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Les morts sont déjà nombreux et, sur cette scène de fra-
tricides abominables, la neige recommence à tomber.
Une patrouille de gendarmes vient chercher nos récal-
citrants et c'est sous la conduite de spécialistes mili-
taires que nous gagnons Saint-Pétersbourg. (Page 676.)
Après s'être entre-dévorées dans une lutte fratricide qui a rempli les vingt premiers fascicules de La Guerre Infernale, les nations blanches ont fini par comprendre que leur véritable intérêt était au contraire de s'unir contre la marée montante de l'invasion jaune. Le principal artisan de l'accord américano-européen contre l'Extrême-Orient déchaîné, est un jeune officier anglais, Tom Davis, fiancé à une fraîche et riche Hollandaise, miss Ada Vandercuyp: Hélas! les tristes événements qui se préparent menacent de reculer encore leur mariage. Tom Davis a dû partir pour l'Oural, où les armées d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, de France, d'Italie, d'Espagne, de Russie, voire de Belgique et de Suisse, vont former une muraille blanche destinée à barrer la route aux millions de Chinois et de Japs déjà possesseurs d'une partie de la Sibérie!
Tom Davis doit retrouver à la frontière asiatique le journaliste français, correspondant de l'>An 2000, auteur de ce récit. En compagnie de son fidèle collaborateur Pigeon et à peine rentré d'Amérique où s'étaient terminées leurs premières aventures de guerre, le narrateur a pris tout juste le temps d'assister à Paris à la réunion du Congrès où les puissances ont décidé de masser leurs forces au pied de l'Oural sous le commandement du général belge, Prialmont et de se battre en duel avec un concurrent jaloux, Gaudichon, directeur de l'An 3000. Il est légèrement blessé, et son départ pour l'Oural est retardé de quelques jours, pendant lesquels il apprend l'odieux attentat dont vient d'être victime le tsar Alexis II, tué par l'explosion d'une bombe anarchiste.
Aussi le correspondant de l'An 2000 se hâte-t-il de rejoindre le théâtre des hostilités. Son directeur, M. Martin du Bois, nommé commissaire du gouvernement français, l'accompagne dans le Nord-éclair.
Le Nord-Eclair, qui nous emmenait à cent cinquante kilomètres à l'heure, subit plus d'un retard, causé par l'inévitable encombrement des voies.
Aussi mit-on dix-neuf heures pour arriver à Berlin.
Comme c'était la première halte sérieuse (une petite heure dans la gare de la Friedrichstrasse) nous eûmes des visiteurs, et l'on causa.
Le correspondant de l'An 2000 dans la capitale prussienne, mon camarade Francis Biju, accompagné de plusieurs négociants français, amis de M. Martin du Bois, et d'un attaché de notre ambassade, nous donna la « note » de l'opinion publique dans tous les pays civilisés, car les dépêches abondaient.
Elle était telle que nous l'imaginions, la note, c'est-à-dire profondément triste.
On plaignait la Russie d'être à ce point malheureuse. L'odieux attentat d'une fanatique, d'une déséquilibrée, comme on en voit tant là-bas, plongeait le monde entier dans une tristesse qui ressemblait, en certains pays, au découragement.
Ainsi en Allemagne, où l'on connaît mieux qu'ailleurs le tempérament russe, les gens se répandaient en lamentations sur le sort de la grande nation privée si brutalement d'un jeune souverain qu'elle avait appris à aimer dès les premiers jours de son règne.
Alexis II avait succédé en 1930 à son père Nicolas II, mort après un règne aussi long que difficile, ingrat, plein de périls naturels et d'embûches. C'était miracle que celui-là eût échappé aux attentats des terroristes et défié jusqu'au bout leurs bombes, leurs pistolets, tout l'arsenal dont ils savent si audacieusement se servir.
Le fils avait en quelques mois ramené à lui beaucoup de coeurs éloignés de la dynastie par la manière incertaine du père.
Pourtant on lui reprochait, dans la foule, de n'avoir pas encore trouvé le temps d'exécuter les promesses anciennes, déjà vieilles de trente-deux ans.
En fait les Russes attendaient encore, en 1937, la Constitution qu'on leur avait annoncée par le rescrit impérial de 1905.
Et c'était de ce retard que les partis libéraux, même les plus modérés, faisaient au tsar un grief amer.
A vrai dire, aux yeux de l'Europe, lassée de l'interminable controverse entre l'autocratie et le peuple russe, celui-ci semblait tout aussi heureux sous la surveillance traditionnelle, tempérée par la bonté du jeune empereur, que s'il eût été nanti d'une charte prolixe.
Mais tel n'était pas l'avis des partis avancés; et c'était à l'inexécution des engagements tant de fois renouvelés, disaient les télégrammes de Saint-Pétersbourg, qu'il fallait attribuer le mécontentement des terroristes. Ils se reprenaient tout à coup d'une belle ardeur pour le jet des bombes, après quelques années d'accalmie.
Peut-être l'occasion y était-elle pour beaucoup?
L'empereur se déplaçait; on pouvait le joindre. N'était-ce pas, pour les illuminés des sectes secrètes, « exécuteurs » sans cesse à l'affût de forfaits décidés en comité secret, une chance qu'il ne fallait pas laisser échapper?
L'opinion des journaux allemands, anglais, français, italiens, austro-hongrois, espagnols, se révélait unanime. Résumée pour le grand patron dans un factum que nous lûmes en quelques minutes, la critique sévère du crime de Nijni-Novogorod trahissait une pitié sincère, en même temps que l'inquiétude universelle.
Qu'allait-il se passer dans le palais impérial?
Alexis II avait un fils, le petit Nicolas Alexeievitch, âgé de trois ans à peine. C'était à cet enfant que revenait par héritage de droit divin la couronne des tsars, combien lourde à porter! La transmission du pouvoir irait-elle sans encombre?
Mais si le crime de Natacha Gregorieff était autre chose que l'oeuvre d'une isolée?
S'il correspondait à quelques menées populaires, aux voeux des constitutionnalistes de tout ordre et de toute catégorie, qui voulaient avant tout supprimer le souverain, pour instituer sur les ruines de son autocratie un régime de liberté sans limites, leur rêve, un rêve irréalisable partout?
Plusieurs hypothèses couraient à travers l'Europe, sur les fils téléphoniques.
— Ce qu'il y a de certain, dis-je en maugréant, c'est que le moment paraît mal choisi par cette demoiselle pour faire de la politique intérieure, quand l'ennemi — et quel ennemi redoutable — a passé les frontières de la Sibérie, quand il campe à travers les steppes, après qu'il a battu deux armées et brûlé Irkoutsk!
L'attitude de Berlin, nous dirent nos visiteurs, était conforme à celle des autres capitales, et la nation allemande tout entière, les dépêches l'attestaient, s'était sentie frappée, comme les nations blanches de l'Occident et d'Amérique, par la bombe de Nijni-Novgorod.
J'inclinai pour un crime suggéré aux vierges folles du terrorisme par l'astuce japonaise, et mon opinion trouva créance auprès de chacun. Quel qu'en fût l'instigateur, il avait redoublé l'activité des gouvernements.
Les envois de troupes se succédaient, ininterrompus, entre Berlin et la frontière russe, de même que sur la ligne de Varsovie, par Thorn et le sud-est de l'empire.
Entre la Friedrichstrasse et Saint-Pétersbourg plus de trois cents trains bondés de soldats allemands, français, anglais, hollandais, belges, s'allongeaient à cette heure. Et sans cesse il en arrivait de nouveaux qui prenaient, d'après un ordre arrêté entre les chefs d'état-major généraux, la ligne du Nord par Eydtkuhnen, et celle de la Silésie, pour entrer en Pologne russe.
L'arrêt nous avait donné une idée exacte de l'état des esprits dans le monde occidental. Nous ne doutions pas qu'il en fût de même sur le territoire russe.
Quelle surprise fut la nôtre lorsqu'à la gare de Vierjbolowo, où se tient le poste de douane et d'inspection russes, nous entendîmes les discours que nous tint Pigeon!
Afin de nous mettre au courant le plus vite possible, mon adjudant s'était imposé la nuit précédente le voyage de la capitale à la frontière, par Vilna et Kovno. Il nous apportait des impressions toutes neuves. Après avoir remis nos passeports aux autorités —les soldats étrangers seuls en étaient dispensés, heureusement! — il nous conduisit au buffet.
Je le vois encore, dans le coin sombre où nous prenions contact avec le chtchi national (1), les zakouski (2) et les «côtelettes» de viande hachée. Il était aussi abasourdi que devant les juges japonais, à Harouko.
(1) Boeuf bouilli et soupe.
(2) Hors-d'oeuvre inséparables de n'importe quel repas en Russie.
C'était la nuit; on eût dit qu'il se méfiait des ombres.
— Déjà l'habitude du pays, fit-il. N'oubliez pas, messieurs, que vous entrez dans l'empire de l'espionnage. Ici tout le monde moucharde et tout le monde est mouchardé. Vous voilà prévenus! Mais laissez-moi vous présenter en bloc les personnages qui sont assis autour de nous. Considérez-les, écoutez-les. Vous savez assez de russe pour les comprendre à demi. Ce sont des Pétersbourgeois qui rentrent chez eux. Ils viennent de Berlin et de Hambourg, où ils se trouvaient quand la fatale nouvelle a ébranlé le monde. Ils vont s'informer là-bas de ce que deviennent leurs affaires. Voyez, il y a des hommes de tout âge, des jeunes femmes et des dames âgées. Tous ont pris leur repas en voltige, dès que la visite des colis a été terminée. Voyez-les rire! Ont-ils la tête de gens qui sont à la veille de voir les Chinois leur ôter le pain de la bouche? Il s'agit bien des Chinois! Je viens de Pétersbourg; on y parle beaucoup moins de la Muraille blanche que des Poscarié...
— Quésaco? fis-je machinalement.
— C'est la secte du jour. Elle a pris pour devise ce mot typique: Poscarié, plus vite! Elle est recrutée parmi les plus impatients. Elle les syndique, et il faut reconnaître que leur nombre est aussi élevé, dans ce pays, que leur nervosité semble légitime. Les Poscarié ont un système qui n'est pas de leur invention; nihilistes de jadis et terroristes de 1905 l'ont appliqué avant eux. Ils suppriment par le fer et par le feu tout ce qui leur paraît un obstacle à la réalisation de leur idéal. Or leur idéal demeure cette malheureuse Constitution — Konstitoutsia — que Nicolas II promit toujours sans la donner jamais. Voilà trente ans qu'ils l'attendent. La gabegie qui résulte de l'invasion chinoise en Sibérie leur semble très opportune pour crier une fois de plus: Poscarié! Plus vite! Et c'est la bombe à la main qu'ils opèrent depuis deux jours. On signale d'autres crimes que celui de Nijni-Novgorod. Vous verrez jusqu'où cela ira.
— Mais, interrompit Napoléon, que dit de tout ceci la société de Russie, que dit le monde des affaires?
— Vous ne vous en doutez pas? Ils disent ce que pensent tous ces Russes qui nous entourent, patron. Tenez... regardez-moi bien. Vous y êtes?...
Pigeon, dans une attitude subitement extatique, les yeux au plafond, alluma une cigarette. Puis, ayant expectoré quelques bouffées de tabac, nous débita sur le ton comique des Russes de convention qu'on nous représente au théâtre:
— Donc déjà, mon cher, les Chinois sont en Sibérie?... Nitchevo! L'empereur a été tué à Nijni-Novgorod par Natacha Gregorieff? Oui, cela semble une chose fâcheuse... Sans doute. Mais ce n'est pas ce que vous croyez... Nitchevo! Nous ne pouvions nous empêcher de rire. Il n'y avait aucun ménagement à prendre, car tout le monde riait autour de nous comme si le plus abominable des crimes n'eût pas été commis contre le souverain de toutes les Russies. Nitchevo!
— Vous allez vous rendre compte, conclut Pigeon en redevenant lui-même, de l'apathie extraordinaire de ce peuple, de sa décevante philosophie. Alors que nous envisageons déjà, nous autres, les conséquences terribles qui vont certainement surgir de ce drame affreux, les Russes n'y voient qu'un incident, et ils pensent que le temps l'arrangera tout seul. C'est le fatalisme dans son orientale inconscience. Nitchevo! Exactement le mot se traduit, vous le savez, par: cela n'est rien; cela n'a pas d'importance; aucune gravité; ne vous frappez pas pour si peu. Nitchevo! Vous allez entendre demain ce mot extraordinaire sur des lèvres charmantes de grandes dames...
Subitement nous demeurons tous interloqués. Le bruit se répand dans la salle que les mécaniciens du chemin de fer refusent de conduire les trains vers là capitale. Ils font grève. Pourquoi? On ne sait pas. Ordre du comité central des Poscarié!
— Diable, — s'écrie Pigeon, voilà qui ne va pas être logique. Poscarié! Plus vite! Et ils refusent d'avancer.
— Nitchevo! lui répond alors Napoléon en riant. Je fais comme Napoléon; mais c'est l'affaire d'une brève minute, car la situation devient inquiétante.
Allons-nous rester là?
Informations prises, ce sont les seuls employés de notre Nord-Eclair qui font grève. Les trains militaires poursuivent leur route, conduits par des mécaniciens et chauffeurs du génie russe. Par bonheur l'armée n'est pas encore aux ordres des terroristes; autrement que deviendraient, au milieu de ces complications nouvelles, les engagements pris par les puissances?
C'est au même corps spécial que le chef de gare s'adresse pour faire conduire à Pétershourg les voyageurs du Nord-Eclair.
Une patrouille de gendarmes vient chercher nos récalcitrants, les éloigne de la locomotive où ils n'ont pas eu le temps de «saboter» quelque organe, nous l'espérons du moins. Et c'est sous la conduite des spécialistes militaires que nous partons pour Pétersbourg, avec un retard considérable, qui s'accroît à toutes les gares par des stationnements prolongés.
Nous cherchons en vain à découvrir çà et là des traces d'effervescence.
Sur les quais se promènent des sentinelles armées; c'est tout.
Les populations ne paraissent pas autrement émues par le douloureux événement qui peut amener tant de malheurs sur la Russie. Si quelque émotion les trouble, elles ne la laissent pas transparaître. Il semble que dans tout ce pays enneigé l'indifférence soit complète.
Martin du Bois, qui vient en Russie pour la première fois, trouve le mot qui peint:
— C'est, dit-il, l'empire des morts.
Et, de vrai, le train qui péniblement gagne Saint-Pétersbourg sur la voie réservée aux convois commerciaux, traverse des plaines d'où la vie humaine s'est retirée.
