Roy Glashan's Library
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Bras dessus, bras dessous, les manifestants par couraient les
boulevards en criant comme des enragé: «A Pékin! A Pékin!»
Chaque navire de guerre était échoué pour un an dans le canal. (Page 642.)
Un journaliste français, reporter au service du grand quotidien l'An 2000, suit et raconte les péripéties de la Guerre Infernale qui met aux prises, d'une part, l'Angleterre, la France, le Japon alliés, avec, d'autre part, l'Allemagne unie à l'Amérique. Après des aventures angoissantes sur terre, dans les airs et jusqu'au fond des mers, le narrateur, prisonnier des Américains, parvient à s'évader sur un navire, le Krakatoa, qu'ont affrété de braves Hollandais pour rechercher le fiancé de leur fille, Miss Ada. Ce fiancé, Tom Davis, est un officier d'état-major anglais chargé d'une mission si mystérieuse qu'on ignore ce qu'il est devenu. Le Krakatoa retrouve Tom Davis à Nassau (îles anglaises de Bahama); mais l'amiral de la flotte japonaise, qui vient rejoindre à Nassau sept croiseurs anglais pour essayer de forcer avec eux les passes de la Floride, exige le départ immédiat de tout bâtiment étranger.
Le Krakatoa est forcé de repartir pour l'Europe, emmenant Miss Ada et sa famille. Le correspondant de l'An 2000, doublé de son collaborateur Pigeon, reste avec Tom Davis, dont la mission consiste à décider les nations blanches à renoncer à leur lutte fratricide pour se liguer contre l'invasion jaune. Ils assistent à la lutte gigantesque entre le savant américain Erickson, maréchal des Forces Electriques, et les Japonais sournois, qui, d'abord mis à mal par la science du Yankee, finissent par triompher de lui en le poignardant. Tom Davis retourne en Angleterre. Pigeon et son compagnon sont faits prisonniers sur le champ de bataille par des aéronautes japonais, puis condamnés à mort. Mais, sur l'intervention de l'officier Wami, qui fut naguère mêlé à leurs premières vicissitudes, un sursis leur est accordé, dont leurs bourreaux veulent profiter pour les rendre témoins du coup terrible préparé par les Japs contre l'Europe et l'Amérique coalisées. C'est ainsi que nos infortunés compatriotes coopèrent, malgré eux, à l'attentat qui, mettant à sec le canal de Panama, immobilise pour de longs mois, entre ses écluses crevées, toutes les flottes réunies des nations blanches. C'est le prélude d'une lutte sans merci entre Jaunes et Blancs. Que sera-t-elle? C'est ce que se demandent avec anxiété les deux amis échappés à la catastrophe, sur le paquebot qui les ramène en France.
Ce fut une belle journée que celle du 1er janvier 1938.
Le grand paquebot de la Compagnie transatlantique Le Dauphiné nous ramenait en France. Il allait, vers midi, franchir le goulet de Brest, — de Brest rival du Havre, depuis plusieurs années déjà, pour les communications rapides avec l'Amérique.
Quelle satisfaction fut la nôtre lorsque nous aperçûmes les arbres du cours d'Ajot!
Dénudés par l'hiver, ils apparurent aux deux «rescapés» que nous étions, Pigeon et moi, tout aussi beaux que si leurs branches séculaires eussent été couvertes de feuilles. Un soleil pâlot favorisait notre arrivée dans un port où il pleut si souvent.
— J'ai commandé le temps pour vous faire honneur, nous dit M. Martin du Bois avec un bon sourire.
Car il faut ajouter que le grand patron nous accompagnait.
Dès qu'il avait eu connaissance des événements lamentables du 16 décembre, il s'était rendu bien vite de Vancouver à Colon pour y demander si l'on savait ce que nous étions devenus.
Nous l'avions trouvé le 17, au lendemain de la nuit fatale, dans un hôtel de la ville. La joie qu'il avait éprouvée en nous revoyant sains et saufs compensa ce jour-là le chagrin qu'il éprouvait, en bon Français, des catastrophes successives provoquées dans le canal par la ruse japonaise.
En sa compagnie nous avions passé huit jours à parcourir l'isthme, après nous être — une fois de plus — mués en gentlemen dans les magasins de Colon.
Les conséquences des explosions étaient plus désastreuses encore que nous ne l'avions supposé. Pour une année peut-être, pour dix mois au bas mot, les flottes alliées devraient rester immobilisées entre les écluses, les navires couchés sur un flanc. Et elles demeureraient dans cette position lamentable tant que la maçonnerie du barrage d'Alhajuela ne serait pas refaite, tant que les portes des écluses trouées par le plus redoutable des explosifs ne seraient pas remplacées.
La Grande-Bretagne perdait là, pour un an, une cinquantaine de ses plus belles unités, tant en navires de guerre qu'en transports de commerce, cargo-boats chargés de matériel d'artillerie pour un débarquement prévu sur les côtes chinoises.
La France y laissait vingt-trois navires de guerre, l'Allemagne dix-huit, la République américaine quatorze; et chacune des puissances blanches un lot de navires de commerce à l'avenant.
La stupeur du monde civilisé quand on avait appris ce coup de coquins — un coup de maîtres dans son genre, il fallait bien en convenir — s'était vue tôt remplacée par une colère sans merci.
Pendant ces huit jours que nous avions passés sur les bords du canal, à relever les noms des navires échoués, à causer avec leurs officiers, à traduire pour l'An 2000, en six colonnes de dépêches chaque jour, l'impression des chefs et des équipages, nous avions vu grandir et s'exacerber la fureur des Blancs joués, ridiculisés, bafoués par l'astuce des Jaunes.
Marcel Duchemin, embarqué sur un croiseur de 1re classe, le Tourville, ne décolérait pas à l'idée de passer un an dans le canal de Panama, immobilisé comme les camarades!
Nous avions pris le temps de noter les successives instructions envoyées aux amiraux par leurs gouvernements respectifs: organiser le débarquement de l'artillerie et des munitions, alléger les navires, bâcher le matériel mis à terre, sous la surveillance de sentinelles, conserver un effectif très réduit pour séjourner là une année et renvoyer en Europe les marins qui n'étaient pas nécessaires à la bonne tenue de chaque bord.
Après quoi, n'ayant plus rien à faire en Amérique nous étions partis tous les trois pour New-York sur un paquebot anglais. Nous avions passé là une triste journée de Christmas. Aucune réjouissance, aucune fête de famille! L'humanité blanche, disaient les journaux, est en deuil pour longtemps.
Et le 27 décembre au soir, à bord du Dauphiné nous avions rangé dans la baie de New-York la statue de la Liberté, mutilée comme nous l'avaient appris les journaux à Charleston, naguère.
Où étaient à cette heure les malades du War Insanes Asylum?
Où le pauvre diable qui se croyait fiancé à la colossale statue de bronze?
Comme tout cela était déjà loin de nous, encore que quelques semaines à peine se fussent écoulées! Mais nous vivions si vite, nous-mêmes et les autres humains, par ce temps de guerre infernale!
Notre paquebot, chargé de détachements français, allemands, anglais — chaque navire rentrant, en Europe les rapatriait déjà — s'amarrait aux quais de Brest un peu avant midi, ce premier jour de l'année nouvelle.
Depuis quelques minutes nous apercevions nos familles, venues de Paris au grand complet pour nous fêter après tant d'épreuves, qui agitaient des mouchoirs.
Ce furent de part et d'autre des effusions bien légitimes,
La jeune Mme Martin du Bois, qui tremblait pour son mari depuis qu'il avait quitté la France, nous dit toutes ses craintes, et la joie que lui causaient les bonnes nouvelles, quand nous en faisions passer par les câbles. Nous lui fîmes part de la mauvaise humeur de son frère, à l'idée de s'immobiliser un an peut-être sur son croiseur échoué, et d'y jouer chaque jour, comme tant d'autres, d'interminables parties de bridge au lieu de combattre les Chinois.
A ce mot de Chinois les effusions cessèrent comme par enchantement.
Coquet et Malaval, qui venaient d'arriver sur le quai, nous mirent au courant des événements de la nuit. Pour ceux qui avaient marqué les journées précédentes, nous les avions appris régulièrement par la petite gazette du paquebot, le Dauphiné-Journal, imprimée chaque jour à bord sous la direction du commissaire.
La télégraphie sans fil y faisait merveille. Tout ce qu'il y avait eu de plus intéressant dans chaque numéro de l'An 2000, pendant les cinq jours de la traversée, lui avait été transmis en pleine mer, par ordre du grand patron.
Il savait ainsi, comme nous-mêmes et les autres passagers, que l'émotion de l'Europe était à son comble; que de toutes les capitales les chefs d'Etats échangeaient entre eux des dépêches pour arrêter d'un commun accord les mesures propres à venger le désastre de Panama; que l'unanimité s'étant faite dès la première heure sur le principe d'une conférence, le lieu de cette conférence et la date de sa réunion venaient d'être fixés: à Paris, le 10 janvier; que les pires nouvelles arrivaient de Russie et donnaient à la crise mondiale qui venait de s'ouvrir une acuité dont les peuples occidentaux ne se faisaient point une idée suffisante; que la république était manifestement proclamée dans l'empire chinois, à la suite de soulèvements xénophobes et de massacres, où des centaines d'Européens avaient été torturés et tués; que le Japon avait, à n'en pas douter, partie liée avec la Chine et que les nouveaux gouvernants chinois, fantoches plus ou moins redoutables individuellement, venaient de décider la levée en masse de tous les Chinois valides et militarisés depuis dix ans par des lois nouvelles auxquelles l'Europe n'avait pas accordé une attention suffisante; que la mobilisation des Chinois en état de se battre donnait sur le papier un effectif global de quarante millions d'hommes, au minimum; mais qu'il fallait s'attendre à la mise en marche de hordes supplémentaires, composées de pillards, de bandits, de kounghouses sortis de toutes les forêts et descendus de toutes les montagnes, formant encore deux ou trois millions de combattants; enfin que la nouvelle du coup d'audace exécuté par les Japonais à Panama venait de changer la face du monde, en ceci qu'elle décidait la Chine, jusqu'alors hésitante, à se jeter sur l'Occident.
Les trois républiques, disait le correspondant de l'An 2000 à Hong-Kong, encore aux mains des Anglais mais condamné à une perte certaine, ont leurs chefs-lieux à Pékin, à Si-Ngan, dans l'intérieur, et à Ou-Tchang, autre grande ville de l'intérieur. Elles ont adopté le programme offensif que leur ont soumis les Japonais. Ceux-ci sont en réalité les conseilleurs, et s'il y a un jour des payeurs en Asie, ce seront les Chinois.
Il est nécessaire, sans doute, qu'un certain temps s'écoule avant que la concentration des troupes soit terminée sur les points de l'immense Empire désignés par les Japonais. Toutefois — c'était là le résumé des nouvelles, si mauvaises, arrivées de Russie — un fourmillement inquiétant de régiments chinois était déjà signalé sur une distance de cinq ou six cents kilomètres, le long des monts Altaï...
Nous en étions restés là, le Dauphiné-Journal de la veille n'étant pas allé plus loin dans ses révélations radiographiques. Que venaient donc nous apprendre Malaval et Coquet?
— De nouveaux faits, qui ne vont pas arranger les affaires de l'Europe, dirent-ils tous deux à la fois.
— Diable! fit M. Martin du Bois en souriant, il faut que ce soit joliment grave pour que vous soyez si pressés. Parlez donc l'un après l'autre, voulez-vous, messieurs? Nous comprendrons plus aisément.
— Eh bien, dit Malaval qui était l'aîné, voici ce que je viens d'apprendre en téléphonant tout à l'heure avec nos camarades au boulevard Haussmann: depuis huit jours que l'on parle partout de la réunion d'une conférence, et nécessairement d'une action énergique des puissances coalisées contre la Chine, il a été dit que les troupes seraient expédiées en Orient par les voies ferrées, tandis que des flottes marchandes transporteraient par Suez munitions et ravitaillements à Bombay, d'où l'Angleterre se chargerait de les acheminer vers le Nord, à travers l'Inde. Or, cette nuit, comme par hasard, un grand vapeur anglais — notez ce détail — qui allait de Port-Saïd à Suez, a sauté au kilomètre... 40, 41, 42, je ne sais plus trop. Le fait certain, c'est que ce fut à l'endroit le plus étranglé du canal, et que pendant deux mois au moins, ce qui ne se sera jamais vu, le passage restera inaccessible. Autant dire que la route maritime est fermée par Suez, comme elle l'est par Colon... Est-ce complet?
Nous fûmes de l'avis de Malaval, c'était complet. Le canal de Suez obstrué, il ne restait plus aux puissances européennes que les chemins de fer pour envoyer des troupes vers la frontière chinoise.
— Fort heureusement trois lignes à trafic intensif pénètrent aujourd'hui la Chine, opina Coquet: le transsibérien, le transmongolien, le transthibétain. Mais est-il encore temps de la pénétrer? L'accord des gouvernements est fait sur la manière dont on va procéder. La Russie jouera là un rôle fameux, car c'est sur son territoire que se concentreront les armées de l'Occident prêtes à passer en Asie. Et quelle préparation que celle d'une guerre pareille! Quel nouveau sujet d'inquiétudes alors que chacun espérait par ici la fin prochaine de tous ces ennuis! Enfin, ce ne sont plus que des Chinois qu'on va combattre! Les risques de guerre seront moindres pour nos chers soldats, et il s'écoulera des mois avant qu'on n'entre en campagne. D'ici là...
— Détrompez-vous, dis-je sur un à ton doctoral qui me surprit moi-même, le choc réel du monde blanc contre les Jaunes est beaucoup plus prochain que vous n'avez l'air de le croire, Coquet... Les Chinois sont aujourd'hui armés, équipés à l'européenne, prêts à tenter l'aventure d'une campagne contre l'Occident avec des chances. Sans doute ces chances sont minces. Je veux le croire et l'espérer. Les armées russes ne nous laisseront pas le temps d'arriver à leur aide; elles mettront leur amour-propre à débarrasser l'Asie de cette vermine. Encore faut-il prévoir le cas où les Russes ne tiendraient pas le coup. Il n'y a pas de temps à perdre.
J'avais hâté de savoir ce qu'on disait à Paris.
— Au fait, demandai-je à Coquet tandis que la foule intéressée s'amassait sur le cours d'Ajot pour voir passer du paquebot dans le train les détachements de troupes étrangères que nous avions ramenés, que dit-on à Paris de tout cela?
Notre jeune collaborateur ne nous cacha pas qu'on en disait encore peu de chose.
— C'est si loin, la Chine! Et voilà si longtemps qu'on leur parle du péril jaune, que les Parisiens n'y croient plus guère. Ils comprennent, pourtant, que la question est devenue plus pressante depuis les derniers événements; mais je pense que demain, sans chercher à prophétiser au delà, ils seront beaucoup plus émus de votre arrivée que de la réunion d'une conférence!
