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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 20 — L'INVINCIBLE ARMADA

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 20: L'Invincible armada, le 7 juin 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-11-11

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Le barrage était éventré. Par les écluses déchirées à coups de
bombes, le canal de Panama se viderait bientôt^ dans les deux Océans.


TABLE DES MATIÈRES



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Les porteurs vinrent nous déclarer qu'ils
ne voulaient pas aller plus loin. (Page 612.)



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JUSQU'ICI

Un journaliste français, reporter au service du grand quotidien l'An 2000, suit et raconte les péripéties de la Guerre Infernale qui met aux prises, d'une part, l'Angleterre, la France, le Japon alliés, avec, d'autre part, l'Allemagne unie à l'Amérique. Après des aventures angoissantes sur terre, dans les airs et jusqu'au fond des mers, le narrateur, prisonnier des Américains, parvient à s'évader sur un navire, le Krakatoa, qu'ont affrété de braves Hollandais pour rechercher le fiancé de leur fille, Miss Ada. Ce fiancé, Tom Davis, est un officier d'état-major anglais chargé d'une mission si mystérieuse qu'on ignore ce qu'il est devenu. Le Krakatoa retrouve Tom Davis à Nassau (îles anglaises de Bahama); mais l'amiral de la flotte japonaise, qui votent rejoindre à Nassau sept croiseurs anglais pour essayer de forcer avec eux les passes de la Floride, exige le départ immédiat de tout bâtiment étranger.

Le Krakatoa est forcé de repartir pour l'Europe, emmenant Miss Ada et sa famille. Le correspondant de l'An 2000, doublé de son collaborateur Pigeon, reste avec Tom Davis, dont la mission consiste à décider les nations blanches à renoncer à leur lutte fratricide pour se liguer contre l'invasion jaune. Ils assistent à la lutte gigantesques entre le savant américain Erickson, maréchal des Forces Electriques, et les Japonais sournois, qui, d'abord nus à mal par la science du Yankee, finissent par triompher de lui en le poignardant. Tom Davis retourne en Angleterre. Pigeon et son compagnon sont faits prisonniers sur le champ de bataille par des aéronautes japonais qui les emmènent à San Francisco dont le Japon s'est emparé. On les exhibe dans les quartiers populeux, puis on les fait passer devant un conseil de guerre qui les condamne à mort. Mais sur l'intervention de l'officier Wami, qui fut naguère mêlé à leurs premières vicissitudes, un sursis leur est accordé. M. Martin du Bois, directeur de l'An 2000, cherche à en profiter pour soudoyer leurs geôliers; mais Wami découvre le pot aux roses.

Il ne peut cependant empêcher l'Américain Will Keog d'enlever l'un des prisonniers sur un aviateur puissant. Hélas! bientôt rejoints, les fugitifs sont contraints à participer à une expédition secrète faite, dans un but encore ignoré, par des Japonais déguisés en traitants sur les bords du canal de Panama.

Afin de mieux échapper à la surveillance des indigènes, les Japs profitent de leur penchant à l'ivrognerie pour les griser abominablement.


1. Où allait-on?

Le lendemain, il fallut attendre que le sommeil eût dégrisé le village pour songer au départ.

La plupart des habitants de Jioyo avaient couché dehors, par troupes, bavant les uns sur les autres, pêle-mêle avec les cochons et les chiens.

Nombre d'entre eux se présentèrent à la boutique du senor Pedro Blas, le pot à la main, pour y solliciter, d'une bouche pâteuse, un renouvellement des libations de la veille. Mais la porte restait fermée à triple tour.

Les Japonais firent comprendre aux ivrognes que cette mesure avait dû être prise dans l'intérêt commun, pour permettre à la colonne de repartir et de faire la seconde étape dans de bonnes conditions. Le traitant lui-même, leur dit-on, dormait encore, après une nuit aussi orageuse, et il convenait de ne pas le réveiller.

Clopin-clopant les porteurs se remirent en ligne et chargèrent leurs colis. Les femmes, qui étaient venues les aider, disaient en forme d'encouragement:

— Encore une journée, et une autre journée. Après quoi vous serez payés avec de l'argent que vous rapporterez ici. Et le senor Pedro Blas vous vendra beaucoup de pots d'anisado.

Nous étions redevenus des princes. Quand Will Keog donna le signal du départ, sur un ordre bref de Wami, ce furent des acclamations sans fin de la gent féminine à notre adresse.

Tout aussitôt après Jioyo, on retrouvait la forêt vierge, en laissant sur la droite le rio et ses alligators.

Les défections me parurent assez nombreuses; mais Keog expliqua aussitôt que le bonze avait pris une autre route que la nôtre, avec soixante porteurs. Il restait dans notre colonne environ cent trente indigènes et douze Japonais pour les convoyer.

Ce jour-là Wami remplaçait le commandant à la tête de la caravane, et guidait les trocheurs à l'aide des instruments: boussole, niveau, mire, longimètre.

Il était évident que son inexpérience de la contrée retarderait notre marche. Par surcroît la forêt vierge fourmillait à présent de bambous et de pitos, ou ananas sauvages, fourrés difficiles à pénétrer. Leurs feuilles fibreuses, armées de piquants vénéneux, résistaient au tranchant des machetes. Il fallait se baisser et scier la tige au ras du sol. Les porteurs déposaient leurs charges pour aider avec de longs couteaux les macheteros dans leur travail. Tous suaient comme suent les nègres, vite et beaucoup, se lamentaient sur la dureté des temps, la modicité des prix et reprenaient ensuite leurs charges pour avancer quand même.

Avec Pigeon et Keog nous avions établi et répété, suivant l'habitude prise, qu'on était ce matin-là le 9 décembre, le 9 décembre, le 9 décembre...

— Il me semble, dit Pigeon, que le 9 décembre on ne fera pas dix kilomètres, comme hier.

Entre deux ébranchages nous nous penchions sur la carte pour y constater qu'on n'aurait guère avancé que d'une demi-lieue lorsque le soleil, déjà très chaud, marquerait midi.

L'heure s'indiqua au zénith et les instruments confirmèrent cette supposition. Les hommes de Jioyo ne paraissaient pas trop démoralisés par cette lenteur dans la marche; ils dirent au Hibou que derrière ce massif presque impénétrable de la forêt vierge on devait arriver le soir même au bord du Rio Delicias, dont les eaux descendaient assez doucement du plateau central — ils disaient la grande montagne — de l'isthme. On aurait là une route liquide toute tracée pour se rapprocher du but que l'on voulait atteindre.

Sans être ferrés sur la géographie, les gens de Jioyo connaissaient, les uns de visu, les autres par ouï-dire, le massif supérieur où les Américains ont aménagé des lacs artificiels pour y retenir les eaux des rios capricieux. Ils savaient qu'une fois la forêt vierge franchie, on aurait à sa disposition l'espace libre, l'eau courante, pour piroguer en des troncs d'arbres que l'on creuserait au bord du rio.

Wami confirma les dires des porteurs, soit qu'il voulût les flatter pour être plus tranquille, soit qu'ils eussent deviné la route qu'on devait suivre.

Nous comprenions, nous, que cette route dût être constamment ennuyeuse à faire et pénible, contrairement à ce que pensaient les indigènes, par la raison toute simple que nous n'étions pas des explorateurs ordinaires, mais une véritable bande de malfaiteurs, pressée d'en finir avec un attentat que la moindre imprudence pouvait compromettre.

— Enfin, pensai-je tout haut, ce qui est écrit est écrit. Laissons venir les événements. On verra bien.

Cette réflexion découragée — les sujets de découragement ne nous manquaient pas — coïncidait avec l'heure du repas et du repos.

On fit halte de midi à deux heures, comme la veille, dans le tunnel même de branchage que la caravane s'employa pendant vingt minutes à élargir.

Il fallait lui donner au moins cinquante mètres en long et autant en large. Dès que ce fut fait on distribua le riz et les bananes.

Il y avait de l'eau partout aux environs.

Comme les fatigues de la veille n'étaient pas encore réparées et que la chaleur devenait lourde, le sommeil enveloppa bientôt la colonne. Les indigènes ronflaient à poings fermés: les Japs, sans cesse en éveil, ne quittaient jamais le tas des caisses, que l'un d'eux comptait et recomptait quatre fois par jour. Il y avait exactement cent dix-huit colis, à présent que la section qui s'était détachée de nous le matin avait emporté les siens.

Les moustiques nous furent si cruels que tous les trois nous dûmes renoncer à dormir. On se reprit d'un beau zèle pour l'examen de la carte.

La prudence nous commandait de n'émettre aucun son. Mais nos yeux savaient lire. Pour la première fois je me rendis un compte très net du plan que les Japonais avaient conçu, et par des monosyllabes à la façon des Indiens, Keog et Pigeon me faisaient entendre qu'ils comprenaient aussi.

Nous allions sournoisement attaquer, par une marche de flanc à travers la forêt vierge et les savanes, les ouvrages d'art que les Américains ont multipliés le long du Chagres supérieur.


2. L'étang maudit.

C'était très net. On voyait à l'Est un océan: le Pacifique; nous venions de le quitter pour monter doucement le massif boisé d'où nous allions sortir au bout de deux jours, peut-être, pour aborder la savane, plus aisée à traverser que la forêt vierge.

La Route Pavée franchie, nous serions amenés à nous rejeter par prudence dans la brousse; mais dès que nous en sortirions, ce serait pour atteindre le milieu de l'isthme à quelques kilomètres près; ce serait aussi le plateau où le fleuve inégal s'épand dans un lac artificiel, régulateur de ses eaux pour l'alimentation du canal interocéanique, et le barrage monstre d'Alhajuela, qui les retient.

On méditait en silence sur ces constatations lorsque trois ou quatre femmes de Jioyo nous arrivèrent, effarées. Elles voulaient réveiller les hommes et leur conter la disparition du senor Pedro Blas.

Les Japs invitèrent Will Keog à les chasser promptement, sous prétexte que les travailleurs seraient dérangés dans leur occupation par l'arrivée de ces commères.

Mais les femmes tenaient bon. Quand elles en eurent fini avec cette histoire, elles en contèrent une autre, qui faillit obtenir un grand succès. Malheureusement ce ne fut qu'une lueur d'espérance. .

Deux Zambos, disaient-elles, avaient déserté depuis le matin notre colonne pour venir leur raconter que les Blancs voulaient emmener le convoi dans une direction qu'il est interdit de prendre à quiconque veut conserver sa vie. D'après les indications fournies par ces négresses crédules, il s'agissait d'une lagune située à cinq kilomètres de notre camp, dans l'Ouest.

On regarda la carte; elle y figurait bien, et Wami, qui écoutait d'une oreille impatientée les doléances des femmes de Jioyo, la reconnut.

— Eh bien, après? dit-il comme s'il nous eût pris pour juges, nous les grands chefs de l'expédition.

— Après? dirent les femmes, toutes à la fois. Il y a que cette lagune est maudite, que les gens du pays qui l'approchent deviennent fous, et qu'elle noie toujours ceux qui la traversent. Aussi depuis cent ans personne n'a-t-il osé la franchir soit en radeau, soit en pirogue...

Keog nous montra le point. A l'échelle de notre carte, cette lagune mesurait environ dix kilomètres de long sur deux de large. Elle affectait la forme d'un croissant.

— Dites-leur que nous ne la traverserons pas. Nous la longerons seulement, fit Wami, impérieux.

Keog obéit. Alors les cris devinrent perçants et réveillèrent les dormeurs.

Quand ils surent de quoi il était question, tous se levèrent et vinrent faire devant nous les plus énergiques protestations. Ils appelaient cette eau, dépourvue de tout nom sur la carte, l'Etang du Diable. Leur contrat ne pouvait porter qu'on irait là, car dans tout l'isthme cette direction était considérée comme funeste.

On ne pêchait jamais sur ce lac, peuplé depuis de longues années par de mauvais esprits. On ne pouvait s'y faire reconnaître, car derrière les îles et îlots les voix humaines étaient modifiées par de malins esprits. De sorte que jamais on n'y retrouvait sa pirogue quand on avait commis l'imprudence de s'arrêter sur ses bords.

Les alligators y avaient des ailes; ils pouvaient sortir de l'eau pour voler à la surface et happer plus sûrement leurs proies. Bref aucun humain raisonnable ne pouvait songer à traverser l'Etang du Diable.

Aussi les trois Blancs n'y songeaient-ils pas, en quoi les gens de Jiovo reconnaissaient leur intelligence.

Mais eux ne voulaient même pas longer l'étang maudit. Ils s'y refusaient par la raison qu'avaient donnée les femmes: rien qu'en suivant la rive on devenait fou.

Ils ne voulaient pas devenir fous. Ils l'avaient tous été suffisamment la veille, par la faute de l'anisado.

Bref l'Étang du Diable leur inspirait une indicible terreur, et voilà que les femmes venaient leur dire qu'on les dirigeait de ce côté-là!

Comme un seul homme tous vinrent nous déclarer qu'ils refusaient d'aller plus loin, si les trois Blancs ne leur promettaient pas de modifier l'itinéraire. i

Une lueur d'espérance brilla pour nous à cette minute trop courte. Mais comme elle s'éteignit promptement!


3. Les Vampires.

Il fallut donner aux palabres une conclusion solennelle.

Sur les indications de Wami, le Hibou se plaça au centre du campement. Nous lui fîmes un encadrement avec Pigeon, et le tribunal ainsi constitué rendit un arrêt qui arrangea les choses.

Quel dommage! Il eût été si plaisant de voir les Japs rester en plan avec leurs paquets!

Nous promettions de ne pas contraindre nos porteurs à la traversée de l'étang. Promesse d'autant plus aisée à faire que l'itinéraire ne le demandait point.

Mais comme il fallait à tout prix longer l'eau pendant une heure, pour trouver un sentier tout fait qu'on suivrait ensuite jusqu'au gîte d'étape, Keog annonça, d'accord avec Wami, que la journée serait payée à chacun le double de son prix, en raison des risques que les cervelles allaient courir.

La décision parut supérieure, et de véritables ovations l'accueillirent. Les femmes regagnèrent Jioyo, non sans avoir appelé de nouveau l'attention des hommes sur la disparition mystérieuse du Guatémalien, sur les flaques de sang qu'on avait constatées au pied de son comptoir. Mais la colonne avait double paie; elle s'inquiétait bien de l'absence de Pedro Blas! On repartit pour la direction funeste, toujours trochant...

Enfin vers quatre heures l'insupportable travail devint inutile. A nos yeux apparaissait une terre mamelonnée, presque nue, sur laquelle le pied se trouva tout aise de s'appuyer. On fit ainsi quatre ou cinq kilomètres assez vite, sans rencontrer autre chose que des alligators étendus au bord des marais.

Indifférents, les sauriens ne nous regardaient même pas. Ils se chauffaient au soleil avec volupté. Will Keog nous conta qu'il arrive au caïman de rester ainsi des mois, la gueule ouverte, le dos aux rayons de l'astre bienfaisant. Quand vient la mauvaise saison il rentre dans les cavités qui lui servent d'habitation, au-dessous du niveau des rios; et jusqu'à cent ans et plus il recommence ce manège que rien ne vient interrompre puisqu'il ne cherche point à s'emparer de l'homme vivant, dont il a peur.