La Russie sommeille là-dessous, par quinze degrés de froid!
La Chine en armes et victorieuse ne l'a pas éveillée; la mort tragique de son souverain ne semble guère produire plus d'effet. Nitchevo!
Enfin, tant bien que mal nous voilà dans les rues de Saint-Pétersbourg, après un voyage de quarante heures et deux nuits, au lieu d'une, passées sur les lits de sangle des wagons-hôtels, dans une atmosphère étouffante qui endort impitoyablement.
La surprise continue.
Sous la neige qui tombe à gros flocons nous gagnons l'hôtel en deux traîneaux. Un troisième suit avec les bagages. Assurément les gens de la ville sont bien obligés de vaquer à leurs affaires, et la mort du souverain, si soudainement qu'elle soit survenue, ne saurait arrêter la vie d'une grande cité. Mais, je ne sais pourquoi, nous expliquons tout à présent par le Nitchevo! Il nous semble que sous les rafales de neige les gens à pied et ceux qui sont en traîneau, dans de tout petits traîneaux, portent le même masque fataliste.
Je parle des Russes, car les Prussiens, Bavarois, Français, Anglais, Ecossais, Hollandais et Belges qui déambulent sur les prospects, ou perspectives, tracées en droite ligne, et si longues, et si vastes, nous paraissent plus attristés, plus compassés que les indigènes.
Par bataillons entiers, l'Occident s'affuble
ici de peaux de bêtes. (Page 677.)
C'est un curieux spectacle que celui de la Nevsky ainsi bariolée de couleurs voyantes.
Les officiers étrangers sont engoncés, comme leurs soldats, dans des capotes qui ne leur donnent pas encore le confortable dont ils ont besoin. C'est pour les nantir de fourrures qu'on les fait stationner dans la capitale, où les approvisionnements s'accumulent, monstrueux, depuis plusieurs semaines. Par bataillons entiers, l'Occident s'affuble ici de peaux de bêtes.
L'Hôtel d'Orient, où Pigeon nous a retenu des chambres, est le plus luxueux de la Nevsky. C'est un ancien palais de la Couronne aménagé par des industriels suisses.
Il déborde de voyageurs. Tous les généraux sont là. Nous reconnaissons les nôtres. On échange avec eux de rapides impressions. Ils nous disent leur stupeur et confirment les récits que Pigeon nous à faits pendant le trajet.
Dès que la nouvelle du crime de Nijni-Novgorod est parvenue à Pétersbourg, la société s'est divisée en deux camps. Dans l'un se sont unis les amis du régime autocratique, pour maudire Natacha Gregorieff et tous les Poscarié.
L'autre a groupé les partisans de la révolution. Modérés ou féroces, ceux-là ne trouvent pas le moins du monde excessif le moyen choisi pour supprimer le tsar. Ils l'expliquent simplement, et l'excusent de même.
C'est incompréhensible pour nos mentalités d'Occidentaux, respectueuses des lois. A quoi les Russes répondent que les lois de leur pays n'ont pas été faites par eux, ni de leur consentement, mais de la seule volonté impériale, et contre eux...
Les généraux étrangers présents à Pétersbourg sont convoqués pour cinq heures dans l'une des plus vastes salles du Palais d'Hiver. Grâce à nos relations, devenues incomparables depuis que nous avons deux hauts commissaires «dans notre manche», nous allons assister à la plus extraordinaire des réunions qui se puisse imaginer; elle a été décidée d'urgence le matin même, pour cinq heures du soir. A l'heure dite nous sommes là, secrétaires de notre patron commun. Quelle moisson de documents nous allons récolter pour l'histoire dans ce court séjour au bord de la Néva!
La salle des Victoires Impériales, où va se tenir un conseil de guerre comme on n'en reverra jamais sans doute, et tel, sûrement, qu'on n'en avait encore jamais vu, peut contenir cinq cents personnes.
Elle regorge de généraux, étrangers et russes, de hauts dignitaires de la cour et de fonctionnaires supérieurs de l'Etat.
Tous sont assis sur des banquettes. On dirait une Chambre de députés en uniforme.
Un homme se tient devant une petite table, et les préside debout. C'est le général Prialmont, grand, maigre et sec, les moustaches épaisses et grisonnantes. Derrière lui, en demi-cercle, sont assis les grands-ducs, oncles et cousins du tsar si tragiquement disparu, les ambassadeurs des puissances, les commandants en chef des armées française, allemande et anglaise et leurs trois commissaires, dont sir Thomas Davis et M. Martin du Bois. Nous avons pris place dans un petit coin.
C'est qu'il s'agit non seulement d'arrêter le plan de campagne en toute hâte, mais encore ce qui ne va pas sans compliquer tristement les choses — de décider les mesures indispensables au maintien de l'ordre à l'intérieur du pays, tandis que les armées impériales concourront, avec celles des puissances, à repousser du territoire sibérien le flot chinois.
On eût entendu voler une mouche, lorsque le généralissime Prialmont, dans un français très pur que tous les assistants comprennent, d'où qu'ils soient venus, énonce les motifs de la réunion et le double programme de cet incroyable conseil de guerre.
Il commence par le commencement, c'est-à-dire par le maintien de l'ordre à l'intérieur.
Le généralissime expose que d'après les rapports des gouverneurs de province reçus le matin même une grande effervescence s'est manifestée dans toute la Russie à la suite de l'attentat. Il ne saurait trouver d'expressions assez vigoureuses pour flétrir ce crime; mais il reconnaît, avec une grande tristesse dans la voix, que la nation russe n'est pas unanime à le condamner.
Cet état d'esprit crée la plus dangereuse situation.
L'ennemi — et quel ennemi, combien nombreux, combien redoutable! — marche vers l'Europe; et la Russie menace de s'attarder à des disputes intestines! Ce n'est pas le moment.
Si respectables que soient les doctrines des libéraux russes, il semble aux représentants des puissances que le moment serait bien mal choisi pour faire l'essai d'un nouveau régime politique en Russie.
L'opinion des chefs d'armée s'accorde avec celle des chancelleries européennes, pour reconnaître que le statu quo doit être conservé.
Plus tard on verra: Chassons d'abord l'ennemi commun des territoires qui sont et doivent rester acquis aux Blancs! Les Russes aviseront ensuite à régler entre eux leurs querelles intestines. Au demeurant Europe n'a rien à y voir; elle se ferait scrupule d'intervenir dans les affaires intérieures de l'Empire.
— Mais, prononce avec un accent de conviction vibrante le généralissime, le forfait odieux d'une névrosée a mis en péril toutes les Russies, et avec elles notre sécurité à tous. Nous avons donc le devoir, au nom de l'Europe qui nous envoie au-devant des Chinois, d'assurer l'ordre derrière nous dans ce pays, fût-ce par le canon. Pour remplir la mission dont nous avons été chargés, tous tant que nous sommes ici, ambassadeurs et généraux, nous devons rejeter les diverses requêtes qui déjà nous ont été adressées par les partis de l'opposition au régime. Nous devons appuyer, au besoin par les armes, la continuation de la dynastie régnante. A cet effet je vous ai convoqués, messieurs, pour décider avec moi que le tsarévitch Nicolas-Serge-Pierre-et-Paul, fils unique du défunt empereur Alexis II, est et demeure, conformément au droit divin qui fait loi en ce pays, proclamé tsar de toutes les Russies, grand-duc de Finlande, roi de Pologne, etc., etc., sous la tutelle de Sa Majesté l'Impératrice et de Son Altesse le grand-duc Michel-Alexandrowitch, à qui le titre et les fonctions de régent sont reconnus par l'Europe coalisée.
Un long murmure approbateur accueillit cette déclaration de principes.
Les grands-ducs et les fonctionnaires russes poussèrent des hourras et crièrent par trois fois.: Da Zdravsivouët Gossoudar! c'est-à-dire: Vive l'Empereur!
Alors un cérémonial inattendu, qui nous emplit les yeux de pittoresque, s'accomplit au milieu du recueillement le plus profond.
Deux chambellans introduisirent par une porte secrète, placée derrière le général Prialmont, l'impératrice en grand deuil, le petit empereur Nicolas III somptueusement attifé et, sa nourrice coiffée d'un kakochnik à grosses perles, toute enrubannée de soie multicolore.
La malheureuse souveraine ne pouvait retenir les larmes qui, depuis deux jours, ravageaient son visage défait. Elle inspirait à chacun, est-il besoin de le dire, une compassion respectueuse qui se. traduisait par un silence navrant.
Le grand-duc Michel, tout blanc de barbe et de cheveux sous un splendide uniforme, se plaça derrière le groupe. On vit alors le général Prialmont prendre enfant impérial, l'élever très haut et le montrer à cette assemblée de généraux et de grands dignitaires. Son geste résumait pour le moment toute la politique de la race blanche en désarroi.
Les Russes reprirent par trois fois leur cri:
— Da Zdravstwouët Gossoudar!
Et la vision disparut. Les fonctionnaires russes quittèrent la salle. Nous fîmes comme eux, sur un signe du patron.
On vit alors le généralissime prendre l'enfant impérial,
l'élever très haut, et le montrer à l'assemblée, (Page 678.)
Napoléon nous faisait comprendre que pour arrêter les mesures urgentes et le plan d'attaque sur l'Oural, les techniciens militaires — nous en comptions bien quatre cents— allaient se former en comité secret.
C'était le cas ou jamais de dire qu'on jouait sur des minutes.
Les généraux se séparaient à dix heures du soir après avoir échangé leurs vues et s'être mis d'accord.
Le lendemain matin, et même dès le milieu de la nuit, la plupart d'entre eux prenaient les trains pour l'Oural, où se concentraient depuis plusieurs jours leurs armées blanches.
Expédiées de Pétersbourg et de Moscou aussitôt que possible avec leurs équipements d'hiver, les troupes occidentales occupaient déjà d'immenses territoires aux abords de la chaîne ouralienne, autour de Perm, d'Oufa, de Zlataoust, en deçà des montagnes, dont la hauteur n'atteint nulle part deux mille mètres.
On sait comme cette chaîne de l'Oural forme une séparation continue entre l'Asie et l'Europe. Le général Prialmont avait assigné à chacun des commandants en chef de sa place dans le dispositif gigantesque qui descendait de la mer de Kara jusqu'à la Caspienne.
Il s'agissait d'édifier là cette fameuse Muraille blanche contre laquelle viendrait à bref délai se briser le flot des Jaunes. Les Allemands, avec cent mille Russes, occupaient la ligne à son extrême Nord, sur une distance de deux cents kilomètres.
Le quartier général des Anglais, Hollandais, Belges et Scandinaves était à Perm. Les armées austro-italiennes devaient opérer autour de la base d'Oufa.
Enfin l'armée française, appuyée par les contingents de l'Europe méridionale et les Turcs, devrait couvrir les immenses plaines qui font suite aux monts Oural dans le Sud, à savoir la grande province dénudée d'Ouralsk tout entière, sur la rive gauche du fleuve caspien.
Je ne fus pas fâché d'apprendre, dès cette nuit-là, que le quartier général français s'établissait à Orenbourg, dans le pays des Bachkirs, à l'extrémité ouest de ces terres-kirghizes dont la partie orientale était déjà aux mains des Chinois depuis une grande quinzaine.
Notre plan de campagne, à nous, fut promptement arrêté: demeurer quatre ou cinq jours encore à Saint-Pétersbourg, pour y suivre de près le passage de nos troupes, des troupes allemandes, anglaises et autres, qui ne discontinuait plus; séjourner deux ou trois autres journées à Moscou pour y recueillir aussi des impressions de visu et les transmettre ponctuellement à l'An 2000. Les lecteurs impatients attendaient chaque jour des détails, et les servir était notre premier devoir.
Après quoi, bien informés sur la façon dont se passaient les choses, nous partirions avant la fin de ce mois de janvier — on était au 21 — pour Orenbourg, où le spectacle d'une grande armée française encadrée de contingents russes, grecs, bulgares, serbes, roumains et turcs nous offrirait un fameux tableau à brosser sur la Muraille blanche, en attendant que les premiers éclaireurs de l'invasion chinoise voulussent bien se montrer, s'ils l'osaient à présent.
M. Martin du Bois nous accompagnerait tout naturellement; c'était son rôle de haut commissaire auprès de l'armée expéditionnaire. Il était indispensable, toutefois, qu'il vit de près, comme nous, s'opérer l'acheminement des troupes, leur passage à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Il avait à s'entretenir avec leurs généraux. Nous devions aussi faire visite à l'ambassadeur de la République française en Russie, M. Lambert,
Ce fut notre premier soin dès le lendemain de notre arrivée, J'avais aperçu de loin notre représentant dans la salle des Victoires. C'était un homme très blond, très froid, d'aspect plutôt scandinave, qui réussissait admirablement à la Cour impériale. Il plaisait. Il était ce qu'on appelle persona grata. Bien que ses instants fussent en pareille occurrence joliment précieux, M. Lambert consentit à nous accorder une demi-heure d'entretien, tandis que M. Martin du Bois vaquait à d'autres affaires.
— Il est de mon devoir de vous mettre au courant, messieurs, nous dit-il avec bienveillance; car les surprises les plus extravagantes vous attendent en ce pays.
— Nous en avons déjà connu quelques-unes.
— Oh! ce n'est rien! Que diriez-vous si l'on vous annonçait que les révolutionnaires russes viennent de vous condamner à mort?
— Nous?
Le même cri de surprise sceptique sortit de nos lèvres à la même seconde.
— Voici pourtant deux poulets qui vous concernent. Lisez!
L'ambassadeur nous tendit deux lettres, où nos noms étaient inscrits, en effet. Elles disaient dans un français à peu près correct que si nous nous permettions de prendre parti dans le différend qui divisait la Russie, et d'envoyer là-dessus des articles à Paris, nous serions sans délai «exécutés», ainsi du reste que Napoléon et notre ambassadeur.
— Il y a dans les menaces que les Poscarié aiment à multiplier sous cette forme un peu de bluff, je vous le concède. Mais ce n'est pas non plus avec l'oeil de l'indifférence qu'il convient de les déchiffrer... Au même instant Napoléon se faisait annoncer. Il était tout pâle.
— Eh bien, dit-il d'une voix étranglée par l'émotion, en voilà de belles! Ce peuple est incompréhensible, ma parole... Incompréhensible. L'armée de Vladimirof a tourné casaque.
— Comment! m'écriai-je, elle pactise avec les Chinois?
