dernier tour que venait de nous jouer le Japonais me persécuta jusqu'au soir. Enfin la fatigue aidant, je m'endormis, après avoir inspecté, pendant une halte, le fourgon où nos chevaux hennissaient en compagnie de leurs camarades venus de France. Rigoullot et Robinet voyageaient avec eux, comme les ordonnances des officiers montés.

Pendant deux jours et deux nuits notre train roula, sans autres incidents que les arrêts prolongés dans les gares ou en plein steppe, causés par l'encombrement inévitable de la voie.

Dix mille Autrichiens avaient été expédiés avant nous de Toula. pendant les. deux journées précédentes. Le transsibérien dont nous devions utiliser les voies jusqu'à onze cents verstes de Moscou redevenait praticable.

Les populations de la Russie orientale, disséminées, et plus que toutes les autres peut-être, ignorantes, ne manifestaient aucune velléité de révolte contre l'état de choses établi à Saint-Pétersbourg.

Existait-il même une population sous ces interminables étendues de neige que nous traversions à l'allure placide des trains de marchandises? On n'en voyait que peu ou point d'échantillons, en cours de route

Aux gares seulement, au-dessus des barrières qui s'alignaient le long des quais, s'apercevaient des têtes curieuses de vieillards, de femmes et d'enfants, emmitouflés dans leur peau de mouton, qui nous regardaien t avec des yeux de convoitise; tous offraient de nous vendre des victuailles plus ou moins appétissantes

On descendait pour battre la semelle, pendant une demi-heure ou. une heure, en regardant curieusement ces. êtres si différents des bonnes gens de notre pays Aux uns comme aux autres le soldat français achetait leurs produits pour quelques kopeks et demandait des renseignements, pour peu qu'il eût sous la main quelque interprète bénévole.

Trouvera-t-on des habitants jusqu'à l'Oural?

Et quand on arrivera dans les montagnes, ou au bord du fleuve, qu'est-ce qu'on rencontrera?

Y fait-il plus froid que chez vous?

Avez-vous entendu parler des Chinois?

Je remarquai pour la première fois à Pensa (753 verstes de Moscou) que l'évocation des Chinois causait une certaine frayeur au populaire.

Jusqu'alors les gens avaient souri béatement chaque fois que nous leur demandions des nouvelles des Kitaïski. C'est le nom des Chinois en russe.

A présent ils manifestaient une certaine appréhension. Leurs yeux se plissaient avec défiance. Leurs sourcils se contractaient. Sur tous ces visages frustes, sans expression nette, apparaissait une contrainte, un ennui.

Assurément force d'entendre dire dans la ville par les gens. instruits que les Chinois avançaient vers l'Europe, ils avaient fini par croire à la véracité du fait. D'autre part, la vue de tous ces soldats qui depuis un mois bientôt passaient par milliers dans les trains démesurément longs, et toujours, et toujours, la nuit et le jour, mettait en éveil leur défiance.

Ils se rappelaient ce qu'on leur avait dit de la guerre contre le Japon. En 1904 aussi le Transsibérien, moins bien outillé, avait emmené vers les pays de l'Est des soldats russes par régiments entiers, et des chevaux, et des canons à n'en plus finir. Il s'en était suivi de grands malheurs. Cette fois-ci des masses d'étrangers imitaient les Russes dans leur course vers la frontière chinoise.

Si éloignée qu'elle fût encore de Pensa, et de la Russie d'Europe, d'après ce que leur disaient les popes et autres gens renseignés, les indigènes avaient l'intuition que «là-bas », c'est-à-dire en des contrées fabuleusement distantes de leur isba, se passaient des choses tragiques. Et le trouble commençait à les gagner.

A Batraki, plus loin que Penza, nous restâmes deux heures devant un signal fermé. On en profita pour déjeuner au buffet en compagnie de nos officiers. En fumant des cigarettes, nous eûmes avec une sorte de vieux savetier qui regardait nos troupiers par-dessus les clôtures de la gare, une conversation qui nous fixa sur l'ignorance de ces pauvres gens:

— Vous venez de loin? demanda-t il à Pigeon, qui savait mieux que moi se dépêtrer dans un dialogue en russe.

— De France, mon vieux Batracien.

Batracien, enfant de Batraki! Evidemment le jeu de mots n'avait aucun sel pour le bonhomme.

Je crus pourtant qu'au mot de France il allait sourire, manifester quelque sympathie, tout au moins de l'intérêt.

Pas un muscle de sa figure ne bougea.

On lui eût répondu que nous tombions de la lune sans le surprendre.

Mais la question qu'il nous posa surpassait bien toutes celles que nous pussions imaginer.

— La France, demanda-t-il après réflexion, est-ce un pays?

— Il me semble, riposta Pigeon en le regardant de travers.

— Est-ce le même que la Prusse?

Nous le dévisagions avec pitié; il était sincère. Il ne savait rien de la géographie

— Et dire que cent millions de paysans russes n'en connaissent pas plus que lui, bourdonnai-je en tournant le dos à cet ignare. Il était superflu de lui demander, à celui-là, ce qu'il pensait des Chinois. Or ce fut lui qui nous en parla le premier. Avec une mimique enfantine, où il faisait le geste du soldat qui fusillé, l'habitant de Batraki nous laissa entendre qu'il était au courant des bruits du jour

Kitaï, disait-il, Kitaïski... Niet... Rousski... Pouchka... Chtick... ce qui voulait dire Chinois... Non... Les Russes les chasseront avec leurs canons et leurs baïonnettes.

Tant d'indifférente ignorance nous surprenait. Nous eûmes la curiosité de renouveler nos interrogatoires plus loin. Il nous suffisait d'acheter un objet de quelques kopeks à l'homme ou à la femme du peuple pour les faire causer.

Hélas, tous ceux que nous interrogions nous répondaient avec la même méconnaissance de la situation.

Aucun d'eux ne paraissait se douter de la profondeur des masses qui s'avançaient vers l'Europe à travers la Russie d'Asie. Aucun d'eux ne comprenait un mot au péril qui ménageait pour de bon, cette fois, le monde blanc tout entier, et leur ville ou leur village avant Moscou...

Nos officiers en demeuraient confondus. Ils s'expliquaient désormais bien des choses. La raison de certains mouvements populaires ne leur échappait plus. Ils commençaient à comprendre l'apathie russe.

On ne leur parla guère de l'invasion jaune qu'à Samarà. Alors ce fut l'excès contraire. Une sorte de panique dominait cette grande ville On nous accordait là trois heures d'arrêt. Nous n'entendîmes que la plainte uniforme des hommes et des femmes, dans les magasins, autour des poêles bien bourrés de bois:

— Faites votre possible, messieurs les Français (littéralement petits-frères de France) pour que les Chinois ne viennent pas chez nous!

Au reste nous entrions, à partir de Kissel, où s'amorce l'embranchement pour Orenbourg, dans la région directement menacée.

Nous approchions de la province immense d'Ouralsk, dont la défense était plus particulièrement confiée aux Français, aux Turcs, aux Autrichiens et aux Suisses. Le 3 février, à deux heures du soir, le train qui nous portait, en compagnie du général Lamidey, d'une cinquantaine d'officiers et de sept cents hommes du 26e de ligne, s'arrêtait en gare d'Orenbourg.

— Tout le monde descend! criaient nos troupiers engourdis par ces quatre journées de wagon.

Un officier supérieur de l'intendance russe nous attendait. Il attendit de même les trois autres trains qui se suivaient à vingt minutes d'intervalle, portant le complément de la brigade et les Voleurs.

Lorsque tout fut débarqué, les deux régiments français se rendirent, clairons en tête, au quartier du général Lamouroux pour saluer leur grand chef.

Les sections de Voleurs nous y précédèrent de quelques minutes, au grand ébahissement de la population russe.

Il était exactement midi ce jour-là — le 3 février — lorsque la brigade fut passée en revue par le commandant supérieur des forces françaises. Nous fûmes présentés, avec Pigeon, par le général Lamidey, qui dit quelques mots de l'aventure arrivée à Toula. L'état-major général était déjà au courant par les dépêches des autorités russes.

Le «père Lamouroux », comme on l'appelait en France, réalisait le type du vieux soldat, brusque et bon enfant. Il était adoré de toute l'armée. Aucun choix ne pouvait être plus populaire, et c'était bien là le chef attentif, méthodique, prudent sans faiblesse qu'il appartenait d'envoyer aussi loin, commander dans les plus délicates circonstances une armée française de deux cent mille hommes.

— Soyez les bienvenus parmi nous, messieurs, nous dit-il avec bonhomie. Les dernières nouvelles de l'invasion ne sont pas plus mauvaises. A proprement parler les Chinois avancent peu. Vous ne serez pas ici à la noce, tant s'en faut. Mais le temps de guerre n'est pas le temps de paix. D'ailleurs vous en avez vu bien d'autres. Je vous connais; je vous estime. Votre chef direct M. Martin du Bois aussi; voici le télégramme qu'il vient de m'envoyer ce matin en me priant de vous le communiquer dès votre arrivée.

— Déjà! fit Pigeon toujours prêt à railler l'autorité supérieure.

Je lus la dépêche en silence. Mon collaborateur la parcourut à son tour. On se regarda en souriant, puis on regarda le général qui souriait aussi, d'un air satisfait.

— Ça, dis-je en mesurant toute la portée de l'ordre qui nous concernait, du vaste projet qui tenait sur ce bout de papier, en cinq lignes, ça, c'est une idée!


2. L'Echo de l'Oural.

Les cinq lignes du patron disaient en substance ceci, daté de Pétersbourg le 2 février à 9 h. du soir.

«Deux cent mille Français vont occuper pendant un délai qu'il est impossible de fixer les immenses territoires de l'Ouralsk, un pays dont ils ignorent totalement la langue.

«L'An 2000 leur doit un lien commun, c'est-à-dire un journal.

«Outillez-vous à Orenbourg pour y publier trois fois par semaine l'Echo de l'Oural, dont je ferai tous les frais. De Pétersbourg je vous envoie aujourd'hui même un wagon de matériel. »

— Sûrement que c'est une idée, répétai-je quand je me retrouvai seul avec Pigeon. C'est une idée de millionnaire, car ce journal ne rapportera rien. On ne saurait le vendre aux troupiers. Il faudra le leur donner, et la distribution de ce papier trois fois par semaine coûtera pas mal de roubles à son dispensateur. Mais quelle réclame! Deux cent mille exilés ne parleront dans leurs lettres au pays que de l'Echo de l'Oural, supplément de l'An 2000 publié à l'intention du corps expéditionnaire français. Et puis ce sera aussi une bonne action. On ne peut guère imaginer, à notre époque, deux cent mille Français éloignés de leur pays natal, sans nouvelles d'aucune sorte de ce qui se passe, non seulement chez eux, mais encore tout le long de la Muraille blanche, sur l'énorme chaîne de montagnes qui va servir de base à la résistance des Européens contre l'invasion chinoise Sûrement que c'est une idée!

Et sans désemparer, après avoir pris, comme on dit, l'air de la ville et fait état de ses ressources, nous procédâmes à la mise en pratique de la conception patronale.

Orenbourg, où le général Lamouroux avait installé son quartier général, compte en temps ordinaire 80.000 habitants. C'est, sur la rive droite de l'Oural, la dernière forteresse de la Russie d'Europe. Il y a un corps de cosaques, et leur ataman réside dans la ville.

Nous parcourons rapidement les rues principales de ce chef-lieu de gouvernement, bâti et rebâti plusieurs fois en deux siècles au milieu d'une immense plaine. Tout cela nous apparaît, sous la neige, sensiblement pareil à ce que nous avons vu par les vitres du train depuis Moscou: maisons en bois, églises à boules et à doubles croix d'or; mosquées — il y en a bien une demi-douzaine, car l'islam a des fervents en nombre dans ce pays. C'est une marche de l'Asie.

D'après les notices que nous avons lues en route et commentées aux soldats qui nous interrogeaient, on voit à Orenbourg, l'été, des caravanes de chameaux qui viennent de l'Asie centrale. Mais comme le déclare judicieusement Pigeon, les chameaux sont repartis, sauf cinq ou six qui errent lamentablement dans les rues, promenés par leurs chameliers. On dirait que ces représentants de l'espèce ont été laissés là pour donner aux troupes françaises la notion d'une civilisation nouvelle, l'asiatique, qui dès Orenbourg succède à l'européenne.

Le nombre des Transcaspiens, Merviens, Khiviens qui sont venus se fixer à Orenbourg est, en effet, considérable. Leurs accoutrements différeraient de ceux dès Russes si nous étions en été; mais l'hiver, la peau de mouton, la chouba ou la dokha unifient sous leurs poils toutes les races et toutes les nationalités.


Illustration

Il y avait encore quelques chameaux. Et des Merviens, des Khiviens,
tous les transcaspiens en accoutrements si divers. (Page 709.)


La brigade Lamidey reste à Orenbourg, nous l'apprenons bientôt. Elle devait partir le lendemain pour Krasnogorsk, où sa place était marquée et son logement préparé. Mais pour je ne sais quelle raison, Lamouroux la garde auprès de lui. Nous tiendrons ainsi garnison avec le 110e de ligne, le 49e, un bataillon de chasseurs alpins, les deux sections de Voleurs de M. de Réalmont, six batteries d'artillerie de campagne arrivées de la veille et d'autres détachements encore; je m'y perds.

Ce qu'il y a de certain c'est que la garnison française du chef-lieu est à cette heure de six mille hommes.

A partir d'Orenbourg c'est donc l'armée de chez nous qui occupe la rive droite de l'Oural jusqu'à embouchure du fleuve dans la mer Caspienne.

Nous aurons là d'ici huit jours, lorsque tout le monde aura rejoint son poste, lorsque les contingents venus par la mer d'Azov auront traversé la Volga et atteint l'Ouralsk dans le Sud, viâ Rostoff et Tsaritsyne, huit corps d'armée à 25.000 hommes.

La Muraille blanche, d'Orenbourg à la mer, est une muraille bien française.

Il y a, et il y aura, dans quinze jours au plus, des fantassins en masses énormes, dix mille chasseurs, hussards et dragons, cinq cents pièces de canon, trois mille hommes des corps spéciaux: génie, pontonniers, électriciens, chimistes, aérotactique. On attend une flottille aérienne de croiseurs légers.