Will avait même vu, nous dit-il, lors d'un voyage sur les rives de l'Amazone, un de ces hideux animaux qui présentait l'aspect d'une vieille souche. Son corps était recouvert de mousses et de parasites, comme s'il eût été exposé aux intempéries depuis un quart de siècle. Devenu vieux, le caïman reste ainsi naufragé sur la grève, incapable de rentrer sous la rivière, de happer les poissons ou les oiseaux sauvages qui arrivent à sa portée. Et il met des années encore à mourir sous cette parure pittoresque qu'il n'a plus la force de secouer.

La chaleur nous avait accablés tout le jour. Il semblait que le thermomètre eût monté à trente degrés centigrades, ce qui est normal dans l'isthme, mais déjà désagréable.

Nous n'avions plus à redouter les bestioles monstrueuses de la forêt vierge; par contre toute la gamme des bourdonnements, du moustique jusqu'à la guêpe, nous emplissait les oreilles. Par instants on secouait la tête comme des aliénés.

Cette recrudescence d'insectes coïncidant avec l'arrivée au bord de l'Étang du Diable, j'eus tôt fait de comprendre les raisons qui faisaient tant redouter ce passage d'eau. Il y avait vraiment là de quoi devenir fous.

Inutile d'ajouter qu'on suivit la rive sans incident; que nuls esprits ne vinrent perforer les cervelles de nos Zambos. D'aucuns eurent bien des appréhensions qui les faisaient marcher plus vite, mais ce fut autant de gagné. A six heures, après avoir laissé l'étang derrière nous et nettement pris au Nord un sentier tout fait dans la troisième forêt vierge, très exactement portée sur la carte, nous arrivions au petit village de Loma: cent dix paillottes.

Le chef de la tribu qui les occupait vint au-devant de nous, entouré de quarante guerriers en piteux état.

— Oh! grasseya Pigeon, quelle purée, chef, quelle purée!

La palabre était indispensable. Wami donna rapidement ses instructions à Will Keog qui se mit à mentir « comme un arracheur de dents ».

Le cacique était un petit Indien mâtiné d'Espagnol. Il répondait au nom gracieux d'Adolfito Lélégougou. On s'assit en rond — les chefs seulement — et devant les porteurs aussi bien que devant les guerriers attentifs, la série des discours commença.

Adolfito voulait bien nous laisser camper sur son territoire, à quelques pas du petit tertre où il nous donnait audience; mais il réclamait d'abord de l'argent, ce qui fut accordé sans débat.

On lui donna moins délibérément des renseignements sur la mission que nous étions censés poursuivre dans les forêts de son pays. Ce ne furent que mensonges auxquels, du reste, Adolfito se laissa prendre avec ravissement.

Ils étaient si vraisemblables!

Nous arrivions de l'Amérique du Nord, disait Keog, certains qu'il y avait dans la région des mines d'émeraudes, comme au Darien tout proche.

Il ouvrit de grands yeux, car il avait entendu parler des trouvailles merveilleuses faites au Darien du vivant de son père. C'était vers 1900, nous traduisit le Hibou avec un sérieux qui, en toute autre circonstance, nous eût divertis comme au théâtre.

A l'idée que de pareils trésors pouvaient être découverts dans les entrailles de cette terre dont il était le maître, à quelques lieues à la ronde, Adolfito Lélégougou se répandit en suppositions mirifiques. Il nous rappela la fable immortelle de Perrette et du pot au lait.

Il voyait déjà des centaines d'ouvriers pénétrer dans le pays, pour défricher, puis des milliers d'autres — des Chinois, car il avait entendu parler aussi des Chinois — pour creuser la mine.

Keog lui présenta trois ou quatre Japonais, moins maquillés que les autres, comme des délégués de la Chine qui venaient déjà prendre connaissance des lieux. Il les admira beaucoup.

Poursuivant son rêve, le petit cacique, dans un jargon que le Hibou ne saisissait pas toujours, déclara que tout ce monde lui apporterait beaucoup d'argent, avec quoi il s'en irait faire un voyage à Panama. Il suivrait la route parallèle au canal d'alimentation, puis se dirigerait vers la capitale. Après quoi il reviendrait visiter Corozal, Paraiso, Obispo, Matachin, Tavernilla, Gatun, Colon enfin, c'est-à-dire les principales stations de l'incroyable voie fluviale créée par le génie des Blancs.

Ses périodes admiratives, à nous traduites successivement en anglais par Will Keog, ne sortaient pas du tout des lèvres d'un imbécile. Ce petit cacique était trop confiant, voilà tout, et manquait d'instruction première.

Quand le Hibou lui eut fait avaler une demi-douzaine de bourdes Adolfito nous honora d'une permission générale pour la nuit. Il m'offrit même sa case, si je voulais lui faire l'honneur, disait-il, de la partager.

Mais je me méfiais des odeurs. Je lui demandai la simple faveur de la visiter, après quoi je passerais la nuit avec mes amis, au clair de la lune, où nous serions rafraîchis par la brise qui se levait chaque soir vers neuf heures et ne cessait qu'à l'aube.

Tandis que les autres installaient les porteurs dans la plaine voisine, où se voyaient à peine quelques arbres et peu de broussailles, je visitai la case de notre cacique ami du progrès.

Elle ressemblait à celle que nous avions habitée à Jioyo, avec quelques décorations grossières en plus, faites de feuilles de palétuvier ou de bois découpé à coups de hache.

Tout à coup joie subite! J'appelai Pigeon, qui musardait sur la place. Le calfeutrage était hermétique contre les bêtes de nuit; Adolfito l'obtenait à l'aide de vieux journaux, qu'on lui avait apportés de la côte en ballots.

La vue de ces papiers imprimés, la plupart en espagnol, nous causa autant de plaisir que si nous eussions rencontré dans ce coin perdu du monde un confrère en tournée!

Je me dressais sur la pointe des pieds pour regarder de plus près. Ce fut bien autre chose! Sous le toit de la case les journaux n'étaient plus hispano-américains, mais anglo-américains, français même!

Oui, sous le plafond de la chambre du cacique, qui sentait d'ailleurs abominablement mauvais, je l'avais prévu, des journaux français avaient été collés. Et quels! Des numéros de l'An 2000 vieux de quatre ans!

Cette évocation du boulevard Haussmann nous fit vraiment du bien. Il me sembla qu'elle m'eût rendu le courage, et Pigeon se mit à siffler un air, ce qui ne lui arrivait que dans les moments d'extrême satisfaction.

Hélas! la nuit qui venait nous préparait des impressions tout autres.

Nous étions tellement accablés par la chaleur qu'en dépit des recommandations de Keog, lequel eut soin de se pelotonner dans son carré de cotonnade, en fils de la savane qui connaît les surprises nocturnes, nous laissâmes nos chemises entr'ouvertes, Pigeon et moi, comme si nous eussions dormi dans une chambre d'hôtel.

Qu'avions-nous à craindre, au milieu d'un village, à côté de nos porteurs, surveillés par le quart japonais qui ne cessait de se relayer, et sur la vigilance duquel on pouvait sûrement compter?

Aussi avions-nous laissé venir lentement le sommeil, en évoquant à mots couverts, en français, des souvenirs de la patrie absente.

La lune nous éclairait; il semblait qu'elle nous envoyât des rayons réfrigérants, après ceux, par trop torrides, dont le soleil nous avait gratifiés.

Soudain, je suis réveillé par une douleur atroce à la poitrine.

J'en éprouve une autre à la gorge. Je saigne: ma main a bien vite essuyé un filet de sang. Pigeon pousse à son tour deux cris où je devine une souffrance pareille. Je le regarde: le malheureux est encore la proie de ses tourmenteurs, alors que les miens sont en fuite.

Ce sont des chauves-souris vampires.

Nous étions désignés à leurs coups avec notre chair ingénument exposée en plein air. J'en vis une douzaine qui se refusaient à croire que l'aubaine fût si courte. Elles tournoyaient en attendant une reprise de notre sommeil.

Après les avoir chassées avec de grands gestes, je considérai trois morsures saignantes que les ignobles bêtes venaient de me faire. Pigeon perdait beaucoup plus de sang que moi, et prenait peur.


Illustration

Après avoir chassé les horribles bêtes, je considérai les blessures
saignantes qu'elles venaient de nous faire. (Page 615.)


Ce fut le brave Hibou qui nous pansa tous les deux, en cherchant à nous persuader que les blessures ne seraient pas graves.

Nous n'en étions pas moins douloureusement atteints. Pigeon voulait à toute force que les morsures de ces oiseaux de nuit fussent mortelles, comme si nous n'eussions pas assez d'occasions de rencontrer la mort dans cette lamentable aventure sans y ajouter celle-là!


4. Outrage et réparation.

Adolfito ne voulut pas nous laisser partir les mains vides. Au petit jour, devant la colonne reformée, il nous offrit trois canards étouffés, plumés, et un petit cochon vivant.

Comme notre dignité de pseudo-chefs s'opposait à ce que nous prissions dans nos mains ces victuailles, Keog fit un geste vague pour appeler un noir; mais Wami et le médecin se trouvaient auprès de nous, déguenillés, minables. Le cacique leur mit sur les bras volatiles et cochon de lait, en leur enjoignant brièvement de les préparer à l'étape pour notre repas du soir.

Nous ne pûmes retenir un sourire de satisfaction en voyant les deux Japs quitter Loma dans cet équipage; l'un porteur de trois canards plumés, l'autre d'un cochon vivant qui grognait sans trêve.

Inutile d'ajouter que 20 minutes plus tard, lorsqu'on eut perdu contact avec Adolfito Lélégougou et les gens de son village, nos deux Japs repassèrent à un nègre les colis gênants dont on les avait chargés.

— Aujourd'hui 10 décembre, disait Pigeon en me suivant dans le sentier qui s'allongeait toujours, ombreux et commode, devant notre procession, 10 décembre, 10 décembre...

— Tout de même, répondis-je, on devrait bien arriver dans quelque pays civilisé. J'y achèterais avec plaisir un crayon et une feuille de papier pour prendre des notes.

— Avec quoi paieriez-vous, patron?

— Avec ces trois canards, donc!

— C'est une idée. Mais je crains bien que le papetier ne soit aussi éloigné de nous, aujourd'hui encore, que le marchand de tabac.

Will Keog calculait. Nous devions être, d'après lui, aux deux tiers du parcours que comportait le coup de main, soit à vingt kilomètres de la côte du Pacifique, et nous avancions parallèlement à la fameuse Route Pavée des Espagnols, qui de Panama conduisait jadis à Portobello.

Sans incidents — moustiques et garapates mis à part — la halte de midi fut faite au bord de la savane, dans laquelle il fallut ensuite nous engager avec prudence, en nous écartant de la route pavée, précisément.

Carte en mains, nous la longions à présent; nous la laissions sur notre gauche en avançant vers l'Est. Sûrement Wami attendait pour la franchir que le soir fût tombé. La nuit tous les chats sont gris. Si peu fréquentée qu'elle fût, on pouvait y faire de fâcheuses rencontres, encore que les patrouilles américaines ne fussent guère commandées pour venir jusque-là; c'était trop loin de leur base.

Les deux complices nous laissaient dans l'ignorance de la direction qui serait prise le lendemain par la colonne.

Nos suppositions s'égaraient — ce fut l'objet de notre entretien à l'heure de la sieste — entre la continuation de la route au nord et un crochet brusque à l'Ouest.

Dans la première hypothèse, nous longions toujours la vieille route pour aboutir à Santa Barbara, au bord du grand lac artificiel constitué par les débordements du Chagres, par le rio Peipieni, le rio de la Puente et d'autres rios encore, totalement absorbés.

La seconde nous faisait descendre, par une nouvelle série d'étapes, en pleine forêt vierge, droit sur Alhajuela, gigantesque amorce de la rigole d'alimentation, source savamment dosée de l'eau nécessaire au travail des écluses sur le canal.

En ce cas nous aurions une rivière à notre disposition, le Chilibrillo.

Et comme nous devions atteindre ce soir-là le faîte des gibbosités de l'isthme, la ligne de partage des eaux, la route fluviale ne monterait plus, mais descendrait vers le Chagres et vers l'Atlantique. Nous allions quitter dans quelques heures le bassin du Grand Océan.

Cette journée fut la plus vivement enlevée des sept que dura le voyage.

On n'avait guère troché que le matin. Le reste du temps, le sentier pratiqué par les indigènes, caucheros ou dévaliseurs de caravanes nous avait permis d'avancer de huit kilomètres. La nuit était complète et la lune ne paraissait point encore lorsque la Route Pavée fut franchie par une marche de flanc que les instructeurs japonais firent exécuter avec une régularité parfaite.

On se regarda. Keog et Pigeon marmottèrent. La seconde hypothèse était la bonne. Nous nous dirigions sur Alhajuela.

A vrai dire cette Route Pavée représente un ruban de grès informes, mal équarris; mais elle est là depuis deux siècles, enfouie sous les hautes herbes pour attester que jadis les Espagnols firent un effort pour réunir l'un à l'autre les deux océans.

Elle trahit la constante préoccupation qui hanta les conquérants du Nouveau Monde: refaire entre les deux Amériques la coupure que la nature semble avoir ouverte, puis refermée à sa manière, plutôt forte, il y a des milliers d'années; faciliter le passage d'une mer à l'autre, par terre d'abord, — ce fut l'oeuvre de cette route abandonnée, puis du chemin de fer transisthmique qui va toujours son petit bonhomme de chemin depuis bientôt un siècle — par eau ensuite; ce fut la grande entreprise de Lesseps et de ses continuateurs.

Notre colonne franchit la route sans encombre, fit encore une heure de marche dans la savane, et presque aussitôt on campa au centre d'un cirque sauvage, aux sources mêmes du Chilibrillo.

C'était la première fois que nous campions la nuit. Le village le plus proche était encore éloigné de sept kilomètres et séparé de nous par toute l'épaisseur de la forêt. Autour des tentes de petits marais, infestés de moustiques et peuplés d'alligators. Mais ces êtres difformes ne nous en imposaient déjà plus.

Lorsque la lune se leva, nous étions militairement établis en pleine brousse, les bagages au centre, les porteurs autour, sous des couvertures et des lambeaux de tente.

Fermant le cercle et le protégeant de leur inlassable vigilance, les Japs montaient la garde, bien armés cette fois. Il avait suffi d'ouvrir une certaine caisse pour y découvrir des fusils automatiques avec leurs munitions.

Quelles attaques pouvions-nous redouter? Celles d'aventuriers, de bandits sans nationalité, bons à tout faire quand ils apprennent le passage dans la savane de quelque explorateur? Nous étions trop nombreux pour ne pas inspirer du respect à ces gens-là.

— Il n'y a ici pour nous, grommela Keog en se blottissant sous l'abri en toile que nous avions fermé de notre mieux, que deux dangers à redouter: nos soldats yankees en reconnaissance et les jaguars.

A ce mot de jaguars j'entendis Pigeon se redresser sur sa couchette de feuilles mortes.

L'Américain ne pensait pas si bien dire, car au même instant on entendait un coup de feu suivi d'un rugissement terrible.

Des ombres se précipitèrent.

— Le jaguar dit la sentinelle qui avait tiré.

Wami s'était rendu compte de l'alerte.

Tout rentra bientôt dans le silence et nous essayâmes de dormir, mais ce fut en vain. Keog ajoutait à notre inquiétude — de tels voisins sont plutôt inquiétants, on en conviendra — en nous racontant des histoires de brigands. C'était bien le mot qu'il fallait appliquer à ces félins dont il nous disait la prudence — ils n'attaquent jamais en face — la science des surprises, et aussi la fureur redoutable dès qu'ils sont blessés ou seulement effrayés par l'homme.