— Oui et non; c'est-à-dire que les troupes sibériennes qui la composent, travaillées depuis longtemps par les réfugiés politiques dont la Sibérie du Nord est si abondamment peuplée, ont déclaré leur volonté de ne plus servir qu'une république. A limitation des Chinois, qui leur ont donné là-dessus des conseils d'amis, nos gens ont donc proclamé la république sibérienne.
— En Sibérie?
— Naturellement! Du moins les réfugiés de la partie qui s'étend entre les ruines d'Irkoutsk et Krasnoïarsk ont décidé de se mettre en république, et malgré les efforts du général Vladimirof, ce qui reste de son armée a décidé d'appuyer le mouvement.
— Mais les Chinois?
— Les Chinois s'arrangeront avec eux à l'amiable, c'est tout indiqué. Débarrassés de l'armée d'Irkoutsk, ils laisseront patauger la république sibérienne jusqu'à ce qu'ils l'absorbent.
Un coup de téléphone nous révéla des faits aussi graves, plus près de nous.
— Les Poscarié, avertis à la première heure de la décision que les généraux ont prise, viennent de proclamer à l'instant la grève générale dans toute la Russie. Ce qui veut dire que pour montrer leur mécontentement tous les ouvriers, artisans, employés, fonctionnaires mêmes de l'Empire vont dès aujourd'hui cesser de travailler.
— Mais leurs salaires, leurs appointements, leurs bénéfices?
— Ils les perdront, dit tranquillement l'ambassadeur. Nitchevo! Cela n'a pas d'importance. On fera comme on pourra. L'essentiel, c'est de montrer qu'on n'est pas content de l'immixtion des puissances dans les affaires du pays. Les Poscarié ne veulent pas de la monarchie. C'est pour aider à sa ruine qu'ils ont tué le malheureux tsar.
— Et cette grève durera?
— Dieu sait combien de temps!
— Mais ce n'est pas le moment! Les Chinois s'avancent tous les jours de trente verstes...
— Nitchevo!
— Alors c'est sérieux? La grève générale commence?
— Très sérieux. Voyez plutôt par vous-mêmes au dehors, messieurs. Vous serez bientôt convaincus. Pourvu qu'elle se passe dans le calme, dans un calme relatif, c'est là le souhait qu'il convient de faire. Depuis dix ans que j'occupe mon poste, c'est la quatrième fois que j'assiste à cette singulière manifestation. La vie va être suspendue partout en Russie. On recommencera demain à faire la cuisine soi-même et mettre du bois dans son poêle.
Le valet de chambre de l'ambassadeur, sonné vivement, reçut pour instructions d'accumuler le plus de provisions qu'il pourrait à la cuisine, comme s'il dût être question de soutenir un siège. Il annonça que les serviteurs russes de Son Excellence lui avaient déjà remis leur tablier.
Nous fûmes à peine dehors, sur les quais de la Néva encombrés de neige, que le spectacle le plus lamentable s'offrit à nos regards.
Les boutiques se fermaient les unes après les autres; les tramways ne circulaient plus; les izvoztchiks, ou cochers, refusaient les clients pour dételer leurs bêtes, remiser leurs traîneaux et se croiser les bras.
Partout on s'empressait d'extraire des magasins de comestibles encore ouverts tout ce qu'on pouvait emporter.
Le long des rues que ne balayaient plus les balayeurs, la neige s'amoncelait; seuls bientôt les gorodovoï ou agents de la police urbaine circulaient philosophiquement.
Il n'y avait plus de passants; ils faisaient grève aussi, sans doute. Seuls des Poscarié inspectaient avec une sollicitude farouche chaque carrefour, chaque coin de rue pour s'assurer que les ordres du Comité central étaient exécutés.
A midi la vie de la capitale russe était virtuellement suspendue.
L'inerte refus de vivre et d'agir, dans ce décor de neige, était impressionnant. Seuls nos soldats d'Occident le coupaient de leurs silhouettes martiales, car ils continuaient à se rendre par régiments entiers, sonneries en tête, d'une gare à l'autre, et ce n'était pas la moins curieuse des sensations que nous récoltions là.
J'envoyai Pigeon au télégraphe; mais il trouva, comme on dit, visage de bois. Les employés de l'administration des postes; télégraphes et téléphones faisant cause commune avec les Poscarié, refusaient tout travail depuis le matin.
Pétersbourg était ainsi coupé de ses communications avec le reste du monde. Il lui restait heureusement la télégraphie sans fil, établie auprès des palais impériaux. Et la garde la protégeait.
Nous eûmes la chance, de trouver ouvert le dernier boulanger. On lui acheta tout ce qui put tenir dans nos poches.
Bientôt une musique militaire. se fait entendre. Nous courons au devant. C'est le général Prialmont que des détachements belges et français conduisent à la gare. Il part pour Moscou. Les curieux sortent, cette fois, des maisons et s'entassent sur les trottoirs pour voir passer l'homme qui assume la lourde tâche de défendre l'Europe contre l'Asie.
Chez nous on l'eût acclamé. Ici, rien, pas un cri. Sans la musique ce défilé serait lugubre, car il se poursuivait au milieu d'un silence évidemment hostile.
Nous entendons quelques grognements. Les Russes qui nous entourent sont froissés, mécontents.
Tout à coup une jeune fille emmitouflée dans une fourrure s'avance vers le général et lui offre une corbeille de raisins du Caucase, noirs, superbes.
— Ce raisin est empoisonné! crient les policiers en se jetant sur la jeune
fille qu'ils emportent bâillonnée vers la maison voisine. (Page 681.)
Le général croit à l'un de ces présents naïfs qui traduisent, sous d'autres cieux, la reconnaissance populaire. Il arrête son cheval, et va étendre la main pour saisir le présent, lorsqu'un agent de police l'adjure de continuer sa route, cependant que deux de ses collègues se jettent sur la jeune fille, la bâillonnent et l'emportent jusque chez le dvornik ou portier de la maison voisine, d'où elle sera conduite en lieu sûr.
— Ce raisin est empoisonné! crient au généralissime les deux agents.
Alors des clameurs de colère s'élèvent: d'autres agents surgissent, opèrent des arrestations. Nous entendons des Poscarié pousser leur cri de guerre: Revoloutsia i Konstitoutsia, Révolution et Constitution!
Et tandis que nos troupes d'Occident défilent sur la neige, à la suite du généralissime, toujours conduites par leur musique, nous ne pouvons nous empêcher de trouver ces Poscarié un peu incohérents.
— S'il est possible, s'écrie Pigeon... A l'heure où les Chinois envahissent leur pays! Un monsieur vêtu comme un boyard l'entend et le comprend. Il sourit, très tranquille, et allume une cigarette. Puis, du ton le plus calme, il répond en français au Français qui s'inquiète pour si peu:
— Les Chinois, monsieur? Nitchevo!
Les relations de M. Martin du Bois étaient nombreuses à Saint-Pétersbourg. Il nous le fit bien voir. Dès le même jour nous étions invités à diner pour les soirs qui suivaient chez la princesse Molgatcheff, chez le banquier Korobkoff, chez le plus grand des importateurs de thé chinois, le célèbre Yakofkine. Une semaine nous eût été nécessaire pour donner satisfaction aux charmantes requêtes qui nous arrivaient à l'hôtel, écrites en excellent français par des mains féminines.
Il nous fallut limiter nos acceptations aux trois premières. Aussi bien nous étions enchantés de fuir l'Hôtel d'Orient, où la cuisine n'était plus allumée, ni le calorifère. On mangeait tant bien que mal, devant des feux de bois, des conserves de toute sorte et des comprimés, comme les soldats. Dans les salons de la princesse comme dans ceux du banquier et du gros négociant nous fîmes une ample moisson de renseignements utiles. Ici quinze convives, là douze, plus loin dix-neuf. Partout la plus élégante société. Presque personne n'eut pour l'empereur disparu des paroles de regret.
Alors que nous nous attendions à des doléances! fussent-elles de simple politesse, nous entendîmes parler du crime affreux de Nijni-Novgorod comme d'un incident politique quelconque. Et chacun prononçait, en français, le mot tuer avec une si parfaite insouciance que nous en demeurions confondus.
Il a été tué, disait une jolie dame, en parlant de l'infortuné souverain.
On doit le tuer; on les tuera; il est certain qu'ils seront tués; ainsi s'exprimait une autre en parlant d'autres victimes désignées.
Et tout cela entre deux battements d'éventail, avec des sourires qui traduisaient moins de férocité que d'inconscience.
Dans ce pays étrange les gens les plus calmes, les plus rassis en apparence, nous étaient représentés par le maître de la maison comme des Poscarié finis. Professeurs, médecins, avocats, commerçants, employés, ouvriers de la plus scrupuleuse honnêteté, dames du monde, officiers, fonctionnaires! Que de Poscarié nous représenta, dans un défilé rapide, la charmante princesse Molgatcheff!
A notre question, toujours la même: comment choisir une pareille date, une semblable période pour jeter le trouble et la division dans le pays, les convives des deux sexes répondaient, ici et là, par le désolant Nitchevo.
Ce fut bien autre chose lorsque, le troisième jour, le correspondant de l'An 2000 à Moscou vint présenter ses devoirs au patron.
L'ingénieur des mines Apostoloff pensait, comme tant d'autres Russes de l'Intelliguentsia, que tout irait admirablement aux armées d'Asie pour peu qu'on voulût, en Russie d'Europe, proclamer la république et une constitution. Il était extraordinaire d'enthousiasme et de volubilité.
Avec ses cheveux longs il donnait l'impression d'un apôtre, d'un poète, disons le mot qui peut s'appliquer à beaucoup de Russes de bonne foi, d'un rêveur.
Le confrère Apostoloff nous apportait malheureusement autre chose que des mots. Prévenu par une section des Poscarié, dont il était, l'ingénieur des mines venait aussi annoncer le 23 janvier au directeur de l'An 2000 que la révolution serait proclamée à Moscou le soir même.
Très exactement à 8 heures du soir le téléphone annonçait l'insurrection moscovite.
Nous avions juste le temps de courir à la gare où s'organisait, un train pour les hauts personnages russes, les généraux des armées internationales, train conduit par des ingénieurs, s'il vous plait, les mécaniciens étant tous en grève.
Le lendemain, à la première heure, nous arrivions à Moscou. Il tombait de la neige à gros flocons, ce qui n'empêchait pas les bandes de manifestants en bottes, peaux de mouton et bonnets fourrés, de déambuler à travers les rues, surveillées de près par la police.
D'abord elles furent à peu près calmes, et à ces promenades par la ville, silencieuses comme des enterrements, il n'y avait rien à dire.
Soudain elles s'animèrent. Des collisions commencèrent à s'engager avec la police. Comme midi sonnait aux innombrables églises de la ville sainte, les choses se gâtèrent. L'armée du désordre et celle de l'ordre ayant pactisé sous les plis du drapeau national, au grand désespoir du gouverneur de la ville, le général Bérézine, chez qui nous venions justement d'entrer, le malheureux fut obligé de demander du secours aux généraux alliés.
Déjà le généralissime Prialmont était aux camps ouraliens. Le général autrichien Wolff restait, en son absence, le plus ancien divisionnaire de tous ceux qui se trouvaient dans la ville. Après un échange de dépêches sans fil avec Saint-Pétersbourg, Berlin, Vienne, Rome, Londres et Paris, il se rendit chez le gouverneur et lui déclara que les troupes placées sous ses ordres étaient à la disposition de l'autorité.
Près de deux cent mille hommes de toute nationalité campaient autour de Moscou, non sous la tente, où il eût fait trop froid, mais sous la terre, dans ces zemlienkas que le Russe excelle à creuser. Ce sont des chambres vastes et commodes, à demi dans le sol, à demi hors du sol, avec des toits faits de branchages desséchés et de paillis.
A l'intention des troupes occidentales l'autorité en avait fait établir des milliers par une nuée de moujicks. En une heure nous vîmes arriver, sous la neige qui tombait toujours, des régiments entiers que leurs colonels, un peu ahuris, dirigeaient, sur les indications de la police, vers la plaine immense de Khodinskoyé.
Dans les rues si pittoresques de la ville sainte, où se coudaient des représentants de toutes les nationalités, il était vraiment curieux de voir défiler ces brigades autrichiennes, hongroises, turques, suisses, italiennes... Je ne remarquai pas de pantalons rouges.
— Il n'y a pas de Français ici aujourd'hui, nous dit Pigeon. C'est une chance. Que va-t-on voir?
— Je crains que ce ne soit vilain, murmura M. Martin du Bois.
— Ne redoutez rien, fit Apostoloff. Il est impossible que les troupes de Europe s'oublient jusqu'à tirer sur les nôtres. Elles sont envoyées pour combattre les Chinois et non les Russes...
— C'est juste, dis-je, très juste. Pourtant si les troupes russes font cause commune avec l'émeute et mettent le feu aux quatre coins de Moscou...
Je ne savais pas si bien dire. Au moment où je risquais cette phrase, nous étions arrêtés, comme beaucoup de groupes de curieux, au pont des Maréchaux, lorsque des boulevards circulaires descend par la rue Petrovka une colonne d'un millier d'hommes, criant et chantant à tue-tête.
La neige a cessé; par une ironie sinistre le soleil éclaire la scène la plus pénible que nous ayons vu jusqu'ici, bien certainement au cours de cette guerre infernale, et la plus désespérante.
En tête de la manifestation marchent des civils, des ouvriers, des hommes à bottes, à longs cheveux et à caftans. Des popes les encadrent tenant à la main des bâtons ou des drapeaux rouges, avec les trois lettres constituant la devise rapide des Poscarié soulevés contre l'Europe: R. i K. Revoloutsia i Konstitoutsia, Révolution et Constitution.
La colonne est très profonde. Tant de pas ne font aucun bruit sur la neige, mais les voix sont là. De solides basses chantent la Marseillaise en russe. Les faces hirsutes de tous ces hommes qui crachent l'anathème au pouvoir sont inquiétantes. Les premières passent devant nous. D'autres suivent. Toutes grimacent et sèment la terreur, d'autant plus que l'oeil n'aperçoit pas la queue du serpent noir qui s'avance vers la place Rouge où déjà sont arrivées d'autres bandes.
Par prudence nous venons nous poster tous les quatre: M. Martin du Bois, Pigeon, Apostoloff et moi, sur les marches du Grand Opéra, tout proche.
Devant le perron s'étend l'immense place des Théâtres. Son tapis de neige presque immaculé est bientôt noir de populaire en rumeur. La colonne se masse en rangs serrés sur l'esplanade, poussant toujours des cris de revendication féroces.