Nos voisins, au nord d'Orenbourg, sont les Turcs; puis viennent les Autrichiens, campés sur la même rive du fleuve. Après, les Suisses. C'est à une intéressante récapitulation de ces positions occupées par chaque armée que servira le journal, pour commencer.

A mesure que nous énumérons, dans notre chambre à deux lits de l'Hôtel Central, réservée, payée, garantie depuis déjà deux semaines, les services que rendra l'Echo de l'Oural au corps expéditionnaire français, nous sentons notre responsabilité grandir.

Ce n'est pas une petite affaire que l'installation ordonnée par le grand chef! Mais quel plaisir aussi de triompher des difficultés!

Nous tombons d'accord sur une première résolution: avant huit jours tout sera prêt: local, personnel, moteurs, à la condition, bien entendu, que le wagon de matériel annoncé nous arrive.

Car il ne faut pas songer à se servir de caractères d'imprimerie empruntés au pays. L'alphabet russe n'a qu'un rapport lointain avec le nôtre, chacun sait ça. Il y a des imprimeurs, sans nul doute, à Orenbourg, mais nul d'entre eux ne doit posséder de caractères français.

La besogne fut divisée, comme il convenait pour aller vite. En deux jours nous avions un local, des presses, un moteur et du papier pour trois mois, à raison de cinquante mille exemplaires par numéro.

Bien entendu ces exemplaires ne ressembleraient guère à ceux de l'An 2000. Ce seraient des carrés de papier, des feuilles volantes de la plus petite dimension possible, sur lesquelles on ferait tenir les dépêches arrivées à Orenbourg, les traductions de journaux russes, les ordres à l'armée et tout ce que le commandement supérieur trouverait utile de faire connaître aux troupes. Un nombre déterminé de journaux serait attribué à chaque compagnie pour simplifier la grosse question du tirage.

Il ne nous manquait plus que des typographes. Le moyen de les recruter n'était pas compliqué. Une visite au général Lamouroux, un avis qu'il voulut bien faire insérer à l'ordre du lendemain, et nous trouvâmes dix fois notre affaire.

On choisit une vingtaine de ces spécialistes — les vingt premiers — parmi deux cents qui se présentèrent, et très patiemment nous allions nous tourner les pouces pendant quelques jours, en attendant le matériel annoncé par M. Martin du Bois, lorsque j'eus l'idée de faire des recherches dans les imprimeries de la ville.

La quatrième que je visitai possédait, par une vraie chance, plusieurs kilogrammes de caractères français, épaves de quelque atelier clandestin.

Je les achetai; on convoqua les typographes militaires et le soir même, après une joyeuse mise en train de notre atelier improvisé, nous étions prêts à commencer.


Illustration

On convoqua les typographes militaires et le soir
même nous étions prêts à commencer. (Page 709.)


Un télégramme de Napoléon nous annonçait son arrivée pour le 10 février. Il fallait que ce jour-là, en descendant du train à Orenbourg, il trouvât l'Echo de l'Oural en pleine action!

Si bien que le 8 au matin, notre équipe de compositeurs put se mettre à la besogne, avec des caractères provisoires, dont la collection n'était même pas, complète. Mais c'était bien suffisant pour répondre pendant quelques jours aux nécessités du moment.

Notre joie fut sincère lorsque ce matin-là, dans le local des Orenburgski Vestnik (1), dont la publication avait cessé, nous pûmes circuler entre deux rangées de typographes penchés sur leurs casses, comme au bon vieux temps où les machines linotypes n'existaient pas encore.

(1) Dernières nouvelles d'Orenbourg.

Chacun d'eux avait une épigramme pour les caractères disparates dont il devait se servir en attendant les envois annoncés de Pétersbourg. Certains mots furent composés avec trois ou quatre variétés de lettres.

D'autres ne purent être assemblés que grâce à un appel aux collections russes, où l'on trouvait des A, des B, des H, des P, des M, des N, des O, des V, des X, des Y et des Z, tant bien que mal.

On riait comme des enfants. C'était une partie de plaisir. Dès le premier soir au surplus, l'utilité bienfaisante d'un tel lien entre tant d'hommes isolés de leur pays natal apparut éclatante.

Le journal portait le titre indiqué:

L'Écho de l'Oural.


Et un sous-titre:

Bulletin trihebdomadaire de l'armée française en expédition dans la Russie d'Asie.

Puis les indications d'usage:

Première année... Celle-là fit beaucoup rire le personnel.

Numéro 1! Le nom de Pigeon flamboyait sous le qualificatif bien professionnel du secrétaire de la Rédaction.

On pouvait encore lire sur les manchettes l'adresse des bureaux, indispensable: Gostiny Dvor, n° 17, dans la bastille carrée qui constitue un grand-bazar au milieu de la ville d'Orenbourg.

Enfin Pigeon tint absolument à indiquer la mention traditionnelle: Les manuscrits ne sont pas rendus.

Tout en haut, une indication intéressante:

Distribué gratuitement.


Et au-dessous, en beaux caractères, l'avis qui garantissait aux acheteurs la valeur des matières qui leur seraient servies, le pavillon qui couvrait la marchandise:


Publication faite à ses frais exclusifs par l'An 2000.


A midi nous avions composé le titre et les indications ci-dessus. Il s'agissait désormais d'aller à l'Etat-major chercher des textes. Pigeon y courut. Ce qu'il en rapporta n'était pas gai, pour un début.

Premier numéro.

Mais j'aurai plus tôt fait de reproduire ici, tels que je les vois encore apparaître devant mes yeux, sous leurs titres bizarrement assemblés, les divers articles et entrefilets, très courts, qui occupaient le recto de notre feuille volante, longue et large comme les deux mains.


AVIS AU PUBLIC

Aujourd'hui 8 février 1938, nous avons la satisfaction de présenter aux troupes françaises cantonnées à la frontière asiatique, sur toute la longueur du fleuve Oural, une feuille de nouvelles bien modeste.

Nous pensons que Echo de l'Oural n'en sera pas moins, dans l'exiguïté de son format, favorablement accueilli par les 200.000 compatriotes qui occupent provisoirement le pays, depuis Orenbourg jusqu'à la mer Caspienne.

On trouvera trois fois par semaine dans nos colonnes les dernières dépêches qui nous auront été communiquées:

1 Par l'An 2000, le grand journal quotidien de Paris dont l'éloge n'est plus à faire. Ces dépêches, de provenance directe, résumeront pour nos lecteurs celles qui seront parvenues dans les bureaux de notre grand confrère, sur les événements militaires signalés en territoire russe au cours des journées précédentes.

2 Par le général en chef des corps français stationnés en Russie d'Asie (réserves faites, comme il convient, des nouvelles dont la publication, même dans notre langue, pourrait nuire à la bonne marche des opérations).

La part une fois faite aux renseignements de première utilité, c'est-à-dire aux incidents et événements de la guerre, nous ferons appel à la plume de ceux de MM. les officiers qui voudront bien nous donner, si les Chinois leur en laissent le loisir, quelques fantaisies littéraires, destinées à récréer nos soldats dans leurs tanières recouvertes de neige. Nul doute que l'autorisation de collaborer à notre oeuvre leur soit accordée sans difficulté par le commandement supérieur.

Signé.: La Rédaction.


La Flotte aérienne.

Seize aérocars, sous le commandement du contre-aéramiral Bonvin, sont partis de Paris le 4 février pour rejoindre Orenbourg par leurs propres moyens.


RECOMMANDATION

Nous croyons être les interprètes du commandement supérieur en recommandant à nos soldats d'observer, dans leurs relations avec les sujets russes, à quelque race que ceux-ci appartiennent, la cordialité la plus complète.

Il est utile de rappeler que nous ne sommes pas ici en pays conquis, mais bien sur des territoires amis; que la Russie est actuellement le glacis de l'Europe, sur lequel toutes les armées blanches attendent l'arme au pied les attaques des hordes jaunes, prêtes à repousser victorieusement l'envahisseur.


Nos troupes et leurs emplacements

Les derniers contingents français sont attendus, par la mer d'Azov et le Don d'ici à huit jours au plus tard.

Quand les 57.000 hommes dont ils se composent auront établi leurs camps aux endroits fixés par le généralissime, les huit corps d'armée fournis par la France à la Muraille blanche seront répartis comme ci-après:

1er corps. Etat-major général. Commandant en chef des forces françaises, le général de division Lamouroux, à Orenbourg.

Infanterie, quatre divisions (nous publierons ultérieurement les numéros des régiments avec les noms des colonels). Cavalerie, deux régiments de hussards, brigade Lacoste. Dix batteries d'artillerie de campagne, général de division Pourcel. Deux sections de Voleurs. Train, service de santé, intendance. L'hôpital est installé, avec autorisation de l'évêque, dans l'église de Saint-Vladimir, admirablement chauffée. Les quatre généraux qui commandent les divisions d'infanterie sont MM. Dupont, Lenormand, Bijois et Gonard.

2e corps. Quatre divisions d'infanterie, généraux Pelletier, Libert, Mazamet, Liotard: en face de Pawlowskaïa, rive droite du fleuve Oural. Artillerie: quatre batteries. Un régiment de dragons.

3e corps. Quatre divisions d'infanterie: généraux Norbert, Allain, Maloisel, Gavarrus; un régiment de chasseurs; forte artillerie (général Chevrier) en face de Krasnocholniskaïa, rive droite de l'Oural.

4e corps. Quatre divisions d'infanterie: généraux Sénonchelles, Victimant, Papelon, Regimbard. Deux sections de Voleurs. Artillerie (pas de renseignements officiels encore, général Demouliers). Génie, télégraphistes, chimistes, électriciens, à Heskii-Gorodok.

5e corps... Nous publierons la suite dès que les troupes dont il est question ci-dessus, parties de Marseille par voie de mer, seront arrivées à destination.

Le Généralissime

Le généralissime Prialmont est installé avec son état-major à Zlataousk, sur la grande ligne transsibérienne. Il est appuyé au sud sur les Autrichiens et les Balkaniques; au nord sur les Anglais, dont le contingent va jusqu'à Perm. A partir de ce point jusqu'au littoral de la mer de Kara, la Muraille blanche est formée par le contingent allemand, actuellement de 300.000 hommes, le suédois, le norvégien et le danois. Toutes ces troupes sont cantonnées provisoirement en territoire européen, c'est-à-dire en deçà de la chaîne des montagnes. ouraliennes. Le commandant en chef des Anglais est le général Smithsow; celui des Allemands le général Hammer,

Nous publierons au premier jour une carte de l'immense région occupée par les armées de l'Europe en arrière du fleuve et des monts Oural, suivant une ligne Sud-Nord qui va de la mer Caspienne à la baie de Kara. Le dispositif gigantesque des armées blanches s'étend ainsi sur une distance de 4.700 kilomètres.

LES ARMÉES RUSSES

Les armées russes sont au nombre de quatre: celle du général Teodoreff dans la province de Tourgaï, entre Irghiz et Karaboutak; celle du général Gripinsky à Tobolsk, toutes deux en avant de l'Oural, en Sibérie. La troisième; commandée par le général Lazareff, se concentre à Samara; la quatrième à Oufa Chacune d'elles est à l'effectif de 100.000 hommes environ.

La liaison entre les diverses armées est faite par les Cosaques de l'Oural et d'Orenbourg. Le reste des troupes russes disponibles est provisoirement retenu en Europe pour des raisons d'ordre intérieur.

Ces renseignements, autorisés exceptionnellement par le commandant en chef, sont les seuls que nous publierons pour le moment sur la question. Notre réserve se comprendra.

L'ORDRE INTÉRIEUR EN RUSSIE

Puisque le mot est venu sous notre plume, annonçons sans délai que les nouvelles des grandes villes de la Russie d'Europe sont pour l'instant meilleures, et que le calme paraît rétabli un peu partout.

Les funérailles du tsar Alexis II ont été célébrées à Saint-Pétersbourg sans incident.

LES COSAQUES D'ORENBOURG

Nous recommandons à nos compatriotes de traiter courtoisement les Cosaques, en particulier ceux dont les domaines s'étendent aux environs d'Orenbourg.

La situation de ces cavaliers auxiliaires de l'armée russe est particulière. Ce sont des soldats comme d'autres, sans doute; mais leur statut personnel est à considérer Ils possèdent des privilèges administratifs, sont exempts de certaines redevances

Par contre, ils sont astreints au service militaire, dès 17 ans, pour toute la durée de leur existence. Leur escadron est de cent chevaux; on l'appelle une sofnia. Leurs officiers sont des essaouls ou podessaouls, du mot, aoul qui veut dire tribu.

Leurs onze groupements, pour toute la Russie, s'appellent des voïskos, ou armées, et à la tête de chaque voïsko est placé en grand chef dénommé ataman. Ceux du voïsko d'Orenbourg ont pour ataman le prince Danilewsky, jeune et superbe cavalier que nous avons eu l'occasion de rencontrer plus d'une fois dans les rues de la ville.


Illustration

L'ataman des cosaques d'Orenbourg était le prince Danilewsky. (Page 711.)


La fierté native de ces valeureux soldats-laboureurs, car ils cultivent la terre en temps de paix, doit être respectée, ainsi que la personne de leurs femmes et de leurs enfants. Les Cosaques de tout âge forment dans la nation russe autant de petites nations qu'il y a de groupements.

Notre directeur, le Commissaire général civil.

Notre directeur, M. Martin du Bois, commissaire général civil nommé par le gouvernement de la République pour suivre les opérations des contingents français, à dû quitter Saint-Pétersbourg hier soir pour Moscou et Orenbourg. Nous l'attendons ici demain.

LES KIRGHIZES

Les nomades qui peuplent l'immense plaine située à l'Est du fleuve Oural sont des Kirghizes et des Kirghizes Kaïssacks. Ils sont divisés en six hordes: Pamir, Turkestan, Semipalatinsk-Akmollinsk, Boukéï, près de la mer Caspienne, Chine occidentale, et Orenbourg, Oural, Tourgaï.

Celle-ci, qui est notre voisine immédiate à l'Est, est la plus nombreuse, bien qu'on l'appelle ktché djouse, la petite horde.