Une heure s'était écoulée depuis l'incident, et peut-être allions-nous réussir à dormir légèrement lorsqu'un vacarme inouï se fit entendre.

Il y avait du jaguar là-dessous une fois encore; je le devinais à la férocité des rugissements. On entendait aussi des piaillements étouffés qui ressemblaient à des cris d'enfant.

Vite, on se leva.

Chacun courait dans la direction du tapage nocturne. Il était aussitôt accentué par deux coups de fusil.


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Le Jaguar tenait un nègre dans ses griffes. (Page 616.)


Sous les rayons de la lune nous vîmes le fauve rouler à terre; il tenait un nègre dans ses griffes, et le nègre serrait de même dans ses bras une bête qui continuait à piailler. C'était le cochon de lait, présent du bon cacique Adolfito, qui avait causé tout le mal par sa présence à côté des bagages. Le porteur qui avait été chargé de veiller sur l'animal et sur les canards plumés n'avait pas voulu les abandonner pendant la nuit. Il s'était étendu à terre avec les animaux dans ses bras.

Tant de sollicitude lui coûtait la vie, car d'un coup de dent le jaguar l'avait saigné au cou.

Comme Wami regardait cette scène: le jaguar étendu à terre et le nègre mort, la gorge ouverte, je le regardai, moi, d'un oeil qu'il s'empressa d'éviter, car il comprenait quelle réminiscence me venait à l'esprit. Je le revoyais coupant la carotide d'un autre nègre, avec la même netteté que ce tigre. Tout le camp fut bientôt debout pour disserter sur la tragique aventure; en pleine nuit, dans ce cirque désert, elle ne pouvait manquer d'impressionner mal les porteurs.

Ils devinrent vite bruyants, menaçants même, et nous étions fort embarrassés, tous les trois, de la tournure que prenaient les choses lorsqu'un nouvel incident vint les compliquer. Wami, inquiet pour la pyramide des caisses et des colis de toute sorte qui constituaient le trésor de sa mission, s'était pris de querelle avec le chef des porteurs.

Cet indigène, un métis, pouvait être considéré comme le gérant de la communauté, le député des gens de Jioyo.

Wami l'avait-il vu s'emparer de quelque objet ou fouiller dans la caisse aux munitions? Ce qui me parut certain parce que je vis la chose, ce fut une magistrale raclée que le Japonais vindicatif octroya de sa main, avec une forte canne, au syndic des gens de Jioyo.

Cette fois le mal était, sembla-t-il, sans remède. Un Zambo mort, un métis battu par ce misérable négrillon venu d'on ne savait quelle contrée, c'en était trop, surtout à la veille de la paie et du retour au village.

La palabre de mécontentement s'organisa autour de notre tente.

Keog nous recommanda d'être fermes dans notre attitude, pour éviter quelque fâcheux dénouement. Il n'est rien de tel que le déploiement de la force pour en imposer à une centaine de nègres.

Mais comment pouvions-nous donner à penser à ceux-ci, nous qui n'avions à la ceinture que notre machete?

Les Japs voyaient tout de leurs petits yeux malins, car une sorte de diablotin, Tanaka Mitsuaki, celui-là même qui nous avait eus sous sa coupe le premier jour, au bord de la mer, nous remit, comme s'il se fût agi d'un simple prêt, trois pistolets automatiques.

— Sont-ils chargés au moins? lui demandai-je en français.

— Bien sûr, répondit-il, sans hésitation, dans notre chère langue maternelle.

Ainsi celui-là entendait le français et nous n'en savions rien! Nous avions peut-être beaucoup parlé devant lui?

L'heure n'était pas aux réflexions sur ce chapitre. Il s'agissait de faire tête aux récriminations de nos gens.

Ma surprise fut grande lorsque j'entendis tout à coup le grondement des mutins s'apaiser.

Eclairés par la lune, ces cent et quelques hommes noirs formés en demi-cercle autour de nos trois personnes nous en imposaient, ma foi, en dépit de leur poltronnerie désarmée.

Ils adoptaient une tactique plus serrée.

La victime de Wami, le syndic des colorados comme l'appelait Pigeon, s'avança dans l'hémicycle et nous fit cette déclaration:

— Pour l'homme qui est mort (passons l'oraison funèbre du défunt et sa généalogie) on n'a rien à dire. Il a couru les risques du portage. Il est mort, nous allons l'enterrer au pied d'un arbre et vous paierez trente dollars pour sa peau. Je les remettrai à sa famille. Mais pour celui qui a été honteusement battu par un de vos domestiques, par un galopin venu de je ne sais où, vous devez aux foncés qui vous ont loué leurs bras, messieurs les Blancs, deux réparations que je suis chargé de vous demander avec tout le respect qui vous est dû. Au nom de toute la caravane je demande une journée de paie supplémentaire, comme hier, pour l'atteinte portée à la dignité des gens de Jioyo. Quant à moi personnellement, je dois châtier sous vos yeux, devant mes concitoyens assemblés, l'insulteur qui m'a traité en esclave. Les gens de Jioyo sont des hommes libres. Je le rappellerai à ce jeune homme par vingt-cinq coups de bâton. Je demande la faveur à Vos Excellences de les lui administrer sur la plante des pieds.

Qu'allait dire Keog?

Pigeon, sournois, me regardait avec un indicible contentement.

Je trouvais de mon côté un piment savoureux à la situation. Faire bâtonner notre bourreau, quelle aubaine!

Verrait-on cela?

Ce qu'il y eut de plus curieux, c'est qu'on le vit.


5. Au fil de l'eau.

A peine si le syndic marron eut formulé sa revendication que la plus comique des pantomimes se dessina. Seuls les Japonais de la caravane et nous trois, les Blancs, nous pouvions y comprendre quelque chose; ce fut avec délices que je la suivis des yeux. Quant à Pigeon, il ne cessait de me pousser le coude avec une joie que je l'engageai à déguiser, dans notre commun intérêt.

Le Hibou, ne sachant que répondre, se trouvait, comme disaient nos ancêtres, bien empêché. Il prit la tangente pour gagner du temps.

Il palabrait, je l'ai dit, avec une rare virtuosité.

Pendant cinq minutes il parla de choses étrangères à la question. Les assistants ne l'écoutèrent pas moins avec leur ordinaire respect pour cette coutume des peuples naïfs, qui veut qu'on pérore longtemps sans rien dire.

Il louvoyait, espérant voir arriver du groupe japonais, qui se tenait accroupi sur sa droite, non loin du demandeur, quelque communication de salut.

Elle vint bientôt, sous la forme d'un signe de tête de Matsuda Tadasu, le petit médecin. Signe de tête: plusieurs fois répété, en signe d'acquiescement.

Keog n'osait trop comprendre; pourtant son flair de trappeur lui laissait deviner que le chef de l'expédition, seul représentant de la justice humaine dans le pays, reconnu et proclamé comme tel par la victime elle-même, ne pouvait se soustraire à une réparation légitime.

D'autre part il y allait du salut de tout le monde. Si les gens de Jioyo nous laissaient là, dans cette savane, avec nos colis? S'ils refusaient, une fois encore et pour de bon, de porter nos charges jusqu'à Santa-Cruz, où nous devions engager de nouvelles équipes, que deviendrions-nous? On perdrait quatre ou cinq jours.

Nous nous disions en nous-mêmes que quatre ou cinq jours de délai, ce serait peut-être le salut pour le canal. Un répit, en pareil cas, est toujours une bonne affaire. Nous espérions in petto, tous les trois, que l'orgueil japonais se refuserait à une capitulation blessante, que Wami donnerait au Hibou l'ordre de rejeter la demande du syndic, tout au moins en ce qui concernait la bastonnade.

Ce fut le contraire qui arriva, et la solution du différend me donna une fameuse opinion de la ténacité des Japonais dans leurs desseins. Nous avons en français un proverbe qui ferait bien leur affaire: Qui veut la fin veut les moyens.

Au surplus devais-je m'en étonner? Cette aptitude des Japs à se grimer suivant les besoins de leur cause, je la connaissais de longue date. Il était logique que l'un d'eux — le plus haut gradé de la troupe, son chef depuis la veille — subît les conséquences du déguisement qu'il avait adopté pour dissimuler les préparatifs de son Crime.

C'était logique, sans doute, mais combien d'entre nous, Blancs orgueilleux d'une autre manière que les Jaunes, eussent accepté de jouer un rôle inférieur jusqu'à la bastonnade inclusivement?

Ce fut le spectacle auquel nous eûmes la surprise — et le grand plaisir, qu'on n'en doute pas — d'assister au clair de la lune.

Will Keog, avec un flegme amusant, dit encore beaucoup de paroles, puis fit l'homme embarrassé, l'homme qui attend une inspiration d'en haut.

Elle vint. Il prononça aussitôt une sentence qui combla de joie toute la caravane indigène.

Le syndic recevait satisfaction pour l'injure et pour les coups.

Wami allait recevoir, lui, vingt coups de bâton sur la plante des pieds.

Quant à l'argent, il était injuste d'en demander, puisque satisfaction était fournie en nature au syndic de Jioyo.

Will Keog eût pu aller plus loin et réserver à ses justiciables improvisés la faculté de choisir entre l'argent et le châtiment corporel du coupable. Mais je l'approuvai d'oublier, à cette minute vengeresse, qu'il y avait là une échappatoire dont les porteurs n'eussent pas fait fi, très probablement, et de se souvenir avant tout du vieux dicton qui circulait chez les anciens au sujet de la vengeance: c'est un mets qu'il convient de savourer froid.

Il y eut un peu de « tirage » pour obtenir l'adhésion unanime à cette solution judiciaire. Enfin le syndic ayant déclaré que la sentence était acceptée, on vit le petit Jap peint en noir se détacher du groupe des marins, et venir devant nous se déclarer prêt à subir son châtiment.

Restait à savoir qui le lui administrerait.

Les Zambos et leurs acolytes voulaient que ce fût la victime qui se vengeât elle-même. Mais le Hibou, dans un bel accès de charité, décida que la peine serait appliquée par deux exécuteurs à tour de rôle. Il admit le réclamant pour son propre compte, et désigna parmi les étrangers. Pigeon!

Le métis se paierait « sur la bête » en portant les dix premiers coups. Le troisième des chefs blancs servirait les dix derniers.

Ah! ce fut un spectacle! Wami, sans broncher, comme s'il eût accompli un acte très noble, comme s'il eût sauté dans le vide par-dessus la lisse de l'Austral, s'étendit à plat ventre sur l'herbe après avoir ôté ses sandales.

Le bourreau noir apparut, muni d'un bambou de dimension moyenne, qu'il fit tout d'abord chanter dans l'air, en de terribles moulinets. Puis par dix fois, les bras nerveusement tendus, il appliqua sur la plante des pieds du patient le coup redoutable qu'il me semblait, chaque fois, ressentir sur mes épaules.

Le Japonais ne laissa pas échapper une plainte. Chaque fois, par contre, les porteurs poussaient de rugissantes exclamations, excitaient l'opérateur, lui reprochaient de ne pas frapper assez fort.


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Wami reçut les coups de bâton sans laisser
échapper une plainte. (Page 620.)


Mais comme l'autre augmentait à chaque coup la dose et graduait savamment ses effets, les assistants au dixième coup de bâton, se déclarèrent enchantés.

Restait à voir Pigeon dans l'exercice de ses fonctions. Vision inoubliable! Le pauvre garçon ne savait par quel bout prendre la canne vengeresse. Il n'osait commencer. Il fit un discours pour expliquer son trouble et son impéritie, en alléguant que dans nos pays les supplices de ce genre sont depuis longtemps abolis, ce qui fit beaucoup rire les porteurs.

Alors Keog, pour en finir, décida que le patient serait tenu quitte des dix derniers coups avec cinq que le syndic lui porterait, en guise de cote mal taillée.

Le noir, tout joyeux, reprit l'instrument et bâtonna terriblement par cinq fois. Il fallut l'arrêter; il était parti pour la douzaine.

Cette cérémonie s'acheva dans l'aube du jour. On leva le camp précipitamment, pour gagner le Chilibrillo navigable.

Ce fut l'affaire de deux heures de trocha.

L'après-midi, nous étions tous embarqués sur de mauvaises pirogues creusées en deux heures dans des troncs d'arbres. Je restai émerveillé devant la rapidité du travail exécuté. Douze embarcations fragiles en diable, nous permirent de descendre ce rio sans accidents.

Le cours en est actif, mais sans excès, et la profondeur n'y dépasse guère deux mètres. Point de rapides, ni de chutes traîtresses.

Nous avons pris place dans la dernière pirogue avec le médecin, six porteurs et un quartier-maître. Wami est en tête, guidant la colonne comme s'il eût pratiqué l'isthme depuis dix ans.

L'impression que nous fait ce voyage de sept kilomètres sur l'eau est délicieuse.

Le lit de roches et de galets s'aperçoit très propre, éclairé de temps en temps par un rayon de soleil. Les berges sont couvertes d'héliconias, de bromélias, de plantes aux superbes feuilles omnicolores. Il n'y à plus de lianes par ici. Les arbres, d'un jet, montent vers le ciel. De temps en temps un Zambo pique au passage quelque gros poisson et nous le jette tout frétillant dans les jambes.

Pendant une petite heure nous avons la chance de suivre ainsi le cours du Chilibrillo supérieur. C'est à regret que nous le quitterons bientôt pour reprendre contact avec la forêt vierge.

Mais il le faut, car un peuple entier — un petit peuple de cinq ou six cents noirs mâtinés de rouges — nous attend. Quelques piroguiers alertes ont été dépêchés par Wami pour prévenir le cacique de notre arrivée.

C'est le gros village de Santa-Cruz qui vient tout entier au-devant de nous sur la berge. Le bruit du tam-tam est assourdissant.

— Trop de fleurs! s'écrie Pigeon. Si vous croyez que vous êtes dans la note, bonnes gens, en frappant ainsi sur vos chaudrons, comme vous vous trompez! Du silence, de la discrétion surtout à présent qu'on approche des terres gardées. Voilà ce qu'il faudrait à ces messieurs. Et vous leur offrez ce qu'il y a de plus bruyant dans votre répertoire!


6. Le cacique de Tréboul.

On prit terre et les discours de circonstance commencèrent.

Notre surprise ne fut pas mince lorsqu'au milieu de cinquante guerriers, aussi dépenaillés que ceux de Loma, nous aperçûmes un cacique blanc.

Un Blanc chef de cette tribu de métis!

Blanc de peau, c'est-à-dire tanné, par la pratique du climat. Mais sous la couche de bronze qui recouvrait ses joues on apercevait deux grands yeux bleus, un nez en trompette, une barbe et des cheveux qui rappelaient le système pileux de nos vieux paysans bretons.

Le chef s'avança vers nous, tout souriant, et d'une voix forte nous souhaita la bienvenue en français.

C'était un comble.

Keog se tourna vers nous avec courtoisie, comme pour indiquer au bonhomme que nous étions de ses compatriotes.

Je pris alors la parole, non sans émotion. Mais au lieu de recommencer les banalités ordinaires des palabres, je posai dès l'instant la question qui me brûlait les lèvres et que Pigeon formulait aussi tout bas. — Comment la chance nous favorise-t-elle au point de mettre sur notre route un chef de tribu aussi instruit de la langue française?