Les troupes européennes ont formé le carré. Elles se tiennent l'arme au pied, bien décidées à ne pas tirer, car on leur a dit qu'il s'agissait là d'une simple besogne de police, à laquelle certains régiments russes venaient de se soustraire par une véritable désertion .
Cinq ou six mille braillards civils continuent à vociférer sur la place, mais il semble que les commandants des troupes alliées aient décidé de les laisser s'égosiller, et que tout doive bientôt rentrer dans l'ordre par lassitude, lorsque de la Tverskaïa débouche une véritable armée de forcenés.
C'est comme un torrent destructeur qui arrive, précédé d'un vacarme énorme et d'une sonnerie folle de toutes les cloches moscovites. Il y en a bien plusieurs centaines, auxquelles les sacristains ont donné la volée.
Cette mer humaine, qui pousse ses flots par l'immense rue Tverskaïa vers la place où nous sommes, gronde comme l'autre mer lorsqu'elle est en furie.
Cette fois c'est le rebut de l'armée; ce sont les soldats politiciens qui ont fait défection. Au risque de perdre la Russie, ceux-là sont pour les Poscarié. Ils veulent la révolution, la constitution, et ils le crient comme des énergumènes alcoolisés qu'ils sont. Car leur désertion s'est complétée par le pillage des débits de vodka.
Au cri de ralliement qu'ils ont adopté: Mort aux étrangers! les malheureux sont là dix mille, peut-être vingt mille, en armes, qui brisent sur leur passage les devantures des boutiques.
Jusqu'ici leur terrible cohue n'a rencontré aucun obstacle, si ce n'est une rue Tverskaïa dont tous les immeubles sont verrouillés en plein midi.
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Tandis que les troupes internationales restent patiemment l'arme au
pied, une bande de forcenés descend la grande rue Tverskaïa. (Page 686.)
Mais voici que la seule vue des uniformes étrangers les met en fureur.
Les équipements des Autrichiens, des Hongrois, des Turcs, qui se tiennent l'arme au pied sur la place des Théâtres, leur font l'effet d'un dernier litre d'eau-de-vie.
Tous, tant qu'ils sont, voient rouge. Ils injurient, ils insultent les soldats étrangers, que leurs officiers conjurent de rester tranquilles. Pendant quelques minutes de stoïcisme méritoire, les autres se laissent invectiver. Mais le mesure est comble, et vite!
Un premier coup de feu part, sans qu'on puisse dire de quel côté.
Riposte. Douze balles pour une! Cent pour douze! C'est alors un horrible combat qui commence en plein jour. Le tir est frénétique. Les morts sont déjà nombreux. Les blessés poussent des cris aigus. Et sur cette scène de fratricides abominables la neige recommence à tomber.
Imagine-t-on le désordre provoqué dans une ville encombrée de soldats étrangers par cette bataille sur une place publique? La nouvelle de la fusillade se répercute vite aux quatre coins de Moscou. Les troupes internationales prennent les armes; les régiments russes les imitent. Non pour se joindre à l'absurde émeute; pour défendre l'ordre au contraire.
— Trop tard, murmure M. Martin du Bois navré. Le mal est fait.
Tandis qu'il se rend chez le gouverneur Bérézine, où il trouve un homme désespéré, humilié d'un tel affront pour son pays, nous parcourons le champ de bataille.
Il y a une trentaine de morts et plus de cent blessés, que des troïkas d'ambulance emmènent sur la neige.
Quelques mutins, dégrisés par la terrible collision, se rendent au général autrichien; mais la masse s'est sauvée à toutes jambes et appelle aux armes ceux des Poscarié moscovites qui croient le moment venu d'agir.
Alors dans cette cité d'un demi-million d'êtres, où les cerveaux surchauffés ne distinguent pas très bien ce qui est patriotique de ce qui ne l'est pas, ceux qui crient le plus fort et racontent les plus monstrueuses insanités ont raison devant une foule ignorante et cupide.
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Il y a une trentaine de morts et plus de cent blessés que des
troïkas d'ambulance emportent sur la neige (Page 686.)
Le mouvement révolutionnaire, auquel adhèrent par cris et gesticulations cent mille sans-travail et autres perturbateurs de l'ordre, a vite dégénéré en folie xénophobe.
— Pas d'étrangers chez nous! Chassons-les! La Russie aux Russes!
Tels sont les cris de ralliement. On les badigeonne à la diable sur des drapeaux, et toute la journée on va les répéter dans les principales rues de Moscou, sur les boulevards superbes qui l'entourent.
Les cortèges se croisent, se rejoignent, fusionnent, repartent grossis pour des processions qui menacent de durer jusqu'au soir.
Le général Wolff est embarrassé. Il sent bien que l'orage gronde de plus en plus fort, que la leçon de midi est déjà oubliée, que les pauvres d'esprit sont, par bandes innombrables à présent, la proie de criminels meneurs.
Nous ne quittons pas son état-major, qui vient de s'établir devant le Grand-Théâtre, sur les marches mêmes où nous sommes installés depuis trois grandes heures; et ses officiers nous expriment des craintes que nous partageons pour la nuit:
Par un scrupule assez curieux, les troupes internationales, qui sont à Moscou en alliées et non point en conquérantes, ont respecté le Kremlin. A la demande du gouverneur Bérézine les généraux se sont abstenus d'occuper cette ville dans la ville, cet ensemble de constructions vieillottes et richissimes, qui dominent de quelques mètres la Moskowa gelée, et semblent figées sous leur manteau de neige.
Or voici que la nuit est venue, dès trois heures, et que l'obscurité se prolonge.
Le préfet de police fait annoncer par un aide de camp deux tristes nouvelles. Les conduites du gaz sont coupées et les câbles de l'électricité ont été arrachés par les moujicks en révolte.
Autres faits: les trains n'arrivent plus de Saint-Pétersbourg et ne partent plus pour l'Asie. En dix endroits les voies sont saccagées, détruites, ainsi que les fils des signaux. Les pionniers de l'armée autrichienne sont envoyés pour réparer les dégâts, l'autorité russe ne répondant déjà plus de ses techniciens militaires.
On amène l'un après l'autre dans le vestibule du Grand-Opéra transformé en salle d'examen sommaire, des prisonniers récalcitrants à la douzaine. Tous ont tiré sur des soldats alliés ou les ont frappés à coup de couteau, de bâton, de nerf de boeuf. Le général Wolff les fait remettre au préfet de police. Ce sont pour la plupart des gens du peuple. Ceux-là ne connaissent qu'une réponse à toutes les questions qu'on leur pose:
— Nous ne voulons pas d'étrangers chez nous.
— Mais, leur dit-on, les étrangers sont venus, appelés par votre empereur, pour empêcher d'entrer les Chinois, beaucoup plus gênants pour votre patrie que nous ne le sommes nous-mêmes.
— Les Chinois? Nitchevo! Nous voulons la révolution et la constitution.
— Mais ce n'est pas le moment de réclamer ces choses.
— On nous dit toujours que ce n'est pas le moment! Ce ne sera jamais le moment. Advienne que pourra cette fois-ci. R. i. K! Les Chinois ne sont pas pour nous pires que les fonctionnaires, qui nous martyrisent depuis des siècles.
Quelques-uns ajoutaient, en tortillant leur bonnet, narquois devant les officiers stupéfaits:
— Et si nous voulons être Chinois? N'est-ce pas notre droit?
A cette question, vraiment, il n'y avait rien à répondre, et nous ne répondions rien. Le vieux Moscou ne s'appelle-t-il pas en russe la ville chinoise, Kitaïgorod?
On amenait aussi des femmes, exaltées, L'écume aux lèvres. Elles rugissaient des menaces de mort contre la terre entière parce que l'Europe se mêlait de ce qui ne la regardait pas.
L'une d'elles, grande, élancée, brune, les cheveux coupés «à la chien» résumait assez bien ce que disaient confusément les autres:
— Vous nous traitez de barbares? Vous ne connaissez rien à nos foules russes. Elles nous approuvent, et cela suffit! Nous leur donnons l'exemple du sacrifice! De l'action directe, et les couches profondes de la nation, si apathiques, comme les bêtes sous la neige, remueront enfin! Nous ne faisons pas la guerre civile. C'est à nous que depuis des siècles le tsarisme l'a faite. Nous ripostons, voilà tout. L'occasion s'est présentée de réclamer une fois de plus la Constitution tant de fois promise, jamais accordée; nous la saisissons! Vous voulez nous empêcher d'être maîtres chez nous? Vous serez chassés. Et si c'est aux Chinois que nous devons la satisfaction de vous voir sortir d'ici, eh bien! nous remercierons les Chinois!
De pareilles idées ne pouvaient venir que de cerveaux fêlés; mais Pigeon fut d'accord avec moi pour reconnaître que les cerveaux fêlés étaient nombreux dans ce pays, où le peuple, en fin de compte, a tant souffert.
— Que nous réservent-ils encore? demandaient les officiers étrangers.
Nous l'apprenions aussitôt.
Les troupes qui occupaient la place Rouge commençaient à pénétrer dans le Kremlin, pour le protéger contre les révolutionnaires, car il se passait en bas, de l'autre côté de la Moskowa, des phénomènes étranges
Successivement, dans l'obscurité profonde que piquetaient seulement des milliers de lanternes portatives, hâtivement retrouvées par les dvorniks, on voyait rougeoyer des incendies.
Bientôt le mystère s'élucida: On apprenait que ces foyers étaient allumés par des bombes tombées du ciel.
Les Russes possédaient aux environs de la ville un parc d'aérocars de guerre. Les officiers qui commandaient la section s'étaient déclarés pour l'émeute. Vers six heures ils avaient quitté la terre dans une douzaine de ballons lestés de tout un attirail de fusées. Et maintenant, avec une méthode implacable, ils incendiaient leur propre ville. Ce crime dépassait notre entendement.
Dans quel décor effrayant et grandiose nous le vîmes se poursuivre toute la nuit!
Avec quelques officiers étrangers nous étions venus jusqu'aux terrasses du Kremlin, à notre tour, pour nous rendre compte du spectacle. Quelle ne fut pas notre surprise en y retrouvant M. Martin du Bois, en grande conversation avec le gouverneur Bérézine et un groupe de généraux alliés.
Tout ce monde chamarré, botté, emmitouflé, circulait sur la neige durcie et jugeait de la gravité du mal par le nombre sans cesse accru des sinistres. Vingt mille hommes s'employaient à les conjurer. Mais comment? Tout était gelé. Donc pas d'eau, ou si peu! Les réservoirs d'eau chaude étaient aux mains des forcenés.
Nous étions plongés dans le noir, puisque tout éclairage public était, cette nuit-là, impossible. Mais les foyers incandescents nous envoyaient des lueurs sinistres. Le général Bérézine pleurait, navré d'assister impuissant à ces scènes de sauvagerie.
— Quelle honte! disait-il à demi-voix. Au moins nos pères, quand ils brûlaient Moscou libéraient la Russie. Ces fous détruisent sans objet.
Comme si chacun de nous eût été frappé d'une ressemblance à la même minute, tous les yeux se tournèrent vers M. Martin du Bois, dont le profil rappelait d'une façon fantastique celui de l'autre Napoléon, du Napoléon qu'avait vaincu le sacrifice héroïque de Rostoptchine. La situation n'était plus la même, en vérité. Ces énergumènes brûlaient pour brûler. Incohérence! Folie!
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— Quelle honte! dit le gouverneur. Au moins nos pères, quand ils
brûlaient Moscou, avaient l'excuse de libérer la Russie. (Page 687.)
La nuit fut horrible.
Apostoloff avait beau nous donner des explications qui tendaient à disculper les Poscarié, nous ne pouvions admettre une semblable abolition du sens moral chez des réformateurs, ou prétendus tels.
Quand on eut travaillé de longues heures non pour éteindre, mais pour circonscrire les incendies, on constata que deux cents maisons de la ville basse étaient détruites, et plusieurs milliers de pauvres gens sans abri. Une centaine de morts, surpris par le feu ou incapables de se sauver, c'était le bilan. Quant aux officiers des ballons incendiaires, il avaient pris une direction inconnue.
Nous étions recrûs de fatigue, pris d'envies de dormir irrésistibles. Un somme de quelques heures dans le vestibule du théâtre nous remit tant bien que mal.
Heureusement l'échauffourée n'avait pas de lendemain, telle était la bonne nouvelle que nous apprenait M. Martin du Bois dès que nous pûmes le rencontrer par la ville, affairé comme un homme qui se prépare à remplir un devoir d'importance.
Le commissaire général de la France avait en effet reçu l'ordre de retourner à Pétersbourg pour y assister aux obsèques solennelles du tsar Alexis.
Elles devaient être célébrées le surlendemain.
— Heureusement, disait Napoléon en nous faisant ses adieux à la gare, que le corps du malheureux empereur a été emmené là-bas depuis trois jours déjà! Encore un peu et son cercueil restait dans quelque petite station, au milieu des steppes, à moins que ce ne fût à Moscou même, en pleine émeute, dans la ville sainte qui l'avait vu couronner.
Les voies se réparaient assez vite sur la ligne de Pétersbourg et notre excellent patron put partir à trois heures, avec un groupe imposant de généraux et de fonctionnaires, non sans nous avoir recommandé de ne plus tarder à rejoindre l'Oural.
Il emportait des fragments d'articles que nous avions bâclés en hâte sur la table d'un traktir(1). Ce n'étaient certainement pas ces impressions rapides qui augmenteraient notre réputation, car elles reflétaient dans leur incohérence les circonstances tragiques de la veille, les affolements au milieu desquels nous les avions griffonnées.»
(1) Petit restaurant moscovite.
Napoléon devait au surplus nous retrouver bientôt dans les camps ouraliens.
Son devoir l'y eût appelé avant nous-mêmes sans la triste circonstance qui le forçait à retourner à Saint-Pétersbourg.
Nous échangeâmes de cordiaux adieux, après qu'il nous eut fait délivrer à la Banque de Russie les indispensables carnets de chèques.
Quelque chose me disait que nous en aurions plus que jamais besoin au cours de la tragique aventure qui commençait.
Nous n'avions plus rien à faire dans la ville sainte. Apostoloff se chargea d'y continuer la correspondance locale avec l'An 2000 dès que le rétablissement des communications le permettrait.
Quand le permettrait-il? La rude journée qu'en avait eue la veille à Moscou n'était qu'un épisode. Elle ne mettait nullement fin à la grève générale qui s'étendait, au contraire, sur toute la Russie.