— Peuple léger, toujours le même! marmotta Pigeon.
Dans un coin du wagon-salon qui nous emportait à toute vitesse, je vis Coquet causer longuement avec M. Martin du Bois.
A des bribes qui m'arrivaient par-dessus le vacarme du train, je compris qu'il s'agissait d'une manifestation préparée à la gare Saint-Lazare. La chose correspondait trop aux habitudes du grand patron pour que j'en fusse surpris. Avec un plaisir infini, nous lûmes pendant le trajet les dix ou douze derniers numéros de l'An 2000 apportés à notre intention. C'était vraiment un beau journal, et nos dépêches de chaque jour y faisaient un effet superbe.
Nous arrivions à Paris, en pleine soirée du jour de l'an. La foule était immense dans la cour de la gare Saint-Lazare. Quand nous descendîmes l'escalier de la rue de Rome, au bas duquel la manifestation nous attendait, j'éprouvai, faut-il l'avouer, une certaine satisfaction mêlée d'un peu d'orgueil.
On se mit à pousser des vivats qui n'en finissaient plus.
— Saluez, me disait le patron en me tirant par la manche. C'est à vous, bien plutôt qu'au journal, que ces braves gens s'adressent.
Je saluai.
Pigeon, discret, s'effaçait, pour ne pas empiéter sur mes lauriers. Je le désignai d'un geste large aux applaudissements du peuple. Il fut ovationné à son tour. Des milliers de voix impérieuses crièrent son nom après le mien. Puis ce fut: vive l'An 2000!
Un instant je crus que tout ce monde pressé, bousculé, allait nous étouffer pour mieux nous faire fête. Mais un détachement de la garde républicaine à cheval, prêté par le préfet de police, nous dégagea gentiment.
Jamais je n'avais autant apprécié les avantages de la cavalerie municipale.
Et dire qu'en maints articles, naguère, j'avais demandé qu'elle fût licenciée pour céder le pavé, aux motocyclettes!
Il y en avait dans la cour, des gardes à motocyclette, mais leur impuissance était-elle assez criante!
L'engin tenu « par la figure», ils étaient prêts à s'élancer contre des manifestants subversifs, sans doute. Mais pour égaliser en douceur les rangs des curieux, pour refouler les indiscrets, rien ne pouvait remplacer les poitrails et les croupes des honnêtes chevaux.
Le temps était tiède à souhait, propice comme en été à une manifestation de plein air.
Je vis se détacher d'un groupe de personnages d'élite plusieurs messieurs que le patron, d'un geste noble, me présenta tour à tour. Je saisissais bien la nuance: c'était à moi qu'il les présentait. D'abord ce fut un officier supérieur.
— Mon cher ami, M. le commandant Lefebvre délégué auprès de vous par le président de la République...
Le commandant, un jeune et souriant Africain, tout basané, tout chamarré, dans un uniforme de spahi, m'adressa ces paroles significatives dont la musique bourdonne encore à mes oreilles:
— Charmé, monsieur, d'avoir à remplir auprès de vous le plus agréable des devoirs. Au nom de M. le président de la République, au nom de la France que vous avez si bien servie, dans le cours de vos excursions mouvementées, je viens vous apporter l'expression de la reconnaissance nationale...
— Pourquoi faut-il, répondis-je avec assez d'à-propos, que mon retour coïncide avec un affront qui ne sera jamais trop vengé? Nous comptons sur notre vaillante armée, commandant, pour infliger aux Jaunes une terrible leçon...
— Pensez-vous!
La locution me parut familière, mais je n'attachai pas d'autre importance à un aussi mince détail.
Aussitôt le commandant se penchait et me donnait l'accolade au milieu de vociférations enthousiastes.
Je sentis qu'il m'épinglait quelque chose sur la poitrine: la croix du Nicham-Iftikar tunisien!
C'était l'expression de la reconnaissance nationale matérialisée...
— Merci, balbutiai-j -je un peu surpris, merci, merci!
Aussitôt le commandant attachait sur le pardessus de mon dévoué collaborateur l'étoile d'Anjouan de première classe, ce qui s'aperçut aux clartés radieuses des lampes électriques, et provoqua encore un grand brouhaha de satisfaction.
M. Martin du Bois échangea une poignée de main avec le représentant du chef de l'Etat. Je me dis en aparté que le gouvernement eût peut-être bien fait de lui apporter aussi quelque décoration, mais je me rappelai qu'il les avait toutes.
Après l'officier, ce fut le tour d'un civil, secrétaire particulier du ministre de la marine.
Mêmes compliments, mêmes remerciements, avec une note plus mélancolique sur les malheurs de la flotte, des flottes!
Puis vint un petit jeune homme de vingt ans.
— Attaché au cabinet du ministre de l'Instruction publique, dit-il d'une voix d'enfant de choeur, je suis heureux, monsieur, de vous apporter un témoignage exceptionnel de son admiration pour les audacieuses excursions que vous avez conduites ou suivies, en des circonstances d'exceptionnel péril. Par dérogation aux usages, qui veulent qu'un officier d'académie compte un an de grade au moins pour devenir officier de l'instruction ones je vous apporte la rosette...
Il l'épingla auprès du Nicham.
— ...Et, continua-t-il, les palmes pour votre collaborateur M. Pigeon, dont le dévouement est aujourd'hui proverbial dans la France entière.
Jusqu'aux derniers rangs de la foule les bravos redoublèrent.
Nos familles échangèrent des congratulations où j'eusse voulu deviner une pointe de persiflage. Mais non, c'était dit sur un ton de conviction parfaite qui me troubla.
Aussitôt je pensai au plaisir que ces enfantillages causaient à M. Martin du Bois. A côté de nous il rayonnait. C'était le principal.
— Avancez, mademoiselle, dit-il enfin, à une gamine de dix ans, qui succombait sous le faix d'un énorme bouquet de camélias, de mimosas et d'orchidées.
C'était la fillette du metteur en pages de l'An 2000. Derrière elle se tenaient son papa et une délégation des compositeurs. Je pris le bouquet, je le passai à Pigeon, qui le transmit aux dames, derrière nous, cependant qu'avec la bonhomie familière aux présidents de la République j'embrassais l'enfant sur les deux joues.
Nouveaux applaudissements, et des cris à en perdre l'ouïe, des cris qui partaient de toutes les rues adjacentes, où la foule s'était massée.
Qu'est-ce que le programme pouvait bien comporter encore? La Marseillaise peut-être? Mais Napoléon me glissa rapidement qu'on avait renoncé à la musique à cause du désastre des flottes.
Je pris le bouquet et j'embrassai la
fillette sur les deux joues. (Page 646.)
— Dites quelque chose, ajouta-t-il de même, faites-leur entendre que le péril jaune est autrement sérieux qu'ils ne semblent le croire. Ils n'y comprennent rien. Fichez-leur le trac! Il faut ça.
Le thème m'était familier. Je brochai dessus des variations qui allèrent aux nues.
J'expliquai d'une voix forte que je considérais la marée chinoise comme déjà sortie de ses digues pour submerger les steppes russes; que nous avions à peine le temps de courir au pied des barrages que sont les montagnes de l'Altaï, pour y arrêter les flots jaunes prêts à se répandre sur les territoires russes avec la même facilité que les flots du Chagres dans le canal de Panama...
Cette comparaison frappa mes auditeurs.
— Parisiens, proclamai-je, après avoir démontré par A + B que cette guerre sans merci aux Asiatiques était sainte autant que l'autre avait été odieuse et stupide, je reviens parmi vous après trois mois d'absence, au cours desquels j'ai vu bien souvent la mort de près. Rendez-moi cette justice que j'ai tenu ma parole. Vous avais-je promis d'estoquer le monstre? (Oui, oui...) de purger le ciel de la tortue noire et d'en délivrer la terre? (Oui, oui! Vive l'An 2000!) Eh bien, faites-moi confiance une fois encore, puisque je ne vous ai pas trompés! Prenez très au sérieux, presque au tragique, la question chinoise telle que des événements aussi rapides qu'imprévus viennent de la poser. Je vous crie en vous adjurant de m'entendre: la Chine s'est éveillée, l'heure est d'une gravité exceptionnelle. La patrie est en danger!
L'impression fut profonde, car j'entendis une rumeur courir jusqu'aux derniers rangs des curieux. Mais c'était le cas de répéter comme l'ancien:
— A demain les affaires sérieuses!
Les automobiles s'avancèrent, par le boulevard Haussmann étincelant de lumières, tout bruissant des clameurs phonographiques, et nous conduisirent en cortège jusqu'aux bureaux de l'An 2000, au travers d'une foule sans cesse grossissante.
En dépit de la fête de famille que célébraient ce soir-là tous les logis parisiens, des tas de gens occupaient les trottoirs, criaient des vivats et agitaient leurs chapeaux en notre honneur.
D'aucuns, plus familiers, couraient aux portières de la voiture.
J'échangeai un sourire et des petits signes d'amitié avec l'un de ces admirateurs fervents. C'était le grand gaillard qui m'avait porté sur ses épaules, quelques mois plus tôt, au milieu des remous populaires. Et je ne me trompai pas en reconnaissant à sa suite des têtes déjà vues: celles de ses ordinaires acolytes, les camaraux. Ils avaient appris le chemin de la caisse. Ils le suivaient avec des débordements d'enthousiasme; je pensai que pour une fois c'était en tout bien tout honneur.
Lorsque nous fûmes au pied de l'escalier monumental qui conduisait aux bureaux du journal nous échangeâmes avec Pigeon l'un de ces regards qui valaient pour nous des colloques.
Dire que nous remettions enfin le pied sur ces tapis, que notre main s'appuyait une fois encore sur cette rampe finement ciselée, que là-haut nous allons retrouver notre table, notre encrier, notre place accoutumée!
Qui l'eût cru?
Qui eût osé me prédire, à moi surtout, que je reverrais tout cela, lorsque l'Austral tombait dans les glaces du pôle, lorsque le Magnus Lagaboete s'engouffrait sous la mer des Sargasses, lorsque le Krakatoa passait à côté des torpilles errantes, et que les Japonais nous condamnaient à mort, et qu'ils nous attachaient sur des madriers pour nous laisser ensuite couler avec le Chagres jusqu'au barrage fatal d'Alhajuela!
A tout prendre nous avions quelque mérite à revenir vivants de ces aventures où nous avait jetés une guerre infernale.
Pourquoi fallait-il que notre retour à Paris ne fût qu'une halte? Car il n'était pas douteux que nous ne fussions appelés l'un et l'autre à reprendre sous peu de jours le chemin de l'inconnu.
Etions-nous revenus à Paris pour y vivre en rentiers, la pipe aux lèvres? C'était tout le contraire.
Nous revenions à Paris parce que la route vers l'Asie était fermée sur mer et que tout l'effort de l'Europe se concentrait vers l'Orient par les voies ferrées. L'Europe nous dictait notre devoir. Mais tout de même une halte de quelques jours à Paris nous procurait une joie exquise.
On n'eut pas le temps de la savourer. Dans ce métier on n'a jamais le temps de rien.
A peine si nous arrivions au premier palier — les hôteliers exotiques ont pris l'habitude de le dénommer « bel-étage» — que la Marseillaise éclate. Ici Napoléon est chez lui. Respectueux du deuil public, causé par l'échec lamentable des flottes, il s'est réservé de faire célébrer dans son immeuble le retour de ses collaborateurs avec un peu de musique.
Dans la grande galerie qui court sous les vitrages du boulevard Haussmann parachevé, j'ai dit comment au début de ce récit, on aperçoit des plantes vertes à profusion, derrière lesquelles sont dissimulés les musiciens. La Marseillaise achevée, partent de tous côtés des applaudissements et des cris.
— Veuillez vous placer ici, me dit le grand patron en m'indiquant le haut bout de la pièce. Pigeon à votre droite... Là... Et moi à votre gauche, comme ceci...
Un signal, et les portes de son cabinet, celles des salons d'attente se développent à deux battants.
Ruisselants de lumière électrique, les bureaux de l'An 2000 se sont ouverts pour tous les amis du journal, connus et inconnus, qui désirent serrer la main des trois voyageurs; car nous étions bien trois, la tentative faite à Vancouver par M. Martin du Bois en personne représentant aussi quelque chose.
Nous apercevons des habits noirs et des robes de soirée qui se pressent, en file indienne, puis des redingotes et des vestons à n'en plus finir.
Sous la direction des garçons de bureau, la queue est établie comme dans le vestibule du président de la République américaine, juste à pareil jour de l'année.
Chose bizarre, c'est à Gardiner que vont mes pensées à ce moment-là. Je le vois recevant à la Maison-Blanche tous les citoyens qui tiennent à lui serrer la main, et j'imagine que cette année les congratulations n'ont pas été gaies, là-bas.
Black-River, la mort d'Erickson, le canal à sec, la Californie et l'Arizona perdues, quel triste bilan pour une seule année!
Mais voici que l'orchestre attaque en sourdine une succession de valses lentes, pour scander le défilé sans empêcher les gens de s'entendre, s'il leur plaît de nous adresser quelques compliments.
Oh! la délicieuse surprise qui nous a été réservée par un habile metteur en scène! Les premiers couples qui s'avancent vers nous pour nous congratuler sont au nombre de quatre. C'est d'abord miss Ada et Tom Davis, son futur, tous deux délicieusement heureux, comme des fiancés qui vont se marier bientôt, pensai-je. Puis c'est M. Vandercuyp avec Madame, M. et Mme Wouters; enfin deux bons vieillards que nous reconnaissons pour les avoir portés dans nos bras: M. et Mme Davis! A Paris? C'est juste, Rien ne s'oppose plus, depuis que les nouveaux arrangements ont été conclus entre les puissances blanches, à la reprise du va-et-vient quotidien entre Paris et Londres. Mlle Nelly, charmante, soutient leurs pas chancelants et nous rappelle Antigone.
Quelle aimable surprise! Quelle joie réelle nous éprouvons à revoir ces braves gens! Quel désir aussi de connaître par le menu les incidents de certains voyages!
Je sais déjà par Napoléon que Tom Davis, promu capitaine, puis commandant en quinze jours, est en passe de recevoir de son gouvernement un témoignage bien autrement flatteur dont on ne parle encore qu'à mots couverts.
— A la bonne heure! lui ai-je dit très vite pour ne pas retarder le défilé des visiteurs. Vous voilà ici pour la grande cérémonie, j'espère?
Mais il m'a répondu par un regard où se lisent l'inquiétude et le doute. Et dans le délicieux sourire que miss Ada vient de joindre à ses félicitations, j'ai discerné comme un gros chagrin.