— Eh! messieurs, répondit le cacique en nous tendant cordialement les mains, c'est que je suis Français comme vous-mêmes, et Breton pour vous servir. Né aux Sables-Blancs, près de Tréboul, Finistère! Il y a longtemps de ça par exemple. Mettons soixante ans sonnés. Je me nomme Le Glaive, Louis-Malo-Théodore, embarqué à Paimpol à l'âge de douze ans. J'ai renoncé à bourlinguer, la quarantaine venue, pour accepter la petite royauté que m'ont offerte les gens de cette tribu, au cours d'un voyage d'exploration que je suivais comme charpentier. Vous avez entendu parler des missions qui se sont succédé par ici à la fin de l'autre siècle, au temps où l'on cherchait le meilleur tracé pour le futur canal. L'expédition du capitaine de frégate Kéranto, un pays à moi, dut m'abandonner aux mains de ces bons types, malade comme un cheval, tout prêt à rendre l'âme. Ils m'ont soigné suivant les avis que je leur ai donnés et je m'en suis tiré en trois mois. Ça leur a donné une idée superbe: ils n'avaient plus de chef, ils m'ont proposé la place, et je l'ai prise... Voilà comment j'éprouve le grand plaisir de vous recevoir au milieu de mon peuple. Qu'est-ce qu'on pourrait bien vous offrir?

Nous étions tout heureux d'une pareille rencontre, est-il besoin de le dire. Je fis à cet ami bien inattendu le récit mensonger que m'imposaient, hélas! les circonstances. A mon tour je racontai la légende des prospecteurs d'émeraudes.

A quoi Le Glaive, fatigué sans doute du pouvoir que les gens de Santa-Cruz lui avaient mis sur les épaules, riposta, non sans avoir médité son discours et lancé à droite et à gauche des oeillades méfiantes:


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— Moi, répondit le vieux cacique, je suis né aux
Sables Blancs, en Tréboul, Finistère. (Page 620.)


— A vous dire la vérité, mes chers messieurs, j'attends depuis quelques années une occasion de brûler la politesse à mes sujets. Je voudrais revoir ma Bretagne avant de mourir. Ça, voyez-vous, c'est notre mal, à nous autres Français, quand même nous nous sommes expatriés. Si vous voulez m'emmener demain avec vous, je règle mes petites affaires avec la tribu, et à la première heure, foi de Breton, je suis votre homme.

La minute était impressionnante.

Je fus diplomate; Pigeon le proclama par la la suite. Sans avoir l'air ému le moins du monde, je traduisis en anglais pour les Japs.

Mais, bien entendu, en ajoutant un mensonge de plus à ceux que je venais de réciter par ordre. Et à Le Glaive je glissai le conseil de remettre à plus tard tout entretien sur ce sujet.

Il me revenait à l'esprit que l'un des petits Japs avait parlé français autour de nous dans la journée et je tremblais qu'il ne fût aux écoutes dans les groupes qui nous entouraient.

Wami me surveillait du coin de l'oeil. Il était temps de passer aux arrangements pour la halte de douze heures, fixée à Santa-Cruz par le programme, et aux embauchages d'une centaine de porteurs pour remplacer les gens de Jioyo, qui devaient s'en retourner chez eux au petit jour. Ces questions m'étant moins familières qu'à Will Keog, je repassai la parole au Hibou.

Le Glaive baragouinait un anglais de pacotille qui suffisait; au surplus il écorchait aussi bien espagnol corrompu que parlent les naturels de l'isthme.

En dix minutes, les accords furent conclus. Le cacique fit un prêche à ses guerriers et à leurs femmes, pour expliquer que nous étions trois illustrations de la planète, presque des dieux, je ne sais quoi encore... Si bien que notre installation sur la place de Santa-Cruz fut celle d'une petite armée victorieuse. On nous apportait des fruits, du riz en quantité, des jarres d'eau claire, des pipes énormes et des cigares qui n'en finissaient pas.

Keog remerciait avec des gestes de pape.

Comme il faisait encore jour, le cacique breton ordonna qu'on fit joûter devant nous les meilleurs coqs de combat qu'il y eût au village.

L'anisado coula presque aussi fort qu'à Jioyo, si bien que cette journée du 11 décembre, la sixième de notre expédition criminelle, s'acheva dans notre apothéose.

Keog jubilait. Il nous glissait, pendant que les porteurs formaient le camp sous la surveillance de Wami et du médecin, des interjections comiques. Nous lui faisions entendre, de notre côté, l'espoir que nous concevions de préparer avec cet auxiliaire inespéré quelque combinaison pour nous tirer d'affaire...

Mais Wami ne s'y laissa pas prendre. Il avait conçu de la méfiance dès le premier moment. Comme Le Glaive voulait à toute force nous offrir l'hospitalité dans sa case, et que nous nous laissions faire, cette fois-ci, sans résistance, l'insupportable Matsuda Tadasu fit déclarer par Keog, sur un ton tranchant, que nous préférions coucher à la belle étoile. C'était un ordre déguisé, comme le reste.

Devant l'inflexible refus de notre supérieur, Le Glaive n'insista pas pour nous héberger chez lui. Mais il me pria de demander nettement au Hibou si la mission voulait l'emmener avec elle, quel que fût le terme assigné à son voyage.

Wami n'était pas là. Nous étions fort embarrassés. Keog demanda le temps de la réflexion.

— Volontiers, concéda le vieux Breton. D'autant plus que je partirai demain matin avec ceux de mes sujets qui sont engagés pour porter vos bagages. D'ici à la Merced il y a dix kilomètres de brousse et de forêt vierge. On aura le temps de causer.

Il ajouta en clignant de l'oeil:

— Et puis vous savez, mes amis, qu'on dise oui ou qu'on dise non, c'est le même tabac. Je dépose ma couronne sur la table de ma salle à manger, et je me barre à votre suite. Mes os ne sont pas pour cet isthme, mais pour les Sables-Blancs, en Tréboul, Finistère. A se revoir bientôt, les frères de France! On aura peut-être des choses intéressantes à se dire. Dormez bien, ne redoutez ni le jaguar ni l'alligator, ni le serpent ni aucune bête de forte taille. J'ai fait planter des poteaux avertisseurs dans tout mon royaume, qui leur défendent d'y entrer sous peine d'amende. Pan, pan, entre les deux yeux! A se revoir.

Cet homme était jovial. Quelle satisfaction de le trouver en pareil lieu! On ne se fit pas faute de lui demander son histoire, qu'il nous conta.

Nous étions couchés, deux heures plus tard, sous une paillotte d'honneur qui sentait horriblement le moisi, et nous échangions à voix basse des idées sur cette curieuse rencontre.

Keog nous narrait qu'il avait trouvé Wami rétif à l'idée d'emmener le cacique blanc. Pourtant il n'avait pas dit non, devinant sans aucun doute que l'autre trouverait le moyen de nous suivre et de s'attacher à nos traces si on lui opposait un refus, puisque son désir était si formel de quitter sa charge et de retourner au pays.

Nous nous demandions toutefois ce qui l'empêchait de tirer sa révérence à ses électeurs et de gagner la côte tout seul, en démissionnaire dont le coeur est pur, lorsqu'un léger mouvement, comme le passage d'un reptile, fit remuer les roseaux de la paillotte.

— Chut! dit en français une voix que je reconnus aussitôt, n'ayez pas peur, les enfants... c'est moi.

Le cacique des Sables-Blancs venait de se glisser à côté de nous.

Après avoir regardé derrière lui avec précaution, le vieux Breton nous dit à voix basse:

— J'ai bien réfléchi depuis le moment de votre arrivée ici. Il n'y a pas d'erreur: vous êtes, messieurs, les rédacteurs de l'An 2000 dont parlent les journaux...

Le tonnerre tombant dans la paillotte nous eût moins émus. Comme des diables à ressort nous fûmes vite, Pigeon et moi, sur notre séant, pour dire brièvement à Keog:

— Il nous a reconnus!

All right! grommela joyeusement l'Américain en faisant le guet à son tour. Go on! (1).

(1). Allez-y!

— Comment savez-vous?... demandai-je sur le même ton.

— Ici nous ne sommes qu'à une journée de la Merced. Et la Merced, c'est en plein dans la forêt vierge qui précède Alhajuela. On y voit beaucoup de monde, depuis le commencement de la guerre. Les Américains entretiennent par là des tas d'espions. Mes hommes — ces hommes qui vont vous porter demain vos colis, seront sûrement questionnés par le service des renseignements qui fonctionne sur les deux rives de la rigole d'alimentation, comme ils disent... C'est l'eau du lac qui alimente le canal. Elle part d'Alhajuela, cette rigole — une belle et large rivière à ce qu'on dit — et va jusqu'à Obispo, où elle entre dans les écluses. Eh bien, d'Alhajuela jusqu'à Obispo, c'est-à-dire sur cinq bonnes lieues, je parierais, d'après ce qui m'a été rapporté, pour mille hommes de troupes qu'on distribue chaque jour en petits postes de surveillance, avec des éclaireurs qui s'en vont battre les environs, pour y découvrir des Japs. J'ai lu des dépêches dans le Diario de Colon. Le chemin de fer amène le journal à Alhajuela, où le premier cauchero qui passe le prend et me l'apporte. Ces dépêches annonçaient, dans le numéro que j'ai reçu hier, dix mille francs de prime à toucher par tête de Japonais qu'on apportera, proprement coupée, au colonel qui commande à Alhajuela. On a la certitude qu'un coup se prépare contre le canal, soit entre Colon et Panama, sur quelque écluse, soit par nos côtés contre le grand barrage. Je n'ai pas mes yeux dans ma poche. J'ai reconnu des Japonais autour de vous. Votre bagage n'est qu'une cargaison d'explosifs et de machines démontées, dont les Japs veulent certainement se servir contre les Américains, nos amis à présent, ce qui est on ne peut plus juste, entre nous. Dans l'une de ces dépêches on annonce aussi une prime de cinquante mille francs à qui fournira aux officiers supérieurs, sur le canal ou plus haut, des renseignements au sujet de deux messieurs français rédacteurs de l'An 2000, faits prisonniers par les Jaunes et emmenés de Californie sur un croiseur qui devait porter tout un outillage de mines, torpilles, etc. Il ne faut pas être sorcier pour deviner que ces Japonais qu'on soupçonne sont avec vous, et que vos deux personnes, messieurs, sont celles dont il est parlé dans le journal. Sachant donc ce que je sais, j'ai tiré mes conclusions. Vous êtes ici des prisonniers à qui l'on fait jouer le rôle de patrons...

— Cet Américain aussi, complétai-je.

— Parfaitement. Alors je me suis dit: Le Glaive, tu veux rentrer au pays. Bonne idée! Mais ta bourse est assez plate. Si tu te présentais à Alhajuela ou ailleurs pour y palper la prime de cinquante mille francs?... Et si tu en faisais gagner quatre fois autant à tes guerriers en leur désignant les têtes jaunes qu'il serait bon de zigouiller... Hé? Est-ce bête, ça?... Mon plan est donc simple. Je pars avec vous demain matin. J'adresse soi-disant mes adieux à mes sujets sous les grands arbres de la Merced. Ils font semblant de protester, de pleurnicher, car tout cela, vous l'avez bien compris, c'est du chiqué. Je n'ai pas plus envie de m'en retourner en Bretagne que d'aller demander sa mitre à l'évêque de Panama. Je les plante là, tout penauds, et je me défile en silence, avec deux de mes ministres qui certifieront mon identité au commandant d'Alhajuela... Vous devinez ce que je lui raconte...


Illustration

Et pendant ce temps-là, nous nous balançons tous les
trois aux branches inférieures d'un quippo. (Page 623.)


— Très bien, conclut Pigeon. Il vous écoute, il mobilise un bataillon, fait une battue jusqu'à la Merced... manque les Japs de quelques heures, comme toujours. Et pendant ce temps-là nous nous balançons tous les trois aux branches inférieures d'un quippo, mon bon cacique, pendus haut et court, à la disposition des chauves-souris vampires, gallinzanos (1) et autres volatiles friands de chair humaine. Je vous en prie, Le Glaive; ne faites pas ça! Trouvons quelque chose, si vous voulez, pour nous tirer des pattes de ce vilain monde, mais pas comme ça... Vous saisissez pourquoi?

(1). Vautours.

Il y eut un silence. Le Breton le rompit en sifflant à nos oreilles:

— J'ai trouvé!


7. Morale blanche.

Et toujours sur le même ton il nous exposa sa trouvaille.

— C'est ce qu'il v a de plus simple encore. Je reste avec vous, contre vents et marées, jusqu'au moment propice d'une fuite en toute sécurité. Alors nous gagnons ensemble Alhajuela, mes chers messieurs, et c'est vous-mêmes qui venez dire au commandant ce qui se prépare contre le canal...

— Pourvu qu'il en soit encore temps à ce moment-là, dit Pigeon. C'est que nos gaillards sont malins! S'ils n'ouvrent les deux yeux qu'à demi, ils y voient clair!

On échangea encore quelques idées avec le cacique de Tréboul. Il fut convenu que nous nous en rapportions à sa sagesse, et qu'il nous dirait où et quand une tentative d'évasion aurait des chances d'aboutir.

Il était nécessaire, avant tout, de parvenir à la Merced.

Là, on aviserait.

Après nous avoir souhaité une bonne nuit, le «roi de Santa-Cruz » se retira en rampant pour regagner sa paillotte.

J'avais mis le nez dehors pour suivre ses mouvements. Il me sembla bien apercevoir une ombre qui se glissait en silence autour de notre gite. L'idée du Jap qui parlait français revint me préoccuper. Mais l'heure de dormir était venue.

Chacun put reposer sans trop souffrir des bêtes. La température était plus fraîche que les autres nuits.

Dès les premières lueurs de l'aube, les gens de Jioyo reçurent de Wami, agissant sous le contrôle simulé du Hibou, l'argent qui leur était dû pour trois journées de portage.

Avec un évident désir de courir le boire chez Pedro Blas, ils nous quittèrent en jacassant comme des pies.

Leur entassement dans les pirogues nous fit rire quelques instants. On eût dit des gamins, tant ils s'ébrouaient joyeusement. Beaucoup tombèrent dans l'eau; mais leur costume étant des plus sommaires, la plupart ne mouillaient qu'un caleçon. Ils se hissaient aussitôt dans les embarcations avec une adresse de singes, et se frappaient amicalement les joues et les épaules.

A sept heures du matin leur flottille remontait le cours du Chilibrillo, et nous repartions, à pied, vers la Merced avec les cent dix porteurs que Le Glaive mettait à notre disposition.

Les colis avaient été chargés sur leur dos avec un redoublement de précautions, sous l'oeil pénétrant du vieux Breton. On les recensa par trois fois; le compte y était.

Les grands, les petits, les longs, les courts furent installés sur les épaules de nos nouveaux compagnons, avec des précautions infinies.

Pour être d'une tribu différente, ceux-ci n'en demeuraient pas moins Zambos, mulâtres, métis d'Indiens comme les autres.

Leur cacique les accompagnant, nos garanties étaient meilleures.

Keog en fit la réflexion à Wami, sur l'arrière de la colonne, mais le Japonais ne répondit rien. Il me parut taciturne, ennuyé. Ses yeux ne cessaient d'interroger le ciel comme s'il eût été impatient d'y voir apparaître un aérocar.

— Il a peut-être commandé le sien pour ce soir, dit Pigeon narquois.

Nous eûmes bientôt la raison de son attitude.

En dépit de leur tempérament de fer, les Japs sont des hommes, et comme tels sujets aux maladies qui n'épargnent pas l'espèce.