— L'ignorance des moujicks est telle, nous dit le général Bérézine à qui nous allions faire nos adieux, que les meneurs n'éprouvent aucune difficulté à leur faire commettre les crimes les plus absurdes. Ainsi voyez ces dépêches... Elles m'annoncent toutes le même fait, répété en vingt endroits. Les lignes de Moscou à l'Oural sont coupées par des Poscarié qui signent leur ouvrage, en laissant des petits billets sur la place ou en placardant des avis sur les murs. Si nombreux que soient les soldats alliés le long des voies, il est toujours possible de déboulonner quelques rails entre deux trains, sur nos immenses étendues de chemins de fer, dans un steppe où le cantonnier est perdu comme un insecte, et incapable de résister aux perturbateurs, s'il n'est déjà gagné à leur cause...
Les dépêches en effet, datées de Kolomna, de Riasan, de Toula, de Koslow, annonçaient que les paysans pillaient et brûlaient les propriétés, saccageaient les gares et bouleversaient les voies ferrées derrière le passage des trains militaires, aux cris plus extraordinaires encore que tout le reste: Vivent les Chinois! Nous sommes Chinois nous-mêmes! Vive l'Asie! A bas l'Europe!
— Si ces façons concrètes de manifester leur opinion ne sont pas tout à fait, dans les termes, celles qu'ont adoptées les pauvres égarés, nous disait tristement le gouverneur, c'est bien le sens de leurs vociférations. Le plus grave c'est que la coupure fréquente des voies enlève toute sécurité à la circulation des trains, et que pour aller plus vite, ce qui peut paraître un comble, le généralissime me fait dire de lui envoyer à à pied, désormais, tout ce qui m'arrive ici...
Pigeon fit un haut-le-corps.
— A pied! D'ici à l'Oural! Mais, monsieur le gouverneur, il y a deux mille kilomètres à faire et vous n'avez pas de routes. Il n'y a que de la neige!
— Rassurez-vous, monsieur. Nous savons que la perturbation politique s'arrête à Toula. Vous retrouverez là-bas des trains qui vous emmèneront jusqu'à l'Oural; je pense. Le généralissime à déjà fait tripler sur cette partie de la ligne le service de surveillance. Dieu merci, toutes les armées russes ne pactisent pas avec l'envahisseur! Comptez les kilomètres d'ici Toula; c'est facile. Nous avons cent quatre-vingts verstes. La verste vaut 1.067 mètres, c'est donc cent quatre-vingt-douze kilomètres qu'il est nécessaire de parcourir à pied. Disons pour vous à cheval, car je pense que vous trouverez aisément à faire ici l'acquisition de deux chevaux. Ils vous seront nécessaires pendant la campagne pénible que vous allez suivre.
Sages paroles! Dès que nous eûmes pris congé du gouverneur, dont la vie semblait être un véritable enfer, avec le va-et-vient des estafettes, les dépêches, les ordres de tout genre, il nous fallut réaliser l'acquisition de deux chevaux.
On les trouva sans difficulté, presque pour rien, chez un propriétaire de la haute ville. J'achetai un bai-brun assez râblé, un peu cheval d'omnibus, qui ne parut solide sur ses bases, et calme.
Pigeon, moins favorisé, se laissa vendre une sorte de cob gris-pommelé, avec crinière et queue à la cosaque, du plus pittoresque effet. Je ne reprochais à ce cheval que sa vieillesse, car aux dents qu'il exhiba je lui attribuai seize ans.
— Bel âge pour les jeunes filles, murmurai-je, moins pour les chevaux.
— A la guerre comme à la guerre! riposta mon adjudant. Prenons ce que nous trouvons et déclarons-nous satisfaits.
Le vendeur payé, nous eûmes l'impression qu'il nous manquait à chacun quelque chose, ou plutôt quelqu'un: le domestique, l'ordonnance, le boy; les Russes disent le tcheloviek, l'homme.
A qui nous adresser pour découvrir deux gaillards capables de brosser nos habits chaque jour, de nourrir nos bêtes et de les entretenir dans un état voisin de la propreté?
Embaucher les premiers venus, c'était imprudent. Je proposai d'attendre qu'on fût en marche avec un contingent moscovite. Sûrement quelque officier supérieur dont nous ferions la connaissance en route nous «prêterait» deux soldats pour tenir l'emploi. C'est un service que rendent à l'occasion les officiers russes à leurs amis. Ils ont sous la main tant d'inutilités!
Nos vêtements sont arrimés en des paquetages savants, qui remplaceront désormais nos valises, et nous voilà partis tous les deux, pistolets en poche, bottés jusqu'aux cuisses, blottis dans la peau de vison, la tête dans le bonnet fourré.
Nous voilà partis pour la gare de Sibérie, où se recomposent chaque jour les trains à destination de l'Oural.
Depuis le matin c'est une autre formation que prennent les troupes arrivées des camps suburbains. Au lieu de les embarquer, on les met en marche par la «route nationale», dirions-nous en France. Elle relie Moscou à Toula, et ne peut guère être entretenue à cause des variations de la température, du gel parfois terrible et du dégel toujours désastreux. Mais ce n'est pas le cas de la dénigrer. Si elle nous apparaît insuffisante en largeur, nous l'apercevons qui s'allonge à perte de vue, très dure, comme un tapis de neige que les pas de milliers d'hommes ont déjà battu.
C'est que depuis le petit jour les troupes sont dirigées vers Toula par cette route.
Nous nous informons de la nationalité des contingents qui passent. Ce furent des régiments autrichiens et hongrois depuis le petit jour, nous dit-on, puis des allemands et trois brigades russes.
La nuit vient de bonne heure; nous allons nous présenter au général Prokofieff, qui commande la dernière de ces brigades, lorsqu'au loin retentit une sonnerie qui nous fait dresser les oreilles.
Elle nous arrive de l'intérieur de la ville. Elle précède la brigade qui vient.
— Pigeon! Pigez-vous?
Cette plaisanterie argotique, lorsqu'elle m 'échappait — chose rare — trahissait ma secrète satisfaction.
— J'entends, patron! Je crois entendre! C'est-à-dire que je n'ose croire à la fidélité de mon tympan.
— Croyez-y, Pigeon. Le mien est là qui contrôle le vôtre. Impossible de s'y tromper.
As-tu vu
La casquette, la casquette?
C'est à nous, cet air-là, rien qu'à nous! Est-ce une veine, Pigeon? Un régiment français qui s'amène à son tour, peut-être une brigade, peut-être une division! La voilà bien l'influence de mon étoile! La reconnaissez-vous? Le refrain cuivré se rapprochait.
— Vive la France! crions-nous à tue-tête. A quoi des centaines
de voix nous répondent par le même cri. (Page 691.)
Bientôt il éclatait, tonitruant, aux pavillons de cinquante clairons, qui rythmaient ensemble l'air martial adopté pour l'entrée de notre infanterie dans les places.
Vite nous poussons nos chevaux pour recevoir nos compatriotes avec la foule des moujicks, de l'autre côté de la gare où ils font halte. C'est avec une indicible joie que nous saluons, aux derniers rayons d'un soleil pâlot, les képis rouges et les capotes bleues, recouvertes en partie sous des peaux de mouton. Par milliers on les voit qui s'alignent sur la neige.
— Vive la France! crions-nous à tue-tête.
A quoi nous répondent des centaines de voix par le même cri. C'est un instant de patriotique volupté. Je n'en n'ai guère connu de plus délicieux, qui chatouille plus agréablement l'épiderme.
C'est une brigade française qui vient à son tour s'embarquer à la gare de Sibérie! Les fonctionnaires russes se présentent au général et lui exposent la situation. Le général répond en riant:
— Puisque le chemin de fer est coupé, nous irons à pied jusqu'à Pékin.
D'accord avec les Russes on organise bientôt le campement souterrain, dans la plaine qui s'étend à l'orient de la ville.
Nous allons présenter nos devoirs à notre compatriote. C'est un homme tout jeune encore, Il n'a pas quarante-cinq ans. On l'appelle Lamidey. Et les fantassins du 26e de ligne, à qui nous demandons des renseignements, complètent la désignation par un calembour flatteur:
— Lamidon, disent-ils, c'est l'ami des soldats.
— Comment, messieurs! s'écrie le général en nous voyant accoutrés à la manière des cosaques, vous ici! Quel plaisir pour nous, je veux dire pour mon état-major, pour mes hommes, pour moi-même, de rencontrer en plein désert de neige deux Parisiens qui s'offrent à nous accompagner! La route nous paraîtra trop courte, messieurs, en votre compagnie. Et nous appréhendions tant de sa longueur! Avez-vous quelque idée de l'endroit où nous retrouverons du matériel et des voies intactes?
— A deux cents kilomètres d'ici, général, répondis-je.
— Diable! Deux cents kilomètres sur la neige et sous la neige, car il en tombe terriblement chaque jours, c'est beaucoup. Ah! nous pourrons dire, quand cette guerre infernale sera terminée, que nous en aurons vu de toutes les couleurs.
— Vous venez directement de France, général?
— Sans arrêt, ou presque, Ma brigade était cantonnée à Besançon. On l'a envoyée avec deux sections de Voleurs à Vienne, d'où j'arrive, sans autres incidents que des retards nombreux, causés par l'encombrement et les troubles. Mais nulle part nous n'avons trouvé de rupture des voies. C'est ici que pour la première fois les révolutionnaires russes nous mettent à pied. Ils ont bien tort.
Le général nous présenta aux officiers qui l'entouraient, en les priant de nous considérer comme incorporés dans la brigade au titre amical. Puis il se multiplia pour surveiller l'installation de ses deux régiments dans les zemlienkas laissés libres quelques heures plus tôt par deux régiments autrichiens.
La distribution des baraquements amusa comme des gamins nos Français, toujours joyeux compères.
A beaucoup d'entre eux ces maisonnettes-terriers rappelaient le village natal.
A beaucoup d'entre eux ces zemlienkas rappelaient
tant bien que mal le village natal. (Page 691.)
N'avaient-elles pas, au-dessus du sol, l'aspect de chaumières montagnardes?
Quand on descendait dans leurs cavités enfumées, les narines souffraient un peu. Mais, disaient les sous-officiers en faisant des courants d'air, ce sont ces b... d'Autrichiens qui ont tout empesté avec leur raifort et leur «salami».
Les zemlienkas pouvaient loger sous la terre, d'un bout à l'autre de l'immense plaine, sept ou huit divisions. Il y eut donc place pour tout le monde. Les Voleurs n'en furent pas les moins satisfaits. Nous les vîmes arriver à la nuit tombante, en deux sections de cent hommes, une par régiment.
Nous vîmes arriver les Voleurs à la nuit tombante. (Page 691.)
Ils voletaient, c'était plutôt le mot, depuis le Mont-Blanc, par étapes, au grand ébahissement des populations.
Si nous allions rencontrer parmi leurs officiers quelque figure de connaissance?
Il nous suffit de questionner le premier venu des soldats de l'air pour apprendre que M. de Réalmont commandait l'une des deux sections qui venaient d'arriver. Cinq minutes de recherches et nous le trouvions, aussi frais et dispos que cinq mois plus tôt dans les anfractuosités de la Nichée des Monstres.
— Quel chemin parcouru! nous dit-il en nous regardant bien, de ses yeux francs, dès qu'on eut pris contact au mess institué dans une tanière plus somptueuse que les autres. Il y avait des chaises! Quel chemin parcouru et que d'événements accomplis!
— Que de morts aussi! dis-je à demi-voix en pensant à son frère, si malheureusement disparu dans l'Elbe.
Il y pensait de même, l'excellent garçon, car deux larmes tombèrent de ses yeux, qu'il détourna pour un instant.
La conversation devint bientôt générale. Nous avions, par la présentation du général et par M. de Réalmont, deux liens pour un avec l'état-major de la brigade. On était heureux de se retrouver et de causer de la patrie absente. Ce fut une délicieuse soirée, que suivit un somme réparateur. Heureusement, car le manque de sommeil commençait à nous anéantir.
L'officier de casernement nous fit allumer du feu dans une zemlienka proprette, où nous pûmes dormir à poings fermés jusqu'à la diane. Nos deux chevaux étaient hébergés avec ceux de la prévôté russe.
Ah! qu'elles sont douces les six ou sept heures dont le sort veut bien nous gratifier de temps en temps, au cours d'une pareille vie, pour que nous dormions, pour que nos muscles se reposent, comme nos nerfs, notre cerveau, notre coeur, tous les organes surmenés par les incessantes fatigues de la guerre!
Au petit jour nous étions remis. Le réveil claironné joyeusement à travers cette plaine couverte de neige nous parut une ravissante musique.:
Deux gaillards que le général avait autorisés à nous servir d'ordonnances vinrent nous apporter de l'eau fraîche pour commencer, et nous facilitèrent ainsi le nettoyage hygiénique, après quoi nous prîmes leurs noms.
L'un, Rigoullot, Baptiste-Isidore, vingt-trois ans, né à Compiègne, faisait, avant d'être appelé sous les drapeaux le métier de charretier à côté de son père, entrepreneur de déménagements. C'était dire qu'il connaissait un peu les chevaux. Il reçut de mes mains l'investiture. Je le sacrai mon écuyer, en lui promettant un cheval aussitôt que l'occasion nous en ferait rencontrer un.
Je lui promis aussi quelques belles pièces de cinq francs, dont les premières lui parurent inestimables, car la campagne de Chine qui venait de commencer n'enrichissait pas encore son monde.
— Faut attendre qu'on soye à Pékin, disait drôlement Rigoullot. Là, on pourra se nantir. Il y aura gras!
Et naïvement, sans se demander si Pékin était ou non un lieu accessible, sans même s'informer de l'endroit exact de la terre où cela se trouvait, mon Rigoullot, évoquant de vagues ressouvenirs de pillages anciens, ajournait à une future prise de Pékin la réalisation de ses ambitions dorées.
C'était un grand gaillard, blond, sans malice. Il devait faire un tcheloviek dévoué.
Pigeon avait embauché son camarade Robinet, de Paris, un apprenti peintre en bâtiments, qui ne cessait de chantonner. Celui-là était petit, brun, courtaud, malin comme un singe, et réalisait le type du débrouillard faubourien.
Il appelait Pigeon mon lieutenant à tour de bras, parce qu'il avait deviné tout de suite que j'étais le chef. Par voie de conséquence, Rigoullot me donna du capitaine à chaque phrase.