Tous ces Kirghizes forment un même peuple. Ils parlent la même langue, présentent le même type, et ont les mêmes moeurs, les mêmes usages, les mêmes superstitions. On appelle Kara-Kirghizes ceux qui vivent dans les contreforts de l'Oural.

Ce sont, en majorité, d'honnêtes nomades. Presque tous sont musulmans, sans fanatisme. Le visage de leurs femmes n'est pas voilé. Ils élèvent des chevaux en grande quantité dans les immensités des steppes, et nous devons les traiter en amis, à moins que... (Voir ci-après.)

L'IMPÉNÉTRABLE RIDEAU

Des Cosaques éclaireurs sont arrivés ce matin de la province de Tourgaï. Ils ont annoncé avec effroi que des masses de Kirghizes s'enfuient vers nos avant-postes, chassés de leurs territoires par les Chinois qui continuent à s'avancer dans la direction de l'Europe.

Les tribus kirghizes ne font pas toutes un bon accueil aux Chinois, contrairement à ce qu'on avait dit il y a six semaines. Quelques-unes se sont rebiffées et ont livré des combats à l'armée jaune. Malheureusement elles ont été vaincues dans diverses escarmouches; ce sont ces vaincus dont la déroute nous est signalée, Il y a là une indication précieuse.

Sans doute les Kirghizes vont demander à traverser nos lignes pour se mettre à l'abri derrière la muraille blanche. Nous croyons savoir que le généralissime a donné à toute la ligne l'ordre de se maintenir fermée, et de tendre contre les masses nomades qui viendraient vers l'Oural un impénétrable rideau.

LA POSTE AVEC LA FRANCE

Les lettres à destination de France doivent être remises, non affranchies, aux vaguemestres de chaque unité, qui les déposeront chaque jour au bureau de poste central, à Orenbourg. Le service russe se chargera de les acheminer par les voies les moins encombrées.

NOUVELLES DE PARTOUT

— Les Chambres françaises ont envoyé hier un télégramme de salut et de fraternité au général Lamouroux, ainsi que leurs félicitations pour l'ordre et la rapidité qui ont caractérisé la mise en route de ses troupes et leur arrivée à destination.

— La ville d'Orenbourg regorge de fuyards isolés, venus en des costumes étranges et pittoresques des régions menacées par la vague jaune. La prévôté les évacue vers l'ouest. Les mesures les plus sévères vont être prises pour empêcher de nouvelles infiltrations.

— Les journaux, dans tout l'Europe, publient des extraits de lettres écrites par des officiers et soldats à leurs familles. Toutes ces lettres sont remarquables de confiance et d'entrain. Beaucoup se terminent par cette devise: Vive la Muraille blanche! A nous la peau des Jaunes! C'est d'un bon augure pour les luttes gigantesques qui se préparent.

OU EST L'ENNEMI?

Nous ne saurions donner aujourd'hui d'autres nouvelles de l'Europe pour la raison toute simple que notre service de dépêches ne fonctionne pas encore.

On nous a annoncé de Saint-Pétersbourg un matériel d'imprimerie qui ne peut nous être parvenu à l'heure actuelle, et cependant nous paraissons!

L'Echo de l'Oural existe, grâce au hasard heureux qui lui a permis de trouver à Orenbourg un stock de caractères français enfouis sous la poussière d'une imprimerie locale!

Nous avons donc borné nos informations, pour ce premier numéro, à des faits qui sont à la connaissance de l'Etat-Major général et que celui-ci nous a gracieusement autorisés à publier.

Par contre, nous révélerons avant les journaux d'Europe les détails qu'on va lire sur des événements nouveaux. Ils permettent de mettre au point la marche des envahisseurs. On verra qu'elle n'a subi aucun arrêt depuis qu'elle est commencée.

Très lentement, mais très sûrement, la Chine marche sur l'Europe.

Communiqué de l'Etat-Major général: Les forces chinoises ont progressé, depuis le 6 janvier, de trente kilomètres environ par jour, ainsi qu'on l'avait annoncé. Les dépêches signalent la présence de leurs éclaireurs, hier 7 février, simultanément à Tomsk, à Karkaralinsk et dans le steppe de la Faim, d'où les Kirghizes s'enfuient à présent, au lieu de les acclamer.

Ces trois points sont à peu près distants de mille kilomètres des principales brèches par où les flots de Chinois se sont rués sur la Sibérie.

A trente kilomètres par jour on trouve le compte approximatif d'un mois de marche quotidienne.

Les armées russes de première ligne étant encore à mille kilomètres de l'envahisseur, on peut calculer que le contact définitif commencera dans un autre mois, aux premiers jours de mars.

Note de la rédaction. — Ce qui précède permet d'apprécier la sagesse du plan conçu par le généralissime. Il fait la part du feu. Il accumule derrière l'Oural, barrière naturelle, des moyens de défense qui réclament, pour être à la hauteur des circonstances, le concours indispensable du temps. Le mois de février, tout glacé qu'il soit, va permettre l'achèvement des concentrations, l'entassement des munitions et des approvisionnements de toute nature sans lesquels il serait imprudent de commencer le feu. Travaillons donc sans trêve, pendant ce mois de répit, à rendre inexpugnables les positions qui nous ont été attribuées par le généralissime!

Le génie va édifier des redoutes, améliorer les zemlienkas qui abritent tant bien que mal nos soldats et leurs chevaux.

Aux premiers jours de mars les Chinois pourront se présenter. On les attendra. Si nombreux qu'ils soient, les Jaunes trouveront à qui parler!


Tel était ce numéro, sensationnel à cause de son originalité, de ses imperfections typographiques, de son format exigu, des fautes inévitables que notre oeil de professionnels y relevait. Les 8.000 exemplaires furent tirés en trois heures.

Il s'agissait à présent de le faire distribuer aux troupes cantonnées à Orenbourg, de l'expédier par ballots de mille exemplaires aux sept autres corps d'armée, où certainement on se l'arracherait.

Grâce à l'obligeance de l'état-major général, nous fîmes déposer sept ballots à la poste. Les vaguemestres auraient tôt fait de les charger sur leurs chevaux.

Le huitième fut apporté, humide encore, chez le commandant en chef qui voulut bien nous féliciter, après l'avoir lu d'un bout à l'autre avec une visible satisfaction.

J'avoue que nous fûmes enchantés, Pigeon et moi, lorsque notre besogne achevée nous nous dirigeâmes vers l'hôtel pour y prendre quelque réconfortant. Dans les rues enneigées d'Orenbourg, circulant au milieu des indigènes amusés, nous croisions des groupes de pious, de nos pious français qui s'en allaient, brandissant le journal improvisé, en criant à tue-tête, comme nos petits marchands de France:

— Demandez l'Echo de l'Oural, son premier numéro! Importantes dépêches! Zéro centime!

Vraiment c'était une idée heureuse, que celle de ce journal français au seuil de l'Asie. Et quand Napoléon verrait comme nous l'avions exécutée promptement, sa joie, à lui, suffirait à nous payer du mal que nous nous étions donné.


3. Les Chinois sont là.

Huit jours se passèrent pendant lesquels il nous sembla que chaque heure comptât pour une minute à peine.

Nous avions rapidement informé la rédaction de l'An 2000 à Paris ainsi qu'Apostoloff à Moscou; le service des dépêches quotidiennes commençait à nous parvenir, copieux, intéressant pour tout le monde.

Il résumait chaque jour en quelques lignes ce qu'on disait à Londres, à Berlin, à Vienne, à Pétersbourg. Ce qu'on disait ne variait guère en cette période d'attente. C'étaient des départs des troupes, des passages, des kyrielles des numéros, de noms, de désignations, et les principaux faits-divers du pays de France: incendies, morts de gens connus, les ordinaires catastrophes.

M. Martin du Bois était arrivé le 9 au soir, juste au moment où le second numéro de l'Echo venait de paraître. Il l'aperçut avant même de nous voir, dans les mains d'un groupe de soldats qui le lisaient à la clarté d'un réverbère, et faillit en tomber à la renverse — de surprise et de contentement.

Le wagon de matériel nous parvenait le lendemain, aussitôt après le départ du patron pour les cantonnements éloignés, car il avait pris tout juste le temps de saluer le général Lamouroux et de courir — quel beau dévouement! à cheval par trente degrés de froid — où ses devoirs de commissaire général l'appelaient.

Les contingents venus de la mer d'Azov s'échelonnaient à présent sur la rive gauche de la Volga, où le chemin de fer les avait débarqués dans la neige. Ils gagnaient lentement leurs positions sur l'Oural, par le rivage de la mer Caspienne.

Les seize aérocars se présentèrent presque à la même heure, le 11. C'était à peine si les charpentiers avaient terminé l'installation de leurs abris. Par suite de la difficulté qu'on eût éprouvé à caser de trop puissantes unités, le ministre de l'aérotactique avait détaché aux armées de l'Oural des 8.000 m. c. de construction toute récente, actionnés par l'éther. Quelques-uns étaient munis d'un appareil nouveau, merveilleux, disait-on. On ne pouvait songer aux moteurs à pétrole dans un pays où le thermomètre descendait à 30 et à 35 degrés au-dessous de zéro. Nos barbes chaque jour surchargées de stalactites en savaient quelque chose!

Tant bien que mal tout de même, le génie, aidé d'une nuée de charpentiers russes, leur avait préparé des abris. Il fallait espérer que le vent de Chine les respecterait et n'en ferait pas, à la première tornade, des petits morceaux de bois.

Le contre-aéramiral Bonvin commandait la flottille. Je l'avais connu capitaine au Mont-Blanc. Nos généraux travaillaient nuit et jour, aussi bien que les officiers subalternes. On voyait de la lumière toutes les nuits aux fenêtres des états-majors. Chacun étudiait le pays kirghize sur les cartes, et aussi l'incommensurable plaine sibérienne, plus loin, vers la Chine, dans ces steppes glacés où remuaient à cette heure des millions de Chinois en route pour l'Europe.

Les trains amenaient jour et nuit des canons, du train, des munitions. Et toujours et toujours il arrivait à Orenbourg des milliers d'hommes qui s'en allaient, aussitôt débarqués, rejoindre à Ouralsk, et plus bas; sur la rive gauche du fleuve, leurs divisions cantonnées sous là neige.

Plus heureux que leurs officiers, les soldats n'avaient qu'à se laisser vivre en attendant les événements.

On leur faisait exécuter quelques mouvements chaque après-midi pour les maintenir en bonne condition. Le reste du jour ils musaient dans les rues d'Orenbourg — privilège exclusif des plus favorisés, de ceux qui logeaient autour de la ville; ils jouaient dans leurs camps au football ou à saute-mouton. Le soir venu, le froid redoublant, chacun descendait au fond des zemlienkas pour y manger la soupe, soigneusement surveillée depuis le matin par le cuisinier de la chambrée.

C'était l'heure qu'on attendait avec impatience. On avait chaud, on se nourrissait. L'instinct matériel domine tout en pareille circonstance.

Quand chacun était bien lesté —et; l'ordinaire ne laissait pas d'être appétissant — on jouait aux cartes; on chantait.

Avec Pigeon nous avions accoutumé de faire un tour hygiénique, le soir vers 8 heures, à travers le camp de Birjévo, où l'on nous connaissait bien.

Il y avait là deux régiments de ligne où prédominait l'élément pyrénéen.

Nous nous arrêtions auprès de quelque terrier de belles dimensions; d'où les voix chaudes de nos montagnards méridionaux lançaient vers la croûte terrestre des accords harmonieux. On sait combien peu musiciens sont nos compatriotes, pris en masse. On sait aussi quelle exception constitue le Midi, notre Midi toulousain surtout. Aussi écoutions-nous avec une pointe d'émotion les choeurs à demi-voix, que nous envoyaient les chanteurs gascons. Quand ils avaient fini, nous les engagions à recommencer. Et ils recommençaient une fois, deux fois, cependant que la fumée de leur âtre nous apportait, par le petit tuyau en métal qui servait de cheminée à la tanière, une odeur agréable de café.

Pendant cette succession de quelques jours tout se tassait, s'emboîtait, au point que notre contact avec les gens d'Orenbourg paraissait déjà vieux de plusieurs mois et capable de ne jamais prendre fin. Tant il est vrai qu'on s'habitue à tout. Enchantés de l'aubaine qui leur faisait vendre à des prix inespérés toute leur bimbeloterie; voire les articles plus importants dont ils avaient un stock à écouler, les boutiquiers d'Orenbourg adoraient nos soldats Pour eux, l'armée française, c'était une légion d'anges sauveurs Jamais ils n'avaient fait autant d'affaires que depuis l'occupation amicale de la rive ouralienne par nos deux cent mille hommes. Et à Ouralsk, à Hezkii-Gorodok, à Pawlowskaïa, dans les gros et petits villages blottis sous la neige au bord du fleuve gelé il en allait de même. Comme il n'y avait rien à faire en avant, nous étions obligés de rester l'arme au pied; dans ces garnisons improvisées, et je voyais avec inquiétude se prolonger la période d'attente, capable d'engourdir les courages à force de bien-être, de tranquillité, de monotonie, lorsqu'un événement incroyable vint secouer la torpeur générale.

Dans Orenbourg ce fut comme une traînée de poudre le 17 à dix heures du matin.

— Alerte! disait-on partout dans les rues. Les Chinois sont là!


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Dans Orenbourg ce fut comme une traînée
de poudre: «Les Chinois arrivent!» (Page 715.)


Un déchaînement d'appels de clairons ne pouvait nous laisser aucun doute, bien qu'il fût encore un peu tôt, à notre appréciation.

Mais dix cosaques venaient d'arriver en ville à toute bride; ils avaient crié des choses brèves et inquiétantes à leurs concitoyens, car incontinent la panique la plus complète faisait fermer les boutiques et sonner à toute volée les deux cents cloches de la ville.


4. Entre la misère et la mort.

Une course rapide à l'état-major nous permit d'établir que ce n'étaient pas encore les Chinois qui nous arrivaient de l'Orient en troupes serrées, mais une tribu tout entière de Kirghizes, affolée par la peur.

Les officiers ne savaient à quel chiffre évaluer le contingent. Ils parlaient toutefois de plusieurs milliers d'hommes, de femmes et d'enfants.

— Allons-y voir! nous dit le général Lamidey; prêt à monter à cheval.

Avec son autorisation nous faisons seller nos bêtes, et nous voilà bientôt chevauchant sur l'Oural gelé, en compagnie d'une trentaine d'officiers.