Les parents n'ont pas eu davantage la joie franche que font les certitudes acquises. Il y a là un accroc que je devine, et qui va faire en secret le bonheur de Pigeon. Non que l'excellent garçon ait jamais souhaité la mort de son rival! Mais je sais si bien ce qu'il éprouve au fond d'un coeur tout meurtri, pour la jolie Hollandaise! Il me l'a dit plus d'une fois. Il souffre en secret, comme un homme bien élevé qu'il est, de n'avoir pas reçu de la destinée le numéro 1, et il se morfond dans la vie avec le numéro 2.
Telle est l'image qu'il a employée pour me peindre son cas, un jour que nous trochions dans la forêt vierge en traitant cette question délicate.
Quand il a vu miss Ada s'avancer, ses yeux se sont animés d'un éclat subit. Brave Pigeon! Il l'aime vraiment, et comme il est bon, et juste, l'idée ne lui est pas venue de détester Tom Davis, qui avait posé sa candidature bien avant lui et l'avait vue agréer.
Tout ce qu'il y a de chagrin refoulé, de passion contenue dans le coeur loyal de mon lieutenant, je le comprends à cette minute; et comme les femmes sont subtiles, miss Ada l'a compris aussi, car un léger trouble s'est emparé d'elle lorsqu'elle a balbutié les mots de joyeuse bienvenue devant son deuxième adorateur.
Mais il faut faire place aux suivants. Et comme les machines à timbrer les lettres se mettent à fonctionner sans interruption, nos mains droites, sans interruption, serrent d'autres mains droites, d'abonnés, d'abonnées, de lecteurs assidus, de lectrices enthousiasmées ou simplement curieuses.
De-ci, de-là, un visage connu: les frères de Réalmont, le voleur et l'aérotacticien qui a été le professeur des Japs au Japon.
— Comme j'aurai du plaisir à vous voir un de ces jours, lui dis-je, et à causer avec vous de vos élèves!
— C'est aussi le jovial Will Johnson, le correspondant de Londres, et son ami M. Brown, le perceur de galeries souterraines, qui sont à Paris pour quelques jours et ont tenu à nous serrer la main. Ce sont enfin, en détachement compact, des officiers de l'aérotactique échappés aux horreurs de la bataille de Londres, M. de Troarec lui-même, tout couturé de blessures, mais heureusement échappé à la mort qui a fauché presque tout l'équipage de son Général-Meusnier.
D'une voix forte, il me félicite d'avoir anéanti, avec mes auxiliaires d'alors, la Tortue Noire dont il avait reconnu trop tard la valeur; il en faisait à présent son meâ culpâ.
Napoléon souriait tristement à cet aveu, et la poignée de main qu'il donnait à l'aéramiral avait toute la valeur d'un pardon.
Cette cérémonie, où je reconnus, au hasard des shake-hands rapides, Bouvier, le ministre de l'agriculture, M. Cordonnier, le secrétaire général de la présidence, chaleureusement remercié par Martin du Bois d'être venu en personne, prit fin au bout de deux grandes heures.
Il était près de minuit. Un souper assis, somptueusement servi dans la salle de rédaction, au deuxième étage, réunissait autour d'une immense table une centaine de personnes: les familles, les collaborateurs, les amis.
On venait d'entendre Napoléon se féliciter d'avoir vu, grâce à tous les événements, le tirage de l'An 2000 monter sans cesse et dépasser tout ce qu'il avait espéré, lorsque les employés du télégraphe, qui recevaient sans relâche des dépêches pour le numéro du jour en pleine élaboration, firent parvenir un pli au grand patron.
Je le vis pâlir, puis sourire avec une sorte d'angoisse, comme s'il eût ressenti à la fois du plaisir et du chagrin. Il frappa de son couteau l'un des verres qui se trouvaient devant lui, pour obtenir le silence.
— Mesdames et messieurs, dit-il aussitôt, je suis au regret de vous apprendre que la série des toasts que je me proposais d'ouvrir tout à l'heure pour fêter le retour de nos amis est biffée de notre programme. Les plus tristes nouvelles viennent d'arriver au télégraphe. Je m'empresse de vous les faire connaître, Elles produiront dans Paris, quand elles y seront connues, une déplorable sensation.
Il y eut un moment de stupeur. Puis quelques. voix s'enhardirent: lisez, lisez!
M. Martin du Bois lut alors la triste dépêche dont je reconstitue le texte à l'aide de mes souvenirs. Elle venait de notre correspondant particulier à Moscou.
1er janvier (nouveau style). Les masses de soldats chinois concentrées dans les montagnes de l'Altaï étaient autrement considérables qu'on ne l'avait dit tout d'abord.
Le général Gripinsky, dont l'armée comptait 150.000 hommes et occupait un front de soixante verstes autour de Sergiopol, croyait avoir affaire à 300.000 Chinois au plus. Or il a été attaqué de tous les côtés à la fois par une véritable « mer humaine», dit son télégramme au tsar.
Au milieu de la stupeur générale, M. Martin du Bois
donna lecture de la triste dépêche. (Page 650.)
Débordé sur tout son front par des masses qu'il évalue à DEUX MILLIONS D'HOMMES, l'infortuné général a été obligé de battre en retraite vers Sémipalatinsk, après avoir perdu au feu plus de cinquante mille soldats, tués ou blessés, et abandonné tous ses canons.
Ce désastre ouvre aux Chinois le versant russe de l'Altaï que le général occupait, et toute l'étendue des steppes jusqu'à Tourgaï, où le général Téodoref est campé avec une seconde armée de cent trente mille Sibériens.
Le général Gripinsky avait perdu plus de cinquante
mille hommes et tous ses canons. (Page 650.)
Est-il besoin d'indiquer que le désarroi le plus complet suivit cette lecture?
On se leva. La table fut incontinent désertée. Des adieux brefs s'échangèrent, et nos invités, avec cette hâte qui s'empare des gens lorsqu'ils ont été mis, des premiers, au courant d'un fait considérable, répandirent bien vite au dehors, à travers les restaurants de nuit, le bruit sinistre d'une invasion de la Russie par les Chinois.
Le mot n'était pas excessif.
Tom Davis courut à son ambassade, où l'on devait être renseigné.
Réunis à quelques-uns dans le cabinet directorial, nous fûmes bientôt penchés sur des cartes de l'Asie. Peu d'entre nous savaient où situer Semipalatinsk, même par à peu près!
L'érudition de Pigeon, aidée d'un atlas, nous permit d'attendre la suite des télégrammes que Moscou ne manquerait pas de nous expédier. Par surcroît de précaution, Napoléon fit télégraphier à notre correspondant, un intelligent Moscovite nommé Apostoloff, ingénieur des mines et révolutionnaire à ses moments perdus, de nous adresser sans délai tout ce qu'il apprendrait sur la catastrophe.
L'atlas ouvert, chacun de nous dévora des yeux le carré où venait de se dérouler le désolant événement.
— Voyez, messieurs, dit Pigeon doctoral, un curvimètre à la main pour repérer les distances: nous sommes au pied de la chaîne épaisse et haute de l'Altaï, ou montagne d'Or, qui sert ici de frontière aux Russes et aux Chinois, sur deux mille kilomètres, presque exactement dans une direction Nord-Sud. Sergiopol, que la dépêche indique comme ayant été le quartier général de Gripinsky, s'adosse à des contreforts de la chaîne principale. Le général russe était dans les steppes avec le gros de son armée, pour éviter, selon toute vraisemblance, la grande rigueur des froids de l'hiver au coeur de la montagne. Cette région n'est que plaines enneigées partout. Elle s'étend en dessous de la magnifique rivière de l'Irtych, qui s'en va rejoindre, par Omsk et Tobolsk, l'Ob ou Obi, lequel se jette dans l'Océan arctique. Sergiopol, veuillez le constater, est légèrement en deçà du 80e degré de longitude à l'Est du méridien de Paris, presque exactement sur le 50e degré de latitude Nord, qui passe par Tourgaï, le Donets, Kharkov, Lemberg, Cracovie, Prague, Mayence, Albert, et pour un peu notre bonne ville de Dieppe... Cette région de l'Altaï russe est sillonnée de lacs comme la Suisse. C'est dans cette Suisse mongole que les Chinois ont concentré, depuis plusieurs mois, c'est évident, leurs deux millions de soldats pour les jeter au moment voulu sur l'armée russe...
Une seconde dépêche venait d'arriver de Moscou.
Napoléon l'ouvrit fiévreusement au milieu d'un religieux silence et nous en fit la lecture:
La descente des Chinois en territoire russe, au nombre de deux millions de soldats environ, bien armés pour la plupart, est confirmée par des télégrammes successifs de Gripinsky.
Certaines populations nomades que les envahisseurs rencontrent font cause commune avec eux.
Ce pays est en effet, sur une étendue considérable, celui que le gouvernement russe a séculairement reconnu aux nomades Kirghizes-Kaissaks. Ceux-ci représentent trois millions d'Asiates, que le général en chef chinois compte embaucher comme éclaireurs. On peut donc évaluer à cinq millions d'êtres humains les hordes de cavaliers et de fantassins qui s'avancent, en détruisant tout sur leur passage, vers la mer Caspienne et l'Oural.
Le général Téodoreff, prévenu par le gouvernement central, va porter son armée en arrière de Tourgaï, pour défendre le passage de la rivière Tobol. Malheureusement en cette saison tous les cours d'eau sont gelés et n'opposent aucun obstacle à la marche d'une armée. Celle-ci représente plutôt un peuple entier en mouvement.
Les Chinois par centaines de mille entraînent avec eux les
populations nomades campées dans la Sibérie Orientale. (Page 651.)
Toutes les villes, tous les villages des provinces de Semirietschenk, Syr-Daria, Akmolinsk et Semipalatinsk sont évacués par leurs habitants terrifiés.
La plupart d'entre eux ont essayé d'emmener leur bétail. Mais le froid, qui descend à 30° au-dessous de zéro chaque nuit, a déjà tué beaucoup de gens et de bêtes.
Le télégraphiste de Tourgaïannonce qu'il n'enverra plus rien, son bureau devant être incendié sans délai, ainsi que toutes les maisons de la ville, par ordre de Téodoreff.
La consternation se lisait sur tous les visages. Je devinai toutefois que le patron se consolait en pensant au tirage de l'An 2000, qui ne pourrait manquer de recevoir au petit jour, avec de semblables nouvelles, une formidable poussée.
Il était trop tard — deux heures du matin — pour faire aboyer les phonographes. D'ailleurs une pluie fine tombait depuis minuit; l'année nouvelle était déjà mouillée.
On se multiplia pour confectionner chacun de son mieux, et en hâte, comme toujours dans le journalisme quotidien, une dizaine d'articles variés sur la question du jour.
A la demande du patron je fis le leader, où la Russie fut représentée comme la sentinelle perdue qui a dû se replier devant un ennemi débordant.
Je conclus, bien entendu, à une accélération des dispositions à prendre par les nations européennes pour secourir l'Ours du Nord et jeter au travers de ses steppes tout ce qu'il faudrait d'hommes et de canons.
« Ce qu'il faut, dis-je en des phrases lapidaires, c'est barrer la route aux Chinois sur une deuxième ligne de défense, au pied d'une seconde barrière qui sera l'Oural.
« Ils ne doivent pas la franchir, celle-là!
« La chaîne de l'Oural! Le fleuve Oural qui la continue, voilà les remparts naturels sur lesquels il faut masser dans le plus bref délai deux millions de soldats: français, anglais, allemands, russes, autrichiens, italiens, espagnols! Il faut demander à toutes les nations de fournir leur contingent et édifier là, sur une étendue de deux mille kilomètres, et plus, une autre muraille humaine, la Muraille Blanche, opposée à la jaune, qui renouvellera le combat du pot de fer contre le pot de terre. La victoire finale n'est pas douteuse, mais il faut la vouloir, et si nous la voulons; il faut prendre des mesures pour nous l'assurer.
« Français! Et vous tous, qui êtes de peau blanche, peuples de la vieille Europe! Depuis le temps qu'on vous parle de l'invasion jaune, la voilà!
« Ne vous avisez pas de croire qu'elle soit une tentative timide, quelque chose comme une pointe risquée en territoire russe et que les Chinois comptent rester sur un essai!
« Nullement!
« Cette fois-ci, c'est la grande marche en avant qui commence, organisée avec le plus de chances possible par les Japonais, conseilleurs écoutés des trois républiques célestes, comme ils furent autrefois les maîtres de la cour impériale à Pékin.
« Ce qui s'est passé ces jours-ci sur un point de la frontière russo-chinoise se renouvellera peut-être, qui sait, sur un autre point, plus au Nord ou plus au Sud de cette même frontière! Supposez que nous apprenions, par une troisième dépêche, que deux autres millions de Chinois...»
A cet instant, qui eut sa grandeur tragique, Pigeon m'apporta un télégramme de la part du patron, occupé à converser au mégaphone avec Thomas, le président du conseil, et avec Dumont, le ministre des affaires étrangères.
Tous deux nous lûmes les dix lignes. Elles suffirent à nous casser, comme on dit, bras et jambes.
Elles venaient encore de Moscou.
D'Irkoutsk on annonce d'épouvantables nouvelles. Une armée chinoise, ou plutôt un assemblage de hordes dont l'effectif est évalué à plus de quinze cent mille combattants, s'avance par la route des Caravanes, de Khiakta vers le lac Baïkal, avec l'évident dessein de s'emparer d'Irkoutsk et de sa province.
Le général Vladimirof a sous la main soixante-douze mille hommes de Sibérie et près de cent canons. Il part avec tous ses effectifs pour s'établir solidement au bord du lac, dont les glaces ne sont pas encore consistantes. Mais les populations n'ont pas confiance. L'épouvante est partout. Les boutiques, en ville, sont fermées. Les trains du transsibérien sont pris d'assaut par une foule qui ne raisonne plus...
Je ressaisis ma plume pour ajouter au bas de l'article, après y avoir intercalé le texte du désespérant télégramme.
«Ceci n'est-il pas l'éclatante justification de nos prévisions, pour ne pas dire de nos prophéties?
«Allons, Français et vous tous, nos frères blancs de la vieille Europe, réveillez-vous.
«La catastrophe de Panama fut l'oeuvre des Japs; l'invasion de l'Amérique est encore l'oeuvre des Japs; aux Chinois ils ont laissé le soin d'inonder la Russie! Projet vaste, très vaste, comme le territoire de l'empire des tsars lequel, est aussi grand que la lune, ou presque... Mais qui nous dit que plusieurs millions d'hommes y suffiront?
«Et s'il ne s'agit là que d'une avant-garde? Si derrière les premiers flots jaunes il y en a d'autres, une mer, un océan, quarante millions de soldats, bons ou mauvais, mais en chair et en os — et en armes?
«On n'organise pas la résistance contre quarante millions d'hommes armés en faisant des plaisanteries sur le péril jaune, ni en disant que la Chine est trop loin d'Asnières.
«Si la Chine est loin, les Chinois se rapprochent.