Wami s'était prodigué pendant cette expédition qui touchait maintenant à sa fin. Allait-il payer les imprudences commises, les trop longues gardes montées autour des mystérieux bagages?

On s'était engagé à nouveau dans la forêt vierge, route au Nord, par un sentier déjà tracé qu'il suffisait aux convoyeurs d'agrandir à coups de machete

La halte de midi venait d'être décidée par Matsuda Tadasu dans une petite clairière agréablement ombreuse lorsque nous dûmes constater que Wami, couché sur une de ces nattes que les Japonais appellent des tatamis(où diable avais-je l'esprit lorsque je traduisis, sur le pont du Minnesota, ce mot si connu par pantoufle?) présentait les symptômes d'une infection subite. Etait-ce par les aliments? Quelque larve pernicieuse l'avait-elle intoxiqué?

L'algidité du malade était visible. Son complice le médecin le soignait de son mieux.

Nous vîmes avec surprise, de notre tente assez proche de la sienne, que Wami mâchait du charbon. Un convoyeur lui en présentait une boîte ouverte, comme nous eussions présenté, nous, des pastilles à la menthe ou des bonbons de réglisse.

Pigeon, retrouvant pour une fois son érudition familière, que la diversité des événements avait trop souvent mise à de rudes épreuves depuis quelque temps, nous dit que le charbon ainsi mâché constituait un contre-poison excellent, prescrit, nous affirma-t-il avec autorité, par les règlements de l'armée japonaise et de la marine impériale.

Le cacique, ayant inspecté ses hommes autour des feux de cuisine où rôtissaient des singes abattus le matin, vint à s'informer de l'état du malade. On le reçut plutôt mal, ce qui ne put que le confirmer dans l'antipathie qu'il éprouvait déjà pour les Jaunes.

Le mieux ne venait pas. Il fallait renoncer à emmener Wami debout.

Aucune bête de somme n'ayant accompagné la caravane, la litière à porteurs s'indiquait. Les noirs de Santa-Cruz eurent vite fait d'en installer une avec des branches et des lianes. Il ne manquait plus pour la porter que des bras solides.

Où les prendre? Chaque homme avait sa charge congrûment calculée, les Japs portaient les colis les plus fragiles, ceux dont il fallait redouter le déréglage sans doute. Nous seuls n'avions sur le dos que notre baluchon de campement: la tente, les couvertures, les piquets, de vagues écuelles.

Je regardai Pigeon qui regardait le Hibou, qui regardait Le Glaive... Il n'y avait pas à hésiter; il fallait nous proposer.

Sans doute il paraîtrait vif, aux yeux des noirs, que les grands chefs blancs fissent l'office de porteurs. Mais le cacique breton se fit fort de leur expliquer que c'était de notre part un grand acte de charité. Comme ils étaient chrétiens, si peu que point, ils comprirent. Et pendant quatre heures, ce jour-là, nous fîmes tous les trois l'office de brancardiers, chacun se reposant trente minutes à tour de rôle.

Je réfléchissais à ce rôle que nous tenions là, tout en suivant lentement la file indienne qui se déroulait sous les arbres séculaires, au milieu des bruissements du feuillage et des cris d'un tas de bêtes effarouchées.

Vers quatre heures, bien qu'on fût seulement à cinq kilomètres de la Merced, il fallut s'arrêter.

Le mal empirait: le malade ne pouvait plus supporter le balancement de la litière. La colonne fit une pause de quarante-cinq minutes. Matsuda Tadasu paraissait désorienté. Wami, que nous apercevions à deux pas de nous, était devenu livide. Sûrement il avait pris quelque mauvais mal et un dénouement tragique devenait probable.

Nous nous retirâmes à l'écart, tous les trois; Le Glaive vint nous rejoindre.

Will Keog avait quelque chose sur le coeur; il ne tarda pas à nous dire ce qu'il ressentait.

— Cet homme est empoisonné, c'est de toute évidence. Il nous a fait du mal; mais tout de même si nous avions dans la main l'antidote capable de le sauver?... Vous n'auriez pas cela sur vous, seigneur cacique?

Le Glaive eut une réponse qui partit toute seule:

— Pour sûr que j'ai de quoi guérir l'empoisonnement! Dans nos forêts on ne connaît pas les pharmaciens; on fait ses drogues soi-même. Et j'en possède toujours une sur moi qui vient à bout de la morsure du serpent, des piqûres, des blessures venimeuses. Mais vous pouvez être certain que ce n'est pas pour la sale g... de ce macaque!

Il y eut un silence. Il indiquait le combat qui se livrait au fond de nos êtres.

Pigeon hochait la tête; Keog levait au ciel des yeux mystiques — il était un fer7vent de la secte protestante des Wesleyens.

Je balançais, comme on dit, entre le pour et le contre, cependant que Le Glaive lui-même, ayant jeté son premier fiel, n'était plus aussi sûr d'avoir raison contre sa conscience.

Il me parut indispensable d'ouvrir un court débat sur le cas, et tout de suite je laissai voir de quel côté de l'escarpolette je me préparais à tomber.

— Voici, dis-je en français d'abord, en anglais ensuite, pour que Keog fût au courant de mes exhortations conformes à ses scrupules, voici un homme qui n'est pas de notre race, c'est entendu. Il est de plus notre ennemi implacable. Il nous a fait un} mal affreux. Nous voudrions oublier que nous sommes, sous sa surveillance, des condamnés à mort dont l'exécution est simplement différée que nous ne le pourrions pas. C'est le pire de nos adversaires et en le laissant crever comme un chien sur ce brancard, je crois que nous arrangerions tout à fait bien nos affaires. Car les Japonais qui resteraient sans chef dans cette forêt vierge ne pourraient prétendre, en dépit de leurs armes, de leurs explosifs et de leur courage, à lutter contre nous. Vos hommes, Le Glaive, tant porteurs professionnels que guerriers devenus porteurs, nous appuieraient et les mettraient en déroute.

— Ah! que c'est bien dit! murmura le cacique. Laissons donc le drôle casser sa pipe, mes enfants! Et alors en avant pour Alhajuela! A nous la pacotille.

— Non, mon bon Le Glaive, interrompis-je; non, pas ainsi! Ce ne serait pas noble. Je vous pose la question nettement: voilà l'homme; il va mourir si personne ne lui apporte quelque philtre comme vos sujets savent en fabriquer. Ce philtre, vous l'avez.

— Dans ma poche, dit le cacique aux cheveux blancs, d'une voix émue.

— Voulez-vous l'y laisser dans votre poche, ou l'en sortir pour tenter de sauver ce Jap?

Les autres m'approuvaient. Le Glaive ouvrit de grands veux.

— Comment! c'est vous, messieurs, qui me posez une pareille question? Vous tenez votre ennemi sous le talon et vous voulez qu'on lui administre un fortifiant, alors qu'il n'attend que le coup du lapin! Ah! par exemple, vous m'étonnez...

— C'est un Jaune, Le Glaive, et un vilain Jaune; mais tout de même c'est un homme... Vous pouvez le sauver ou le laisser mourir. Quoi que nous en ayons contre lui, nous disons, nous, qu'il faut essayer de le faire vivre...

Keog et Pigeon acquiescèrent de la tête.

— Autrefois, pardi, reprit le cacique en secouant sa crinière blanche, quand on bourlinguait sur les mers, on aurait eu des idées comme ça, je ne dis pas. On se rappelait des discours de notre recteur, pendant la messe du dimanche, à Tréboul. C'était dans le genre de ce que vous venez de nous dire... Mais après quarante ans de forêt vierge, voyez-vous... nisco. Ce gaillard-là ne nous en garderait aucune reconnaissance.

— Mais si, mais si, dit Pigeon, inquiet de l'avenir.

— Qu'en savez-vous,? insinuai-je.

— Il faut le soigner par charité, opina Keog, le Wesleyen.

— Des bêtises!...

Tout à coup le vieux matelot se ravisa.

— Au fait, j'y pense! On peut jouer la carte de la reconnaissance avec ce bonhomme en pain d'épice, bien que je n'y aie guère de confiance, ça, je vous le dis. Pourtant si c'était un Jap exceptionnel! Supposons qu'on le tire de là. Il vous devrait la vie, messieurs, car sans votre insistance ce n'est pas moi qui l'y eusse passé ma poudre de perlimpinpin... Vous étant redevable de sa vie, il paraît tout indiqué qu'il s'arrange pour qu'on épargne la vôtre...

La raison d'intérêt que Le Glaive attribuait à notre intervention était-elle la véritable, au fond, ou bien notre démarche s'inspirait-elle d'un sentiment plus élevé, il ne s'agissait pas de le rechercher.

Il s'agissait de sauver ce moribond dont nous considérions, à quelques pas, l'agonie comme imminente. Cinq ou six Japs l'entouraient, dont le médecin, totalement impuissant.

Je crus voir leurs yeux se diriger vers notre groupe avec une curiosité intéressée. Ils n'osaient rien demander, mais ils s'attendaient à quelque offre généreuse, c'était visible à présent. Le conciliabule n'avait pas manqué de mettre leur finesse en éveil.

— Allons-y! venait de dire le cacique avec une belle générosité.

Ayant pris dans sa poche un petit flacon de poudre blanche, le sachem de Tréboul s'avança vers Wami et lui offrit d'en déposer une pincée sur sa langue.

A notre grand étonnement le petit Jaune dessina un geste énergique de dénégation.


Illustration

Il fallut que le Hibou lui donnât l'ordre
d'avaler le contre-poison. (Page 628.)


Le Glaive ne savait trop que faire lorsque Keog, comédien jusqu'au bout, parla haut et donna des ordres.

— Je veux, dit-il à son soi-disant subalterne barbouillé de noir, que tu avales cette poudre, parce que je suis certain qu'elle te guérira. Je le veux. C'est compris?..

Alors docilement Wami allongea sa langue, une langue blanche et pâteuse.

Le Hibou la saupoudra doucement, comme il eût fait pour un fils. Et le malade tomba dans un profond sommeil.

— On prolongera la pause de trois quarts d'heure, dit alors Keog, d'une voix de commandement qui ne nous surprenait déjà plus. On s'habitue à tout.

Au départ Wami n'était pas réveillé.

Nous dûmes le porter jusqu'à la Merced, où l'on arriva sans autre incident à la nuit close. Mais à peine fut-on campé près du petit village où cinquante paillottes à peine s'apercevaient, à l'orée de la forêt vierge, que le malade revint à lui.

Ses yeux disaient déjà qu'il allait beaucoup mieux. Le chef local l'ayant visité en compagnie du cacique de Santa-Cruz, notre Jap leur assura qu'on le verrait debout le lendemain.

— Il aurait pu me dire merci, grogna Le Glaive. Allez donc tirer d'affaire ces crapauds-là! Est-ce que ça vous a de la reconnaissance? Oui, au bout d'une fourche! Ah! messieurs les hommes instruits, vous avez voulu tendre la perche à ce gars-là! Pourvu que vous n'ayez pas à vous en repentir, ni moi!


8. La roue.

Le lendemain — 13 décembre, disait Pigeon en se levant de mauvaise humeur, 13 décembre, 13 décembre — Wami était debout, en effet, comme s'il n'eût pas été intoxiqué. En vérité Le Glaive possédait là une poudre merveilleuse! On ne connaît ces drogues que chez les sauvages!

Quelle fut notre surprise de voir arriver à huit heures du matin notre vieille connaissance le bonze, le véritable commandant de la colonne! Par une route différente il avait atteint son but, le but, un point dénommé Las Rojas, situé entre la Merced et Alhajuela, dans la forêt vierge, bien entendu, car c'était à présent qu'il importait plus que jamais de s'y dissimuler.

Notre marche en avant affecta aussitôt un autre caractère. On se divisa en « petits paquets » pour se rejoindre dans l'après-midi au campement de La Rojas.

Pour y parvenir il fallut encore trocher, car les grands bois dépassaient en épaisseur tout ce que nous avions vu depuis le premier jour.

Enfin nous étions « à pied d'oeuvre » et je compris, comme mes compagnons, que Las Rojas c'était le centre des opérations de la colonne.

Les colis y étaient arrivés en bon état. Chaque Japonais en éprouvait comme une joie personnelle. On les déposa sous une sorte de halle basse, bâchée à la hâte par les pionniers qui nous avaient précédés, et l'heure du congédiement des gens de Santa-Cruz ne tarda pas à venir.

Les Japs, n'ayant plus besoin d'eux, ne voulaient voir personne autour de leurs préparatifs; c'était clair. Le cacique eut toutes les peines du monde à leur faire comprendre qu'il abandonnait résolument son royaume. Ses hommes, parfaitement stylés, lui firent des adieux en apparence si sincères que les Japonais s'y laissèrent prendre. Et pourtant ils sont supérieurs à n'importe quel peuple du monde pour dissimuler et découvrir la dissimulation chez autrui.

Il y eut des flots de paroles inutiles. Enfin, après toutes sortes de rites et de formalités puériles, la colonne des gens de Santa-Cruz, dûment payée de ses peines, s'en retourna vers le village en laissant au milieu de nous son cacique soi-disant démissionnaire et deux de ses meilleurs amis, Alipouliélié et Magamipouliélié. Le bonze avait, sur un mot bref de Wami, consenti à les incorporer dans la mission, avec promesse de les emmener à la côte, où finirait bien quelque jour le voyage. En attendant ils serviraient de leur mieux, tous les trois, leurs nouveaux amis. C'étaient des auxiliaires qui tombaient de la lune, au surplus.

Avec nous et le personnel japonais au complet, il n'y eut plus sous les tentes rustiques ce soir-là, dans le village abandonné qu'on appelle Las Rojas, que vingt-huit ou trente personnes.

En deux heures de temps les physionomies, les gestes, les intonations de voix, tout changea...

Les maîtres reparurent et aussi leur insolence.

Le cacique, tout le premier, fut assez rudement employé, comme ses amis de couleur et nous-mêmes, à mettre en action — qui l'eût dit? — Ja téléphonie sans fil. Et je ne puis songer à cette station de notre calvaire sans rire. Mais c'était sur le moment qu'on ne riait pas!

Le camp définitif de Las Rojas, celui d'où partirait sans aucun doute la guérilla outillée pour consommer l'attentat projeté, présentait déjà l'aspect d'une ruche en travail.

Les Japs arrivés avant nous équarissaient des arbres abattus et montaient une énorme roue rustique dont je ne compris guère l'objet tout d'abord. C'était, en dimensions énormes — trois mètres de diamètre au moins — l'une de ces roues à augets dans lesquelles sont enfermés des écureuils ou des souris blanches pour l'amusement des enfants. Les petites bêtes cherchent toujours à s'enfuir, et chaque fois qu'elles mettent une patte devant l'autre, elles font tourner la roue...

Comme on se gardait de nous fournir des explications — nous étions redevenus les condamnés bons à passer, au premier jour, sous le sabre — il nous parut intéressant d'en chercher quelqu'une de plausible.

Ce fut Pigeon qui trouva, en regardant un autre travail tout proche: l'ablation méthodique des branches d'un énorme quippo, l'arbre géant de la forêt panamienne. Deux Japs s'employaient à l'émonder de telle sorte qu'à la chute du jour le vieil arbre était devenu un simple poteau télégraphique.

— Télégraphique! s'écria notre Pic de la Mirandole. C'est bien le mot. Téléphonique sera mieux encore, c'est probable, quand on y verra plus clair.