Le commandant en chef nous a précédés. Des mouvements de troupes se dessinent en éventail sur la rive gauche pour interdire l'approche du fleuve à tout ce monde qui crie, gesticule, s'avance au lointain avec des bourdonnements de multitude irritée.

La cavalerie passe le fleuve à son tour et se porte en avant. Il y a des chasseurs à cheval de chez nous et des cosaques, avec leur ataman, qui galopent comme des fous au-devant des Kirghizes pour les arrêter, leur parler, leur adresser des discours dans une langue que ceux-ci comprendront plutôt que le français, sans aucun doute.

Nous apprenons que les hommes en nos avant-postes ont été surpris dans la nuit par ces nomades effarés, et emmenés avec toutes sortes de prévenances, au milieu d'eux, vers le fleuve et la ville.


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Tout ce monde qui crie, gesticule, s'avance avec
des bourdonnements de multitude irritée. (Page 715.)


Bientôt nous constatons au lointain que la ligne noire des fuyards s'est arrêtée. La cavalerie franco-russe les contient et leur fait signe de ne pas aller plus loin. Nous continuons à marcher sur eux, cependant que derrière nous l'infanterie s'arrête aussi, et l'arme au pied dans la neige, et attend des ordres.

Il fait un froid de vingt degrés, mais le soleil se montre assez chaud, comme s'il eût voulu nous aviser de l'approche du printemps. Depuis les quinze jours que nous sommes là, au surplus, il n'a pas cessé de faire un temps splendide; j'en suis encore à me demander s'il est bien vrai que dans ce pays on fasse connaissance avec les plus terribles tempêtes de neige, quand les hivers sont mauvais.

Bientôt nous voilà au milieu d'un troupeau humain dont la mimique souligne les accoutrements.

Ce sont bien des Kirghizes du steppe. Ils s'avancent presque tous à pied, en bataillons désordonnés.

Leurs femmes et leurs enfants les suivent. Au milieu des premiers rangs marchent nos sentinelles des avant-postes, celles qu'ils ont surprises pendant la nuit et qu'ils nous ramènent avec armes et bagages. Il y a, de-ci de-là, des groupes de chameaux. A ma grande surprise je n'y vois pas de chevaux. Or je sais de reste que les chevaux constituent la richesse du Kirghize. Il en élève d'admirables, et il en vend aux Russes. Par quel phénomène cette tribu de cavaliers, où les femmes sont amazones consommées, se dirige-t-elle à pied vers la Russie, avec l'évident projet d'y entrer?

Et pourquoi pleure-t-elle? Car les bruits confus que nous percevions de loin se sont précisés. Il y a des gémissements et des lamentations plein l'air.

Tout le monde parle, crie, hurle à la fois, en s'adressant au général Lamouroux comme à Dieu lui-même.

Il n'a pas fallu longtemps au commandant supérieur pour apprendre que ces pauvres diables, chassés de leurs territoires par les Chinois en marche, ne viennent pas vers lui en agresseurs, mais en suppliants.

De quoi s'agit-il? voilà ce qu'il faut savoir au plus vite.

Le général a prié l'ataman des cosaques de se joindre à lui pour interroger cette horde inquiète. Le prince Danilewsky parle à peu près bien le français. Il l'a étudié à Saint-Pétersbourg dans sa première jeunesse. Le voilà donc qui s'avance, sous son costume superbe, en compagnie de notre état-major, et qui interroge les fuyards.

Comme ils vont parler tous à la fois, il invite les chefs de la tribu à imposer le silence

Mais d'abord le général leur fait rendre les prisonniers. La joie la plus légitime se peint sur la figure de nos lignards. Ils ont bien cru leur dernière heure arrivée, disent-ils aux généraux, lorsque la tribu tout entière leur est tombée dessus à l'improviste, les a désarmés et emmenés à travers l'interminable plaine couverte de neige.

Un vieillard à barbe blanche, l'un des rares chefs, ou khâns qui soient à cheval, s'avance alors, entouré d'une centaine de ses lieutenants. Eux sont tous à pied, hirsutes, barbus, dépenaillés, mal garantis contre le froid par de mauvaises peaux de chien et de mouton. Le vieux salue l'ataman d'abord, puis le général Lamouroux et le nombreux état-major qui l'entoure.

Un geste de sa main a suffi pour que les rumeurs bourdonnantes qui montaient tout à l'heure de cette foule minable se tussent immédiatement.

Il commence alors un discours auquel nous ne comprenons rien, bien entendu.

L'ataman lui-même a peine à en suivre le fil. Plusieurs fois il fait répéter le sachem, comme Pigeon appelle à tout hasard le vieux pasteur de peuples.

L'autre répète, recommence plusieurs fois une même phrase, car nous entendons revenir les mêmes mots. Trois ou quatre cosaques de l'escorte se sont faufilés auprès du prince pour lui servir d'interprètes au besoin; ils connaissent, ceux-là, le parler des Kirghizes et précisent les points obscurs du discours.

L'ataman recommande à son tour aux nomades de garder le silence tant qu'il parlera. Il traduit alors, par à peu près, le harangue du vieux chef.

La tribu que nous avons devant nous est celle des Yolounes. Elle vient de la rive occidentale du grand lac Balkach, où depuis des années elle campait sous huit cents kibitkas. Ce sont les huttes de toile et de bois qui servent d'abris à ces peuplades asiatiques.

Un jour de la lune précédente, une nuée de Chinois s'est précipitée sur les Yolounes, leur a tué plus de deux cents hommes avec des fusils mystérieux, qui ne font aucun bruit.

Ces âmes diaboliques ont sans doute décuplé les forces des hommes qui s'en servent, car malgré toute la bravoure déployée par les Kirghizes combattants, les Chinois les ont réduits, en deux heures, à implorer la paix. Mais alors les mauvais Jaunes ont fait savoir aux Yolounes à quelles conditions ils s'abstiendraient de les tuer tous, quelque fût leur âge Et à ces conditions les Yolounes trouvaient à présent qu'ils eussent dû préférer la mort.

Leurs tyrans réclamaient en effet tous les chevaux de la tribu. Il y en avait douze cents, des étalons superbes, des poulains déjà grands que les chefs se proposaient devenir offrir sur le marché d'Orenbourg, après la fonte des neiges.

Sans même attendre une réponse les Chinois avaient fait irruption dans les enclos où les chevaux étaient parqués; ils s'en étaient emparés, le pistolet au poing, les avaient enfourchés et emmenés à toute vitesse vers les montagnes, tandis qu'un régiment d'infanterie tirait des feux de salve sur les malheureux Kirghizes dépossédés, pour ôter aux plus hardis d'entre eux toute envie de courir après leur fortune ainsi razziée d'un coup.

Désespérés, les Yolounes avaient tenu conseil. De l'avis unanime, on s'était décidé à un exode en masse vers le pays du tsar blanc, pour implorer l'intervention de l'armée russe et le châtiment des coupables.

Quand l'ataman eut traduit les doléances du vieux chef il s'arrêta, et fit comprendre à la peuplade attentive que les Européens étaient désormais au courant de ses malheurs. Ce furent de grands cris, de nouvelles prières, des génuflexions, des adjurations véhémentes. On rétablit à nouveau le silence pour écouter le petit discours du général français.

L'ataman le traduisit. Il disait la cruelle nécessité qui avait coalisé l'Europe pour résister aux Chinois de concert avec les Russes.

Il expliqua que les pantalons rouges étaient les amis de la Russie et de ses fidèles auxiliaires, les Kirghizes, mais que par ordre supérieur il ne pouvait laisser les Yolounes approcher plus près de la Muraille Blanche.

Eux, pris de terreur et de désespoir, rêvaient de passer l'Oural,. pour s'abriter derrière les troupes blanches, d'où qu'elles vinssent. Ils ne comprenaient pas pourquoi le tsar blanc se refusait à les laisser pénétrer dans le pays d'Orenbourg

— Là, disait le vieux khân, nous nous établirons sur des terres que notre bon tsar nous donnera. Nous ferons des sacrifices pour racheter des chevaux, que nous élèverons, et ainsi le souvenir de notre malheur récent s'effacera peu à peu, ou du moins s'atténuera...

— Impossible, répondit par trois fois le général.

— Impossible, traduisit le prince, avec de la tristesse dans la voix, car cette malheureuse tribu lui faisait pitié.

Je regardais les physionomies rudes de ces sauvages. Elles trahissaient jusqu'à l'évidence que leurs cerveaux ne comprenaient pas d'abord comment les pantalons rouges se trouvaient au bord de l'Oural pour leur en refuser le passage, ensuite à quel mobile obéissait le tsar blanc en leur contestant un asile dans son pays.

Affolés à l'idée de retourner sur leurs territoires du Balkach, les Yolounes se reprirent à pousser des lamentations assourdissantes. Ils demandèrent si les Russes leur permettraient de planter leurs tentes à l'endroit même où ils se trouvaient. L'ataman essaya de leur démontrer que c'était impossible, ces terres appartenant à des indigènes qui ne pouvaient en être ainsi dépossédés au profit de deux mille trois cents nomades. Tel était leur nombre exact énoncé par le vieux chef.

Il fallut leur répéter que le lendemain au petit jour ils devraient s'en retourner loin, très loin dans l'Est, sous peine d'y être contraints par la force.

Tel était l'ordre, confirmé au téléphone, dans le moment même, par le général Prialmont, que leur signifia le général Lamouroux.

Alors se passa une scène qui nous frappa de stupeur.

Au nombre de deux ou trois cents, les principaux chefs se groupèrent autour du vieillard. Celui-ci les consulta; brièvement, comme si la question dont il les entretenait eût été agitée déjà. Tous se mirent à lui crier leur réponse. Affirmative, enthousiaste, elle parut telle à nos oreilles d'Européens. J'étais tout près du général à cette minute extraordinaire.

— Que disent-ils donc? demanda celui-ci à l'ataman des cosaques.

— Général, vous ne voudrez jamais le croire. Le vieux leur a demandé s'ils ne préféraient pas, cette fois, la mort à toutes ces misères. Ils ont répondu par l'affirmative.

— Et cela veut dire?...

— Qu'avant peu d'heures toute la tribu va se suicider.

— C'est impossible!

— Vous allez voir...


5. L'effroyable dans l'incroyable.

A cette singulière déclaration le général ne répondit rien. Il n'y crut pas. Ni personne autour de lui.

Au demeurant il avait des ordres. Il les fit exécuter.

Une ligne solide de fantassins et de cavaliers fut établie sur quatre kilomètres, pour défendre l'accès de l'Oural pendant la nuit. Heureusement que le froid n'était pas trop vif, sans quoi nos troupiers eussent fait connaissance avec la funeste congestion.

Au moins quand les Chinois. se présenteraient et qu'on «travaillerait » nuit et jour, les nuits de faction ou de guet seraient-elles supportables, car on approchait du printemps.

J'eus l'occasion de voir les généraux dans la soirée. Ils étaient soucieux.

Le «père » Lamouroux, brave coeur, avait été, me dit-on, frappé par les explications que l'ataman des Cosaques s'était complu à lui fournir, au retour, sur le suicide en masse dans les tribus nomades de l'Asie centrale. Il avait expliqué, en citant des faits, que la coutume venait de loin, qu'elle ne pouvait sans doute passer pour fréquente, mais que tout de même, dans les steppes, on citait de loin en loin des tragédies de ce genre.

Un colonel russe racontait justement, comme j'arrivais, que les Yakoutes, une pleuplade du nord extrême de la Sibérie s'étaient ainsi détruits eux-mêmes au commencement du siècle pour ne pas périr de famine, à la suite de deux ou trois saisons désastreuses. Dans le pays des Kirghizes même, au-dessous des grandes montagnes de l'Alatau, on rencontrait quatre grandes pierres cylindriques qui perpétuaient le souvenir d'une tribu de dix-sept mille hommes, femmes et enfants, ainsi disparue de la planète, par le meurtre mutuel et le suicide final, sans que la tradition populaire eût perpétué le souvenir des causes d'un aussi effroyable massacre.

Un peu inquiet, chagrin presque, hanté de pressentiments funèbres, le général Lamouroux avait téléphoné au généralissime pour lui exposer la situation et les dires des Yolounes. Mais comment un Blanc eût-il pu accorder créance à une pareille hypothèse. La réponse de Zlataoust fut ce qu'elle pouvait être.

Ce n'était pas sérieux. C'étaient là des paroles de découragement sans portée.

Je rentrai à l'hôtel, troublé aussi par cette histoire. Pigeon venait de finir le journal, qu'on tirait à présent la nuit pour le distribuer au petit matin, comme le café.

Il avait réfléchi aux scènes étranges que nous avions suivies ensemble, et pensait à son tour que le vieux chef Yoloune avait parlé très sérieusement.

Tout à coup —il était à peine minuit — on vient avertir plusieurs officiers d'état-major qui sont couchés à notre hôtel.

Ils se lèvent en hâte. Qu'y a-t-il?

Le cordon de troupes placé à plusieurs kilomètres en avant du fleuve s'agite. Les chefs demandent des ordres, ne sachant que faire.

Un vacarme indescriptible a commencé dans le camp des Yolounes. Après des plaintes et des prières on a entendu des vociférations, puis des cris aigus, des hurlements abominables de douleur, des coups de fusil. «On croirait que les Chinois les égorgent », a téléphoné le colonel chargé de maintenir le passage infranchissable.

Nous courons à l'écurie, où nous sellons vivement mos chevaux. Pigeon a dénommé le sien Saïtama — souvenir plutôt pénible. Le mien répond — manière de dire — au nom plus sympathique, et aussi plus long, d'Alipouliélié.

Sur la glace de l'Oural nous rejoignons des officiers qui nous félicitent d'avoir préféré cette excursion nocturne au lit d'auberge.

— On ne perdra pas son temps, nous dit M. de Réalmont, qui pour faire cette courte sortie, a pris prosaïquement le cheval d'un ami.


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Ils s'entretuent depuis onze heures. (Page 719.)


— Mais que se passe-t-il donc?