«Les voilà déjà plus près de nous. Ils ont derrière eux une phalange d'instructeurs nippons, qui les chasseront devant eux, à coups de fouet, comme des troupeaux de moutons.
«Qu'on en tue des centaines de mille, des millions même, il en restera encore, il en restera toujours pour se faufiler partout, pour glisser entre les armées blanches, comme l'eau se glisse à travers les fissures d'un vase.
«On en tuera des multitudes mais ceux qui survivront avanceront toujours.
«Si vous n'y remédiez dès demain, toute cette vermine jaune peut être campée dans l'Oural avant deux mois.
«Et vous? Y serez-vous avant deux mois, dans l'Oural?
«Tout est là.
«L'heure n'appartient plus aux discours, ni aux articles. Elle est aux actes. Nous en demandons au gouvernement, au pays, à l'Europe entière.
«Vite, que la conférence se réunisse, non pas le 13, ni le 12, ni le 11 de ce mois, mais dans quarante-huit heures! C'est une question de vie ou de mort.»
— Très bien tapé, dit la voix chaleureuse du grand chef.
Depuis une minute Napoléon lisait par-dessus mon épaule et approuvait de la tête, énergiquement.
Je quittai les bureaux du journal à trois heures du matin. Pour la première fois depuis bien longtemps j'eus la satisfaction de dormir sous mon toit de la rue Saint-Florentin.
Mais ce fut comme au retour de l'excursion sous l'Elbe. J'étais debout dès le petit jour, impatient d'apprendre ce qui se passait en Asie et ce que l'Europe allait décider.
Par une de ces répétitions bizarres du même effet, comme il s'en rencontre au cours de la vie, je trouvai ma camériste plongée dans la lecture de l'An 2000.
C'est-il vrai, Monsieur, me demanda l'excellente Justine,
que les Chinois vont venir à Paris. (Page 654.)
La première page, où l'on ne parlait plus, depuis un mois déjà, que du péril jaune, de l'invasion jaune, des Japonais et des Chinois, et des Hindous et des Siamois, offrait ce matin-là aux yeux des lecteurs, il fallait en convenir, de l'anxiété à revendre, de la terreur même à pleine colonnes.
Sûrement la lecture de ce numéro par plusieurs millions d'êtres allait donner la colique au pays tout entier.
— C'est-il bien vrai, monsieur? me demanda l'excellente fille en m'apportant le chocolat tant bien que mal préparé, à cause du trouble où l'avait jetée sa lecture. C'est-il bien vrai que les Chinois vont venir à Paris?
— Oui donc, Justine! Et ils nous mangeront tout crus, fis-je en roulant de gros yeux.
— Je vois que monsieur plaisante. A la bonne heure! J'en étais déjà toute échaouie.
Echaouie était un mot de son pays cauchois, synonyme de bouleversée, démontée. Justine l'affectionnait.
— Je ne plaisante pas le moins du monde, lui dis-je. J'exagère, tout au plus, ma bonne Justine. Il est évidemment impossible que les Chinois arrivent jamais jusqu'à Paris. Nous sommes là pour les en empêcher, et ils ont un bout de route à faire pour venir de chez eux jusque chez nous. Mais ce qui est possible, à telles enseignes que c'est déjà un fait accompli, comme vous venez de le voir sur le journal, c'est qu'ils s'avancent chez les Russes, leurs premiers voisins, comme la pauvreté s'étend sur le monde. Ils sont quinze fois plus nombreux que tous les Blancs réunis. C'est à considérer. Je ne pense pas que nous ayons jamais à les redouter en France, mais pour cela, Justine, il faut que dès à présent tout le monde s'y mette, qu'on forme de grandes armées et qu'on s'en aille au-devant d'eux avec des canons, des ballons, des mitrailleuses de toutes sortes pour en faire de la bouillie, voyez-vous, de la purée, Justine! Les demi-moyens ne sont plus de saison Il faut frapper des coups terribles, à présent qu'on a laissé ces magots s'armer et s'équiper à notre manière.
— Ah! monsieur, pourquoi donc qu'on ne s'est pas partagé leur pays, dans les temps où ils avaient encore des canons de pierre! Mon défunt père, donc qu'il avait été au siège des Légations avec les autres en 1900, répétait toujours ça quand il parlait des Chinois. Ça m'est resté dans le ciboulot.
— Il avait raison, Justine, mais le temps de se partager la Chine semble passé. A moins que... En tout cas il faudrait commencer par l'enfermer, chez elle, par rejeter les Chinois dans leurs déserts... Ce n'est pas une petite affaire. Je vais voir au dehors ce que l'on en dit.
— Allez, monsieur, allez donc! Après tous les pays que vous avez vus depuis trois mois et ce que vous avez enduré, ça vous fera du bien de prendre un peu l'air de la capitale, tant qu'il n'y a pas encore de Chinois sur les boulevards.
— D'autant plus que je ne pense pas poser longtemps ici, Justine, avec ce qui se prépare là-bas...
Il bruinait; sous la pluie fine je revoyais se former les groupes inquiets, l'An 2000 à la main, absolument comme en septembre lorsque la guerre du Sorbet mettait Paris à la merci d'une flotte aérienne. Les casques et boucliers, n'ayant plus de raison d'être en cette circonstance, pendaient accrochés aux patères des vestibules, et les passants leur substituaient prosaïquement des parapluies. Mais sous ces pacifiques carapaces de soie, je surprenais des colloques, des interrogations brèves, des réponses évasives, plutôt inquiètes, faites à présent sur un ton sérieux qu'on n'eût pas employé six semaines plus tôt, même le jour où les flottes combinées faisaient route pour l'Asie en armes, par le canal de Panama
L'oreille tendue, tout en marchant, je surprenais des bribes de colloques.
— Avez-vous lu les dépêches de l'An 2000?
— A l'instant.
— Qu'est-ce que vous en dites?
— C'est gros.
— Très... Qu'est-ce qu'on va faire?
— Convoquer les Chambres.
— Elles doivent se réunir le 11.
— Oh! trop tard! D'ailleurs, lisez... là... tout en bas de la quatrième page: A la dernière minute nous apprenons que le gouvernement convoquera ce matin les Chambres pour après-demain 4 janvier.
J'apprenais ainsi un détail qui n'avait été connu au journal qu'après mon départ, dans la nuit.
C'était le moins qu'on pût faire. Le congrès s'était dissous vers la fin de novembre, lorsque la guerre avait changé de pivot. Les deux Chambres avaient alors voté les crédits nécessaires à l'expédition maritime en Chine et au Japon. Puis elles étaient parties, vers le 10 décembre, en congé d'un mois. La catastrophe de Panama n'avait pas paru un motif suffisant pour les rappeler. Toujours l'indolence! Plus loin, sur le boulevard, des messieurs décorés causaient avec animation:
— C'est le commencement de la fin, disait l'un. Vous connaissez les Russes aussi bien que moi!
— Oh! oui, ripostait l'autre.
— Ils seront héroïques, mais vaincus.
— Comme toujours.
— Alors c'est tout vu: si nous ne prenons pas des mesures énergiques, immédiates, archi-immédiates, vous entendez, de concert avec l'Allemagne, l'Angleterre, l'Italie, l'Autriche, et ces braves Russes nécessairement, je vous parie qu'au mois de mai les Chinois sont à Moscou.
— Ah! par exemple!
— Vous ne le croyez pas?
— Je dis: Ah! par exemple! C'est comme si je disais: On ne verra pas ça, parce que les puissances occidentales sauront l'empêcher.
Partout, sur le seuil des boutiques qui s'ouvraient au bord des trottoirs, entre les garçons nettoyeurs des restaurants et les ramasseurs d'ordures ménagères, sur la chaussée entre les gardiens de la paix et les cochers, on n'entendait parler que de la Chine et des Chinois, de la mollesse des Russes, que de présomptueux ignorants accusaient déjà, sans se rendre compte, même approximativement, des masses humaines que représentaient ici deux millions de soldats chinois, et là quinze cent mille.
Tout de même ce peuple parisien, qui sait si peu de choses alors qu'il se croit l'intellect supérieurement meublé, paraissait touché au vif, cette fois-ci, par les dépêches si brutalement inquiétantes de l'An 2000.
J'achetai quelques autres journaux du matin. Les agences télégraphiques qui leur fournissaient à prix réduits des nouvelles de l'étranger confirmaient les nôtres, en raccourci, avec des considérations accessoires qui trahissaient les idées des gouvernements occidentaux.
Il résultait des dépêches échangées pendant la nuit entre les chancelleries que la panique était extrême à Moscou et à Saint-Pétersbourg.
En présentant la situation de la Sibérie comme très alarmante, nos confrères s'unissaient pour réclamer du gouvernement une action énergique et sans délai.
Un seul journal français osait tenir un autre langage et trouvait que toute cette histoire de «marée jaune» ne valait pas le bruit qu'on menait autour d'elle. C'était l'An 3000, vous l'avez deviné.
Battu de haute lutte par l'An 2000, et distancé comme Napoléon lui-même n'eût jamais osé le rêver, le journal de Gaudichon exhalait sa bile, c'était tout simple. Il s'en prenait même à moi de tout ce qui arrivait: un comble!
Je parcourus les colonnes du papier haineux. Il n'en était point où je ne fusse traité de quelque vilain nom. Pigeon n'y était guère ménagé non plus.
Je fus désagréablement impressionné, faut-il l'avouer, par ces stupides piqûres d'épingle. Pendant tant de jours elles m'avaient été épargnées ou du moins je n'en avais point eu connaissance, ce qui revenait au même...
Et voilà que la scie recommençait!
Je devinais que la gravité seule des événements annoncés de Russie arrêtait, retardait pour mieux dire, quelque campagne de dénigrement organisée contre nous deux.
D'autre part la revanche que nous avions prise sur Petit et Pezonnaz, en livrant aux Américains les deux canailles dont un funeste accident de mer avait aussitôt fait justice, m'ennuyait un peu.
Des scrupules — je n'ose dire des remords — commençaient à me venir. Dès ce moment je devinai que si je restais quelques jours à Paris ce serait pour avoir une «affaire» avec les gens de l'An 3000. Mais avec qui, de leur bande immonde?... Oui avec qui? Je méditais sur ce point noir, combien minuscule à côté des gros nuages qui s'amoncelaient, dans le ciel de l'Orient, au-dessus d'Irkoutsk et de Tourgaï, lorsqu'un phonographe très puissant, au service d'un journal du soir: Le Réveil de Japhet, tout nouvellement créé pour les besoins de la cause se mit à tonitruer sur le boulevard des Capucines, où j'arrivais?
Nouveaux télégrammes de Saint-Pétersbourg! Troisième désastre en Sibérie!Troisième armée chinoise en route vers l'Europe, aussi nombreuse à elle seule que les deux autres réunies!Désastre, épouvante, fuite éperdue des populations dans sept provinces. Au nom de l'humanité le tsar Alexis II implore l'aide immédiate de tout l'Occident et lui crie: au secours, au secours!
C'est bientôt à travers Paris comme l'écho répercuté d'un coup de tonnerre.
Le téléphone et le télégraphe propagent aux quatre coins de la capitale les plus déplorables nouvelles.
Toutes les autorités sont convoquées d'urgence aux points de ralliement: ministère de l'intérieur, préfecture de police, hôtel de ville. Il y a du trouble dans l'air.
Aux environs de midi la population s'accumule en groupes inquiets sur les grands boulevards, dans les rues principales, aux terrasses des cafés, surtout devant les phonographes qui se sont tous mis à débiter par tranches les dernières dépêches.
Elles arrivent à présent de tous les pays. Londres, Berlin, Vienne sont en proie à la panique financière. Mais c'est en Russie que la terreur est indescriptible.
Dans les bureaux du journal, où toute la rédaction s'est assemblée d'urgence, M. Martin du Bois me passe, l'un après l'autre, les télégrammes qui ne cessent d'arriver de Pétersbourg et de Moscou.
Les textes se contredisent sur certains détails; ils se complètent sur d'autres pour donner l'impression de la page d'histoire la plus effroyable que les Jaunes aient encore écrite dans le livre du monde.
On devine les steppes, dans la région des Kirghizes-Kaissacks, couverts de pillards à cheval qui précèdent le gros de l'immense armée. La vue seule des premiers éclaireurs jaunes a suffi pour démoraliser les rares habitants sédentaires des villes et villages. Au surplus le général Gripinsky, en se repliant dans l'Ouest, a entraîné avec lui tout ce qui était blanc, pour le soustraire aux cruautés trop connues des Chinois. Et déjà les têtes coupées, enfoncées sur des vieilles lances, nous apparaissent, jalonnant l'interminable nappe de neige, où croassent des corbeaux par milliers.
Déjà les têtes coupées, enfoncées sur de vieilles
lances, nous apparaissent jalonnant l'interminable
steppe où les corbeaux croassent par milliers. (Page 656.)
Quant à la troisième armée en route vers l'Europe, elle a pénétré sur le territoire russe par Kachgar et l'extrême-sud de la frontière. Là encore c'est tout un peuple armé, venu du Koukou-Nor et du Kin-sou-sin-Kiang, c'est-à-dire du plateau central de l'immense empire chinois, qui s'avance vers le Syr-Daria, le grand lac Balknach, avec pour objectif évident Samarkand et son chemin de fer, l'Amou-Darija, la mer d'Aral et finalement l'Oural où se fera la jonction avec l'armée venue de Sergiopol.
Les deux courants de lave humaine évitent, l'un par le Nord, l'autre par le Sud, la Bek-Pak-Dala ou steppe de la Faim.
Napoléon, additionnant froidement les chiffres qui sont envoyés de Russie, trouve avec raison que deux millions d'une part, ajoutés à quinze cent mille de l'autre, font trois millions cinq cent mille, et que ce chiffre multiplié par deux donne un total de sept millions d'hommes armés en marche.
— Même en admettant que les Chinois aient mis dehors tout ce qu'ils ont pu mobiliser, dis-je, c'est encore un chiffre suffisant pour quel Européen tremble de partout. Sept millions de soldats s'avancent vers l'Oural!
— Ils peuvent devenir quarante millions! déclara le grand patron nerveux.
— Et ce ne sont plus, dit Pigeon, des bonshommes accoutrés à la mode d'autrefois, avec des piques ou des lances; c'est une infanterie équipée à la moderne, que les Japonais ont petit à petit stylée comme nous les avons, jadis, stylés nous-mêmes. Depuis trente ans qu'elle a coupé sa natte, en signe d'acquiescement aux pratiques de l'Europe, cette vieille Chine dont on a toujours ri et souri en France, s'est métamorphosée au point que la voilà qui court sur les steppes, aujourd'hui, en pleine neige, suivie de convois innombrables, vivant sur le pays. Et avec une belle insouciance, sachant que nous lui tuerons des soldats par centaines de mille un jour ou l'autre, elle poursuivra sa route imperturbablement, forte de sa formule: quand il n'y en a plus, il y en a encore!