En effet, lorsque le petit jour nous fit sortir de la tente où nous avions passé une nuit inquiète et agitée, nous trouvâmes le même arbre pourvu à son sommet de deux antennes qui redescendaient vers le sol.

On l'équipait sous les ordres du Commandant pour la correspondance électrique sans fil, tandis que Wami surveillait les derniers travaux du montage de la grande roue.

— Suivez bien, disait Pigeon. Voici le mât, haut de vingt-cinq mètres. C'est déjà quelque chose. Mais pour correspondre par les airs avec le Saîtama qui croise le long de la côte, là-bas, d'où nous venons, il faut du courant électrique. On va vous en fournir. Considérez cette équipe de Japs déballeurs. Que déballent-ils? Des pièces détachées, qui vont faire, après un montage technique, quelque chose comme une dynamo de campagne.

Nous regardions avec une attention soutenue, Keog surtout, que ces applications militaires de la science passionnaient. La dynamo sortait par morceaux de deux caisses, et les Japs la montaient en silence, avec une parfaite sûreté de main. Quand elle fut parée, la grande roue l'était aussi: elle tournait lentement sur son axe grossier, que soutenaient deux arbres sciés à trois mètres du sol.

Le Glaive ne comprenait pas très bien, mais il devinait là quelque machination du diable.

La dynamo fut fixée par des fers sur un bâti de madriers solidement enfoncés dans le sol. Nous vîmes sortir alors d'une autre caisse des courroies en cuir.

Le mécanicien de la troupe — c'était le petit Tanaka Mitsuaki, celui qui entendait le français — prit possession de sa machine et sembla dire qu'il attendait désormais qu'on lui louvoyât de force.

Il montrait la roue immobile et cherchait des yeux quelques auxiliaires pour la faire tourner.

Alors Wami, d'un geste méprisant, comme un dompteur de cirque eût commandé des chiens, nous fit signe à tous les trois de monter dans les augets de la roue géante.

Il osait nous donner le rôle infamant des écureuils, autrement dit des galériens! Le sourire dédaigneux de Keog et son regard plein de courage raffermirent, nos coeurs prêts à faiblir.

Nous ne songions plus qu'à combiner quelque plan solide avec Le Glaive. Lui aussi nous encourageait du regard, le bon cacique!

Mais ses deux acolytes noirs, Alipouliélié et Magamipouliélié n'en revenaient pas de notre docilité. Le vieux Breton leur expliqua de son mieux que nous allions faire un travail de porteurs pour qu'il fût mieux exécuté.

Ce qu'il y eut de trop certain, ce fut qu'en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire nous eûmes pris place dans l'intérieur de la roue et que, des pieds et des mains, nous nous mîmes à l'actionner, en rythmant nos mouvements sur des gestes du mécanicien.

Aussitôt la dynamo tourna et les ondes électriques se dégagèrent à travers l'espace, portant au Saîtama des cris gutturaux, des appels baroques, que Wami lançait du pied de l'arbre, dans un petit téléphone.

Le méchant singe attendit cinq minutes, cependant que nous tournions toujours. Enfin ses yeux brillèrent. Le bonze arrivait justement. L'autre lui transmit, à mesure qu'il les recevait, des nouvelles qui parurent combler de joie les deux complices.

Et nous qui leur fournissions le moyen de causer ainsi avec leurs camarades, lesquels causaient eux-mêmes avec San-Francisco d'où leur venaient des nouvelles toutes fraîches sur la position des flottes, nous-tournions dans notre roue ignominieuse, nous tournions sans relâche, nous tournions toujours.


Illustration

Dans la roue ignominieuse nous tournions sans
relâche, nous tournions toujours! (Page 630.)


9. La patrouille égarée.

Ce supplice infamant dura deux grandes heures. Tant que ces messieurs eurent besoin de courant électrique ils nous firent tourner. Quand nous descendîmes de nos perchoirs nous étions à bout de forces.

La préoccupation de ne pas tomber entre les ais de la roue, celle de petocher en cadence au gré du mécanicien qui réglait la dynamo, la honte enfin d'accomplir un travail aussi dégradant devant des Jaunes qui nous commandaient et des Noirs qui nous prenaient en pitié, tout cela nous avait à ce point ébranlés que la sieste nous apparut comme l'intermède de salut.

On put cacher sa honte sous les grands arbres de Las Rojas, non sans avoir juré une fois de plus de la haine aux Japs.

Mais bientôt il fallut reprendre le collier de misère. Nous allions encore voir du nouveau.

Nos bandits se divisèrent en plusieurs groupes pour gagner le bord du lac artificiel, situé à trois kilomètres, au plus, de Las Rojas.

Comment les Américains, perceurs définitifs de l'isthme et créateurs réels du canal, n'avaient-ils pas pris la précaution de s'entendre avec le gouvernement de la petite république de Panama pour détruire à trois lieues à la ronde la forêt vierge qui enserrait encore l'immense réserve des eaux du Chagres et de cinq ou six autres rios?

Pourquoi n'avaient-ils pas consacré au défrichement d'une zone protectrice quelques millions de dollars, que la vente des bois abattus eût en partie récupérés?

Ce fut là pour le Hibou, Pigeon, Le Glaive et moi, pendant une partie de la route, un sujet de conversation poignant.


Illustration

On a édifié pour retenir les eaux du lac artificiel un gigantesque
barrage dont chaque moellon vaut son pesant d'or. (Page 632.)


— Il me semble, disait Pigeon, que l'entrepreneur de ces gigantesques travaux eût dû commencer par les mettre à l'abri d'un coup de main! Sait-on jamais?... Voilà un vaste lac créé à grands frais au plus haut de la vallée du Chagres, ou presque. On l'a constitué par l'édification d'un gigantesque barrage en maçonnerie dont chaque moellon vaut son pesant d'or. Il est de toute importance que la vigilance du commandant des troupes puisse s'exercer tout autour avec aisance; et l'idée n'est pas venu au Congrès des Etats-Unis de dégager ces plateaux, d'y substituer la plaine à la forêt vierge, repaire toujours accessible aux bêtes malfaisantes, quadrupèdes et ou bipèdes?

Le Hibou me fit observer judicieusement que s'il fallait détruire la forêt vierge tout le long du canal de Panama — soixante kilomètres d'un océan à l'autre et presque autant jusqu'aux sources du Chagres qui l'alimente, des années et des millions de dollars supplémentaires seraient indispensables au gouvernement américain. Or les dépenses avaient déjà outrepassé de beaucoup les plus larges prévisions.

— Possible, déclara Pigeon. Mais nous voici devant des faits écrasants qui justifieraient les plus larges crédits. Protégé par la forêt vierge, un parti de Japonais a pu monter jusqu'ici sans être rencontré ni même soupçonné. Protégé par la forêt vierge, il vient de communiquer à distance avec la flotte nipponne. Il est renseigné aussi bien que les alliés peuvent l'être eux-mêmes sur ce qui se passe actuellement dans le canal. Protégés par la forêt vierge, des officiers japonais ont pu hisser jusqu'ici des engins démontés, des explosifs, toute une cargaison d'appareils destructeurs dont ils vont se servir contre le barrage d'Alhajuela, pour le faire sauter, c'est l'évidence même, et perturber par en haut le régime du canal. De telle sorte que les navires européens qui sont à la veille d'y entrer, s'ils n'y ont déjà pénétré pour gagner l'Asie, vont se trouver immobilisés entre les écluses, naufragés comme en pleine mer, sous la décharge torrentielle des masses d'eau qui vont s'échapper du lac. N'est-ce rien que tout cela? Et ne va-t-on pas regretter amèrement dans quelques heures d'avoir laissé au canal, ainsi qu'aux ouvrages d'art qui le complètent, leur parure décorative? C'est très joli de respecter les forêts vierges et de restreindre le déboisement, mais à la condition que toutes les précautions soient prises contre leur dangereux voisinage...

Le Glaive confirma. Il avait entendu plus d'une fois des voyageurs exprimer à Santa-Cruz la même idée. Mais toujours ils exposaient aussi qu'on regardait à dépenser des millions de dollars en défrichements superflus. Qui oserait au surplus, se risquer à commettre un attentat contre les biens de la redoutable confédération américaine?

Le Hibou fut le premier à reconnaître que l'orgueil de ses compatriotes recevait là une rude atteinte.

— Quand je pense, disait-il, l'oeil aux aguets, que vingt-cinq Japonais vont peut-être détruire en quelques heures nos travaux de quinze années, je trouve aussi que le gouvernement de Washington eût pu prendre par ici d'autres précautions.

A deux heures on se mit en route pour gagner le bord du lac. Chacun de nous dut emporter d'abord ses effets de campement. Puis on fit d'autres voyages pour les colis.

Chargés comme des bestiaux nous parcourûmes plusieurs fois les trois kilomètres de forêt qui nous séparaient de la rive. Et ma foi je ne pus m'empêcher de rendre hommage à la ténacité de ces officiers qui faisaient la navette entre Las Rojas et la berge, acheminant sur leur dos, l'une après l'autre, les précieuses caisses, affublés des hardes minables que j'ai dites.

Le Glaive et ses adjoints noirs furent invités, sans autre formule de politesse, à « mettre la main à la pâte ».

— Si je savais que c'est moi qui porte la pièce indispensable à leurs mécaniques, grogna le vieux Breton quand nous fûmes seuls, ce que je la laisserais tomber à terre! Mais ils sont malins. Ils nous chargent des gros morceaux. Faut les voir transporter eux-mêmes comme des châsses tout ce qui est casuel!

La nuit tomba une fois encore sur nos tentes, gardées de près par cinq sentinelles. Dès la pointe du jour tout le monde fut sur pied.

C'était le 16 décembre, répétait Pigeon, calendrier parlant, le 16 décembre, le 16 décembre. Protégés contre la chaleur du soleil par l'écran impénétrable de la forêt vierge qui s'allongeait jusqu'au bord du lac, les Japonais se mirent en mesure de vider toutes leurs caisses sur la berge. Nous allions donc savoir ce qu'il y avait dedans! L'heure de l'attentat n'était plus éloignée.

A notre grand étonnement Wami nous adressa la parole, ce matin-là, pour nous demander, sur un ton de plaisantin, si nous étions remis de nos exercices de la veille.

Aucun de nous ne lui fit l'aumône d'une réponse.

— C'est égal, ajouta-t-il pour nous narguer, vous ne vous attendiez pas à celle-là! Vous allez en voir d'autres le moment est venu de tenir la promesse qu'on vous a faite.

Nous vîmes, en effet, cette chose extraordinaire: tout l'attirail nécessaire à la confection de grosses bombes, dites à renversement, qui explosent dès quelles sont inclinées et que l'acide dont elles sont chargées s'extravase; des chapelets tout préparés pour relier ces bombes entre elles, des appareils télémécaniques pour les diriger de la berge sous les eaux du lac et du fleuve.

Mais ce qui nous fit trembler plus follement encore pour le barrage d'Alhajuela, ce fut une minuscule embarcation sous-marine dont le bonze et Wami assemblèrent eux-mêmes toutes les pièces.

Elle n'avait pas plus d'un mètre cinquante de long.

C'était plutôt une torpille habitable qu'un torpilleur.

Un trou d'homme y permettait l'accès de la chambre mortuaire. Je ne trouvai pas d'autre mot pour caractériser le carré bas et tout étroit dans lequel un Jap, sacrifié pour l'opération projetée, ne pouvait se tenir autrement qu'accroupi.

A la seconde suprême il sauterait avec son engin. Mais il aurait visé juste, et conduit de même le projectile au but.

Tout en travaillant, nos Japs levaient les yeux au loin, prêts à surprendre les moindres signes des sentinelles qui montaient la garde, armées de courts fusils sortis aussi des caisses.

Les guerilleros venus d'Asie travaillaient ferme, et nous, les quatre Blancs flanqués de nos deux Noirs, nous étions admis à les regarder. Nous avions cet honneur!


Illustration

C'était un torpilleur-torpille. Un seul homme y trouvait place. Il était
sacrifié d'avance, mais conduisait lui-même son projectile au but.
(Page 633.)


Les Diablotins jaunes mettaient leur amour-propre à nous faire voir leurs talents. Au fait, ne nous l'avaient-ils pas promis?

Tant d'audace nous offrait vraiment un spectacle invraisemblable.

Quant au vieux marin devenu cacique, il ne tarissait pas en questions naïves qui semblaient impatienter Wami. J'entendis les japonais lui répondre entre les dents quelque chose que je ne compris pas très bien, mais dont le sens me déplut. C'était comme une moquerie: Jouis de ton reste, mon bonhomme.

La torpille-habitable fut mise à l'eau par les deux chefs, aussi aisément qu'un bateau d'enfant dans le bassin des Tuileries.

Le petit mécanicien y prit place et la fit évoluer.

Le moteur me parut actionné par un éther dont la provision tenait dans deux grosses bouteilles.

Yochiro et Wami regardaient manoeuvrer le jouet terrible avec des yeux attendris.

Ils se frottaient même les mains en riant atrocement... lorsque des cris d'appel se firent entendre.

Les sentinelles crièrent au danger.

Presque aussitôt une escouade d'éclaireurs américains apparaissait au milieu des lianes, comme si Belzébuth les eût fait surgir des profondeurs de la terre pour contrecarrer les projets de leurs confrères, les diables d'Asie.


10. Morale jaune.

En un clin d'oeil tout ce qui était japonais épaula un fusil.

Nous entendîmes les clac, clac, des gâchettes pressées, mais point de détonations. Ces armes silencieuses nous étaient, hélas! trop connues depuis les événements de l'Arizona.

D'où venait cette patrouille? D'Alhajuela sans doute. Pourquoi si peu nombreuse? Elle avait dû s'égarer. Elle trouvait la pie au nid, mais par hasard.


Illustration

Dix secondes de fusillade muette et nous
avions devant nous cinq morts. (Page 633).


Nous venions de voir arriver cinq hommes. Dix secondes de fusillade muette et nous avions devant nous cinq morts.

Tels des jaguars, les Japs se précipitèrent vers leurs victimes, les fouillèrent avec frénésie pour extraire de leurs poches des cartes, des journaux, sans oublier l'argent et les bijoux, dont il leur paraissait inutile de faire don aux carnassiers de la forêt vierge.

Tandis que le bonze et Wami se précipitaient sur les nouvelles et lisaient en silence un ou deux Heralds, les autres s'offraient la satisfaction d'une inutile cruauté. De leurs poignards ils tranchaient les têtes et nous les apportaient, exsangues, affreuses à voir, la chevelure tenue entre leurs doigts.

La vue de ces sinistres trophées nous troubla si fort que même en détournant la tête nous fûmes obligés, Pigeon et moi, de nous asseoir.

Mais Will Keog n'avait pu assister à une pareille scène sans entrer en fureur. D'un geste indigné il se précipitait sur les officiers japonais qui le narguaient de la sorte, pour les prendre à la gorge et les étrangler.

Sûrement le premier qu'il avait saisi faisait déjà connaissance avec l'autre vie, lorsque Le Glaive et se deux noirs, poussant à leur tour des cris indignés, se précipitèrent sur d'autres officiers pour les étrangler aussi.

D'un coup d'oeil j'encourageai Pigeon à la révolte.

Nous allions risquer le tout pour le tout et nous jeter dans la bataille lorsque les quatre assaillants furent roulés à terre par les Jaunes, puis matés et ficelés suivant le procédé que nous connaissions déjà, pour l'avoir vu plus d'une fois appliqué.

La scène qui suivit fut atroce.