— Il se passe que les gens de cette tribu font ce qu'ils ont dit qu'ils feraient. Ils entre-tuent depuis onze heures, à ce qu'il paraît, et jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul debout ils vont continuer. Le colonel Lancien, qui commande le «rideau de fer », ne sait quel parti prendre. Intervenir?... De quel droit? Les laisser faire comme ils l'entendent?... Et l'humanité?... C'est tout de même là un curieux trait de moeurs! Qu'est-ce qu'on va faire?

Chacun donnait son opinion, tout en avançant sur la neige, par un superbe clair de lune qui n'échauffait pas la température.

— Ecoutez! dit quelqu'un.

Les quinze ou vingt cavaliers de notre groupe s'arrêtent.

Ils écoutent. C'est angoissant.

Dans la nuit, à une demi-lieue de l'endroit où nous sommes parvenus, des hululements sinistres montent de la terre dans le ciel. L'air en est affreusement déchiré. Nous repartons au trot. Nous voilà dans les lignes. Les officiers nous disent ce qu'ils entendent depuis onze heures, à cinq cents mètres de leurs postes.

D'ailleurs le thème n'a pas changé et nous arrivons à temps pour l'écouter comme eux.

Ce sont des cris d'épouvante, de douleur, de rage, qui s'entrecroisent, se superposent et se dominent.

On ne sait auquel entendre. C'est une clameur faite de milliers de cris, féroces et plaintifs.

Il y a des rugissements de tigres, des bêlements de brebis et d'agneaux, des coups de feu rapides.

Tout cela dans le calme sinistre du steppe.

Les ordres du généralissime sont arrivés de Zlataoust. Ils sont formels: ne pas intervenir dans cette affaire qui ne relève que de la police russe.

Or celle-ci, consultée, déclare qu'il n'y aurait que des coups à recevoir. On s'abstient donc.

Nous ne bougeons pas du poste de grand'garde où nous avons mis pied à terre. Le «père » Lamouroux et une centaine d'officiers sont là, qui écoutent comme nous, emmitouflés dans leurs fourrures, la main placée au-dessus de l'oreille...

On a fait de grands feux avec des herbes sèches. On espère que de malheureuses femmes, des enfants, sinon l'un quelconque de ces hommes farouches, viendra se réfugier dans notre camp, d'où nul n'aurait le courage de le repousser.

Mais c'est un espoir inutile. Il ne nous vient personne. Ni gens ni bêtes. C'est à se demander si les chameaux et les quelques chevaux de la tribu ne sont pas «suicidés » aussi.

Vers trois heures du matin les cris ont diminué. Voilà qu'ils cessent. On n'entend plus rien.

S'il faisait jour, comme on irait voir!

Que ne fait-il jour?

Enfin la plus pâle des aurores se montre.

— Allons, messieurs, dit le général Lamouroux.

Il nous invite à l'accompagner, et une escorte de cinq cents hommes nous suit, prête à tout événement. L'ataman chevauche à côté du général.

Mon Alipouliélié est haut; je vois de loin. L'un des premiers j'aperçois un tableau d'horreur.

Dans des mares de sang, qui ont rougi la neige, les cadavres des Yolounes sont entassés. Il y en a deux mille trois cents, puisque tel était leur effectif la veille encore et que pas un n'est sorti vivant de cet abominable tuerie.

Si pourtant! Un homme survit à ce carnage.

Il marche au milieu des cadavres en gesticulant, comme un prophète de malheur.

Il enjambe les corps des femmes et les corps des enfants, et ceux des hommes, et ceux des hôtes. Il remonte sur le tas de cadavres, le plus haut qu'il y ait dans l'aoul, et nous montre le poigne avec une fureur vengeresse.

Nous n'osons plus avancer; il faudrait mettre les pieds de nos chevaux dans le sang de tous ces pauvres gens, piétiner leurs corps pantelants et nous frayer un passage qui nous conduirait où?... Tout le monde est mort. De rares blessés râlent encore pourtant. Dès qu'il les aperçoit le vieux les achève d'un coup de pistolet.

Enfin l'ataman lui a fait comprendre qu'on désire lui parler. Veut-il nous dire comment cette infâme boucherie a pu s'accomplir?

— Je vous attendais pour recevoir vos félicitations, fit-il. Vous avez vu, messieurs les pantalons rouges, comment les Kirghizes Yolounes savent mourir quand ils ont perdu tout espoir.

— Mais comment avez-vous fait pour tuer tant de monde?

— Chacun, dans la tribu, a travaillé à détruire son semblable. Les pères ont égorgé d'abord leurs femmes et leurs enfants, en exceptant les aînés. Les aînés ont alors pris les couteaux, les fusils, et tué leurs pères. Après quoi ils se sont suicidés sur les cadavres de leur famille. Moi seul j'ai tenu à vivre quelques heures de plus pour m'assurer que les choses se passeraient suivant les règles de notre honneur, à nous, qui n'est pas le même que le vôtre. Vous ne valez pas mieux que les Chinois. On a tué votre tsar, on a bien fait. Vous êtes de vilains diables. Brûlez-nous honnêtement, c'est tout ce que je vous demande avant de mourir à mon tour.

Et sur ce monceau de cadavres, d'un coup de yatagan le vieux chef de la tribu des Yolounes se trancha la gorge, affreusement...


6. Le traîneau automoteur.

Ce premier épisode de la guerre contre les Jaunes, encore qu'il n'en fût que la conséquence indirecte, jeta nos troupes dans une consternation qui s'expliquait par l'étrangeté sauvage du fait. Dans chaque compagnie, sur toute la ligne défensive de l'Oural et en particulier autour d'Orenbourg, les officiers prirent texte de l'épouvantable fin des Yolounes pour faire à leurs hommes une conférence sur les usages, si nouveaux pour eux, des tribus nomades de l'Asie.

Le jour même, les autorités russes d'Orenbourg prenaient leurs dispositions pour préserver les corps de l'attaque des fauves. Comme elles connaissaient les usages kirghizes, elles ne se pressaient pas.

On se contenta d'entourer la laine funèbre pendant la première nuit pour défendre le charnier contre l'attaque des tigres et loups, en fête.

Dès le lendemain des cavaliers kirghizes appartement à d'autres tribus commençaient à se montrer sur l'horizon. Ils avaient été informé de la tragédie résolue par les Yolounes et venaient, des profondeurs du steppe, pour procéder aux funérailles de leurs amis.

Il en vint, il en vint! C'était incroyable. Plus de trois mille cavaliers et chameliers apparurent ainsi et se groupèrent autour de l'aoul de mort, pour y monter la dernière garde à la place des Cosaques.

La neige tomba tout ce jour-là, et ce fut un spectacle d'une horrible mélancolie.

Des points les plus rapprochés de la Muraille blanche des officiers venaient, à cheval, contempler l'abominable spectacle. Nous commencions, nous autres, à en être blasés. Mais le récit fait par Pigeon dans l'Echo de l'Oural avait mis toute l'armée en rumeur.

Des milliers de permissions furent accordées aux officiers français pour qu'ils vinssent considérer de près cette incroyable hécatombe.. Innombrables furent les clichés qu'en prirent les photographes amateurs.

Plus favorisés que la plupart de nos compatriotes par le voisinage de notre résidence, nous avions le temps de revenir chaque jour examiner de près l'aoul des Yolounes, son bois de sapins et ses deux mille cadavres, sur lesquels la neige tombait chaque nuit pendant quelques heures.

Enfin le cinquième jour, fixé sans doute par les rites, la crémation du «peuple suicidé » commença. Ce fut encore une scène inoubliable, où le carnage reprit de plus belle; mais cette fois les nomades amis n'égorgèrent que des animaux.

Des lances, surmontées de loques noires, avaient été plantées çà et là dès le petit jour, au milieu des cadavres, qu'il eût été matériellement impossible de ranger sur des bûchers, faute de bras.

Nous n'avions plus là les nègres de la Nouvelle-Orléans, et ce n'était pas, on en conviendra, l'affaire de nos troupiers non plus que celle des soldats russes, ni même des cosaques.

Ces lances représentaient autant de jalons pour les pétroleurs. Une centaine d'hommes, en effet, se présentèrent avec des bidons énormes de liquide, les vidèrent sur les corps et y mirent le feu.

Cent colonnes de fumée commencent à monter dans le ciel. (Page 722.)

Cent colonnes de fumée commencèrent à monter dans l'air très pur.

Elles étaient épaisses et noires, malheureusement chassées de notre côté par un faible vent d'Est. Pendant que la moitié des Kirghizes. présents, maintenus à cheval ou sur leurs chameaux, psalmodiaient devant le corps du vieux sultan de lancinantes mélopées, l'autre moitié, descendue pour opérer les sacrifices, plongeait des couteaux dans le cou d'un millier de moutons.

Cette opération fantastique se faisait en dehors de l'aoul, en belle place, sur la neige fraîchement tombée. Il y avait une centaine de sacrificateurs, avec des aides. A dix moutons chacun, ils abattirent la besogne rituelle en une vingtaine de minutes.


Illustration

Cette fois c'étaient des moutons qu'on égorgeait. (Page 723.)


Après quoi ce fut le tour de douze chevaux, amenés sans doute pour la circonstance. Plus robustes et moins dociles, ceux-là se cabraient, en hennissant de douleur, pour retomber frappés du coup mortel.

Au bout, d'une heure de saignées et, de dépeçage, scandés par les psalmodies monotones. Qui n'en finissaient pas, les trois mille assistants se réunirent par groupes ou familles et se partagèrent les animaux sacrifiés! Hommes et femmes se mirent à manger assis dans la neige, en l'honneur des défunts.

Plus de dix mille Français étaient venus assister à cet extraordinaire spectacle, et du soir au matin leur nombre s'accrut encore. Puis la nuit vint. C'était sinistre. Le grésillement des chairs, la projection des flots de pétrole sur les monceaux de corps déjà carbonisés donnaient à ce tableau vraiment affreux une couleur infernale qui restait bien dans la note de la guerre dont chacun de nous souhaitait si ardemment la fin, par une éclatante et prochaine victoire.

La vue de ces abominations n'était pas faite pour élever les coeurs. Beaucoup de nos officiers s'en détournaient avec dégoût.

Comme la neige recommençait à tomber vers huit heures du soir, je quittai la place. Pigeon faisait le journal à Orenbourg; je n'avais pas cessé de piétiner là, depuis le matin, recueillant des impressions tant et plus pour l'An 2000. Il était temps d'aller à l'hôtel les consigner sur le papier pour les confier ensuite au télégraphe.

J'y employai la moitié de la nuit. Mais je n'étonnerai personne en ajoutant, pour compléter le récit de cette extravagante aventure, que l'odeur nauséabonde de la chair brûlée venait offenser les narines jusque dans les rues de la ville.

Mes habits en étaient imprégnés. Et tout le temps que j'employai à rédiger pour Paris un télégramme rempli de détails tragiques, dont je fais grâce aux lecteurs de ces souvenirs, je sentis le cadavre qui rôtit. J'en avais plein le nez et la gorge. C'était odieux.

Quarante-huit heures plus tard il ne paraissait plus, heureusement!

La neige recouvrait les débris que le feu n'avait pas consumés, Les Kirghizes amis s'étaient, par tribus, éloignés vers l'Est où ils allaient peut-être pactiser avec les Chinois

Il me resta pendant quelques-nuits, de cet invraisemblable intermède; un violent cauchemar.

Tout de même le temps passait. Il passe toujours. Les nouvelles de la marée chinoise se faisaient plus nombreuses

On commençait à citer, dans les premières villes de la région ouralienne asiatique, des arrivées considérables de fuyards; avec des chariots, du bétail, tout l'ordinaire bagage des pauvres gens chassés. de chez eux par l'invasion

Sur toute la Muraille blanche l'attention du commandement redoublait. Nous avions des nouvelles de nos alliés campés au Nord par deux petits journaux que les Anglais et les Allemands venaient de créer, à l'instar du nôtre.

Le premier s'appelait:

The Oural Daily News.

Le second:

Kleine Ouralsche Zeitung.

Et ma foi leur apparition à tous deux nous fit autant de plaisir que celle de l'Echo de l'Oural en avait causé à toutes les armées blanches.

La presse constituait ainsi un parfait trait d'union entre les alliés.

Nous apprenions bientôt par l'une et l'autre de ces gazettes qu'un même esprit animait tous les camps, aussi bien dans la plaine qu'aux abords de la montagne. On rêvait partout d'en finir, et pour en finir plus vite, de donner, dès le premier contact, une leçon aussi rude que possible aux Chinois.

Le général Prialmont recommandait aux chefs d'armée de multiplier autour d'eux les moyens d'information. C'était l'A B C du métier.

Le général Lamouroux n'avait eu garde d'y manquer. Un soir je reçus la visite de son officier d'ordonnance, le capitaine Billard, un bon de la toute jeune école, qui avait gagné deux galons en Lorraine l'automne précédent.

— Le général, me dit-il, à reçu hier de Paris quatre traîneaux automobiles. On va les mettre en expérience demain matin. Si vous voulez les voir opérer, il y a une place pour vous... et une pour moi dans le n° 1.

— Avec joie, capitaine, avec joie!! Nous serons du même bord?

— Parfaitement. Les trois autres engins sont déjà partis pour les camps du Sud. Celui-là nous reste. Il est à la disposition du général commandant en chef. Et dès demain je le monte, avec le mécanicien venu de Paris, pour l'essayer. Comme on y peut tenir à trois, le général a pensé...

— Il est gentil d'avoir eu cette idée, le général! Un traîneau-automobile! Il n'y en a donc?

— Sans doute, et depuis des années déjà. Mais l'occasion de les utiliser ne s'est pas souvent présentée. Seuls les explorateurs ont eu quelque intérêt à s'en occuper. Quant aux Esquimaux, qui mieux que n'importe qui pourraient bénéficier de cette nouveauté, si elle est pratique, l'initiative leur manque, et l'argent pour les payer. Ce pays-ci est vraiment celui du traîneau-automoteur. Mais la routine a empêché jusqu'ici les Russes de s'en servir. Au ministère de la guerre, le constructeur doit en livrer un cent, paraît-il, si ceux-là sont reconnus solides, après un service pratique d'information. Le moteur est à l'éther, comme celui des derniers aérocars, dont les échantillons qui sont ici vont sortir, entre parenthèses, au premier jour.