— Il y en aura toujours, comme il y aura toujours des lapins en Australie, gémit Napoléon penché sur les cartes. C'est effrayant.
Où sont les guerriers des huit bannières et les braves
sacripants armés par les vice-rois? (Page 658.)
Pigeon poursuivit:
— Où sont les guerriers des «huit bannières», et les braves sacripants armés par les vice-rois, au besoin d'un simple bâton? Où sont les écussons blancs avec dragons brodés sur le ventre, et les chaussures de paille dont il fallait renouveler chaque soir la provision pour toute l'armée? Où sont les étendards peinturlurés d'animaux féroces, les tuniques bariolées de menaçantes devises? Et les cris de guerre sous les parapluies rouges, protecteurs de héros comiques qui pourtant savaient, comme tous les Jaunes, attendre la mort sans céder à leurs nerfs? Tout cela, depuis trente ans, a disparu, et les armées chinoises que nous allons trouver devant nous, cette fois, ne doivent être que de fort peu inférieures, comme instruction et comme bravoure, à celles des Japonais. Le fussent-elles beaucoup que leur nombre est là. Il supplée à tout. Sept millions de soldats en marche contre l'Europe, pour commencer! Mais messieurs, je suis bien de l'avis de M. Martin du Bois, ce n'est là que le premier ban, un second suivra...
— Et après le second, continua Napoléon, il y en aura un troisième, un quatrième... Quarante millions, messieurs, vous dis-je! Quarante millions de soldats peuvent être, au maximum de l'effort, jetés sur l'Occident par la Chine. Et l'heure est venue où elle a décidé de les y jeter! Longtemps nous avons voulu espérer qu'elle hésiterait, qu'elle n'oserait... Sans doute il en fut ainsi tant que la vieille dynastie des empereurs mandchous la gouvernait encore, si peu que point... Mais les sociétés secrètes ont fait le bel ouvrage que vous savez: depuis quelques semaines il y a en Chine trois républiques. Et c'est à qui, dans la direction de leurs affaires, se montrera le plus violemment l'ennemi des étrangers. L'heure est donc venue. Il ne s'agit plus de barguigner. Il faut sauter le pas, courir au secours de la pauvre Russie, qui n'en peut mais, et barrer la route aux envahisseurs!
Chacun regardait à nouveau les cartes.
— C'est sur l'Oural, de toute évidence, décréta Napoléon, que la tentative en commun doit être faite, et non ailleurs.
Je ne pus m'empêcher de me récrier:
— Si près!
— Comment voulez-vous qu'il en soit autrement? Les Russes ont en Sibérie trois cent cinquante-deux mille hommes, d'après ce que nous savons, — exactement un contre dix! C'est déjà joli, mais ces trois cent cinquante-deux mille hommes sont divisés en trois armées, fort éloignées l'une de l'autre. Gripinsky est en retraite, battu; Teodoreff pourra, il faut l'espérer, l'attendre et se concerter avec lui. Au total deux cent quatre-vingt mille Russes entre Tourgaï et le Tobol, contre trois millions de Chinois... Mais Vladimirof, avec soixante-douze mille soldats et cent canons, qu'est-ce que vous pensez qu'il va faire devant Irkoutsk, le pauvre? Même si toute son armée sibérienne n'était composée que de héros, il n'aurait en perspective que la retraite. Le tout est de savoir s'il va rétrograder sans combattre ou après avoir été battu... Quand l'Allemagne aura expédié trois cent mille hommes, la France deux cent mille, l'Autriche cent mille, l'Italie autant, l'Angleterre cent vingt-cinq mille, la Russie enfin un million tout rond, on obtiendra sans doute sur le papier un total voisin de deux millions d'hommes disponibles. Mais de cette masse, que pourra-t-on détacher sur l'Oural? Combien pourront être pratiquement acheminés en quelques semaines sur la seule ligne de défense à laquelle on doive dès aujourd'hui songer?
Les heures de cette après-midi lugubre se succédèrent dans une attente fiévreuse de nouvelles qui n'arrivaient plus. De la cour de Russie on téléphonait que les communications semblaient coupées avec les trois généraux sibériens.
L'Elysée nous transmettait les renseignements, et nous les faisions crier par les phonographes, devant une mer agitée de têtes curieuses, contractées par l'angoisse. Chaque fois qu'on annonçait quelque chose, au surplus, c'était uniformément décourageant. A Berlin les journaux demandaient, unanimes, où l'on prendrait l'argent pour couvrir les frais de cette guerre sainte, évidemment, mais dispendieuse.
Ah! si l'on ne s'était pas sottement battu, exterminé pendant trois mois pour un sorbet! On aurait aujourd'hui les coudées franches; le trésor de Spandau serait plein, au lieu d'être vide, et l'Allemagne n'aurait pas à déplorer les ruines causées par la machination des Anglais contre son billet de banque national.
A Londres on faisait ressortir dans les feuilles du matin que sa situation insulaire éviterait au Royaume-Uni les malheurs de l'invasion chinoise, pour le cas bien improbable où elle dépasserait les steppes et gagnerait l'Occident.
Mais chacun était d'accord pour proclamer la solidarité blanche devant l'ennemi commun. Le gouvernement ne refuserait ni les hommes destinés à former la «muraille blanche» qui arrêterait indubitablement au pied des monts Oural les hordes mongoles, ni les navires dont on aurait besoin pour faire la liaison avec l'Inde, aussitôt que le canal de Suez serait rendu à la navigation.
A Vienne on avait très peur. Les gazettes faisaient ressortir le peu de confiance qu'inspiraient les armées russes depuis la guerre de Mandchourie; elles redoutaient leurs successifs échecs et une retraite éperdue qui découvrirait l'Autriche sur toute sa frontière orientale, que les Turcs s'empresseraient de violer, par principe, sans attendre les Chinois dont ils prendraient le parti, d'ailleurs.
On ne marchanderait pas non plus les troupes, à Vienne, et le ministère comptait demander au parlement, dans la journée même, les lois nécessaires pour mettre cent mille hommes de toutes armes à la disposition de l'oeuvre commune.
La conférence allait se réunir dans quarante-huit heures, c'était convenu: les Chambres françaises tenaient séance dès le lendemain, et chacun de nous attendait ce lendemain avec une anxiété mal dissimulée, lorsque vers trois heures, des bruits de foule en marche nous arrivèrent du boulevard Haussmann,
La pluie avait cessé; sur le pavé de bois les gardiens de la paix chassaient devant eux les voitures pour faire place à une imposante manifestation.
Nous la regardions venir de l'Arc de triomphe. Le phonographe l'annonçait à la même minute.
Plus de trente mille personnes, disait-on, y prenaient part... Nous ne pouvions en douter, car l'interminable serpent s'avançait vers nous, pour défiler sous les fenêtres de l'An 2000 avec de grands gestes et un cri de circonstance, toujours le même, scandé sur la fameuse rapsodie des Lampions, et répercuté de proche en proche:
— A Pé-kin! A Pé-kin!
En tête de la manifestation marchaient des lignards de chez nous, sympathiquement entraînés, bras dessus bras dessous, par quelques-uns de ces soldats allemands et anglais que les paquebots ramenaient chaque jour de l'isthme de Panama. On les gardait à Paris vingt-quatre heures avant de les réexpédier chez eux.
Dans la vision de leurs casques, de leurs bonnets à poil orageusement agités, à l'instigation de nos compatriotes, toujours grands amateurs de cortèges avec cris, nous démêlions comme une synthèse: l'Europe réconciliée s'élançant en Asie, par la route de terre, pour y exterminer les Jaunes.
Le premier mouvement de Duchesne, le préfet de police, fut, comme toujours, de charger les manifestants. Mais un avis lui fut vite envoyé du ministère, où l'on comprenait que l'apathie populaire avait, au contraire, besoin d'être secouée.
De sorte que le cortège ne fit que grossir sous l'oeil bienveillant des agents de la force publique. Comme il passait, plus long et plus bruyant encore, devant les bureaux de l'An 3000, situés sur le boulevard Bonne-Nouvelle, le troupeau humain fit halte
Les meneurs délibérèrent un instant, puis soudainement devenus féroces, ils appelèrent leurs compagnons au saccage de l'immeuble.
Un orateur s'était fait fort de démontrer que attitude anti-patriotique de Gaudichon dans la question sino-européenne n'était pas désintéressée.
— Est-il admissible, s'écriait-il, qu'un Blanc soutienne la cause des Jaunes avec un tel cynisme sans y trouver un intérêt immoral? Non, messieurs! L'An 3000 est vendu. Il est vendu aux Chinois. Tout ce que contient cette baraque a été pavé avec des sapèques. Démolissons-la. Cassons tout! A bas l'An 3000! A bas les Chinois de Paris!
Ce «mot de la fin» décida les hésitants.
Telle une colonne d'assaut, nous dit Coquet, informateur agile, la manifestation entra pesamment dans le vestibule du journal qui s'était fait niaisement le défenseur des Asiatiques en plein Paris!
Ce fut un bris de vitrages, une succession de coups de pistolet échangés entre les assaillants, les gens de la maison, et la police désireuse de mettre le holà entre les combattants.
Un grand quart d'heure la foule rageuse brisa, démolit, jeta par les fenêtres tout ce qui lui tomba sous la main.
Les rédacteurs s'étaient finalement enfuis devant le nombre, plus ou moins blessés. On nous rapporta que Gaudichon était mort, mais la preuve du contraire me fut personnellement administrée à bref délai, comme on le verra plus loin.
En somme cette première journée s'était traduite par des mouvements populaires significatifs.
Il fallait abandonner la version de l'indifférence. Chacun comprenait à présent toute la gravité de la situation.
De toutes les villes de France parvenaient à Paris des dépêches déconcertantes. La Bourse s'était effondrée, chez nous comme ailleurs. Il était temps qu'on eût des nouvelles du Parlement et de la conférence.
Un grand quart d'heure la foule rageuse
brisa tout ce qu'elle trouva. (Page 660.)
Ce fut l'affaire des deux jours qui suivirent.
Le lendemain en effet, la Chambre se réunit à 9 heures du matin dans le Grand-Palais des Champs-Elysées, les travaux de réparation n'étant pas encore terminés au Palais-Bourbon. Et les explosions de septembre l'avaient durement secoué!
La séance dura trois heures, qui furent parfaitement employées.
Avec une quasi-unanimité que les patriotes furent heureux de constater, notre corps législatif vota toutes les propositions qui lui furent soumises par le gouvernement: maintien sous les drapeaux des réserves appelées pour la guerre du sorbet, constitution d'une armée de deux cent mille hommes à la disposition du pouvoir exécutif, qui l'enverrait dans le plus bref délai au secours de la Russie. On attendrait pour fixer les autres points la décision de la conférence.
L'après-midi, de deux à cinq heures, le Sénat ratifia tout ce que la Chambre avait voté. Il n'y eut pas à proprement parler de discussion. Toutefois dix orateurs prirent la parole à tour de rôle pour déclarer que la responsabilité du gouvernement commençait; que les désastres russes ouvraient l'Europe aux flots des Asiates; que la route des Huns ne devait être à aucun prix laissée ouverte aux Chinois; que la position du monde blanc était critique; qu'il fallait unir toutes les bonnes volontés et se réjouir de n'avoir point trouvé de contradicteurs dans l'enceinte sénatoriale.
A la Chambre les dissidents avaient été quatorze. C'étaient de curieux spécimens de la surproduction électorale; ils avaient voté contre les propositions du gouvernement parce qu'ils étaient en principe hostiles à la guerre!
L'An 2000 les arrangeait bien dans l'article que Pigeon leur avait consacré!
Hostiles à la guerre! Ils attendaient évidemment les Chinois le sourire aux lèvres, la clef de leur maison dans une main pour la leur offrir; dans l'autre le manuel du parfait pacifiste, c'est-à-dire du froussard, de l'homme qui a peur des coups.
Il faut le dire à la louange de notre pays, les divagations de ces grotesques n'avaient même pas soulevé l'indignation de leurs collègues. On s'était contenté d'en rire et de lancer aux sinistres farceurs quelques apostrophes un peu crues. C'était tout ce qu'ils eussent mérité.
Un point épineux, toutefois, avait failli amener dans les deux Chambres des discussions acrimonieuses: la question d'argent.
La guerre du sorbet coûtait déjà des sommes fabuleuses, «entre douze et treize milliards — autant qu'elle avait duré de semaines.
Elle coûtait aussi des vies humaines par centaines de mille, et nul ne l'oubliait, car bien rares étaient les familles qui n'eussent pas perdu quelqu'un de leurs membres dans les atroces batailles de notre frontière de l'Est. Sans que l'avantage eût été nettement visible plutôt d'un côté que de l'autre, elles avaient dévoré tant de Français! Encore avait-on sous la main des soldats en nombre suffisant pour concourir avec les autres puissances à l'édification de la «muraille blanche».
Mais l'argent? Où le prendrait-on?
La France avait traversé la première phase de cette guerre infernale sans y laisser son crédit: elle pourrait encore emprunter sur sa bonne réputation. Emprunter... à qui?
Les Anglais n'avaient pas plus d'argent que les Américains, occupés avec les Japs, on sait comment. Chez les Allemands la ruine était profonde; elle semblait même irrémédiable. Qui donc prêterait? Pour emprunter il faut être deux. Tout bien examiné avec le concours du ministre des finances, on avait reconnu que la France demeurait le pays où il y eût encore le plus de ressources.
Alors un député de la Gironde avait trouvé l'occasion d'évoquer des souvenirs historiques et d'emprunter un mot de plus à l'Angleterre.
— La patrie est en danger, avait-il dit, puisque l'existence même de l'Europe est menacée. Nos voisins ont décidé dès hier, au Parlement britannique, de s'imposer d'une taxe temporaire spéciale, qu'ils ont appelée la Yellow tax, l'impôt jaune! Je vous propose d'adopter le mot et la chose, que chaque citoyen français apporte pour l'objet spécial qui nous occupe la dîme de ses contributions annuelles! Votons à ce taux la Yellow tax, messieurs! Et décidons ensuite que dans les mairies de chaque commune de France, on recevra dès demain tous les dons que chacun voudra bien fournir: or, argent, billets, bijoux. Tout ce qui pourra se monnayer promptement, jurons de l'apporter sur l'autel de la patrie, chacun suivant ses moyens.
Cette cote ma taillée avait triomphé des sourdes résistances qui s'étaient manifestées lorsqu'on avait abordé la question d'argent. Et la Yellow tax avait ainsi franchi le détroit.
Les décisions des Chambres s'étant trouvées d'accord avec les tendances du pays entier, considérablement ému par les télégrammes russes, des manifestations bruyantes avaient recommencé dans Paris, plus grandioses que la veille, plus sérieuses, si l'on peut dire.