— Pour ce qui est du cheval, disait Robinet en parachevant le paquetage de son patron, mon lieutenant n'a qu'à patienter un peu. Le premier Chinois qui se présente sur un bidet, je le déquille et je réclame la bête. Un bidet, c'est mon rêve. Ça trotte à l'amblé. Peti, peta, peti; peta: On est porté là-dessus comme dans un fauteuil. Tandis qu'avec les chevaux de trompette, une, deux, une, deux, il faut faire de la gymnastique sur ses étriers, ou bien alors perdre toute graisse dans les parties basses en se laissant aller, une, deux, une, deux. J'aime mieux le bidet. Que mon lieutenant patiente, j'en découvrirai bien quelqu'un dans les contrées où nous allons, pas vrai? C'est le pays des bidets par excellence, l'Asie. Les Asiatiques ont raison. Vivent les bidets!
Nous étions bientôt présents à l'appel. Puis ce fut le rapide déjeuner froid. Par un miracle administratif que je ne cherchais guère à expliquer, les ravitaillements de chaque corps en marche s'effectuaient avec une régularité parfaite. Chaque service de l'intendance y mettait un amour-propre, une émulation magnifiques. Suivant que les troupes traversaient un pays, elles étaient nourries aux frais de ce pays. On dresserait des comptes après la guerre.
Depuis l'avant-veille notre brigade d'infanterie, formée du 26e et du 137e de ligne et ses deux sections de Voleurs, subsistaient à la charge de l'intendance russe.
On entendit bien nos officiers faire quelques plaisanteries sur les pratiques fâcheuses relevées depuis tant et tant d'années contre cette administration.
A la vérité il n'y avait guère de critiques à faire. Chacun se déclarait satisfait et les régiments se mirent en marche à huit heures du matin, par un temps sec, très froid.
Il ne tombait plus de neige. Le long ruban de route avait été divisé en quatre étapes ou journées de cinquante kilomètres; au demeurant dix heures de marche par jour. Les hommes pouvaient les faire si le vent d'Est ne leur chassait pas des torrents de neige dans la figure.
La première journée, nous eûmes l'étape à Podolsk, où les zemlienkas venaient d'être creusées en hâte pour recevoir plusieurs divisions sous terre. La deuxième journée nous conduisit à Serpoukoff, la troisième à Pakhomovo. Tout était préparé pour recevoir les troupes aux environs de ces trois villes. Et ce fut par le même temps sec et froid, éclairé çà et là d'un rayon de soleil, que nous parcourûmes ainsi cent cinquante kilomètres environ. Les hommes marchaient par huit, la neige avant été piétinée sur une belle largeur à travers les steppes. On ne traversait de loin en loin que de rares villages, minables, désolés, dont les habitants regardaient toutes ces troupes avec crainte.
L'un d'eux nous demanda, comme nous voulions causer pour recueillir des impressions, si c'était bien vrai que nous eussions l'intention d'aller en Chine.
— Je crois, moi, déclara une vieille femme à Pigeon, dans un russe qu'il devina plutôt qu'il ne le comprit, que les Chinois n'existent pas, et que toutes ces troupes viennent par ici pour prendre les terres et s'installer chez nous, à la manière des Cosaques.
— Mais, objectai-je, avec l'aide d'un pope traducteur, vous voyez bien qu'ils n'amènent avec eux ni femmes ni enfants!
— La belle affaire, reprit la vieille, sceptique. Ils les feront venir plus tard.
La suite du programme fut moins agréable, et nos pousse-cailloux, dont l'entrain ne s'était pas démenti tant qu'il avait fait beau, commencèrent à «la trouver saumâtre», lorsque le quatrième jour, au départ de Pakhomovo, la neige se reprit à tomber, mais à tomber comme jamais je n'avais vu tomber la neige.
On eût dit un incommensurable rideau blanc qui, fouetté par le vent d'Asie, s'opposait à notre marche. La tourmente s'était élevée dans la nuit; deux cadavres de soldats turcs, des chevaux morts, dès sacs abandonnés nous firent comprendre que ceux qui nous avaient précédés la veille avaient dû rencontrer le même temps dans ces parages.
Il s'agissait de faire tête à l'ouragan.
On se boutonna de son mieux. Nos montures jusqu'alors nous avaient donné toute satisfaction; elles pointaient à présent les oreilles contre les rafales, qui leur cinglaient affreusement les naseaux. Ce qui restait accessible de nos visages recevait les flocons de neige violemment chassés. On eût dit des projectiles en limaille d'acier qui venaient nous couper le front, les joues et le nez.
— Ah! le nez, geignait Pigeon! Le nez! Je parie que le mien sera gelé aujourd'hui.
— La température n'est pourtant pas excessive, déclara le général, à côté de qui nous chevauchions. Elle n'est descendue qu'à douze degrés au-dessous de zéro. Autant dire qu'elle remonte. Nous avons vu pire. Et tous ces jours-ci c'étaient des 20, 22, et 23 degrés.
Réflexion judicieuse! Mais les jours précédents le vent s'était dispensé de souffler.
Or, dans le steppe, en janvier, le vent, c'est tout.
S'il souffle de Est ou du Nord il rend la marche affreusement pénible.
— Regardez mes hommes, nous criait le général Lamidey au milieu des sifflements de la bise qui nous plaquait d'énormes flocons sur la figure, la poitrine et les épaules. Ils sont comme leurs aînés, ceux du petit caporal dont Raffet et Charlet ont si bien crayonné les silhouettes, dans des décors du même genre. Ils grognaient, mais ils le suivaient toujours. Mesurez vous-mêmes, Messieurs... Nous avançons! Peu, mais tout de même... Trente kilomètres nous séparent de Toula. C'est un rien à présent. Et j'ai trouvé hier soir un télégramme du gouverneur de la ville qui avise les chefs de corps du rétablissement intégral de la circulation. Ça fera plaisir de s'asseoir demain dans un fourgon. Allons, les amis! En avant contre cette sacrée neige qui veut nous avoir!...
Ils grognaient, mais ils le suivaient toujours: Auguste Raffet 1836.
Comme ceux du Petit Caporal crayonnés par Charlet et
Raffet, ils grognaient, mais ils avançaient toujours.
Le général se retournait pour encourager ses hommes.
— Non, général, criaient cent voix aux premiers rangs. Elle ne nous aura pas!
Et ces diables infatigables se mettaient à chanter des refrains improvisés par leurs couplettistes ordinaires:
Pour aller jusqu'à Pékin
Y en a-t-il, y'en a-t-il d'la neige!
Tout de même la position de la colonne devint inquiétante vers midi.
Les chasses de neige avaient abondamment recouvert les traces des passages antérieurs.
Ce n'était plus la piste battue et durcie des jours précédents que les fantassins sentaient craquer sous leurs bottes. C'était une mousse épaisse qui s'étendait à perte de vue, dans l'Est, dans le Sud, dans le Nord, devant nous, sur notre droite et sur notre gauche. Il était absolument impossible aux hommes qui formaient l'avant-garde de s'y reconnaître au milieu de cet océan blanc, sur lequel n'apparaissait ni une île, ni un îlot. Pendant une heure nous eûmes un fil conducteur, celui du télégraphe, qui courait, ténu, presque invisible, à travers les solitudes glacées. Mais, bientôt, il nous manqua. Quelque troupe de dévastateurs l'avait coupé.
Nous ne pouvions songer encore aux incursions de l'ennemi.
Deux mille kilomètres nous séparaient de l'Oural, et on n'y signalait pas encore les éclaireurs chinois, car la plaine des Kirghizes Kaïssaks est grande; et la marée jaune n'évoluait pas avec l'aisance d'un simple bataillon.
Bientôt ce fut pire. Les poteaux, qui nous aidaient autrement que le fil, disparurent à leur tour.
Cette fois, il y avait une évidente préméditation de nuire à la marche des troupes.
Le général Lamidey se préoccupa d'une attaque possible par des pillards en nombre. Heureusement les deux sections de Voleurs qui, chaque jour, faisaient les mêmes étapes que nous, arrivant bien avant la colonne dont ils assuraient les logements et partant une heure ou deux après elles, nous rejoignirent au plus fort de la bourrasque, fort malmenés eux-mêmes, mais toujours vaillants.
M. de Réalmont descendit pendant la halte-repas, conféra vivement avec le général, puis reprit avec ses hommes la route au Sud-Est, à la boussole.
Les Voleurs nous quittèrent bientôt, s'espaçant dans les airs pour établir la liaison constante entre notre colonne en marche et Toula, lorsque la neige vint à cesser.
Quelle joie ce fut dans la brigade! Cette accalmie — le vent continuait à souffler pourtant — ne faisait pas la route meilleure. C'était plus que jamais dans un demi-mètre de neige toute fraîche que nous allions enfoncer comme avant. Mais au moins on y voyait clair. On ne recevait plus en pleine figure ces cristaux durcis, ces flocons durs comme des confetti...
Pigeon, dans une crise de neurasthénie, évoquait par cette comparaison carnavalesque des paysages qui certes n'avaient rien de commun avec le steppe de la Moscovie.
Les chansons de route qu'une claironnade bien sonnée fit s'envoler dans les airs nous reportaient aussi vers le pays de France. De sorte que tous les deux, la main sans volonté sur le cou de nos bêtes, nous échangions des réflexions plutôt amères.
— Tout de même, disait Pigeon, ces braves garçons font une risée des Chinois, et ne prennent pas du tout au sérieux la mission qu'ils vont remplir. Parions que pas un sur cent ne croit aux millions de Célestes qui débordent depuis trois semaines dans l'Asie Russe...
— J'allais faire la même réflexion, ripostai-je. Mais nous-mêmes, mon cher ami, sommes-nous bien sûrs que nous allions voir des Chinois? Prenons-nous au sérieux, finalement, leur marche en avant, en dépit des défaites indiscutables subies par les généraux russes?
— Non.
— N'est-ce pas?
— Nous avons la sensation d'une impossibilité finale, d'une impuissance certaine qui nous sauvera. Nous avons accepté, expliqué la déroute, les déroutes des Russes, mais ç'a été pour déclarer aussitôt que les succès des Chinois se borneront là.
Il nous semble qu'il suffira de nous montrer, nous les braves Français, les valeureux Allemands, les intrépides Anglais, les impétueux Italiens, les tenaces Austro-Hongrois, et cætera, pour que toute la Chine, si elle est là, rebrousse chemin et regagne ses déserts de Mongolie, de Gobi et autres, par une descente échevelée des pentes de l'Altaï...
— En quoi nous sommes aussi Chinois qu'ils l'étaient eux-mêmes au temps des huit bannières et des braves sacripants armés par les vice-rois, dont on parlait l'autre jour... Nous croyons qu'il suffira de nous montrer pour les faire fuir. Ils croyaient de même, en ces temps primitifs — et il n'y a pas encore si longtemps — qu'en se faisant voir, avec leurs moustaches, et leurs dragons peints sur le ventre ils nous frappaient de terreur. A vous parler franc, je suis un peu inquiet.
Nous en étions là de la conversation, et la monotonie de la marche nous portait au spleen, en vérité, au découragement. Or voici que le ciel, qui s'est éclairé, occupe tout à coup l'attention des deux mille hommes qui achèvent péniblement, dans cette neige vierge, leur étape de la journée.
Le général est sollicité par ses officiers de faire une halte et de diriger les jumelles sur un point noir qui semble dégringoler des nues.
— Halte! commande le grand chef.
Et la colonne s'arrête, les nez en l'air.
Il me semble que je suis à bord de l'Austral et que c'est la Tortue Noire de Keog que je revois planer à des hauteurs infinies. Cet aérocar, invisible tout à l'heure, grossit à vue d'oeil. Donc il descend. Il est en avaries, de toute évidence, car s'il n'est pas crevé, il ne gouverne plus. Qui le monte? Des Français ou des Allemands, bien probable. Seuls ils ont amené des ballons en Russie. Mais les Russes en ont aussi. Peut-être est-ce l'un des ballons de Moscou que les mutins de la section technique ont emmené au loin après avoir brûlé, les sauvages, ce qu'ils ont pu de la ville?
Les suppositions vont leur train. Comme nos aventures sont connues de tous les officiers, qui dévorent des yeux ce drame des airs — car le ballon en détresse descend toujours — on nous regarde, on nous demande à la muette notre avis, ce que nous pensons.
Je serais le grand aéramiral lui-même qu'on ne me dévisagerait pas avec plus d'insistance.
Il semble que je sois capable d'éclaircir d'un seul mot le mystère qui plane doucement à quatre cents mètres de nous.
Les formes du ballon se précisent. Elles sont conformes à celles que nous employons en France. C'est toujours le cigare, avec sustentateurs, nacelle en aluminium, blindée. C'est un Austral, un Santos-Dumont, un Montgolfier dont la capacité n'excède pas dix mille mètres cubes. L'étoffe est d'un jaune d'or éclatant, en belle soie de Chine...
De Chine! Tout l'état-major s'est regardé avec stupeur, car aux flancs de ce grand poisson jaune qui ne se dirige plus, qui ne monte plus, qui descend au contraire doucement sur nous, sont peints deux gigantesques dragons, la gueule ouverte, qui crachent des flammes, qui se meuvent dans des anneaux de serpents.
— C'est un ballon chinois, crie tout à coup un commandant, ancien colonial, les yeux vissés à sa jumelle. Et le dragon qu'il porte ainsi, peint en double exemplaire, c'est le Loung, le fameux dispensateur de la pluie, l'un des dieux les plus occupés de l'Olympe chinois.
Et tout à la colonne de s'écrier aussitôt:
— C'est un ballon chinois! Un ballon chinois!
L'aérocar est en soie jaune éclatante et deux dragons énormes sont peints sur
son enveloppe, — C'est un ballon chinois, crie toute la brigade. (Page 697.)
Au même instant des battements d'hélice sifflent autour de nos têtes. On fait place au capitaine de Réalmont qui arrive à toute vitesse avec un de ses hommes, pour assister à l'atterrissage de ces Célestes chassés du ciel. Quelque panne intempestive sans doute les ramène à la terre, et nous sommes là! Leur compte est bon.
Un ballon chinois! Pourquoi pas?
Les Chinois se répandent en pleine Russie d'Asie. Qui les empêche d'y armer des aérocars? C'est l'un de ces aérocars, le fait s'indique, qui au cours d'une reconnaissance poussée trop loin par quelque chef inexpérimenté, tombe sur nous, à bout de souffle. Quelle aubaine!
— Oh! dit le général Lamidey, nous n'aurons pas ces magots-là vivants! Ils vont se suicider avant de nous arriver à terre.
— Pourquoi, général? objectai-je, Ils sont malins. Ils savent que nous ne torturons pas nos prisonniers.
— Non, mais je les fusille, moi!
— D'accord. Ils courent aussi le risque de tomber sur un général qui ne les fusillerait pas.