Wami et le bonze avaient échangé quelques mots. Je compris qu'ils venaient de décider la mort des quatre hommes.


Illustration

Will Keog n'avait pu assister à une pareille scène sans
entrer en fureur; avec Le Glaive et les noirs, il se
précipite sur les Japs pour les étrangler. (Page 633.)


— Aussi bien, dit Wami à Le Glaive, rien ne prouve que ce ne soit pas par toi que ces Américains aient été prévenus. Je sais ce que tu as dit l'autre nuit dans la paillotte, à Santa-Cruz. Allons, debout! Et tes deux nègres aussi! Et l'Américain, le grand inventeur d'aéroplanes! On va vous envoyer rejoindre vos amis. Vite, car nous n'avons pas de temps à perdre.

Il ajouta en nous regardant d'un air féroce:

— Quant à ces messieurs, on a promis de leur montrer des choses très fortes. On va les mettre à même de juger si les Jaunes sont à la hauteur des Blancs.

Fiévreusement, l'oeil aux aguets, l'équipe des charpentiers se mit alors à équarrir des madriers. A mesure qu'ils étaient parés, on les plaçait au bord du lac.

De son côté le clan des artificiers manipulait les poudres, dosait, remplissait des tubes, chargeait d'acides et de dynamite les bombes à renversement.

On devinait la hâte que ces gredins éprouvaient tous de jouer enfin la grande partie pour le succès de laquelle ils s'étaient donné tant de mal.

Dans le matin ensoleillé, au bord de ce lac dont les rives s'allongeaient dans un silence de désert, je contemplais ces petits hommes attelés à la confection d'une machine infernale, c'était le mot, qui pouvait arrêter, peut-être avant quelques heures, les flottes de l'Europe entière lancées à la conquête des pays jaunes.

Et par le phénomène psychique que j'ai plus d'une fois signalé, je pensais en regardant ce tableau à une bien vieille histoire, aux périodes grandiloquentes de Pascal sur la vessie de Cromwell, sur le fameux grain de sable, qui avait apparu dans sa vessie pour modifier la face de l'Europe.

Nous ne savions rien de ce qui se passait en bas, c'est-à-dire sur le canal; mais d'après les calculs de probabilités que nous avions eu le temps de faire, les flottes alliées devaient y être engagées depuis un jour ou deux. La joie des Japs à la réception des nouvelles par le téléphone sans fil nous confirmait dans cette opinion.

L'heure était bien choisie pour leur attentat. Une fois de plus leur génie destructif allait adroitement réussir un coup d'audace tel que pendant des années et des années on le citerait dans l'histoire du monde.

Et nous étions là! Nous assistions à la préparation de ce crime monstrueux sans pouvoir l'empêcher!

Ce fut bien pire. Par un raffinement de cruauté abominable, nos bourreaux voulurent que nous y fussions associés, les Blancs comme les Noirs!

Ils laissèrent passer la journée, pour mettre avec eux les ombres nocturnes.

Ils s'occupèrent de martyriser d'abord le cacique, Keog et les deux nègres.

Les madriers une fois assemblés pour former quatre cadres grossiers, on mit ces quatre flotteurs dans le lac.

Chacun des malheureux fut lié en croix sur un bâti, tandis qu'en dessous les misérables fixaient des bombes à renversement, reliées en chapelet, comme nos torpilles l'étaient sous l'Elbe. Il y en avait huit.

— Retour des choses d'ici-bas! pensai-je en évoquant ce souvenir tragique, si proche de nous et si lointain.

Quand les engins terribles furent savamment disposés sous les quatre assemblages, ceux-ci se trouvèrent réunis par de fortes branches, bien émondées, qui devaient les maintenir à dix mètres environ l'un de l'autre.

— De cette façon, nous dit alors Wami, sur le ton enjoué qu'il prenait naguère à bord de l'Austral pour nous fournir des explications techniques, les huit bombes flottantes, portées par le courant qui règne au milieu du lac, arriveront ensemble sur le barrage d'Alhajuela, où se produira une belle explosion, dont vous pourrez donner, j'espère, des nouvelles intéressantes à vos lecteurs. Car vous allez être aussi pourvus de flotteurs analogues, messieurs, qui vous permettront de suivre ces événements de près et d'en parler de visu, comme vous dites si bien...

L'horreur de ce supplice d'un nouveau genre me fit frémir des pieds à la tête, et pourtant je me sentis le courage de penser d'abord à Keog et au vieux Breton.

— Vous n'avez pas honte, dis-je avec force à mon ancien compagnon d'aventures, d'envoyer ainsi à la plus effroyable des morts deux hommes qui se sont concertés hier pour vous sauver la vie? Tous les Japs qui entendaient l'anglais, à commencer par le bonze, se prirent à rire de cette naïve admonestation.

— Vous avez une morale, dit Wami dédaigneux; nous en avons une autre, voilà tout. La vôtre est blanche, la nôtre est jaune. Des goûts et des couleurs... vous savez bien qu'il ne faut pas disputer. Ces esprits forts m'ont tiré d'affaire, j'en conviens; ils ont eu tort.

La voix du cacique, étendu sur sa claie, s'éleva vibrante:

— Je vous l'avais bien dit, mes amis! Il fallait laisser cette canaille crever dans sa peau. Nous ne serions pas ses victimes aujourd'hui.

— Assez discouru, interrompit le bonze. Poussez au large!

Plusieurs Japs entrèrent dans l'eau et conduisirent assez loin l'étrange radeau.

Quand ils sentirent qu'ils perdaient pied, ils lâchèrent prise.

Les martyrs nous envoyaient des adieux amicaux et aux autres des imprécations.

Keog délirait. Les Noirs gémissaient. Le cacique lançait des anathèmes.

Et aucun de ces quatre malheureux n'osait bouger, de peur qu'un mouvement ne fit exploser le rigide assemblage.

— Bien, dit Yochiro. Les voilà dans le courant! A ces messieurs, maintenant, et au joujou!

Pigeon était devenu livide une fois de plus... Quant à moi, je ne trouvais plus mes idées. Tous mes membres frissonnaient d'horreur.

Sans qu'il nous fût possible de résister, dix mains nous saisirent et nous couchèrent chacun sur un cadre en tout semblable à ceux qui venaient de partir.

Je sentis le froid déplaisant de l'eau qui me trempait des pieds à la tête, à commencer par le dos.

Déjà l'on n'y voyait plus, mais j'entendais tout ce qui se disait et se préparait autour de nous.

Il y eut une courte contestation entre le bonze et Wami. Des mains commencèrent à fixer quelque chose au-dessous de mon radeau, puis s'interrompirent.

Alors Wami, d'un ton rogue et vindicatif, nous, fit une espèce de discours.

— La condamnation à mort qui a été prononcée contre vous, dit-il, je suis autorisé à l'exécuter au cours de cette expédition, quand on vous aura fait voir de près ce que peut le courage japonais contre la prétentieuse alliance antiasiatique. Mais j'ai aussi le droit de vous envoyer, comme disent les gens de France, vous faire pendre ailleurs. Mon chef est d'avis que vous soyez par nos soins expédiés tous les deux, isolément, à la suite de nos explosifs pour que vous racontiez à vos pareils que le plus beau coup de cette guerre, le plus hardi, le plus grandiose, a été réussi par vingt-cinq Japonais. Vos amis qui viennent de partir vont faire sauter le barrage d'Alhajuela dans sa partie haute. Douze autres bombes vont vous suivre, sur un autre train de bois qui n'aura pas de voyageurs, pour le cas où les premières ne produiraient pas l'effet que nous en attendons. Quant au pied de l'ouvrage, à vingt mètres de profondeur, il faut qu'il éclate violemment; ce sera le triomphe du jeune et brave Tanaka Mitsuaki. Retenez son nom pour l'envoyer à vos gazettes, si vous arrivez vivants quelque part. Vous direz qu'il a sacrifié sa vie, comme tant d'autres, pour la gloire du Mikado et de la patrie japonaise dans une torpille habitable dont l'inventeur est le commandant Yochiro, ici présent, Banzaï!

J'entendis une cacophonie d'allégresse, après quoi le petit mécanicien, s'étant glissé dans sa boîte, poussa divers cris d'adieux chevaleresques en japonais. Tout de même sa dernière phrase fut en bon français, et pour nous, ce qui ne manqua pas de me surprendre.

— Bon voyage, messieurs, nous dit-il très haut. Vous trouverez la porte ouverte quand vous vous présenterez pour descendre au canal!

Puis ce fut un glissement sur l'eau. Le frêle esquif allait chercher le chenal du Chagres pour s'y enfoncer au plus profond.

Comme nos infortunés compagnons tout à l'heure, des Japonais nous poussèrent à bras jusqu'au moment de perdre pied, à deux cents mètres de la rive.

— Bon voyage, gentlemen de l'An 2.000! nous cria Wami avec insolence. Bon voyage! Et soyez sincères dans vos récits, surtout!

J'avais bien envie de répondre par quelque injure énorme. Mais j'eus beau faire des efforts pour crier. Aucun son ne put sortir de ma gorge. Dans cette conjoncture épouvantable, poussé au fil de l'eau vers des tragédies nouvelles, près de périr ou d'être affreusement mutilé, pourquoi fallut-il que je me misse à constater en latin que je ne pouvais articuler, tant j'étais saisi par l'épouvante.

Je balbutiai plus de dix fois comme un maniaque cette fin d'un vers de Virgile: Vox faucibus haesit, vox faucibus haesit, vox faucibus haesit.

Etait-elle assez caractéristique cette extravagance nouvelle de la folle du logis!


11. La catastrophe.

Vint la nuit. La lune ne se lèverait pas avant une heure. Tout était calculé pour que l'atroce machination s'accomplit dans les conditions les plus effroyables.

Etendu sur le dos, les yeux fixés aux étoiles qui venaient apparaître, je me sentais emporté par un courant assez faible dont le clapotis s'interrompait de temps à autre pour reprendre plus fort, après avoir contourné quelque obstacle.

Je retrouvai de la force pour crier, au bout de quelques minutes:

— Etes-vous là, Pigeon?

— Oui, patron, répondit faiblement la voix de mon malheureux collaborateur.

Il dérivait à quelques mètres derrière moi.

— Croyez-vous qu'ils aient chargé aussi explosifs notre radeau?

— Non! Ils avaient commencé à suspendre au mien quelque chose, mais le vieux n'a pas voulu.

— Vous êtes sûr?...

Il me sembla entendre une réponse affirmative; mais je la perçus très imparfaitement. J'eus beau forcer la voix et adresser de nouveau des questions. Elles restèrent sans réponse. Les remous du Chagres nous avaient séparés.

J'étais donc seul, lié sur quatre poutres flottantes, exposé à toutes les horreurs de cette descente vers le barrage. Invinciblement je revoyais dans le passé un tableau fameux du peintre Luminais, qui représente les corps pantelants des Enervés de Jumièges coulant ainsi avec la Seine, au temps des Mérovingiens.


Illustration

Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges (1880),
huile sur toile, Rouen, Musée des beaux-arts.



Illustration

Je me rappelais un tableau du peintre Luminais qui représente les
Enervés de Jumièges descendant ainsi le cours de la Seine. (Page 636.)


Qu'allait-il nous arriver?

Si Pigeon avait dit vrai, et il me semblait aussi qu'on eût renoncé à charger notre radeau, sur l'avis du bonze, nous pouvions espérer qu'un caprice du courant nous conduirait doucement à quelque berge...

Mais aussitôt je pensais aux troupeaux d'alligators, et je ne croyais plus à l'innocence de leurs moeurs.

Allions-nous au contraire faire très vite ce voyage d'épouvante et rejoindre nos camarades arrivés avant nous?

Mais alors leur chapelet de bombes, s'il n'avait pas fait explosion par miracle, serait mis à feu quand sauterait l'odieux bonhomme qui, sous les eaux du lac, s'avançait traîtreusement dans son batelet de fer!

Il n'y avait plus de secondes pour mon coeur, mais des dixièmes de secondes qui sonnaient avec force dans mes tempes.

Je ne pouvais rien voir que les étoiles du ciel; il me semblait, à la perception de bruits lointains, que le lac fût très large, sinon profond. Je balbutiais les noms des sites que j'avais lus, inscrits sur la carte au bord de ses rives: Santa Barbara, Dos Bocas, El Vigia, Las Campanas...

J'essayais de me rappeler son diamètre dans le sens. du Chagres; je ne savais plus si c'était six ou sept kilomètres. Je tâchais de me faire à cette idée falote que nos infortunés compagnons ne devaient pas donner dans le barrage, alors que le choc de leurs radeaux contre le mur en maçonnerie était inévitable, mathématique.

A l'instant où je me laissais prendre par cet espoir, un fracas abominable se répercuta dans toutes les parties du lac. Le plan d'eau sur lequel je coulais fut soulevé brutalement.

C'était la première explosion attendue par les Japonais.

Je devinai aussitôt leurs rires sarcastiques, là-bas, dans les halliers, et leurs frottements de mains.

Sauvages! Une minute ne s'était pas écoulée que je sentais le courant s'accélérer. |

Que ce fût en haut ou en bas, le barrage était déjà crevé sur un point. J'en avais la preuve.

Alors deux autres explosions, plus terribles encore que la première, secouèrent la nature endormie.

Il me sembla qu'un cataclysme se fût déchaîné de partout.

Un grondement lugubre résonnait sous les eaux. Je me sentais maintenant emporté dans un véritable tourbillon. De toute évidence il y avait à présent dans la maçonnerie d'Alhajuela des trois ouvertures qui laissaient passer en trombe les eaux retenues depuis des mois sur les hauteurs de l'isthme.

Soudain je ressentis un choc violent à la tête. Des flots de lumière électrique m'inondaient. Des cris assourdissants partaient de plusieurs maisons construites au bord d'une rivière. J'étais sur mon radeau, drossé contre la partie gauche du barrage éventré.

Fire! Fire! hurlait une voix en me désignant, c'était clair, aux coups des soldats affolés.

J'élevai les bras, je joignis les mains dans un geste suppliant et criai à mon tour, de toutes mes forces:

— Yankee! Yankee!

S'ils tiraient, j'étais tué dix fois.

La lumière électrique me sauva.

Les hommes avaient relevé leurs fusils; plusieurs d'entre eux descendirent par une échelle de fer pour me délier et me remonter sur leurs épaules.

Ce fut fait en cinq minutes.

D'une voix coupée par l'émotion, je dis à leur chef ce que je savais de l'épouvantable machination.

Devant deux ou trois cents soldats, le commandant du poste d'Alhajuela, consterné, m'interrogea rapidement, démoralisé lui-même comme s'il eût été responsable de la catastrophe.

— Qui a fait le coup?

— Vingt-cinq Japs.

— Venus d'où?

— De la côte du Pacifique, par le rio Matias Hernandez.

— Comment étiez-vous là?

— Prisonnier avec mon ami... depuis San Francisco... Je suis le rédacteur de l'An 2.000 qui...

A ce moment une nouvelle alerte précipitait tout le monde vers le barrage, où les sentinelles recommençaient à crier:

Fire!Fire!

— Ne tirez pas! suppliai-je. C'est mon ami sûrement.

On lança des projections de lumière électrique sur le lac, devenu à son exutoire le plus impétueux des torrents.

Quelques secondes, et j'eus la grande joie de revoir Pigeon, dans le plus triste état, comme on pense, mais vivant.

Vivant! Je trouvai le temps de nous féliciter l'un et l'autre de cette chance.

Nous étions sortis de là vivants!