Ce fut, le soir du vote par le Parlement des lois de défense européenne, comme on les appelait, une sorte de procession entre la Madeleine et la Bastille, procession civique du genre anglais, à laquelle prirent part près de cent mille hommes et femmes. On ne brisa rien ce soir-là, mais comme il faut toujours que les Français se répandent en tumultueuses vociférations lorsqu'ils manifestent pour ou contre quelque chose, l'allure des manifestants n'eut pas cette lenteur que nous remarquons à Londres, par exemple, en semblable circonstance. Elle était allegretto plutôt qu'andante, et rythmée par le cri présomptueux, pour demeurer dans la tradition, qui résumait à présent les préoccupations du pays tout entier, nous le savions de reste par les phono-télégrammes:
— A Pé-kin, à Pé-kin!
Les préparatifs de l'expédition étaient commencés depuis le 2 janvier au matin, avant le vote des lois. Mais c'était la réunion de la conférence qu'on attendait pour leur donner toute l'impulsion nécessaire et surtout la direction opportune.
Qui allait commander en chef l'armée française?
Qui assumerait le commandement supérieur de toutes les armées réunies au pied de la chaîne de l'Oural?
A quel homme de guerre, notoire entre tous, les délégués des puissances allaient-ils confier ce poste écrasant?
Quel plan d'action générale adopterait-on?
Autant de questions qu'il importait, vu l'urgence extrême, de résoudre sous peu de jours. Il était entendu entre les chancelleries que les plénipotentiaires envoyés à Paris par chaque Etat résoudraient au plus vite tous les points délicats que soulèverait une aussi colossale entreprise.
C'est dire que Paris, choisi pour réunir les ambassadeurs, bouillait d'impatience dès avant le lever de ce jour historique.
Le président de la République, notre excellent Dupont-Durand, reçut le matin du 4, en groupe sympathique, les représentants des puissances, pour leur souhaiter la bienvenue et dire devant eux tout l'espoir qu'il mettait dans la réussite de leurs travaux.
Dès deux heures le même jour, la conférence s'ouvrit au Louvre, au milieu des tableaux de maîtres, dans l'ancienne salle des Etats, rapidement aménagée pour la circonstance.
Avec un ensemble qui donnait la mesure de leur perspicacité, toutes les nations de l'Europe, même les plus petites, s'étaient fait représenter à Paris par un plénipotentiaire.
Les délégués de l'Allemagne, de la Russie, des Trois-Royaumes, de l'Italie, de l'Autriche-Hongrie, trouvèrent au Louvre ceux de la Hollande, de la Belgique, de la Suisse, un Suédois, un Norvégien, un Espagnol, un Portugais, un Danois, des Balkaniques, un Hellène.
Jusqu'à un Turc, qui protesta dès l'ouverture des débats contre le rôle rétrograde qu'on attribuait dans le public à son maître et seigneur, le commandeur des croyants.
Avec une belle assurance il répudia toute sympathie pour les Chinois, se fonda sur des siècles d'acclimatation à l'Ouest du Bosphore pour réclamer en faveur des Turcs un brevet d'européanisation, qui lui fut incontinent décerné, et annonça aussitôt que le sultan lèverait cent mille bachibouzouks pour sa contribution à la Muraille blanche.
Les travaux de la conférence internationale devaient demeurer secrets, comme d'usage. Mais Napoléon voulait à toute force que nous pussions les suivre en dépit des prohibitions.
Il avait dans ce but intrigué fortement auprès du surintendant des beaux-arts. Celui-ci devait son mandat de député aux coups d'épaule de l'An 2000; il pouvait difficilement refuser, Aussi fûmes-nous discrètement introduits, le patron et moi, dans un petit «rattire-tout» contigu à la salle des Etats. On entendait de là tout comme si l'on eût été assis autour de la table même des ambassadeurs. Nous nous tenions debout au milieu des balais et d'autres accessoires de nettoyage: c'était tout ce que nous avions à désirer.
Mais entendre ne suffisait pas. Il fallait voir, et comme dans la cheminée du Krakatoa, deux minuscules trous forés à travers un mur à l'aide de nos canifs, nous permirent de contempler les représentants du monde blanc dans l'exercice de leur mission. On nomma d'abord le président, et selon l'usage, ce fut au délégué du pays où l'on se trouvait que furent attribuées ces hautes fonctions.
Nous nous tenions debout dans un petit «rattire-tout»
contigu à la salle des délibérations. (Page 662).
M. Bertin, chargé de parler au nom de la France, était l'homme le plus considérable de la République après Dupont-Durand. Les vice-présidences furent dévolues au prince de Cralsheim-Mittelhaus, délégué allemand, au comte Yermoloff, l'envoyé du tsar, et au plus jeune de tous les diplomates présents autour de la table, sir Thomas Davis, baronnet.
Nous éprouvâmes quelque fierté dans notre coin obscur, en reconnaissant dans cet anobli de la veille le lieutenant Tom Davis, mon compagnon si dévoué, le charmant fiancé de miss Ada Vandercuyp, le hardi négociateur de la détente entre les peuple blancs, l'homme qui avait si vite percé à jour, avec le concours de ses agents secrets répandus à travers le monde, les sournoises menées du Japon, l'allié d'hier, contre les colonies de l'Angleterre. Le cachottier ne nous avait rien dit.
— Mâtin! fis-je tout bas, quel avancement!
— Il l'a bien mérité.
— A qui le dites-vous? Chut!...
Les délibérations commencèrent à deux heures exactement, pour durer jusqu'à sept heures et demie du soir.
Cinq heures trente minutes de séance! Les questions accessoires et complémentaires ne pouvaient être traitées au cours de cette première journée, mais on y aborda les chapitres de principe et d'engagements formels.
Les représentants des petites puissances nous émerveillèrent par leur sens pratique, la netteté de leurs vues. Au nom du groupe des nations dites secondaires, à cause du faible effectif de leurs armées, le délégué danois fit un discours parfait où il exposa, dans le français le plus pur, le danger que couraient à cette heure tous les peuples de race blanche, si modeste que fût leur défense ou si bien armés qu'ils se crussent. Le concours des petits n'était pas à dédaigner. Au surplus les petits venaient l'offrir de tout coeur, pour affirmer leur solidarité.
— Il n'y à pas de contingents négligeables, dit-il en substance; nous nous sommes donc concertés avant d'entrer en séance, et d'un commun accord la Hollande, la Belgique, le Danemark, la Suède, la Suisse, la Norvège, l'Espagne, le Portugal, la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie et la Grèce ont décidé d'envoyer chacun un contingent de dix mille hommes, soit une armée de cent vingt mille, qui, jointe aux cent mille soldats promis par le Sultan, augmentera de deux cent vingt mille fusils l'effectif groupé par les puissances de premier rang.
Tandis que ce délégué du Danemark parlait, je le regardais attentivement. Tour à tour j'examinais aussi les figures de ses collègues.
Celles que je pouvais apercevoir de mon poste d'observation me rappelaient trait pour trait, chose bizarre, d'autres figures de diplomates, vues en des circonstances analogues.
— J'y suis! dis-je presque haut à M. Martin du Bois, qui me regarda un peu interloqué, et me fit signe de ne pas parler si fort. C'est à La Haye, au banquet final de la conférence de la Paix! Je reconnais parfaitement le prince allemand. Si ce n'était lui qui siégea au palais Carnégie l'autre été, c'était son frère. Quant au Hollandais, au Danois, au Belge, je les revois ici devant mes yeux tels que je les ai vus là-bas il y a quatre mois. Le Chinois n'y est pas, le Japonais non plus, et pour cause. Quant au commodore Clayton, qui ressemblait tant à Jim Keog, il est avantageusement remplacé par Tom Davis, lequel était déjà là-bas secrétaire pour la technique de la guerre...
Il y eut dans ma tête, au moment où le délégué danois se rassit, une sorte de trouble qui me gêna quelques minutes.
Je revoyais des faits déjà lointains, et c'étaient leurs acteurs qui se représentaient à moi, trait pour trait, dans cette salle des Etats, assis autour de ce tapis vert où se décidaient une fois de plus les destinées de l'Europe.
— Pourvu, dis-je à Napoléon, que cette conférence ne se termine pas comme l'autre, par une guerre intestine! Ce serait du joli, à l'heure où la marée jaune roule vers l'Oural.
Ces mots, dits à haute voix, presque firent tressauter d'inquiétude M. Martin du Bois. Une fois de plus il fallut qu'il me rappelât au silence. Mais ils avaient ramené dans mon cerveau la notion exacte de ce qui se passait sous nos yeux. Nous n'étions plus à la conférence de la Haye, ni au banquet qui l'avait suivie, mais bien à celle de Paris, et celle-ci empruntait aux circonstances une autre importance que celle-là!
Tant qu'il s'agit d'affirmer au nom de chaque gouvernement une approbation de l'oeuvre commune, et de fixer sa part contributive en hommes, en canons, en aérocars, à la constitution de la Muraille blanche — le mot de l'An 2000 avait fait fortune et les diplomates, au Louvre, l'employaient couramment — tout alla fort bien.
Le prince allemand, après des mots amers sur les événements terribles de la fin de l'année, promit trois cent mille hommes au nom de son empereur. C'était inespéré.
Le contingent anglais atteindrait cent vingt mille, l'Italien cent mille. Bref on obtenait, en réservant, bien entendu, pour chaque pays d'Occident les garnisons indispensables dans l'intérieur et les contingents disponibles en cas d'un second appel, voire d'un troisième, un total qui approchait d'un million de soldats occidentaux, prêts à partir pour les steppes russes.
Un million d'Occidentaux et un million de Russes, soit deux millions.
Deux millions de Blancs armés avec les derniers perfectionnements contre sept millions de Chinois, la proportion pouvait aller.
Les plus pessimistes reprenaient confiance et la Bourse de Paris, informée de ces résolutions avant même qu'elles fussent votées, regagnait en quelques minutes tout le terrain perdu depuis trois semaines.
Or voici que ce bel accord menace tout à coup d'aboutir à la plus déplorable des disputes, et nous voyons le moment où la bataille va recommencer entre les diplomates, en attendant que l'amour-propre froissé, l'envie, la rancune, passions éternellement humaines et toujours prêtes à brouiller les meilleurs amis, jettent une fois de plus l'une contre les autres ces nations à la veille de s'unir pour préparer leur commun salut, s'il en était temps encore, ce que les orateurs n'insinuèrent pas une seule fois dans leurs discours.
Quand on eut décidé que les armées de l'Europe seraient mises en marche vers la Russie dès le lendemain, il s'agit de décider à quel chef suprême elles devraient obéir.
Qui les dirigerait de haut?
Qui donnerait à leurs généraux des instructions formelles?
Deux millions d'hommes allaient agir suivant des plans qu'un unique cerveau devrait concevoir, ou mettre au point après consultation d'un grand conseil de guerre. Il fallait un homme. Il eût fallu Napoléon, le grand, celui d'Austerlitz et d'Iéna. Le trouverait-on?
La discussion s'ouvrit à quatre heures sur ce point...
Je ne le considérais pas comme négligeable, certes; mais on m'eût bien étonné en pronostiquant les orages qui allaient sortir de là.
La courtoisie voulait que Bertin, le délégué français, proposât un général russe. Il le proposa.
La Russie était, en effet, l'alliée de la France depuis quarante ans passés; elle fournissait le tiers des soldats promis à la Muraille blanche; c'était sur son territoire, déjà envahi, que se concentreraient les armées des puissances et que se livreraient les batailles; il semblait tout indiqué qu'on choisit un de ses généraux.
A quoi le prince de Cralsheim-Mittelhaus opposa des arguments assez peu courtois.
Les Russes, dit-il, n'avaient jamais battu personne, que les Turcs en 1877, et encore, tout juste!
Il fallait à la Muraille blanche, pour qu'elle fût solide et tint bon contre la ruée jaune, un maçon expérimenté. Le prince proposait donc pour le poste de directeur suprême des armées coalisées le feld-maréchal prussien Maurer.
Ses talents étaient indubitables. Il les avait montrés au cours de la dernière campagne de Lorraine. Par surcroît son nom semblait l'indiquer aux choix de la conférence, Maurer voulant dire maçon en allemand.
Mais le prince ne faisait pas état de cet enfantillage, dit-il.
— Heureusement! interrompit avec humeur le comte Yermoloff.
Adverbe malencontreux! Il faillit tout gâter et changer la face du monde. A quoi tiennent les destinées des peuples!
Voici que les délégués s'agitent sur leurs sièges, ceux-ci tenant pour un Russe, ceux-là pour un Allemand.
Le représentant de la Suisse, M. Servoz, qui était de pays romand, eut à cet instant l'idée de proposer, au nom d'un groupe, le choix d'un général français.
C'était augmenter la confusion.
Les adversaires, au lieu de compter deux camps, en forment trois. Ils s'interpellent; ils se disent des mots aigres, que le président Bertin, fort ennuyé, excuse de son mieux.
Les hommes du Sud, l'Espagnol, l'Italien, le Portugais, l'Hellène, se débattent comme des diables et parlent tous à la fois. Nous entendons mal leurs apostrophes, mais il nous semble bien qu'elles ne sont pas d'une impeccable courtoisie.
L'atmosphère s'échauffe: le prince allemand et le comte russe décrivent avec leur index des zigs-zags dans l'air, comme pour illustrer des paroles qui ne viennent pas jusqu'à nous, dans le brouhaha plus dense de minute en minute.
Bientôt c'est la tour de Babel, et comme les plénipotentiaires sont debout pour se dire des tas de choses désagréables, le président Bertin se lève aussi, prend son chapeau, prêt à se couvrir, ce qui signifie dans les assemblées délibérantes qu'on ne peut s'entendre et qu'il faut s'ajourner...
Seul un homme a gardé son sang-froid, c'est le jeune représentant de l'Angleterre.
Bientôt c'est la tour de Babel, les plénipotentiaires sont
debout et se disent des choses désagréables. (Page 665.)
Au moment où le président va faire le geste fâcheux, si grave en pareille occurrence que nous sommes tout émus dans notre cachette où nous appréhendons une catastrophe, Tom Davis lève la main et demande la parole.
On se rassied pour l'écouter.
Le président l'invite à parler et adjure ses collègues de conserver leur sang-froid devant l'Asie qui s'avance vers nous à marches forcées (sic).
Alors très sagement, le nouveau, baronnet propose à la conférence, pour mettre tout le monde d'accord, de choisir comme directeur suprême des opérations militaires un général belge.
Toujours l'histoire de l'oeuf de Colomb qui se recommence. Il fallait y penser!
Peu à peu les têtes se calment; la solution proposée par l'ambassadeur du Royaume-Uni rallie un à un tous les suffrages, chacun se disant que par ce choix, si son idée ne prévaut pas, celles de ses adversaires ne prévaudront pas davantage.
Il n'y a pas à chercher dans l'annuaire, au surplus, la réputation du général belge Prialmont n'est plus à faire.