— Ah! par exemple! Entendez-vous par là qu'il soit injuste de les passer par les armes?
— Oh! que non, général! Leur cas n'est pas discutable. S'ils vivent quand ils vont nous arriver tout à l'heure, que ce soit pour s'entendre condamner à mort. Ce sera autant de moins.
— Fusillés ce soir même, ils le seront!
L'émotion joyeuse des deux mille hommes de la brigade est à son comble. Le ballon jaune aux dragons noirs va bientôt s'asseoir dans la neige. On s'écarte. Les sous-officiers font décrire aux soldats un grand cercle, au milieu duquel l'aérocar vient doucement se poser, avec des bruits d'agrès froissés par les derniers efforts du vent.
Quatre hommes seulement occupent le poste, ou du moins quatre hommes de l'équipage apparaissent vivants, l'air tout chose. Car il y a des morts, allongés dans le fond de la nacelle.
— Saisissez tout! commande le général.
Deux cents hommes se précipitent, s'accrochent aux bordages, empoignent les Chinois, les sortent brutalement pour les déposer à terre, en ayant soin de leur ficeler les bras autour du corps.
— A la japonaise! dit Pigeon, à qui cette méthode rappelle, comme à moi-même, de cuisants souvenirs. Mais alors notre stupéfaction est complète. Ces quatre Chinois ne sont que deux. Sûrement ils ne sont que deux officiers chinois sur quatre. Les autres sont peut-être des Chinois pour nos pousse-cailloux français, pour leurs officiers, pour quiconque ne sait pas bien reconnaître un Céleste d'un Jap. Mais pour nous qui venons de pratiquer la «matière» pendant des jours et des jours, il n'y a pas d'erreur possible. Le Loung, avec ses dragons et ses inscriptions bariolées, porte un équipage sino-japonais.
Les morts sont débarqués. Du haut de nos montures nous apercevons quatre cadavres de Chinois indiscutables. Ceux-là viennent de s'empoisonner.
— Et il n'y a pas longtemps! crient les soldats qui font la corvée. Ils sont encore chauds.
Les quatre vivants debout sont invités à se tourner vers le général. Celui-ci s'avance à cheval, suivi des colonels, commandants et capitaines de la brigade. Nous poussons nos bêtes et nous allons aussi regarder de près ces audacieux.
—Wami! me dit tout à coup Pigeon à demi-voix.
Je regarde attentivement. C'est bien lui! C'est notre bourreau!
Le voilà qui tombe entre nos mains! Juste retour des choses de là-haut, tu vaux celui des choses d'ici-bas!
En une seconde nous avons deviné comment l'aéramiral des Japonais est venu jusqu'à deux cents kilomètres de Moscou.
Il lui appartenait de prendre la direction des reconnaissances aériennes que tenterait l'armée chinoise. Instructeur de ses aérostiers, Il avait dirigé son expédition vers l'Ouest pour y reconnaître l'état des forces internationales. C'était tout simple.
Emporté par la bourrasque d'Est beaucoup plus loin qu'il ne eût voulu, en panne dans les airs par suite de quelque avarie, notre Jap tombait en plein dans une troupe française. Et le même sort, le juste sort voulait que nous fussions là pour le recevoir. C'est donc vrai ce qu'on a tant de fois écrit sur l'immanente justice, et qu'elle vient à son heure!
Je tressaillis en regardant de loin le petit bonhomme qui s'était montré pour nous si féroce, après avoir été un ami si dévoué.
Encore que tous ces Japonais se ressemblent, comme nous disions souvent, il n'y avait pas à s'y tromper, celui-là c'était Wami, et point un autre.
D'ailleurs son uniforme, ses galons, ses broderies révélaient son grade élevé. L'autre, au contraire, qui lui ressemblait comme un frère, portait le costume d'un simple monte-en-l'air. Je pensai qu'il était le secrétaire de notre bourreau.
Quant aux deux Chinois, rien de plus singulier que leur aspect. C'était la première fois que je voyais des Fils du Ciel ainsi équipés à l'européenne, avec tuniques, pelisses, bottes et bonnets.
Ils me firent l'effet d'être plus hauts, plus forts, plus solides que les Japonais.
Avaient-ils au même degré que leurs instructeurs la pratique des aérocars? Je pensai que non. J'attribuai à leur incompétence de débutants dans la technique l'accident qui mettait leur chef, le grand chef allié en si mauvaise posture.
De l'endroit où nous étions placés nous assistions à la scène sans être vus. Nous avions reconnu Wami, mais lui ne se doutait guère que nous fussions là.
Le général Lamidey et ses officiers tenaient conseil, toujours à cheval.
Evidemment le cas les préoccupait. Peut-être étaient-ils, de toute la Muraille blanche, les seuls qui eussent fait jusqu'alors prisonnier l'équipage d'un aérocar chinois.
Je vis que le général invitait à lui servir d'interprète le commandant colonial qui nous avait tout à l'heure traduit le nom du ballon, le Loung.
Tentative inutile. A toutes les questions qu'il posa, dans un chinois qui n'était sans doute pas très grammatical, notre commandant n'obtenait qu'une réponse par signes, toujours la même.
On ne le comprenait pas.
Le général eut l'idée de parler français. Même mutisme.
— Interrogez-les donc en anglais, dis-je à haute voix, sans me montrer.
Mais aucun de nos officiers ne parlait l'anglais. Je vis alors toutes les têtes se tourner vers moi, vers nous.
— Je vous en prie, messieurs, dit le général en nous faisant signe d'approcher, aidez-nous, si vous savez l'anglais, à tenter un interrogatoire de ces oiseaux-là, ne serait-ce que pour la forme.
Pigeon poussa son cheval et je piquai le mien de deux coups de talon.
Quelques pas et nous étions au milieu du cercle formé par les officiers. Wami et son acolyte, ce dernier surtout, esquissèrent en nous reconnaissant, un sourire qui frappa tout le monde.
Nous poussons nos chevaux au centre et, sur l'invitation
du général, je procède à l'interrogatoire. (Page 698.)
— Ces messieurs les connaissent, chuchotait l'état-major à la ronde! Ces messieurs les connaissent! Voilà qui n'est pas ordinaire.
Et en effet ce n'était pas ordinaire, on en conviendra, de retrouver dans les plaines enneigées de la Russie un gaillard que nous avions laissé, le mois précédent, le 17 décembre pour préciser, au centre de l'isthme de Panama
Nous étions le 30 janvier. Quarante-trois jours s'étaient écoulés depuis la dernière infamie que ce féroce nain jaune avait commise contre les Blancs, contre nous. Il avait eu largement le temps de gagner la Chine, d'y mobiliser des aérocars et de s'installer, avec les hordes d'invasion, entre l'Altaï et l'Oural, dans quelque petite ville abandonnée par les Russes. Si nous étions surpris de le trouver là, son étonnement n'était pas moindre.
L'ordinaire dissimulation du triste bonhomme n'avait pas résisté au premier mouvement de surprise; mais il s'était ressaisi. D'ailleurs nous eûmes tous les deux la même pensée; dans son sourire se lisait avant tout du mépris, et ce défi toujours jeté aux hommes de l'Occident, aux visages décolorés, aux corps d'un «blanc de poulet» qui sentent le tigre...
A cet instant, vraiment solennel, car un silence effrayant planait sur la scène dont nous étions les trois acteurs principaux, Wami et moi, avec Pigeon — un récitatif d'opéra ne vint-il pas chanter dans ma tête?
Ne m'abandonne pas, espoir de la vengeance!
Cette réminiscence du Guillaume Tell de Rossini vint jusqu'à trois fois me troubler la cervelle. Je tenais en effet mon ennemi, notre ennemi implacable. Avec quelle satisfaction j'allais à mon tour le faire souffrir!
— Parlez, je vous prie, me dit le général; car je restais là, sans mot dire, assez troublé par cette magistrature improvisée.
— Qui êtes-vous? demandai-je par acquit de conscience à notre tortionnaire.
— Vous devez le savoir.
— Notre ancien compagnon d'infortune, Wami?
— Si vous voulez.
— Et celui-ci, qui est-il?
— Mon domestique.
— Son nom?
— Eraotchi Masataka.
Le général avait donné des ordres. Encore qu'il fît bien froid, un officier subalterne écrivait sous ma dictée les premières indications.
— Et ces deux Chinois? continuai-je.
— Parlez-leur, ils vous répondront.
— Vos noms? demandai-je impérieusement aux deux Célestes.
— Ou-tien-fang, répondit le plus grand des deux, en se frappant la poitrine, et Tchao-Sian-Wang, fit-il en désignant son collègue.
Cette évocation de Wang et de Tchao me rappela une fois encore mon pauvre boy, précipité de si haut le premier jour de la guerre; mais il ne s'agissait pas de s'arrêter au rétrospectif.
Le général me demanda de poser trois questions précises aux prisonniers: Où allaient-ils? Que faisaient-ils? Où étaient les troupes de l'avant-garde chinoise?
Ce fut bien inutile encore. Aucun des quatre hommes ne voulut répondre.
Wami conclut même avec arrogance.
— Tout ce temps est inutilement perdu. Qu'on nous emmène à Toula et qu'on en finisse! Pourquoi les emmener à Toula? Le général réfléchit à l'observation. Elle lui parut juste. Il lui sembla préférable, en effet, de remettre quatre prisonniers de cette espèce au tribunal militaire qui serait aisément constitué dans la ville.
Seul avec ses officiers, il lui était difficile de prendre une décision grave qui emportait la mort de quatre espions.
Le ballon fut déchiqueté sur place.
Les hommes s'en partagèrent les morceaux avec frénésie devant les prisonniers impassibles, et l'on se mit en route pour Toula.
Cet incident nous avait retardés autant que la neige. Quand on arriva aux abords de la ville, il faisait nuit.
Les cantonnements distribués, le général fit conduire ses prisonniers chez le gouverneur. Le général de division autrichien Hasselmann s'y trouvait. Il était le plus haut gradé présent. Il décida pour sept heures la convocation d'un conseil de guerre où siégeraient deux officiers russes et trois occidentaux. Le président serait désigné par le sort.
La séance eut lieu dans une salle de l'hôtel Vinograd, ou du Raisin, et dura vingt minutes.
Wami et les deux Chinois furent condamnés sans discussion à être passés par les armes.
Le domestique japonais bénéficiait de l'indulgence.
Il resterait prisonnier de guerre.
Le débat public s'était poursuivi en chinois; les officiers russes le parlaient assez bien.
— A dix heures ce soir, conclut le président, nous ordonnons l'exécution des trois espions, dans le Jardin d'Eté.
Toute la ville de Toula fut en rumeur dès que le bruit de l'exécution immédiate se répandit dans ses rues. Les habitants ne se couchaient plus depuis quelques nuits, tant il y avait à gagner avec le passage des troupes, auxquelles on vendait tout ce qu'on pouvait humainement vendre. Elles payaient avec des monnaies disparates qui n'avaient point cours. Mais le jour viendrait bien où le change de toutes ces recettes opérées à la diable se ferait le mieux du monde chez les spécialistes du quartier juif.
Le général Lamidey nous fit demander à l'hôtel de la Noblesse, où il dînait avec les membres du conseil de guerre. Après nous avoir présentés à ces messieurs, il nous offrit des cigares et quelques verres de thé en nous priant de raconter ce que nous avions du personnage qui s'était laissé ainsi prendre comme un débutant.
Je contai ce que nous connaissions de Wami, les jours héroïques ou pénibles que nous avions passés ensemble.
La brusque volte-face qu'il avait faite aux Bahama parut justifiée à chacun; il allait de soi que ni Pigeon ni moi nous ne songions à la condamner. C'était la suite que nous condamnions. C'était la sauvage fureur avec laquelle il nous avait, dès ce jour-là, persécutés.
Nous pensions avoir des droits à son indifférence. Or il semblait que nous eussions déchaîné plus que n'importe qui sa férocité; qu'il eût cherché à venger sur nous la faute patriotique, si c'en était une, commise par lui et ses amis lorsqu'ils s'étaient liés si étroitement à nous, à moins que ce ne fût la faute commise par son souverain lorsqu'il s'était imprudemment allié avec l'Angleterre, c'est-à-dire avec l'ennemi blanc.
Toute l'assistance ne fut pas de notre avis, ou du moins ne s'étonna pas au même degré que nous-mêmes. Les officiers russes, Tartars d'origine, au masque asiatique très prononcé, expliquèrent que les Japs ne connaissent pas certains sentiments qui font chez nous couler des larmes et de l'encre. Ainsi la reconnaissance leur paraît une comédie ridicule.
A quoi bon? Le jour qui se lève efface le souvenir de la veille. Ils ont des proverbes là-dessus, d'où il résulte que l'ingratitude serait la première des vertus.
Je soupçonnai ces Tartars de penser un peu comme les Japonais, étant eux-mêmes fortement teintés de jaune.
Quant au général Lamidey, mon récit l'avait vivement intéressé. Il me remercia et nous offrit à tous les deux des places d'honneur pour voir l'exécution.
— Comptez sur nous, général, lui dis-je avec une joie secrète. Nous n'aurions garde d'y manquer.
On dîna tard, dans un traktir de la Kievskaïa, au milieu de soldats autrichiens, français et russes, qui buvaient sec en traitant de haut les Chinois. Pigeon restait rêveur.
— Qu'y a-t-il donc? lui demandai-je.
— Je songe, patron. Je songe à cette exécution qui s'apprête et je dis que les décrets d'Allah sont justes.
— Vous n'avez pas l'air enthousiasmé.
— Je ne le suis pas.
— Pourquoi?
— Parce que vous allez faire de cette boucherie funèbre une partie de plaisir.
— Ah! par exemple! Votre coeur saigne, mon doux Pigeon, à l'idée qu'on va fusiller deux Chinois que vous ne connaissez pas et un Japonais qui vous a fait souffrir autant que moi-même! Mais c'est là une jouissance exquise! Jamais je n'eusse osé l'entrevoir, dans mes rêves les plus ambitieux d'immanente justice. Alors vous ne venez pas au Jardin d'Eté? M. Choufleuri restera chez lui? Quelle sensibilité subite, mon bon! Quelle tendresse inopinée pour un gaillard qui s'est pourtant conduit à votre égard comme le dernier des bandits. Ainsi vous oubliez, vous?
— Je ne suis pas féroce. Je ne bois pas le sang de mon ennemi dans son crâne.