Le lendemain, dès sept heures du matin, le capitaine m'accueillait avec un bienveillant sourire dans le traîneau automoteur n° 1. Le conducteur était le propre fils de l'inventeur. Avec trois autres mécaniciens il se mettait à la complète disposition du commandement.

Le véhicule stationnait devant les bureaux de l'Etat-major, dans l'avenue de Tachkendt. Il avait tout à fait bon aspect. Avec cela confortable, bien assis sur de larges patins.

Derrière, à quelques pas, je remarquais un autre traîneau, du système traditionnel, attelé de trois superbes chevaux kirghizes, conduit par un cocher russe, énorme sous sa chouba militaire.

— Cette troïka, me dit le capitaine, est destinée au général Lamidey. Il veut être de l'excursion et juger par lui-même des avantages et des inconvénients de l'automatisme appliqué au véhicule si spécial qu'est le traîneau, dans ces pays de malheur. Car entre nous — le capitaine souriait en répétant ces mots où perçait un peu de découragement — ce sont des pays de malheur que ceux où nous battons la semelle depuis trois semaines...


7. La neige et les loups.

Il était huit heures du matin. Le programme du général me parut simple.

— Nous allons filer tant que pourra votre automoteur, dit-il en allumant un cigare. Vous êtes devant, messieurs. Et moi je vous suivrai, de près ou de loin, au plus grand galop des chevaux. A midi, nous ferons halte pour nous restaurer. Nous exécuterons alors un demi-tour, après avoir calculé la distance parcourue en quatre heures. Je reste seul dans la troïka. Ainsi je pourrai vous recueillir au cas où quelque panne malencontreuse vous immobiliserait. Voici des cordes. On remorquerait en ce cas l'engin malade et vous prendriez place avec moi dans celui-ci. C'est compris? En route!

Deux Cosaques partirent devant, au trot, comme deux hérauts. Ils criaient aux passants de se ranger, mais dès que l'Oural fut franchi à petite allure, notre mécanicien, sur l'ordre du capitaine, fit donner au moteur tout ce qu'il pouvait.

Ce fut alors merveilleux.

En une minute nous eûmes laissé loin derrière nous les Cosaques ahuris. La troïka du général nous suivait à grand'peine, et peu à peu la distance qui la séparait de nous augmenta.

Le capitaine n'avait pas besoin des Cosaques pour faire sa route. Une carte et la boussole lui suffisaient. Nous allions droit au-devant du soleil, qui se montrait par intervalles.

Il faisait seize degrés de froid; sous nos pelisses nous étions admirablement tenus au chaud. Les deux premières heures furent un enchantement. La petite machine glissait à miracle sur la neige gelée; elle dévorait littéralement le steppe, blanc et désert à l'infini. Nous avions nos montres à la main pour contrôler la vitesse. A dix heures précises le capitaine Billard ordonna l'arrêt. On avait parcouru soixante-quatre kilomètres.

— Trente-deux à l'heure, fis-je avec admiration. C'est merveilleux.

Il était convenable d'attendre la troïka du général. Elle avait sûrement perdu quarante minutes sur nous. C'était le compte exact. A dix heures quarante, nous l'aperçûmes qui venait du fond de l'horizon. Ses trois chevaux galopaient toujours. Ils avaient fourni cet effort invraisemblable. Aussi nous apparurent-ils couverts d'écume. Le cocher suait autant qu'eux, et loin derrière encore les deux Cosaques arrivaient, tant bien que mal, sur leurs petits chevaux en fer, mais tout de même moins vites que la machine.

Le général nous fit compliment; il visita l'un après l'autre les organes du moteur avec le plus vif intérêt.

La halte du déjeuner fut sonnée par l'envolée d'un bouchon de champagne. Chaque traîneau avait son panier de provisions dans un petit coffre. On s'installa dans la troïka pour l'opération nécessaire du réconfort tandis que le mécanicien formait un autre groupe à quelques pas, autour de victuailles plus modestes, avec le cocher et les deux Cosaques.

Nous n'avions rien vu de suspect; nous n'avions rien vu du tout, même, et à l'idée que ces solitudes caractérisaient un pays immense, à peine piqué çà et là de quelques aouls kirghizes, nous éprouvâmes, comme on dit, un léger froid dans le dos. Et ce n'était pas celui du dehors qui nous impressionnait.

Les deux officiers dialoguèrent longtemps sur les services que rendraient à une armée en campagne des engins de ce genre et se félicitèrent d'avoir eu l'étrenne de celui-là. Il emportait leurs suffrages sans discussion, à la condition bien entendu qu'il se comportât pendant le retour aussi bien qu'à l'aller.

Or le retour fut loin de s'effectuer tranquillement.

A midi, quand les chevaux eurent mangé tout leur saoul, et bu la provision d'eau que les Cosaques avaient emportée dans des outres, à côté d'une botte de fourrage, l'ordre du retour fut donné. Cette fois je ne pouvais accepter le siège d'honneur que le général Lamidey m'avait si gracieusement offert au départ. Je lui cédai ma place à côté du capitaine et je me carrai tout seul dans la troïka.

Le mécanicien tenta de mettre le moteur en marche; mais sans qu'on sût pour quelle cause, il ne put y parvenir. Pendant une demi-heure le pauvre garçon vérifia l'une après l'autre les diverses pièces du mécanisme. Vingt fois il crut avoir trouvé ce qu'il cherchait, vingt fois il remonta sur son siège en nous disant:

— Je crois que ça y est...

Mais «ça n'y était pas! » Vingt fois nous dûmes reprendre avec lui les hypothèses les plus variées et chercher inutilement la raison de la panne, si justement appréhendée par le général.

— Qu'est-ce que je vous disais à Orenbourg? murmura celui-ci à l'oreille du capitaine. Il y a un sort sur ces mécaniques-là. Elles vont à ravir sans qu'on sache pourquoi, mais elles s'arrêtent de même. Comme c'est amusant! Nous voilà pour des heures dans ce désert de neige, à soixante-quatre kilomètres de notre base. Les Chinois sont encore loin, heureusement. Mais les tribus de nomades voleurs de chevaux sont peut-être plus proches. Il faut nous en méfier. Nous sommes sept, et tous armés soigneusement; que ferions-nous pourtant contre une centaine de gaillards qui s'aviseraient de passer par ici pendant que nous essayons de réparer notre outil? Ce serait vraiment dommage de nous faire tuer pour une panne de moteur, Notre peau vaut mieux que ça...

Il réfléchit un instant, puis décida:

— Si nous ne sommes pas en état de repartir dans trente minutes, on attellera le traîneau désemparé à la troïka, et nous reviendrons à petite vitesse au quartier général. Il n'en sera que temps, car les soixante-quatre kilomètres une première fois parcourus en deux heures, il faudra bien quatre où cinq heures pour les fournir à nouveau.

C'était la sagesse même. Tout nous faisait prévoir qu'il faudrait en venir là. On y vint.

A deux heures précises, le mécanicien renonça; tout contrit, à repartir par ses propres moyens. Il était désolé, navré. Il pleurait, sans doute à cause du froid, qui augmentait déjà; mais le chagrin, l'amour-propre blessés y étaient aussi pour quelque chose.

Après s'être confondu en excuses, après avoir balbutié des explications plus ou moins valables, il se mit en devoir, avec les Cosaques, d'attacher par une remorque le traîneau automoteur à la troïka.

Le cortège se mit alors en marche, assez piteux: le général Lamidey et le capitaine Billard dans le premier traîneau; moi dans le second, que le mécanicien dirigeait de son mieux, non sans à-coups,. comme il arrive en pareil cas. Afin de diminuer l'amplitude des embardées, il fallut modérer l'allure des chevaux.

Bien restaurés, avec l'instinct du retour à l'écurie; tous les trois allaient le diable

Les Cosaques suivaient à vingt-cinq pas.

Pendant une heure et, demie les choses se passèrent assez bien. De temps en temps le général se retournait, quand, ce n'était pas le capitaine, pour voir si nous étions toujours amarrés

A trois heures et demie de l'après-midi nous avions parcouru trente-quatre kilomètres.

— Enfin, pensai-je, si, nous pouvons pousser de la sorte jusqu'au bout, il n'y aura que demi-mal!

Mais il en fut tout autrement.

Vers quatre heures, une chute de neige, devançant la nuit, commença de rendre la vision difficile sur le steppe. Le cocher ne retrouvait plus ce qui pouvait passer pour une route, c'est-à-dire la trace de notre premier passage. Le capitaine était obligé de le diriger à la boussole, en lui donnant des petits coups de canne sur l'une ou l'autre épaule, suivant qu'il croyait voir la bonne direction à droite ou à gauche. Ce Russe était le propre cocher de l'ataman des Cosaques; on pouvait lui faire confiance. Mais tout de même il neigeait trop. Il s'égarait.

Tout à coup je me retournai avec angoisse. Deux coups de feu venaient d'être tirés par les Cosaques...

Halte! Qu'y a-t-il?

Le capitaine parlait le russe. Il interrogea.

Volki! Volki! répondirent les deux hommes en regardant derrière eux, au lointain

Volki? Les loups? Diable! C'était grave

— Vous les avez vus? demanda encore le capitaine.

— Ils sont là!... Cinq ou six!... Les voilà!

En effet, au milieu des flocons de neige qui tombent plus serrés; nous apercevons des ombres caractéristiques à cent mètres derrière nous


Illustration

Les loups! Les loups! criaient les Cosaques. (Page 726.)


Les Cosaques talonnent leurs chevaux et courent sus aux sales bêtes. Deux nouveaux coups de fusil les éloignent.

Mais nous connaissions l'espèce — au moins pour avoir entendu maints récits de sa ténacité dans la poursuite de la chair fraîche, lorsqu'ils sentent les éléments avec eux.

Le général a vite pris une décision

— Vous allez monter avec nous dans la troïka, me dit-il. On sera un peu serré, voilà tout,

S'adressant au mécanicien:

— Vous aussi, à côté du cocher.

Mais nous ne pûmes réprimer un sourire amer.

A côté du cocher?

Et où?

Ce gros homme occupait à lui seul le petit espace qui permet de s'asseoir à un conducteur de traîneau russe.

— Impraticable, en effet, dit le général. Alors grimpez sur l'un des trois chevaux. Quant à l'automobile, il n'y a pas à hésiter, je la sacrifie. C'est embêtant, mais elle ne vaut pas les os d'un brave garçon Comme elle se brisera en miettes si personne ne la dirige; autant l'abandonner tout de suite. Détachez-la!

— Une faveur, général! s'écria alors le capitaine. Permettez-moi de la conduire peut-être arriverons-nous à la sauver.

Le général réfléchit.

— Allez-y! fit-il. Mais à la première difficulté, lâchez-moi ça. Je tiens à votre peau plus qu'à cette mécanique.

En un clin d'oeil chacun se place comme l'a ordonné le grand chef, et nous voilà repartis.

Mais les loups aussi repartent à notre suite. Nous entendons à présent leur troupe qui hurle.

Nous, nous retournons pour la considérer à travers le rideau de neige qui s'épaissit. Elle est bien plus nombreuse que tout à l'heure Ils ne sont plus cinq ou six, mais vingt, vingt-cinq, trente

Et ils font un vacarme qui n'a rien de gai, je vous assure! Jamais je n'avais entendu pareille musique. Voilà qui fait encore froid dans le dos, si bien couvert que l'on soit!

Un quart d'heure nous avançons à moyenne allure. Le général a pris la boussole et la canne. C'est lui qui dirige à présent le cocher, tout en se retournant à chaque instant pour voir si le capitaine n'a pas trop de mal avec son volant.

Cahin-caha, l'officier manoeuvre, et le traîneau parvient à suivre la troïka. Mais les carnassiers se sont rapprochés. On dirait qu'ils savent notre embarras. Les voici qui sont aux jarrets des chevaux de nos deux Cosaques. J'ai bonne envie de tirer dessus; à la réflexion je redoute de blesser un cheval...

Nous avons fait à présent quarante-six kilomètres. Il nous en reste dix-huit à parcourir, et notre séquelle n'a pas l'air de vouloir nous abandonner. Au contraire! Elle s'augmente de recrues faites en route.

Tout à coup un même cri d'effroi nous étrangle. L'un des Cosaques est tombé. Le général veut faire arrêter la troïka; mais le cocher reste sourd à ses appels. Il fait même des gestes rassurants, comme s'il voulait dire: ce n'est rien, un Cosaque de moins.

Il veut dire autre chose, et nous allons comprendre.

Il veut dire que le Cosaque a sacrifié son cheval pour donner aux loups leur five o'clock et gagner du temps. En effet un équipage bizarre nous rejoint bientôt; les deux Cosaques sont juchés sur l'unique bête qui reste. L'autre est présentement déchiquetée à belles dents par les loups.

Les Cosaques galopent à côté du capitaine et lui crient tout cela.

Le capitaine nous le crie à son tour.

Et ces vociférations jetées à travers l'espace, cette neige qui continue à tomber sur l'autre neige pour en doubler l'épaisseur, cet assemblage de deux véhicules que trois chevaux, fringants comme à la première minute, entraînent courageusement vers la ville encore éloignée, sous un jour blafard qui baisse, qui baisse très vite, tout cela me met du vague à l'âme. La main sur mon browning je suis toujours prêt à faire feu, car une autre idée me hante à présent. Si nos trois chevaux allaient tomber? Si l'un d'eux seulement tombait?

Une demi-heure s'est encore écoulée. Nous n'avons plus que dix kilomètres à dévorer pour atteindre Orenbourg, à la condition que le cocher soit resté dans la bonne direction. Il y a des chances, puisqu'il connaît le pays.

Joie!

Nous avons soudain aperçu des yourtes assemblées en cinq où six groupes, et cet aoul de Kirghizes, tout voisin d'Orenbourg, nous le connaissons; nous sommes venus jusque-là deux fois déjà, en promenade avec Pigeon...

Il a vite disparu sous les chasses de neige. Et les Cosaques ont ralenti pour reprendre leur poste défensif, car les loups nous ont rejoints.

A présent ils sont un cent. Je les vois à quelques pas de l'automobile où le capitaine, toujours vaillant, n'a pas plus l'air de les entendre que s'ils n'existaient pas.

Tout à coup les Cosaques ont jeté un cri au cocher.

Celui-ci a fait un geste. Il a ralenti ses chevaux: il les a presque arrêtés.