Il n'a jamais commandé devant l'ennemi, mais c'est un théoricien réputé. Et puis son avènement exclut l'avènement d'un autre. A lui donc le rang suprême et le suprême honneur!
Il était temps qu'on se mît d'accord. Au moment d'ajourner la conclusion de ses travaux au lendemain, la conférence était saisie par son président d'une dépêche terrible en sa concision.
Elle venait, comme les précédentes, de Saint-Pétersbourg, et c'était le ministère des affaires étrangères qui la communiquait aux plénipotentiaires assemblés.
Elle disait:
Malgré des efforts surhumains, l'armée du général Vladimirof a été finalement débordée par les hordes de Chinois et rejetée en deçà d'Irkoutsk, après avoir perdu la moitié de ses effectifs.
La ville d'Irkoutsk était prise et incendiée. (Page 665.)
Les Jaunes sont entrés dans la capitale sibérienne, ce matin 4 janvier au petit jour, incendiant les maisons, qui sont presque toutes en bois, et massacrant tous les humains qu'ils ont rencontrés sur leur passage.
Ni l'âge ni le sexe ne trouvent pitié devant eux.
L'exode de trente mille habitants de la ville a commencé vers l'Ouest, à travers la neige, dès hier soir et à pied.
La ligne du transsibérien est coupée en dix endroits.
Il ne faut plus songer au chemin de fer à partir de Krasnoïarsk.
La destruction d'Irkoutsk après un pillage effroyable est consommée à cette heure.
On ne peut se faire une idée du nombre de Chinois en armes qui se répandent par toute la province. L'avant-garde de cette armée jaune sera dans huit jours à Zima;elle marche à raison de trente kilomètres par jour et se dirige évidemment sur Omsk, comme celle de Semipalatinsk.
En toute hâte nous regagnons les bureaux du journal.
Paris est plus ému que jamais par les nouvelles, vraies et fausses — car il en arrive aussi qui exagèrent encore le mal — que le télégraphe répand sur l'Europe entière.
Nous sommes flattés de recevoir dans la soirée la visite de Tom Davis.
Aussi simple que naguère, il nous exprime tout le regret que lui cause «cette intempestive arrivée des Jaunes dans son ménage». C'est la formule plaisante dont il se sert pour nous apprendre que cette fois encore il n'aura pas la joie de conduire à l'autel sa charmante fiancée.
— Il semble, nous dit-il, que la fatalité s'acharne à désorganiser nos projets.
Le gouvernement du roi vient en effet de lui donner, par téléphone, l'ordre de regagner Londres, d'où il partira au plus vite avec le titre de haut commissaire du gouvernement auprès du général Smithson, commandant en chef de l'armée anglaise. Chaque puissance a déjà nommé un diplomate à ce poste temporaire.
Il s'entretient quelques instants avec nous de l'incroyable somme d'efforts qu'il faudra développer, dans toutes les capitales occidentales, pour mettre en fourgon d'ici un mois au plus tard un million de combattants.
Les troupes de la Grande-Bretagne viendront, pour les deux tiers, des garnisons de l'Angleterre, de Ecosse et de l'Irlande. L'autre tiers sera fourni par l'armée des Indes, qui pourra peut-être retarder la marche des Chinois au Sud de l'Asie russe, en les canonnant à revers.
Toutefois il redoute que les trois célestes républiques n'aient pris à ce propos leurs sûretés et me préparent pour l'Inde une quatrième armée, qui s'infiltrerait par les défilés praticables de l'Himalaya et du Kachmir.
Il recommande une fois de plus la charmante famille Vandercuyp à la sollicitude de M. Martin du Bois.
— Vous faites bien, lui dis-je, de vous adresser au grand chef, car il va de soi que ni M. Pigeon ni moi ne saurions rester ici quarante-huit heures de plus; par suite nous ne pourrions être à vos amis d'aucune utilité.
— Je m'en doute un peu, et je suis certain, au contraire, que nous nous retrouverons là-bas...
— C'est mon opinion. En attendant, suivons chacun notre route vous dans la diplomatie, qui vous a si bien réussi, moi dans le métier toujours, nouveau quant aux aspects, toujours le même quant au fond, qui consiste à courir aux meilleures sources des nouvelles... au risque d'y rester un jour noyé dans les roseaux. Mais il me semble, quand je consulte ma bonne étoile, que ce jour ne se lèvera pas encore demain...
Je venais de prononcer là une phrase un peu aventurée; on en dit ainsi quelques-unes dans la vie.
J'avais à peine achevé celle-là qu'un garçon de bureau venait m'apporter deux cartes de visite.
Des gens dont le nom m'était inconnu. Je priai qu'on les fît attendre, cependant que nous donnions à Tom Davis — j'avais du mal à me faire au baronnet et au sir — de vigoureux shake-hands jusqu'au seuil de la porte.
Les deux messieurs se présentèrent, sanglés en des redingotes, cravatés de noir, un peu funèbres, dans mon cabinet de travail.
— Oh! Oh! fis-je à part moi, en leur désignant des sièges, voilà deux gaillards qui m'ont tout l'air d'être des témoins. De qui? De Gaudichon. Un duel avec Gaudichon?
C'était bien ce que je pressentais.
L'un de mes visiteurs exposa les griefs du manager de l'An 3000.
D'après lui j'étais l'instigateur de tous les malheurs qu'il avait subis. La baisse de son journal, le pillage de ses bureaux, la disparition de Petit et de Pezonnaz, autant de faits délictueux, à l'entendre, dont je lui devais réparation.
— Pardon, messieurs, répondis-je tout d'abord. Il me semble que tout ceci peut se plaider au civil. Et je ne vois pas en quoi j'ai pu porter atteinte à l'honneur de M. Gaudichon, ni dit ou imprimé quoi que ce fût qui lui portât préjudice.
— Et ça? demanda le second témoin en me mettant sous les yeux un article de l'An 2000, paru le matin même.
Sous ma signature s'étalait en effet un factum un peu raide, dans certains passages, pour Gaudichon et sa politique d'anti-patriote.
La chose était intitulée: Les Chinois du boulevard, et Gaudichon y était représenté comme atteint d'une jaunisse aiguë, qui lui faisait oublier le plus sacré des devoirs.
A vrai dire il n'y avait pas plus de raison de chercher noise à un confrère à propos de ces quelques lignes que pour tous les entrefilets publiés jusqu'alors sur le même sujet.
L'An 3000 en avait sorti bien d'autres sur mon compte, et je n'avais rien dit!
Mais je comprenais que le gaillard choisit son heure pour risquer le tout pour le tout. J'étais la cause certaine des succès que l'An 2000 avait accumulés depuis ces quatre mois. Les événements qui se préparaient en Orient allaient encore augmenter son tirage, car Napoléon ne manquerait pas d'annoncer dès le lendemain mon départ imminent.
J'étais devenu quelque chose comme un ténor qui fait recette, et dont l'impresario annonce à grand renfort de réclame les représentations, la rentrée surtout...
Si l'on pouvait m'empêcher de partir cette fois-ci, par un moyen réputé loyal? Ce serait la première fois qu'on en userait du reste dans la boîte. Les coups de coquin dont l'exécution avait été confiée à Petit et à Pezonnaz ayant tous raté, Gaudichon se décidait à entrer en scène lui-même. Ses actionnaires lui tiendraient certainement compte du geste, s'il en réchappait.
Dans un duel il pouvait me tuer. Alors c'était fini de son cauchemar.
Mort le correspondant infatigable, morte la cause du succès qui favorisait la concurrence!
Je réfléchis une demi-minute à peine, et ce fut pour accepter le cartel.
Après tout, pensais-je, on ne meurt qu'une fois. Je ne veux pas qu'on me traite de franc-fileur, d'abord. Avant de repartir pour une nouvelle série d'aventures qui m'attendent Dieu sait où, je donnerai à ce drôle la satisfaction qu'il me réclame, due ou non.
Je ne marchanderai pas.
De deux choses l'une: ou ma bonne étoile brille toujours là-haut, ou bien elle est soufflée par le vent d'Asie. Dans le second cas, je ne perdrais rien à disparaître de la surface quelques jours avant une catastrophe inévitable, sur l'Oural ou ailleurs. Dans le premier je triomphe une fois de plus, et c'est Gaudichon qui trinque... Ça lui apprendra.
— Messieurs, dis-je aux témoins du bravache improvisé, un gros court et un grand maigre, qui ma foi ressemblaient par le nez et la coupe des cheveux à Petit et à Pezonnaz, de sinistre mémoire, je n'estime pas M. Gaudichon...
— Comment! monsieur.
— Vous insultez notre client?
— Pardon, laissez-moi finir ma phrase, s. v. p. Je n'estime pas M. Gaudichon fondé à me demander une réparation par les armes, sous quelque prétexte que ce soit. Je peux lui dire, et même lui chanter sur la musique de Gounod:
Je ne t'ai jamais offensé, Tybalt!
Par je ne sais quelle tragi-comique embardée de la folle du logis, je chantai en effet aux témoins de Gaudichon ce récitatif de Roméo et Juliette, avec une petite voix de ténor dont je demeurai tout surpris.
Puis, redevenu sérieux après cette escapade dans la plaisanterie, tel un monsieur décidé à tout, qui se payait leur tête, je les priai d'attendre cinq minutes que je les misse en rapport avec deux de mes amis.
Je trouvai Napoléon et Pigeon en conférence sur les cartes.
La tête du patron, quand je leur demandai à tous deux de me servir de témoins, m'amusa presque.
Sans y découvrir de la joie, je crus y démêler que ce petit coup de tam-tam ne lui déplairait pas.
— Mon cher, dit-il vivement, il faut y aller!
— Mais j'y vais, patron!
— A la bonne heure! Je n'attendais pas moins de vous. Gaudichon est l'offensé, qu'est-ce qu'il va choisir? L'épée.
— La mitrailleuse, s'il ose! Je suis prêt à tout pour me débarrasser de ce taon qui m'exaspère, mais tout de suite, par exemple; pas de délais!
— Laissez-moi faire. On va vous arranger ça pour le mieux.
— Je pris sur une chaise la place de Pigeon, et me plongeai dans l'étude des chemins de fer de l'Europe orientale, dont le matériel recevait dès le soir même de fameux assauts, tandis que mes deux seconds allaient rejoindre ceux de Gaudichon.
Ils reparurent au bout d'une demi-heure.
— Tout est fixé, dit Martin du Bois, très bref. Gaudichon a réclamé le duel à l'américaine, c'est-à-dire à la carabine chargée de six balles. Tir à volonté jusqu'à épuisement du magasin.
Je fis une grimace. Il me sembla que six balles à consommer, c'était beaucoup. Enfin j'avais donné mes pleins pouvoirs; il n'y avait pas à balancer.
— Va pour la carabine, dis-je. Où et quand?
— Demain à deux heures, au stade de Montrouge.
— Au stade? Quel drôle de choix!
— Dix mille personnes peuvent y trouver place. Ce sera magnifique.
— Comment? Il y aura du monde?
— Il le faut, dans notre intérêt commun! N'est-ce pas un coup de publicité superbe? Vous deviez partir du premier jour pour Berlin, Moscou et la ligne. Vous partirez tout de même, mais auparavant vous aurez cassé la margoulette à votre insulteur; moi, je vous le dis, et je vous le prédis; n'en doutez pas une minute, mon cher! Vous savez que je suis de l'école de Girardin. Confiance! Confiance!
Pendant les vingt-quatre heures qui suivirent, Napoléon ne s'occupa pas plus de la Chine que si elle n'eût jamais existé. Le stade seul, prenait toutes ses pensées. Il avait présidé lui-même à l'envoi des invitations.
Un scrupule, au dernier moment, l'avait empêché de publier une annonce dans le journal. Il avait redouté un veto de Duchesne, le préfet de police. Tandis qu'en gardant le silence il atteignait son but.
Duchesne, toujours complaisant, fermerait les yeux sur cette entorse donnée à la loi. Ce ne serait pas la première, au surplus, mais plutôt la millième. En France, il en est ainsi des lois. Rarement on les applique.
Le lendemain, à l'heure fixée, j'arrivais au stade de Montrouge avec mes deux témoins: les adversaires y faisaient leur entrée à la même minute. Un service d'ordre avait été envoyé par le complaisant préfet de police, tant la foule des invités était dense et bruyante. On sentait dans l'air des prodromes de bataille. Evidemment les assistants qu'on avait convoqués à cette lutte singulière tenaient presque tous pour l'An 2000; mais Gaudichon avait aussi ses partisans, venus sans billets d'invitation, sur un rappel battu discrètement par les gens de son bord. Comme on ne pouvait leur refuser l'entrée, ils s'étaient faufilés un peu partout, dans les rangs de nos plus sincères amis, prêts à la curée qu'ils espéraient complète. Car, il faut bien le dire, dans la bataille désordonnée de la vie il en est souvent ainsi: des gens qui ne vous connaissent pas, qui ne soupçonnent même pas la forme de votre nez, ni les subtilités de votre caractère, prennent parti contre vous avec un sauvage entêtement. Pour un rien ils vous lyncheraient.
Je pensai que parmi ces spectateurs béatement féroces il s'en trouvait qui m'avaient déjà conspué sur l'esplanade des Invalides, en septembre, lorsque j'y démontrais la nécessité qu'il y avait alors pour la France de s'assurer les brevets de Jim Keog.
L'idée que cette foule ne fût pas tout entière acquise à ma cause me troublait. J'étais au surplus, nerveux depuis le matin. J'avais décampé du logis de bonne heure, sans voir aucun des miens, craignant que Martin du Bois n'eût cédé à sa manie de la réclame, et annoncé le duel à l'américaine dans le numéro du jour.
Mais le premier exemplaire de l'An 2000 qui me tomba sous la main, au boulevard de la Madeleine, ne contenait pas un mot sur la rencontre. C'était conforme aux usages reçus.
Rassuré de ce côté, je me pris à supputer les chances que j'avais d'être tué ou blessé dans la journée.
Ces réflexions sont inévitablement déprimantes. Martin du Bois le savait. Aussi m'avait-il convoqué à déjeuner avec Pigeon, pour onze heures, dans un restaurant à la mode. La vue de la foule de plus en plus excitée par la guerre asiatique, l'examen des régiments qui passaient musique en tête, en route pour la gare du Nord et de l'Est où se faisaient déjà les embarquements à destination de Berlin ou de Vienne, me changèrent en effet les idées, comme on dit.
Le plan de campagne élaboré au ministère de la guerre, par téléphone, avec le général Prialmont qui convoquait tous les chefs d'armée pour le 15 janvier à Saint-Pétersbourg, nous occupa une heure. Napoléon savait déjà par coeur ce plan; il le développait avec une précision très intéressante...
Tant et si bien que l'heure du duel était arrivée sans que j'eusse eu le loisir de m'abandonner aux réflexions funèbres dont ces sortes d'événements sont d'ordinaire accompagnés.