— Vous oubliez l'Arizona, la Californie, le tribunal de Harouko, la prison, l'exhibition, les geôles du Saïtama, la forêt vierge, la roue — la roue, rien que ça me rendrait impitoyable, moi qui vous parle! Mais tout cela vous indiffère! Vous n'avez gardé aucun souvenir du brave Will Keog, ni du vieux cacique de Tréboul, ni de ses malheureux adjoints, Alipouliélié et Magamipouliélié, ni de Pedro Blas jeté aux alligators, ni des cadres de bois sur lesquels ce misérable Jap nous a fixés, pour nous faire tuer par quelque torpille au barrage du Chagres.
— Je n'ai rien oublié de tout cela, patron. Je dis que la punition suprême de l'individu étant acquise, cette certitude me suffit. Je n'ai pas besoin d'aller le voir mourir. Je vais me coucher... Vous êtes un tigre altéré de sang; moi, je suis un agneau. Pour un peu je pardonnerais, quand je songe aux affreuses blessures que les fusils vont faire dans le corps de ces trois hommes, tout à l'heure... des hommes sans défense... hommes liés à des poteaux...
— Ah! çà, vous êtes fou, mon cher. Je crois que le climat russe vous détraque la cervelle. A qui avez-vous pris cette sensiblerie pleurnicharde? Aux Russes, c'est clair. Ils ne parlent pas autrement. Je parierais qu'il ne s'en trouvera pas dix à l'exécution, tout à l'heure. Ils auraient peur de se trouver mal. D'aucuns me l'ont dit à Moscou. La vue du sang les fait tomber en pâmoison, comme des femmelettes. Pigeon, vous en êtes une autre.
L'heure s'avançait. Je savais que le trajet de l'hôtel au Jardin d'Eté demanderait vingt bonnes minutes à pied. Je me levai, tout harnaché, pour payer le garçon du traktir et prendre la porte.
— Bonsoir, Pigeon, fis-je d'un ton sévère, Allez-vous coucher, mon ami. Je m'en vais, moi, savourer un dessert comme je les aime.
Je me repris à chantonner:
Ne m'abandonne pas, espoir de la vengeance!
Mon aide de camp, il faut le dire à sa louange, n'hésita pas une seconde. Il avait exprimé ses opinions débonnaires; il me voyait décidé à partir. Il me suivit.
A travers la ville éclairée comme en temps de paix, car on y vivait joyeusement puisque cent mille habitants y faisaient avec les troupes de passage des affaires d'or, nous nous acheminâmes d'un pas alerte vers le Jardin d'Eté.
C'est un assemblage de bosquets qui entoure le Kreml ou Kremlin de Toula, vieille ville modernisée par les manufactures. Des sentinelles montaient la garde devant la porte principale du Jardin; c'étaient des Français du 26e. Nous fûmes admis avec les honneurs de l'arme au pied.
Il faisait toujours froid — de 16 à 17 degrés au-dessous de zéro — et la lune se levait sur un décor funèbre. Au centre de la grande pelouse couverte de neige, qui servait pendant l'été de terrain de jeux à la jeunesse de la ville, des soldats russes enfonçaient trois poteaux.
D'autres porteurs de piquets assez hauts, que surmontaient de fortes lanternes à pétrole, se plaçaient sur deux rangs, torchères vivantes de l'avenue de la mort.
L'un après l'autre, des détachements de soldats autrichiens, hongrois, français, russes, entrèrent dans le jardin et formèrent les trois côtés d'un carré. Le général Lamidey, le général autrichien, cent officiers des divers corps internationaux vinrent se placer au centre de la pelouse, derrière le peloton d'exécution, formé par cinquante hommes de nos deux régiments.
M. de Réalmont était là aussi, avec des collègues. Je le reconnus à la lueur des lanternes. Il nous parla de Wami. Son frère, l'instructeur d'aérotactique, lui en avait dit le plus grand bien.
— Il le tenait surtout, nous dit-il, pour un malin entre les malins, capable de tout faire pour aboutir, et de déjouer les plus étroites surveillances.
— Il ne déjouera pas la nôtre, dit le général Lamidey qui avait entendu. Nous l'avons séparé de son domestique dès la première minute. Celui-ci a été enfermé dans la prison de la ville; les trois condamnés sont sous bonne garde au camp, en attendant l'heure de mourir. La voici.
En effet les cloches de la ville sonnèrent dix heures et presque aussitôt le cortège funèbre s'avança, dans un silence émouvant, sur le tapis de neige qui enveloppait tout.
Entre deux haies de soldats internationaux — j'en comptais une centaine et dix officiers — les deux Chinois et Wami, liés tous les trois, marchaient la tête haute, frissonnants par intervalles.
Afin qu'on ne s'y méprît pas, le Japonais, comme il passait devant nous, eut un regard hautain, le sourire méprisant que nous connaissions, et me dit, comme un autre martyr en pareille circonstance:
— Vous ferez remarquer à vos lecteurs que si nous tremblons, ce n'est pas de peur, mais de froid.
Les apprêts durèrent à peine cinq minutes. Le général autrichien y veillait, lui aussi.
Il chargea le lieutenant-colonel qui avait rapporté l'affaire devant le Conseil de guerre de donner aux condamnés lecture de leur sentence, en russe, aussitôt que les trois hommes furent attachés à leurs poteaux respectifs.
Pas un muscle de leur visage ne bougea. Nos Français s'étonnèrent de voir des officiers subir sans protester l'humiliation du ligotage. Quelqu'un opina que c'était là une preuve du mépris complet que les condamnés professaient pour la mort et pour qui la leur donnait.
— Sûrement, dit notre colonial, qui avait vécu en Chine, ils sont partis de leur quartier général avec un plan qu'ils ont manqué au dernier moment. La mission dont ils étaient chargés n'a pas été remplie; ils n'espèrent plus qu'une chose: la mort.
— Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés? demandait pour la troisième fois le général Lamidey.
— Le plus grand nombre s'est suicidé, mon général, répondit le commandant; vous les avez vus, là-bas, tomber du ciel sans vie. Les autres ont joué une dernière carte que je ne saurais dire, que nous ne connaîtrons jamais. Elle n'a pas été heureuse, voilà tout. Ils sont prêts à payer leur écot.
Les lanterniers furent placés à droite et à gauche; en deux groupes, de manière à bien éclairer les condamnés.
Puis on disposa le piquet d'exécution à vingt-cinq pas. Les hommes grelottaient sous leurs capotes grises; il était urgent d'en finir. Le général autrichien donna brièvement à l'officier français qui se tenait à la tête du peloton l'ordre de commander le feu.
— Garde à vous! cria celui-ci.
C'était un lieutenant tout jeune, d'aspect énergique.
Les commandements se succédèrent sur les trois côtés du rectangle occupés par les troupes. Chaque détachement prit l'attitude correcte et attendit, dans un silence profond.
— A vingt-cinq pas, cria encore le lieutenant. Trois balles au commandement de feu... Attention! Feu!... Feu!... Feu!...
Les salves par trois fois crépitèrent discrètement, comme si elles eussent été produites par des fouets. Les trois hommes s'étaient affaissés, la tête sur la poitrine, le corps retenu au poteau par les cordes, dans une attitude pitoyable.
— Trois balles au commandement de feu!
Attention! Feu! feu! feu! (Page 703.)
Je m'approchai, à la suite des généraux et des états-majors, emmenant par la manche Pigeon qui n'avait pas envie de venir.
Bien éclairé par deux lanternes, un sergent s'approcha pour tirer dans l'oreille de chacun des exécutés le coup de grâce traditionnel.
Les Chinois étaient affreux à voir, tant ils avaient reçu de balles dans la figure. Leur face n'était qu'une écumoire sanguinolente. Le Japonais avait été moins touché par en haut.
Il n'en était pas moins foudroyé, la bouche ouverte. On le délia le premier, pour le coucher dans la neige, avant de l'emporter au cimetière des étrangers.
Fut-ce un effet de l'agonie, la contraction musculaire finale, l'application sur le facies de ce masque de la mort qui nous défigure parfois au point de nous rendre méconnaissable, il nous sembla, à Pigeon comme à moi, que le Japonais fusillé ne ressemblait pas à Wami autant que nous l'eussions souhaité.
Pour ma part, je me sentis le jouet d'une aberration folle, et je ne sais quel doute sur l'identité du cadavre vint tempérer ma satisfaction.
Je m'approchai encore. La même incertitude persista. Elle se fit même plus troublante.
— Donne, fis-je au soldat qui m'éclairait, en lui prenant sa lanterne des mains.
Je mis en pleine lumière la figure du mort.
Il me parut que les joues étaient creuses, les pommettes saillantes, comme dans celle de Wami; et pourtant ce n'étaient pas les mêmes proportions.
Quant aux yeux, que l'ouriadnik de service n'avait pas encore fermés, ils me donnaient bien l'impression des yeux que je connaissais. Toutefois ils me semblèrent moins fourbes.
J'étais fort ennuyé de ce cas de conscience qui surgissait ainsi brusquement. Penché sur le mort, je cherchais à pénétrer un mystère dont j'avais l'intuition.
Quand je me relevai, les officiers français m'entouraient. Le général Lamidey me regardait curieusement, comme si mon attitude eût donné à réfléchir à tout le monde.
Chacun reprit, après le défilé des détachements, la route des hôtels, où il serait utile de se restaurer.
— Qu'en pensez-vous? marmottai-je à l'oreille de Pigeon.
— Et vous-même, patron?
— Je ne sais, je n'ose. Je crains...
— Que ce ne soit pas Wami?
Un gros soupir fut ma réponse.
— En ce cas, objecta judicieusement Pigeon, ce serait l'autre?
Cette hypothèse me fit dresser l'oreille.
— L'autre?... Vous croyez?...
— Je cherche. Nous sommes hantés par cette idée que le Jap qu'on vient de fusiller ne serait pas, trait pour trait, celui que nous connaissons.
— Il lui ressemble! Oh! il lui ressemble poliment...
— Mais nous croyons tout de même que c'en est, un autre.
— Je me méfie tant de ces Jaunes!
— Dans le cas présent, si notre supposition était fondée, il n'y aurait qu'une ruse à envisager.
— La substitution?
— Sans doute. Le remplacement de celui-ci par celui-là... Mais si héroïque que soit un Japonais, son héroïsme va-t-il jusqu'à se faire fusiller pour son maître, quand il est domestique.
— D'abord qui nous dit que l'autre — ou celui-ci — fût réellement un domestique?
— Alors qu'est-ce que vous concluez?
— Je conclus, patron, que ce n'est pas Wami qu'on vient de fusiller là.
Un malaise réel me prit. Rien ne pouvait m'être plus désagréable que cette déclaration parce qu'elle allait au devant d'une autre, toute pareille, que je me voyais prêt à faire.
— Et qui est-ce donc?
— L'autre, forcément, puisqu'il n'y en avait que deux dans la nacelle.
— L'autre? Mais il est à la prison de la ville. On l'y a enfermé devant nous hier soir, et depuis l'atterrissage du ballon chinois ces deux Japonais n'ont plus eu ensemble aucun contact, si ce n'est devant le tribunal, où nous les avons assez surveillés. L'un est donc aux fers dans un cachot, l'autre, après avoir été jugé, devant nous, vient de tomber sous les balles de nos soldats. Ne nous égarons pas, Pigeon. C'est bien Wami qui est mort. Le supplice l'a défiguré, voilà tout.
On rentrait dans la ville. Le général nous pria si gentiment à souper que nous ne pûmes refuser.
Mais nous n'étions pas assis à sa table, avec le général autrichien et nos deux colonels que des pas pressés se faisaient entendre dans l'hôtel.
Un adjudant du 137e demandait à parler au général; il était introduit, et tout effaré, encore que ce fût un brave à trois poils, disait ceci:
— La sentinelle russe qui gardait le Japonais prisonnier dans un caveau de l'Hôtel de Ville a été tuée, général, entre huit et onze heures ce soir.
— Comment? demandai-je aussitôt avec un oubli complet des règles hiérarchiques.
Mais j'avais tant hâte de savoir!
Le général, d'un geste, invita l'adjudant à me répondre.
— D'un coup de dent à la gorge, monsieur.
La révélation me cloua sur ma chaise, inerte.
— L'individu à sauté sur le factionnaire russe.
Il a déshabillé son homme et s'est affublé
de ses vêtements comme il a pu. (Page 704.)
Il l'a saigné à la gorge affreusement, d'un coup de canine dont la trace se voit très nette. Il paraît que c'est une mode au Japon. Il a déshabillé aussitôt son homme, s'est affublé de ses vêtements — le soldat russe n'était guère plus grand que lui — et il s'est défilé aussitôt, le fusil sur l'épaule. Malin qui le retrouvera, car il n'a pas dû s'attarder en ville.
Les généraux se préparaient à sortir.
— Ce qui me rend fou de rage, leur dis-je, il faut bien que vous le sachiez, messieurs, car cet incident déplorable précise un doute qui nous était venu tout à l'heure, à mon ami et à moi-même, c'est que des deux Japonais que vous avez capturés et jugés, le soi-disant domestique est celui qu'on vient de fusiller. Le grand chef, Wami, l'aéramiral des Japs, le plus redoutable de nos adversaires, c'est celui qui vient de s'évader. Rappelez-vous le nègre de Charleston, dont je vous ai dit la mort atroce. Le coup de dent, c'est une marque. Les doutes que nous avons conçus au Jardin d'Eté se précisent. A présent ce sont autant de certitudes.
— Mais où et quand voulez-vous que ces deux Japonais aient changé de vêtements?
— Avant de descendre à terre, déclara nettement Pigeon, la substitution était déjà opérée.
— Là-haut?
—Là-haut. La ressemblance avait été, dans cette circonstance, recherchée plus que jamais. Si nous sommes pris, aura dit le grand chef à l'autre, son inférieur en grade, tu entreras dans ma peau.
— Très bien... Mais quand il s'agit d'être fusillé?
— Perinde ac cadaver, général.
— C'est vraiment incroyable.
— Incroyable, mais cela est.
Les généraux s'étaient arrêtés sur le seuil de la porte. Ils nous invitèrent à les suivre à la prison.
Peut-être trouverait-on dans les vêtements du fugitif assassin quelque indice?....
On ne chercha pas longtemps.
Le Japonais avait recouvert de ses habits le corps nu de la sentinelle russe.
Dans le képi du fugitif, placé en évidence sur la tunique, une lettre portait mon adresse et disait, en mauvais français:
C'était bien moi, mais pas celui des deux que vous pensa. Au revoir! — Wami.
La stupeur de tout ce monde égalait la nôtre.
L'histoire courait déjà les cantonnements. Inutile de dire qu'on dormit peu, cette nuit-là.
D'autres nuits tragiques, hélas, allaient la suivre!
Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
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