Ah! par exemple, cette fois je refais connaissance avec l'impression que j'ai plus d'une fois éprouvée au cours de cette guerre néfaste: il m'a semblé qu'une invisible seringue m'injectait de la glace dans les veines.

Il s'arrête, le cocher! Le général ouvre des yeux plutôt furibonds. Mais c'est l'affaire d'une seconde.

Comme des singes, les Cosaques, avec tout leur fourniment, ont enfourché les deux chevaux de la troïka qui restent disponibles. Leur seconde bête est sacrifiée à son tour et les loups sont à la curée sur sa pauvre carcasse.

Nouveau répit! Il nous sauve, car on aperçoit au lointain les réverbères d'Orenbourg qui s'allument.

Nous croisons des patrouilles de Cosaques à qui leurs camarades signalent les loups:

Volki! Volki!

On traversa l'Oural dans ce curieux équipage. (Page 729.)

Les cavaliers s'élancent à l'ennemi. Nous entendons crépiter leurs coups de fusil par douzaines, et comme sept heures sonnent aux églises de la ville nous traversons dans notre singulier équipage l'Oural gelé, couvert de soldats et de citadins qui passent d'une rive à l'autre.

On rit à présent; on se prépare à bien diner; on donne de fameux pourboires aux Cosaques et au cocher du prince.

Le capitaine est tout joyeux d'avoir sauvé son traîneau automoteur. Le général l'en félicite gaiement; moi aussi.

Mais sapristi, que nous l'avons donc échappé belle!


8. L'appareil mystérieux. L

e récit de notre journée passionna le cercle des officiers. Chacun de nous s'y attarda complaisamment, si bien que minuit sonnait lorsqu'on se sépara. Nous avions dignement clôturé par cette expédition hasardeuse la période d'inaction et d'attente, car au petit jour le lendemain — c'était le 28 février — un vrai coup de tonnerre éclatait.

Les Chinois sont là!

Cette fois le cri n'était plus en avance.

Une grande quinzaine s'était écoulée, pendant laquelle les vagues jaunes n'avaient cessé d'avancer vers l'Occident, à raison des trente kilomètres, méthodiquement gagnés chaque jour par leurs avant-gardes.

Je me levai en hâte. La ville était sens dessus dessous. L'alerte dont nous avions eu, quinze jours plus tôt, un avant-goût se renouvelait avec une intensité bruyante.

Les téléphones ne cessaient d'appeler, les estafettes galopaient dans toutes les directions.

Tandis que Pigeon se consacrait à la confection du journal, besogne de plus en plus ardue avec les nouvelles qui se multipliaient et les événements qui se dramatisaient très vite, je courais chez le général en chef.

Il me reçut avec son ordinaire bonhomie.

— Cinq minutes seulement, dit-il, car il était pressé de conférer avec son chef d'état-major.

— Quatre me suffiront, général, pour vous demander où nous en sommes exactement. Je prendrai mes dispositions en conséquence. Les Chinois sont-ils si près de nous? A quelle distance les repérez-vous? Combien sont-ils? Que disent vos éclaireurs? Aurais-je la chance, en montant à cheval, de voir enfin à l'horizon leurs premiers escadrons s'avancer vers la Muraille blanche qui va briser ce débordement de magots?

— Les Chinois sont à cinq journées d'Orenbourg, comptées à trente kilomètres l'une, ce qui fait cent cinquante kilomètres. Le généralissime m'avise que du nord au sud de la chaîne ouralienne, les armées jaunes s'avancent avec régularité, sur un front qui dépasse deux mille kilomètres. La plus fertile imagination se fût refusée à le croire, voilà un an. On les signale à la même heure à Samarovskoïe, à Tobolsk, et à Omsk sur tout le cours de l'Irtych, dont ils sont à présent les maîtres. Ceux que nous attendons plus spécialement viennent par les steppes de Tourgaï, vous le savez. C'est la marée du Sud que nous aurons à rejeter en arrière et à poursuivre. Voilà pour vos premières questions. Quant aux autres, même concision dans les réponses, pour aller vite. Vous n'avez aucune chance de voir des Chinois avant une semaine si vous vous en tenez aux randonnées à cheval. Quelques Cosaques du prince les ont aperçus la semaine dernière, ils ont employé quatre jours pour venir nous le dire. C'est tout à fait défectueux, vous le voyez, et le système d'information par la cavalerie ne vaut guère en ce pays-ci. Il faut y parcourir des distances considérables pour constater qu'on aperçoit de loin quelque chose, des masses qui remuent, à l'approche desquelles il faut aussitôt tourner bride.

Le général compléta en clignant de l'oeil, malicieusement:

— Si vous voulez voir des Chinois avant nous, et en voir des milliers à la fois, il faut prendre place à bord de l'un de nos aérocars. Je vous y autorise bien volontiers. J'ai donné l'ordre qu'on les fît armer ce matin. Choisissez le Mont-Blanc ou le Donon. Vous trouverez à bord de l'un ou de l'autre des officiers charmants — vous les avez appréciés ailleurs — pour vous faire voir du nouveau. Par ce moyen vous serez, sans conteste, ce que vous voulez être, le premier correspondant de guerre qui découvrira les Chinois où ils sont, et le télégraphiera en Europe à toute vitesse.

— Comment vous remercier, général?

— Ça vous va?

— Je crois bien!

— Courez donc aux hangars, où les équipages de ces deux unités se préparent. Je vais y annoncer votre visite.

Le général me prit la main, puis la retenant, il ajouta:

— Ce n'est pas tout. Ils vont expérimenter les fameux appareils de vision à distance qu'on a construits à Paris exprès pour eux. Vous croyez voir les Chinois avant moi, monsieur l'An 2000? Eh bien, détrompez-vous! En même temps que vous les contemplerez de là-haut, je les verrai, moi, d'ici, sans quitter la boule de neige sur laquelle nous nous escrimons. Et c'est vous qui m'enverrez en communication tout ce que vous découvrirez de là-haut. Ces appareils sont, paraît-il, merveilleux.

— J'en ai entendu parler.

— Il n'y a que nous qui les possédions. On dit qu'ils sont au point depuis trois mois à peine, après des tâtonnements interminables; vous en jugerez avant moi. Bon voyage! Amusez-vous bien. Quand vous serez rentré ici, cher, monsieur, venez, je vous en prie, me dire votre opinion sur l'appareil que vous allez inaugurer. Quel progrès immense, s'il fonctionne comme nous le souhaitons! C'est la suppression des éclaireurs à cheval, qui n'éclairent pas toujours très bien. C'est le commandant en chef informé de visu à d'énormes distances, sans qu'il ait à bouger de son quartier général!


9. Les steppes vus d'en haut.

C'était en effet tout cela. J'avais bien discerné, à travers des bribes de conversations, quelques allusions faites par des Monte-en-l'air au mystérieux Télécinémaphotographe — tel était le vocable un peu long, un peu aride, dont on se servait provisoirement pour désigner la chose. Mais, préoccupé, absorbé comme je l'étais, il m'avait été impossible de trouver une demi-journée pour rendre visite aux officiers de l'arme et leur demander des renseignements.

L'offre si gracieuse que venait de me faire le général Lamouroux m'enchantait. Je me sentis tout guilleret à l'idée de reprendre sous un autre climat la série des excursions aériennes qui m'avait tant passionné six mois plus tôt. J'avais risqué souvent de m'y rompre les os; mais quelles âpres jouissances! Le souvenir m'en poursuivait partout. Qui a bu boira. Fameux proverbe!

Le temps de prévenir Pigeon; de lire en hâte les dépêches qui arrivaient de partout, troublantes dans leur pessimisme — et je fus aux hangars de l'aérotactique, emmitouflé comme au pôle nord

C'était bien le moins dans un pays où nous avions vu le thermomètre osciller chaque jour entre vingt et trente degrés au-dessous de zéro.

J'entrai dans le «niche» du Mont-Blanc, qui s'offrit la première à ma vue.

C'était, au surplus le Mont-Blanc que commandait le chef de la flottille, le contre-aéramiral Bonvin. Je n'eus guère besoin de rappeler à ce grand chef qui j'étais.

Il me serra cordialement la main et voulut bien me dire-les-choses-les-plus-flatteuses sur les prouesses accomplies par l'équipage de l'Austral. Il l'avait vu opérer de loin, dans le ciel de Londres, et plus d'une fois, me dit-il, avait cité en exemple à ses officiers, la belle conduite des Japonais, alors nos auxiliaires si dévoués.

Nous eûmes une minute de dialogue sur la différence des temps; l'évolution de la guerre si radicalement accomplie. Et aussitôt l'on en vint au fait du jour, à l'objet de ma démarche.

— Vous arrivez bien, monsieur. Dans un quart d'heure vous n'eussiez trouvé que des hangars vides. Toute la flottille part pour explorer les steppes jusqu'à cent cinquante kilomètres d'ici. J'espère que pour sa première sortie elle verra des Chinois. En tous cas, le général en chef vous a mis au courant de notre mission spéciale. Son officier d'ordonnance, vient aussi de demander une place à bord du Donon.

— Le capitaine Billard?

— A l'instant même.

— A la bonne heure! Hier nous avons vu des loups ensemble. Aujourd'hui ce seront des Chinois...

A neuf heures exactement les seize aérocars de la flottille s'élevaient dans l'air très pur — il faisait grand soleil chaque matin depuis quelques jours, et le temps se gâtait chaque soir.

La stupéfaction admirative des indigènes rendait un peu de fierté aux Monte-en-l'air, que leurs camarades de l'armée terrienne ne regardaient guère plus, tant ils s'étaient habitués à leurs évolutions, comme à quelque chose de tout naturel.

Le plan du général était simple. Les seize aérocars partaient en information dans l'Est pour le compte des huit corps d'armée et devaient regagner à la fin de la journée non plus Orenbourg, mais le quartier général auquel ils seraient attachés désormais, deux par deux. Seules les unités affectées au service du commandant en chef emportaient l'appareil nouveau dont on n'avait pas encore fait les essais en temps de guerre, depuis plusieurs mois qu'il était devenu pratique, à ce qu'on disait en haut lieu.

Je pris place dans le poste du Mont-Blanc, après avoir été présenté le plus courtoisement du monde à ses officiers par le contre-aéramiral Bonvin.

Je retrouvais là presque exactement les dimensions de l'Austral. Le moteur était différent. L'armement, plus complet, comportait des jeux de grenades explosibles sans choc, par le seul contact de l'air. Enfin, j'apercevais à l'arrière, assez semblables aux armatures d'un cinématographe, les organes de l'appareil au nom si compliqué, que les Monte-en-l'air appelaient déjà plus laconiquement le Photographe.

En cinq minutes les seize aérocars planaient au-dessus d'Orenbourg, à quatre cents mètres, et piquaient vers l'Est aux acclamations de nos troupiers. Route libre pour chaque commandant, avec la préoccupation, toute logique, de se rapprocher le plus possible du quartier général auquel il sera désormais attaché. Ce qui fit que le Mont-Blanc et le Donon restèrent volontairement en arrière pour laisser les quatorze autres unités descendre au Sud et se placer dans leurs zones respectives.

De loin j'aperçus à la lorgnette le capitaine Billard: il me fit des signes de cordiale amitié, qui furent bientôt confirmés par un échange de paroles téléphoniques. La flottille ayant rapidement pris la formation indiquée par le contre-aéramiral, nous n'avions bientôt plus de confrères volants que sur notre droite.

A dix ou douze kilomètres dans le Sud, c'étaient le Canigou et le Maladetta. On avait attribué aux unités de cette série nouvelle des noms de montagnes Puy-de-Dôme, Ventoux, Marboré, Mont-Chauve, Ballon-d'Alsace, etc.

Enfin, vers dix heures du matin, nous étions, comme on dit, dans le plein de notre action, c'est-à-dire à trente kilomètres d'Orenbourg, dont les croix d'or et les coupoles avaient disparu depuis longtemps. Nous avancions à bonne allure dans un air réfrigéré à vingt degrés, chauffés pourtant sur notre enveloppe par un soleil du 28 février, c'est-à-dire presque aussi généreux qu'en mars. Autour de nous du bleu, le bleu du ciel, au-dessous de nous la vision la plus lamentable que j'eusse encore jamais connue: celle-de la neige, du marteau de neige étendu à perte de vue sur le sol. En long, en large, de l'Ouest à l'Est et du Sud au Nord, partout la neige, étincelante sous le soleil immaculé. Comme aucun village n'apparaît —aucun n'existe — en ces parages désolés, nous éprouvons bientôt la sensation d'être en pleine mer, en pleine mer arctique. Les officiers qui sont de quart, deux capitaines et un enseigne, me demandent si cet aspect est plus mélancolique que celui des banquises circumpolaires.

Ma foi, j'hésite un moment et je finis pas répondre:

— Eh bien! oui. Là-bas on sait qu'on flotte au-dessus du chaos glaciaire, qui ne change guère d'aspect, qui ne verdit jamais, car il ne vit pas. Il ne vit plus; il est mort depuis des millions d'années, depuis toujours peut-être. Tandis qu'ici nous savons que cette tristesse cache une parure qui se montrera dans quelques semaines, avec le mois d'avril. Nous en voulons à ces steppes de garder si longtemps leur couche de neige, que le soleil du printemps va fondre. Et puis, ajoutai-je gravement, là-bas nous savions que l'ours nous guettait à terre. Ici ce sera bientôt le Chinois. Il est pire. L'appréhension des tortures qui nous attendent peut-être rend le voyage moins gai, par ici, moins gai, décidément.

Je ne voulais pas m'appesantir sur ce sujet trop peu jovial. Je profitai de l'occasion, toutefois, pour demander au commissaire du bord de vouloir bien me faire présent d'une petite bouteille de poison réglementaire. Je ne fus tranquille en vérité que lorsqu'elle fut insérée dans ma poche, à la place occupée naguère par l'autre, par celle que les Japonais m'avaient prise, après les malheurs de Tucson.

Pendant trois grandes heures, le Mont-Blanc et le Donon s'avancèrent ainsi de conserve, à faible hauteur, au milieu du néant et du silence que le néant comporte.

Pas une montagne, pas une colline, pas un accident de terrain, pas une rivière, puisque toutes celles qui passent au-dessous de nous sont gelées et recouvertes de neige.