— Par grâce, commandant, poursuivis-je, je vous en prie! Des habits! Donnez-nous des habits et commandez un train qui nous descende au plus vite vers le canal!

— Les ingénieurs partent dans cinq minutes. Allez avec eux. En un quart d'heure vous serez à Obispo.

Le malheureux commandant nous emmena dans une pièce voisine. Une fois de plus nous revêtîmes l'uniforme des matelots américains. Ce n'était plus comme à bord du Minnesota, par exemple: nous ne faisions pas les fous. Et pourtant ce que nous racontions n'était-il pas fait pour rendre folle la tête la plus solide?

Tout en nous habillant, nous complétions les détails que nous demandait le commandant du poste d'Alhajuela sur l'audacieuse entreprise qui venait d'aboutir à un résultat aussi lamentable.

— Vos compagnons, nous dit-il, ont dû être foudroyés par la seconde explosion. Sûrement c'est la torpille habitable dont vous me parlez qui a la première frappé le barrage, par en bas. Nous entendions des cris d'appel depuis quelques instants et les projecteurs venaient de découvrir le grand radeau lorsque tout le pied de l'ouvrage frémit sous la première attaque. Au même instant le radeau, entraîné plus vite, donnait à son tour contre le mur. Toute la partie haute de l'ouvrage était pulvérisée, avec nos sentinelles, diverses constructions et nécessairement vos amis. Aussitôt arrivait un second radeau. Je le fais harponner par mes hommes. Funeste idée! Comme ils se mettent à l'élever vers la berge, les bombes qu'il portait se renversent. Ah! ce fut effroyable, messieurs. J'ai au moins vingt morts. On les comptera plus tard...

— Et là-bas, demandai-je après un silence que commandait le respect de cette douleur, là-bas?... Que se passe-t-il?

Je crus que l'officier allait tomber d'une attaque d'apoplexie, car c'était un grand gaillard, sanguin singularisé par une barbe blanche et des sourcils noirs.

— Là-bas, messieurs? Mais il se passe que deux cents navires, ou guère de moins, sont actuellement dans le canal... et qu'ils n'en sortiront pas avant des mois à présent! Il se passe que l'amiral anglais, qui commande les flottes alliées, s'est présenté devant Colon avec ces deux cents navires; qu'un conseil de guerre a été tenu pour décider de la façon dont on passerait les écluses, par petits groupes ou tout à la file; que l'amiral a fait valoir la nécessité d'être le plus tôt possible dans le Pacifique; bref des raisons péremptoires que ses collègues ont adoptées. Si bien que les navires ont commencé à franchir les écluses voilà cinq jours. Ils sont presque tous entrés, à l'heure actuelle, à raison de quarante par jour, et très probablement aucun n'est encore sorti. Or voici que la rupture du barrage dont j'avais la surveillance déchaîne le Chagres et toute la réserve des eaux dans le bief central, qui va s'emplir très vite, jusqu'à ce qu'il soit submergé! Après quoi ce seront les autres parties du canal qui disparaîtront sous l'inondation; les navires qui seront soulevés, chassés contre les berges, jetés contre les quais. Profitant du désarroi, des bandes de Japs comme celle qui vous a martyrisés vont trouver le moyen de placer de la dynamite sous les portes des écluses, de telle sorte que l'eau qu'elles contiennent s'écoule dans l'un ou l'autre océan. Les navires vont talonner, se coucher sur le flanc, incapables d'avancer ni de reculer. Il faudra un an pour réparer le barrage. Vous voyez d'ici ce que représente le coup d'audace de ces misérables. Et c'est dans ma circonscription que s'est accompli un pareil attentat! C'est, pour ainsi dire, sous mes yeux qu'il a été perpétré! Je n'ai su ni le deviner ni en pourchasser les auteurs. Je suis, au point de vue militaire, le responsable de cette catastrophe. C'est le déshonneur. Il ne sera pas dit que Harry O'Brien, Américain de naissance, Irlandais d'origine, vivra déshonoré, fût-ce quelques minutes.

Le train électrique appelait les voyageurs du tintamarre de toutes ses sonneries.

Le commandant nous fit signe.

On sortit.

Il nous embarqua vivement dans l'automobile sur rails qui descendait à Obispo.

Cinq ingénieurs du barrage, venus en hâte, s'y trouvaient déjà.

Après nous avoir vivement présentés les uns aux autres, le commandant fit un geste de désespéré, de dément plutôt.

Puis s'étant précipité sur le troisième rail, porteur du courant, il s'y cramponna dans l'attitude démoniaque que nous connaissions. Des étincelles énormes sortirent de ses cheveux, cependant que sa chair commençait à grésiller. Sans plus attendre le train partit.

Nous vîmes de loin, sous les clartés blafardes des lampes électriques, les soldats accourir et relever leur chef électrocuté.

Le malheureux nous avait bien dit qu'il ne survivrait pas, fût-ce de quelques minutes, à ce qu'il appelait son déshonneur. Et pourtant ce n'était vraiment pas sa faute; nous le savions mieux que personne.


12. L'Europe en échec.

Les vingt minutes que dura le trajet entre Alhajuela et Obispo furent indescriptibles.

Dans la nuit claire, sous les rayons de la lune, le petit train descendait à toute vitesse la vallée profonde et accidentée du Chagres, dont les eaux couraient vers le canal, à pleins bords, furieuses, diluviennes.

Il en était de même de la fameuse rigole d'alimentation, que notre voie ferrée traversait par instants sur quelque pont.

Devenue torrent, elle dévalait la pente avec des cascades qui détruisaient sur leur passage les travaux des ingénieurs.

Ceux-ci, tout à l'examen des dégâts, ne quittaient pas des yeux le spectacle chaotique, épouvantable, que leur donnait le fleuve débordé, emportant dans sa course folle les arbres déracinés aussi bien que les maisonnettes des surveillants.

Les gros foyers électriques qui bordent tous les ouvrages du prestigieux canal répandaient sur cette scène de déluge une clarté sinistre.

Toutes les deux ou trois minutes, notre petit train s'arrêtait, puis repartait après que le mécanicien et le conducteur s'étaient assurés que la voie du chemin de fer n'était pas endommagée par les eaux.

Au petit poste de Las Delicias le chef de station recevait des nouvelles par téléphone.

Il nous les transmit d'une voix étranglée, car elles étaient navrantes.

Déjà, lui disait son correspondant à Obispo, les eaux du Chagres étaient arrivées dans le bief central et s'y déversaient avec impétuosité, après avoir noyé toutes les écluses.

Les cuirassés chassaient sur leurs ancres, tous les projecteurs allumés, prêts à tomber les uns sur les autres, poussés par le courant dévastateur.

Et aussi bien vers Matachin, San Pablo, Tavernilla que vers Emperador, La Culebra, Paraiso, dans le bassin de l'Altantique autant que dans celui du Pacifique, les millions de tonnes liquides accumulées là-haut se frayaient une issue qui nivelait sous leur masse, incessamment accrue, toutes les parties du canal.

Comme on repartait, je pus demander des renseignement précis à celui des ingénieurs américains qui me parut être le supérieur des autres.

Au surplus chacun d'eux s'était vite familiarisé avec le malheur et réfléchissait, assis, aux suites qu'il comportait. Ces hommes de chiffres se préoccupaient déjà de rebâtir ce que les eaux dévergondées du Chagres n'avaient pas encore démoli tout à fait.

— S'il y a de l'espoir pour quelques navires de s'en tirer? s'écria le fonctionnaire en nous regardant avec compassion, mais, messieurs, ignorez-vous que le canal est bondé de vaisseaux de guerre? Toute cette eau superflue va les drosser contre les portes des écluses sans que celles-ci puissent à présent s'ouvrir, par suite de leur totale submersion. Quand le canal fut inauguré, en 1915, nous avions, il vous en souvient, six écluses entre Colon et Panama. Peu à peu, nous les avons réduites à trois. L'une est à Gatun, au kilomètre 9, l'autre à Obispo, au kilomètre 46, la troisième à Miraflorès, au kilomètre 62. Ce soir, à six heures, il y avait trente navires entre Miraflorès et Panama, cent douze entre Miraflorès, Obispo et Gatun, vingt-sept entre Gatun et Colon. Au total, sur les soixante kilomètres du canal où l'eau est retenue à des hauteurs différentes, cent soixante-neuf unités qui flottent là comme sur une rivière de cent mètres de large, attendant leur tour pour écluser.. Et les écluses sont noyées! Et quand les eaux auront baissé, par les causes ordinaires, on ne pourra plus ouvrir les portes. Il faudra des semaines pour réparer les mécanismes et rétablir le niveau utile; mais alors, la rigole ne fonctionnant plus, car elle aura débité son reste, il n'y aura plus moyen d'alimenter les biefs. L'eau qui se perd à chaque éclusage ne pouvant être remplacée, le niveau baissera, baissera, au passage des premiers navires, en admettant qu'on parvienne à en écluser quelques-uns, les autres commenceront aussitôt à talonner. Vous voyez où cela nous mène. Et ce que je vous fais entrevoir, c'est le minimum de nos appréhensions. Le pire ne nous sera peut-être pas épargné.

Juste nous apercevions, à mille mètres à peine, les fulgurances de l'éclairage électrique disposé sur les écluses d'Obispo, point central du passage d'un bassin à l'autre, noeud du ruban de moire qui va de l'un à l'autre océan.

Le train venait de s'arrêter pour nous déposer sur le quai d'une petite gare tout en désordre lorsque, d'un même mouvement de stupeur, les hommes qui se hâtent autour de nous, soldats et civils, s'arrêtent, cloués à terre.

Avec Pigeon nous échangions une fois de plus l'un de ces regards qui en disent plus que tous les cris d'effroi.

Une détonation violente vient de retentir du côté des écluses.

Avec une rapidité dont je ne me supposais pas capable, nous arrivons au terre-plein qui domine le port d'Obispo.

C'est l'une des portes de l'écluse n° 1 qui vient de sauter.

Depuis des semaines la surveillance des détectives a redoublé; la garnison américaine de la station a été renforcée comme l'ont été toutes celles qui s'échelonnent sur les bords du canal entre Panama et Colon. On n'a cessé de guetter, de surprendre, d'arrêter des Japonais ou d'autres suspects... Et voilà que rien n'a pu conjurer le mal!

Les Japs ont défié toute surveillance. Ils ont travaillé à Obispo comme à Las Rojas, sur le canal aussi bien que dans la montagne!

Mais ce n'est pas tout. Le bruit arrive par le téléphone qu'à la même heure, comme si les choses eussent été réglées à travers les airs, deux autres explosions viennent de se produire à Miraflorès et à Gatun.

Les prédictions pessimistes se réalisent. Toutes les précautions ont été bien prises par les Japs pour qu'un insuccès possible là-haut fût racheté par deux réussites en bas.

Et le triomphe des attentats jaunes se fait proclamer de partout!

Avec Pigeon, protégés par notre uniforme de marins yankees, nous avançons facilement sur le terre-plein qui domine les écluses jumelées d'Obispo.

Sous des torrents de lumière électrique nous apercevons, à perte de vue, des cuirassés et des croiseurs qui commencent à dériver. Le courant aspirateur draine à présent les eaux du bief vers l'un et l'autre océans.

— C'est fini, gémit Pigeon. Demain matin tout ce qui est là dedans donnera de la bande, et sur le coup de midi talonnera...

Devant nous manoeuvrent contre le courant, autant qu'il leur est possible, des navires dont nous ne pouvons deviner en pleine nuit la nationalité.

Les ordres se croisent dans l'air, perceptibles en tant que bruits sans que nos oreilles puissent discerner des mots.

Au plus près de nous, dans les éclairs des projecteurs incessamment déplacés, tourne sur lui-même un cuirassé de première classe, dont les flots désordonnés se jouent comme s'il eût été le plus frêle des schooners.

On n'aperçoit à terre que soldats en armes et employés du canal, courant sur les quais, sur les passerelles étroites des vannes, à la recherche — bien inopportune, hélas! — des déchirures ouvertes par l'explosion, et, si possible, des auteurs de l'attentat.

Tâche ingrate!

A bord de chaque navire c'est l'affolement, ce sont des cris indéfinissables.

Sur notre terre-plein, seuls, je dirais presque tranquilles au milieu du tumulte universel, nous suivons les phases du sinistre!

Nous le regardons s'accomplir progressivement sous nos yeux.

Partout dans la nuit illuminée les gros vaisseaux de guerre cherchent à s'éviter d'abord, à s'échouer ensuite au plus près de la berge, en vue de l'éventuelle mise à terre de leur artillerie et de leur gros matériel, seul moyen de reprendre une posture normale, dans combien de semaines, sinon de mois!

— Et dire, concluait Pigeon en étendant le bras vers l'Atlantique, que de notre vieille Europe est arrivée ici, pour s'y voir bloquée, cette Armada formidable! On pouvait la croire invincible, celle-ci, autrement que la célèbre flotte de Philippe II. Elle avait pour elle des canons terrifiants, des équipages dont l'effectif dépasse celui d'une armée.

Et voilà ce qu'en ont fait vingt-cinq Jaunes débrouillards! Un peu de malice et beaucoup de hardiesse, du cynisme à revendre, de la cruauté sans merci, prête à briser tout ce qui contrarie les plans conçus d'avance; c'est tout ce qu'il a fallu pour anéantir les efforts combinés de cette Europe si sûre d'elle-même! Pas un des soixante-neuf navires qui sont dans ce canal n'en sortira indemne avant des mois, car il faudra des mois pour réparer là-haut le barrage sans lequel tout ce qu'on radoubera par ici ne servira de rien. Ah! les Japs nous ont emmenés pour nous faire voir des choses vraiment énormes. Les vilains diables ne nous ont pas trompés!

Je ne pouvais qu'approuver ces lamentables déductions.

Mélancolique, le prophète continua:

— C'est le plus insolent des soufflets que le monde jaune pût envoyer au blanc. Trois victoires sur terre ne feront pas oublier ce désastre maritime. Nous sommes sortis sains et saufs de la plus terrible des aventures, patron, mais c'est pour assister au naufrage de l'Europe coalisée. Comment vengera-t-elle un pareil affront?

— Ah! répondis-je, je vois d'ici les images que les Japs vont répandre à profusion, chez eux et en Chine, sur la défaite des Européens! Cette catastrophe-là?... C'est le succès indiscutable qui va décider la Chine à se lever tout entière en armes, vous verrez ce que je vous dis, Pigeon. Elle a déjà fourni au Japon des subsides et des combattants; nous en savons quelque chose! Mais je vois comme je vous vois, mon cher ami, s'organiser sur tout le territoire du Céleste-Empire une levée en masse de hordes jaunes qui vont se répandre, ce coup-ci, vers leurs frontières de l'Occident avec la même aisance que l'eau s'éparpille dans les écluses de ce canal. Malheureuse Europe! Malheureux Blancs! Et ils se déchiraient entre eux au lieu de s'unir!

Debout tous les deux sur ce coin de la terre américaine, nous regardions au lointain se consommer le désastre de l'Armada moderne.

Très sincèrement nous avions oublié l'heureuse issue de notre propre aventure pour ne penser qu'à l'échec des alliés.

Prises au traquenard, la vieille Europe et l'effervescente Amérique!

Quel avertissement brutal!

Que de cruels lendemains leur vaudraient à toutes les deux le dédain qu'elles avaient affecté pour l'Asie et un demi-siècle d'imprévoyance!


Illustration

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 21 La Muraille blanche.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)


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