Notre entrée au stade s'opéra ainsi tout naturellement.
J'enveloppai d'un regard circulaire la multitude qui occupait les gradins. On eût dit qu'il s'agissait pour elle d'assister à une représentation athlétique. Il faisait un temps à souhait pour ce genre d'exercice; c'était le mot de Pigeon.
Pas de soleil, pas de pluie. Des nuages persistants assuraient aux deux adversaires la possibilité de se viser sans redouter les traîtrises de rayons malencontreux. La température, restait douce. J'appréhendais même une averse.
Quand nous fîmes notre apparition sur le terrain, un murmure flatteur s'éleva de partout.
Dès que Gaudichon s'avança, ce fut au contraire un bourdonnement hostile, et aussi quelques timides sifflets à travers la foule; pourtant aucun de nos détracteurs n'osa se révéler par un applaudissement.
Le stade est tout en longueur; les Parisiens le connaissent bien. C'est là que sur mille mètres, dont huit cents en deux lignes droites, les athlètes se livrent au sport de la course, renouvelé des Grecs. De chaque côté sont les tribunes, découvertes comme si nous avions au-dessus de nos têtes, à Paris, le beau ciel de l'Attique. Les pistes et la pelouse, qui les sépare, mesurent cent mètres de largeur, ce qui permet à deux duellistes de s'épier, de se surprendre, de rompre, sans qu'il y ait de danger pour le public, devenu friand de ces combats en champ clos à l'égal des Parisiens au temps de Henri II.
De tous les gens qui se trouvaient là, M, Martin du Bois était le plus heureux, indubitablement. Je lui en voulus un peu de l'indifférence avec laquelle il semblait envisager un dénouement fatal — fatal pour moi. Mais un mot qu'il laissa échapper me fit tout comprendre. Son indifférence n'était qu'en façade. Il jubilait de voir l'An 2000 tenir une place aussi considérable dans les préoccupations de Paris; toutefois il se disait aussi que je pouvais payer cher un mouvement de chevalerie peut-être précipité. Au fond il m'aimait bien, et je devinai qu'au moment psychologique sa sincère amitié se mettait à craindre pour ma vie. Un peu tard, voilà tout.
L'heure n'était plus aux réflexions; il fallait se battre.
Napoléon, désigné par les trois autres témoins pour diriger le combat, procéda au tirage au sort des carabines. Celles de nos adversaires furent favorisées. Il nous les délivra au milieu d'un silence impressionnant.
— Messieurs, chacune de ces carabines est chargée de six balles, nous dit-il à tous les deux. Veuillez vous placer à soixante pas l'un de l'autre pour tirer au commandement de: feu! Un! Deux! Trois! Mais seulement après que le mot: trois aura été prononcé par moi. Vous pourrez alors tirer à volonté, en cherchant la place que vous jugerez la plus favorable, en avançant, en reculant. Evitez de tirer dans la foule autant que possible.
Cet «autant que possible» me donne envie de sourire. L'heure n'était pourtant pas plaisante.
Il y eut un remous orageux sur les gradins. Puis, chacun de nous ayant été placé à l'endroit convenable, j'épaulai mon arme, visant bien la silhouette de Gaudichon, un homme épais, ventru, qui cherchait inutilement à s'effacer.
— Feu! commanda vite Martin du Bois. Un!... Deux!...
Comme il ralentissait avant de prononcer le mot trois, un des partisans de nos adversaires, sans aucun doute, le cria pour lui.
Je ne m'y trompai pas, ni la foule indignée non plus; mais Gaudichon le prit pour argent comptant, et tira sa première balle.
Fut-il de bonne foi? Etait-ce un coup monté? Je ne m'amusai pas à le rechercher.
Le signal du départ était donné, bon ou mauvais, et la course était commencée.
Mon adversaire n'avait pas l'air de vouloir l'interrompre pour repartir sur de nouveaux frais. D'ailleurs j'avais essuyé déjà son feu une première fois; il n'y avait qu'à continuer, Martin du Bois venait au surplus de crier à son tour le mot trois! presque en même temps que le loustic des tribunes.
Désavantagé par cet incident — j'eusse pu être tué avant l'heure — je visai de mon mieux et lâchai coup sur coup deux balles sur Gaudichon.
L'homme avait courbé la tête et, par une feinte, avancé de quelques pas pour m'envoyer son deuxième projectile.
Aucun de nous n'était encore atteint.
Je me déplaçai, puis je revins à mon point de départ, pour me déplacer à nouveau dans un sens opposé.
L'autre en faisait autant.
Ce furent alors des ruses de trappeur pour approcher l'adversaire et le viser en face. Je lâchai ainsi deux balles encore. Mais soudain ma carabine s'émietta, pour ainsi dire, entre mes mains.
Une balle venait d'en fracasser la crosse et j'avais l'index de la main droite à moitié coupé.
Soudain ma carabine s'émietta, entre mes mains. (Page 670.)
Le combat fut aussitôt arrêté par les témoins. Mon médecin — c'était celui de Martin du Bois, l'éminent professeur Lacaussade —se précipita vers moi. Il constata tout joyeux que la blessure n'intéressait qu'un doigt et me poussa vers l'ambulance du stade.
Mais la foule, en dépit des recommandations qui lui étaient faites, envahissait aussitôt la piste et nous entourait, nous pressait avec un évident désir de me témoigner sa sympathie. Les vivats éclataient, assourdissants, et leur musique me chatouillait agréablement l'oreille.
En un instant aussi le populaire avait fait des siennes. Il s'était élancé vers Gaudichon, tout surpris de se trouver encore vivant, et vers ses deux témoins, pour les invectiver, les bourrer de coups.
J'entendis les échos bruyants des discussions et des pugilats. On accusait nos adversaires de déloyauté. L'individu qui avait crié «trois» avant le directeur du combat ne leur était pas inconnu, c'était là un fait évident... Pour la foule en délire les choses les moins claires sont toujours évidentes.
Bref, de la chambre où j'étais enfermé avec le médecin, tandis que mes témoins couraient après la rédaction d'un procès-verbal, j'assistais à une batterie en règle, d'où le parti de l'An 3000 sortit encore diminué.
Aussi le soir, au lieu de partir pour la Russie comme je l'avais projeté avec Pigeon, fus-je convié à un grand dîner que Napoléon donna dans son hôtel en mon honneur. La famille Vandercuyp y assistait, la mienne aussi. Miss Ada ne cessa de causer à voix basse, comme s'il se fût agi d'une conspiration, avec le docteur Lacaussade.
Quant à moi, ravi de m'être tiré à bon compte d'une aventure organisée un peu à la légère, je considérais de temps en temps mon index enveloppé de bandages.
Il ne serait pas nécessaire de l'amputer, c'était déjà un fait acquis.
La plaie avait été soigneusement nettoyée. Le médecin répondait d'une guérison dans la huitaine, tout en faisant ses réserves sur une ankylose partielle.
Je me prenais alors à penser que cet index, je l'avais maudit bien souvent depuis Francfort.
N'était-ce pas lui qui avait déterminé l'explosion fatale où Rapeau et tant d'autres avaient péri? Mes remords reparaissaient si cuisants que je n'étais guère à la conversation.
Au demeurant ce qu'on dit pendant tout le dîner n'était pas plus gai. Il n'y fut question que de la guerre universelle contre les Chinois.
De quoi pouvait-on parler à Paris, ce soir-là, hormis de la concentration des armées européennes aux confins de l'Asie?
Les incidents du duel une fois épuisés, il ne fut question que de la Muraille blanche.
Quelques jours se passèrent. Je fis mes préparatifs sans trop de hâte, le professeur Lacaussade s'étant opposé à mon départ immédiat.
J'attendais donc son exeat pour quitter la France, mais Pigeon n'avait pas les mêmes raisons. Dès le 8 janvier il était en route pour Saint-Pétersbourg, où il arrivait le 12, après un arrêt de deux jours à Berlin.
En Allemagne comme en France, nous disait-il au mégaphone, et dans tous les pays blancs, la fibre patriotique vibrait à l'unisson.
Partout on comprenait qu'il y allait de la vie de chaque peuple japhétique.
Phénomène qui ne s'était jamais vu jusqu'alors, ni en Allemagne, ni en France, ni ailleurs! Accord original, presque consolant. Les adversaires les plus acharnés faisaient trêve à leurs ordinaires disputes sur des questions vieillotes pour concourir au salut public.
Les lignes du Nord et de l'Est étaient encombrées de trains militaires. Il en partait un toutes les heures de la Chapelle et de Pantin. On sait que depuis 1927 nos voies ferrées ont été doublées sur les artères principales des grands réseaux. Chaque train transportant cinq cents hommes le total des soldats embarqués aux deux gares s'élevait à vingt-quatre mille environ par jour. On aurait ainsi expédié deux cent quarante mille hommes en dix jours; c'était fabuleux.
Les troupes autrichiennes étaient déjà en Pologne, et l'arrivée à Moscou des premiers régiments avait déterminé là-bas des manifestations en sens divers, à ce qu'on lisait dans les télégrammes des agences télégraphiques.
Pourquoi des manifestations en sens divers?
L'opinion dans l'immense empire était donc divisée sur le principe de l'intervention occidentale?
Je faisais chaque jour, avec Napoléon, une visite aux gares d'où les convois réguliers de troupes et de munitions partaient avec une régularité parfaite. C'était un tableau bien pittoresque.
C'était un tableau bien pittoresque que celui du départ des
troupes par les deux gares du Nord et de l'Est. (Page 672.)
Les familles, les amis des soldats encombraient la cour du départ; on les chargeait de victuailles consolatrices pour les premières étapes.
On buvait aussi beaucoup —trop —dans les cabarets avoisinants, et en plein air, où les débitants ambulants, malgré un refroidissement subit de la température, promenaient leurs cantines en faisant tinter des sonnettes.
Les petits métiers de la rue s'exerçaient, comme toujours, à plaisanter l'actualité. Les images, les bibelots, les souvenirs commémoratifs à bas prix se vendaient par poignées. A vrai dire, il nous semblait que personne ne prît au tragique, ni même au sérieux, ces préparatifs surhumains qui, pendant des semaines, allaient troubler l'Europe.
Etait-ce la conséquence de notre ordinaire légèreté? Fallait-il voir dans le scepticisme de la population parisienne une appréciation plus exacte des choses?
Le général en chef français n'était autre que Lamouroux, un vétéran des expéditions répressives nécessitées naguère par des rébellions suspectes en Annam et au Tonkin. Il avait sous ses ordres soixante généraux de division, et une centaine de brigadiers.
Quand nous faisions le compte d'un matériel prodigieux, des convois qui s'en allaient, sur des milliers d'automobiles, rejoindre les trains aux points de concentration désignés en pays allemand et russe, nous demeurions confondus devant un appareil aussi monstrueux.
La question d'argent se réglait dans toute la France avec un touchant empressement.
On revoyait les tableaux patriotiques de la grande époque révolutionnaire, avec cette différence que les citoyens, au lieu de venir s'enrôler, ce qui n'était pas utile puisque nous avons le service obligatoire, apportaient leur cotisation sur l'autel de la patrie, représenté par le tapis vert du Conseil municipal.
On citait des traits touchants. De vieilles femmes se présentaient avec des poulets, des canards et priaient qu'on les vendît au marché le plus prochain pour en affecter le prix à l'oeuvre de la Muraille blanche. Ah! le peuple tout entier connaissait le mot et la chose.
— Voilà, disait-il en apportant ses dons en argent ou en nature, écus ou bétail. Voilà pour que ces brigands de Chinois ne viennent point cheux nous...
Une quinzaine s'était écoulée sans que Pétersbourg ou Moscou nous eût fait connaître ce qui se passait dans les neiges de la Sibérie orientale, coupées sans aucun doute de toute communication avec le reste du monde.
— Voilà, disaient les bonnes gens en apportant leurs dons,pour que
ces brigands de Chinois ne viennent point ›cheux nous‹. (Page 672.)
Il fallut qu'une abominable nouvelle vînt jeter le désarroi dans toute l'Europe, alliée contre l'envahisseur jaune! Elle vint encore de Saint-Pétersbourg, le 16 janvier au soir; et ce fut Pigeon qui, le premier, l'expédia en France.
Après avoir confirmé ce qui était connu depuis deux jours, à savoir que le jeune tsar Alexis II s'était mis à la tête d'une armée de cent mille hommes pour la conduire vers l'Oural, où il comptait faire les honneurs de son empire aux troupes des puissances coalisées, elle annonçait qu'à Nijni-Novgorod l'infortuné monarque avait été lâchement assassiné par une terroriste de vingt ans.
Avec une furie que personne n'eut le temps de prévenir, il arrivait sur le tsar,
lançait une bombe et le tuait, ainsi que deux aides de camp. (Page 672)
Sa Majesté, disait Pigeon dans son télégramme laconique, venait de faire aux officiers du régiment Préobrajensky, devant le front des troupes, les éloges les plus affectueux.
Avec la belle cordialité qui a ramené depuis son avènement au trône tant de sympathies à la dynastie des Romanoff, Alexis II envoyait ses souhaits aux généraux russes accablés sur le territoire sibérien par un ennemi dix fois supérieur en nombre, et les officiers supérieurs l'écoutaient en demi-cercle avec le plus profond respect, lorsqu'un jeune essaoul ou lieutenant de cosaques sortit tout à coup du front de l'armée, comme emporté par un cheval vicieux.
Avec une furie que personne n'eut le temps de prévenir il arrivait sur le tsar, lançait une bombe et le tuait ainsi que deux aides de camp.
Après quoi le misérable se brûla la cervelle, sur son cheval toujours emballé.
Les constatations révélèrent son identité.
Il n'avait d'un essaoul des cosaques que le vêtement. Point davantage le sexe. Ce soi-disant lieutenant est en effet une jeune étudiante d'Odessa, dont le nom, Natacha Gregorieff, se trouvait écrit en toutes lettres au fond de son bonnet.
«Impossible d'envoyer autre chose ce soir, ajoutait Pigeon. Evénements de la plus haute gravité.»
Le lendemain matin, à 7 heures, je laissais Paris et la France commenter le lamentable événement qui venait si mal à propos compliquer les choses, et je partais pour la Russie.
Mon index était guéri. Mais il s'agissait bien de mon index! Quelle blessure effroyable venait de se rouvrir dans le flanc de la vieille Europe!
Je ne partais pas seul.
M. Martin du Bois, avec une belle vaillance, s'était fait conférer par le gouvernement les fonctions de commissaire général civil aux armées de la République française en expédition sur les confins de l'Europe et de l'Asie.
C'était, sous l'uniforme d'un ›essaoul‹ des cosaques, une jeune
étudiante d'Odessa, nommée Natacha Gregorieff. (Page 672.)
Il était aussi digne que quiconque de les occuper.
Pour moi, je ne pouvais souhaiter un meilleur compagnon de voyage.
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