De temps en temps nous distinguons, aux lunettes, un aoul de Kirghizes, deux ou trois cents kibitkas, des chevaux rassemblés en troupeau soigneusement surveillé, des moutons, des chameaux. Notre passage plonge dans le plus grand désespoir les habitants de ces huttes misérables, car ils se précipitent sur la neige, s'y plongent la figure, poussent des cris rauques, des gémissements, dès qu'ils aperçoivent nos fantastiques navires aériens.

N'auraient-ils pas encore vu les aérocars des Chinois?

Ou les Chinois n'avaient-ils à leur disposition qu'un petit nombre d'engins modernes, à l'instar du Loung?

Peut-être leur flotte n'évolue-t-elle pas par ici? Cette supposition me parut la plus sage.

On sonnait le repas de midi. Je retrouvai les tablettes et les comprimés sans surprise. Ma première campagne, avec Rapeau, Jim Keog et les Japs n'avait-elle pas fait de moi un monte-en-l'air fini? Quand l'intermède gastronomique fut achevé, les officiers commencèrent à manoeuvrer le Photographe. Encastré dans une guérite, l'appareil, mû par une petite dynamo, enregistrait, sur des bandes qui couraient en plusieurs sens, les images placées au-dessous de nous.


Illustration

L'officier manoeuvrait dans une guérite le
curieux appareil de vision à distance. (Page 732.)


A proprement parler, c'était toujours le chaos blanc, le steppe saupoudré de neige à l'infini.

L'officier chargé de la manoeuvre m'expliqua comment une certaine plaque sensibilisée buvait pour ainsi dire les images et les renvoyait à l'appareil placé dans la maison du général en chef à Orenbourg, en rayons électriques qui redevenaient là-bas, une fois transformés, des rayons lumineux. C'était fort aride, et Pigeon n'était pas là pour me prêter le concours de son omniscience.

Mais je savais incliner la tête avec courtoisie comme un homme qui saisit le fin du fin. Nous transmettions donc avec une monotonie désespérante du «blanc d'oeufs» comme disait M. Bonvin, au général Lamouroux, éloigné de cent kilomètres, à présent, lorsque les trompettes du bord sonnèrent vigoureusement l'alerte.

— Branle-bas! commandèrent des voix impératives. Cette fois le doute n'était plus permis, nous touchions à notre but.


10. La fourmilière.

Au fond de l'horizon, en effet, apparaissait une ligne noire qui semblait sans fin. On s'éleva, par précaution, à six cents mètres. On la vit mieux. Il suffisait de l'apercevoir avec aisance pour établir la distance qui la séparait de nous: quatre-vingts kilomètres environ.

On s'éleva encore: à mille mètres, puis à quinze cents, à deux mille.

On arma les télescopes.

Alors ce fut prodigieux.

Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, c'est-à-dire jusqu'à cent cinquante-neuf kilomètres exactement, des masses profondes, serrées, recouvraient d'un funèbre manteau noir le sinistre manteau blanc. De quelque côté qu'on tournât les lunettes d'approche, c'était toujours et toujours une tache incommensurable, une tache noire sur le tapis blanc des steppes, une tache qui s'élargissait à mesure que nous avancions vers elle.

Encore qu'elle apparût confuse, elle ne finissait pas.

Quelqu'un, dans le groupe des officiers qui suivaient son développement, fit une comparaison très exacte:

— C'était, disait-il, comme si l'on eût répandu sur une très grande nappe plusieurs litres d'encre.

Le vent nous arrivait debout, un peu frais; il retardait notre allure. Pourtant nous avions franchi en une heure soixante-trois kilomètres; c'était superbe, comme coup de collier! Les hordes mongoles en avaient fait cinq ou six de leur côté. Autant dire que vers trois heures de l'après-midi nous arrivions au-dessus de cette mer humaine en marche.

Comment décrire un pareil spectacle? Par quel bout du tableau commencer?

C'était un grouillement effarant de gens et de bêtes, qui poursuivaient, trottant menu vers l'Occident, une marche imperturbable.

Bientôt nous croisons les premiers contingents de cet ouragan humain. Ce sont des milliers de Kirghizes chassés par les vainqueurs. Dépossédés de leurs chevaux, les nomades fuient devant eux vers l'Oural. Nous sommes, la carte et les instruments en main, au-dessus des petits lacs gelés qui caractérisent la province, combien misérable, de Tourgaï.


Illustration

De cette façon le général en chef a une idée très
nette de la fourmilière en marche. (Page 734.)


Les premières forces russes sont plus au Nord, à Karaboutak, avec Teodoreff. Elles seront sûrement attaquées le lendemain.

Qu'est-ce à dire? Elles le sont déjà, par d'autres myriades de fourmis jaunes que nous ne voyons pas, et l'on entend le canon dans un lointain très sourd.

— Quand on pense, dit à côté de moi le contre-aéramiral, qu'il y en a ainsi des centaines de mille et des centaines de mille, qui forment des millions et se répandent avec la même régularité sur toute la ligne Sud-Nord, jusqu'aux banquises de la mer de Kara, peut-être, on se demande si tous nos obus, toutes nos torpilles aériennes, toutes nos grenades suffiront à détruire tant de vermine. En admettant qu'elle disparaisse en partie, sous nos ouragans de mitraille, il faut se demander, en face d'un pareil spectacle, si nous ne serons pas vaincus à force de vaincre, si nos bras auront la force de manoeuvrer les canons, les fusils, les pistolets, les sabres et les couteaux pendant des jours et des jours; si nos dix-huit cent mille tueurs ne succomberont pas à la fatigue d'un pareil ouvrage; si la Muraille blanche ne tombera pas, un de ces jours, démolie à force de cracher la mort sur ces vagues humaines, auxquelles succèdent invariablement d'autres vagues, poussées par d'autres encore, qui vont rouler jusqu'à ce que la frontière, si bien défendue qu'elle soit, disparaisse par submersion!

Ces réflexions sont si justes; elles peignent si bien l'état d'âme de chacun que personne songe à les atténuer.

L'inquiétude apparaît.

Irgiz, sur l'Irtyche glacé, se repère au-dessous de nous.

Le Donon, qui suit le Mont-Blanc à trois cents mètres, lui signale que la ville brûle. Et sur la neige ce sont de nouveaux convois d'habitants éperdus, que harcèlent à coups de lance les éclaireurs chinois.

Nous les apercevons enfin, ces premiers cavaliers de la moderne armée céleste! Ils montent des chevaux superbes, qu'ils ont volés par troupeaux entiers aux tribus kirghizes.

Il faut les voir s'élancer, avec les gestes d'autrefois, mais accoutrés autrement, sur les malheureuses familles qui ont trop attendu pour se sauver. C'est une course hideuse à la mort.


Illustration

Il faut les voir s'élancer avec les gestes d'autrefois, mais accoutrés autrement,
sur les malheureuses familles qui ont trop attendu pour s'enfuir. (Page 734.)


La lance en arrêt ou le sabre levé, nous les voyons de là-haut qui tuent pour tuer, sans merci, jusqu'à ce que la satiété leur vienne, ou que tout ce qu'ils ont pourchassé soit mort.

Ils font des trophées avec les têtes de leurs victimes, éventrent les femmes et les enfants, jettent les membres pantelants en pâture à des milliers de loups qui les accompagnent, respectueux de leurs personnes comme s'ils étaient façonnés à ce service de batteurs d'estrade à quatre pattes.

Un espace vide de quelques kilomètres après ces escadrons de pillards lancés en avant-garde, et les masses compactes des troupes régulières font leur apparition. Il y en a maintenant pour des heures et des heures. Nous ne resterons pas là, je pense, à les regarder jusqu'à la nuit. Ce serait d'une impardonnable imprudence. Il va de soi que les milliers de soldats chinois qui défilent au-dessous de nos nacelles ont tous levé en l'air leur nez épaté. Les Khoungouzes des avant-gardes nous avaient envoyé des coups de carabine, inoffensifs d'ailleurs à la distance de douze cents mètres, que nous avions conquise par prudence. Telum imbelle, sine ictu. Un ressouvenir latin vient me hanter, à cette minute inquiétante, avec une persistance que J'ai déjà constatée en des circonstances analogues. Tant bien que mal je chasse de mon esprit cette bribe de citation pour m'appliquer à des observations autrement urgentes.

Que faisons-nous? Crache-t-on un peu sur les insectes dont les tourbes innombrables se déplacent lentement vers l'Occident avec une rectitude, une discipline qui nous surprennent?

Leurs régiments sont au pas de route; chaque homme, serré dans sa blouse, chapeauté de diverses manières, porte le fusil à la bretelle. Les officiers sont tous montés.

Chacun de nous remarque une fois de plus l'élégance de leurs chevaux; nous savons d'où ils les tirent, et les Kirghizes aussi.

Ceux des nomades qui ont accepté de les suivre dans leur marche sur l'Occident sont accompagnés de familles innombrables, de tout l'attirail ordinaire de leurs camps, que portent des files de chameaux.

Nous avons estimé à dix mille l'ensemble des cavaliers de l'avant-garde. Nous ne pouvons évaluer à moins de deux cent mille celui des fantassins qui maintenant inondent le steppe à perte de vue. Quand on peut apercevoir l'horizon dans un rayon de cent treize kilomètres, et c'est notre cas à mille mètres de hauteur, est-il même raisonnable de n'évaluer qu'à deux cent mille le nombre des soldats de toutes armes qui couvrent le sol; font disparaître le blanc de la neige partout autour de nous sous le noir de leurs uniformes?

Les canons sont portés à dos de mulet; les provisions de bouche forment d'interminables convois où s'aperçoivent des dromadaires par centaines. Bref, c'est un spectacle si désolant, si décourageant que nous nous regardons tous avec, sur les yeux, un voile où transparaît l'angoisse...

— Comment fera-t-on pour tuer tant de monde? répétons-nous les uns et les autres, en paraphrasant les réflexions si justes du contre-aéramiral.

Le premier moment de stupeur passé, il faut se mettre à la besogne toute spéciale pour laquelle le Mont-Blanc et le Donon sont venus jusqu'ici. En avant le télécinémaphotographe!

La plaque absorbante des images est disposée au bon endroit par deux officiers, comme le serait l'embouchure d'un enregistreur phonographique.

Le petit moteur est mis en mouvement, et dans sa cabine l'opérateur travaille une grande demi-heure, à transmettre au général Lamouroux, là-bas, si loin, au bord de l'Oural, la vision panoramique dont nos yeux sont positivement affolés.

Un lieutenant avec qui j'ai échangé pendant tout ce temps des réflexions philosophiques — pas gaies, oh! pas gaies du tout — me montre quelques flocons de neige.

Sonnerie de retraite! On s'est peut-être trop attardé.

Pour des raisons différentes le fâcheux contretemps de la veille va se reproduire.

Hier c'était le moteur du traîneau qui nous avait retenus au loin plus qu'il ne convenait. Aujourd'hui ce fut le désir de trop bien faire, de trop voir pour la première fois, et de transmettre au grand chef une succession de tableaux qui peut-être lui paraîtront répéter les mêmes effets

N'importe: il aura une idée très nette de la fourmilière en marche, le général en chef, sans s'être dérangé!

L'important, à présent c'est de rentrer, car la neige tombe, drue et poussée par l'âpre vent d'Est qui prend de la force chaque soir vers quatre heures.

La route est changée cap pour cap, et c'est à coups de fusil que les Chinois saluent ce demi-tour des deux aérocars qui les ont si bien espionnés.

Est-ce curieux? Il a fallu venir jusque-là pour que je me préoccupe du danger terrible qui nous menace à ces hauteurs!

L'aérocar m'est devenu familier au point que je ne me trouve pas dépaysé à mille mètres d'altitude.

J'évolue au-dessus des steppes et de l'armée chinoise sans l'ombre d'une préoccupation, plus tranquille, certes, que la veille, dans la troïka du prince Danilewsky.

Mais voilà que tout à coup la neige nous fouette; le vent nous chasse. La crainte me vient subitement.

C'est que la chute au milieu de ces bourreaux raffinés serait la pire des catastrophes!

Je me rassure en tâtant mon petit flacon.

Tout de même des pressentiments fâcheux me viennent. C'est évidemment ce temps maudit, cette neige abondante, ce vent qui nous emporte si vite — heureusement vers Orenbourg.

Mais si vite qu'il aille, je trouve que nous mettons bien du temps à dépasser les masses de l'infanterie chinoise. Nous avions vraiment fait de la route dans l'Est, tandis qu'elles avançaient toujours, vers l'Ouest, de leur pas de tortue. Enfin, nous parvenons à rejoindre l'avant-garde. A travers l'épaisseur des flocons de neige nous percevons le bruit des colonnes de fuyards kirghizes en marche.

Les cris des cavaliers chinois montent jusqu'à nous. Par les microphones on les entend hurler, frapper leurs victimes.

M. Bonvin s'inquiète du Donon, qui a viré de bord en même temps que nous et qu'on n'aperçoit plus nulle part. On multiplie les appels téléphoniques; personne ne leur répond.

L'aéramiral se décide à faire sonner les trompettes. Un silence prolongé... puis une sonnerie de réponse, mais si faible que nous l'entendons à peine.

Nos compagnons sont donc bien loin?

Comment ne nous ont-ils pas appelés les premiers en s'apercevant qu'ils font une route autre que celle portée au programme?

Si la neige cessait de tomber? On verrait autour de soi ce qui se passe; et il doit s'y passer quelque chose d'insolite.

Elle cesse! Une vraie chance! Elle vient de cesser. Peu à peu les derniers flocons, plus lents, plus menus et plus rares, sont descendus des nuages gris qui continuent à courir vite dans la direction de l'Oural. L'éclaircie est complète. Nous avons ralenti, nous battons même contre le vent pour attendre le Donon qu'on n'aperçoit pas encore.

Toutes les lunettes sont braquées et fouillent l'horizon. Nous sommes à mille mètres, le cap à l'Ouest, cent mètres à peine en avant des troupes de fuyards et des escadrons d'éclaireurs chinois.

Alors ceux-ci poussent des rugissements qui avivent nos inquiétudes. Ils lancent leurs chevaux vers un point où s'agitent déjà des bras levés et des lances. Sûrement il y a un malheur.

A quel abominable spectacle allons-nous assister?

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 24: Le Choc des deux races.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)



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