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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 16 — LA MER QUI GÈLE

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 16: La Mer qui gèle, le 10 mai 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-10-10

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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A l'assaut des cavaliers blancs et des fantassins
noirs, les croiseurs, encastrés dans la glace, ne
ripostaient d'aucune manière. C'était incompréhensible.


TABLE DES MATIÈRES



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Key-West est la forteresse gardienne du détroit... (Page 489.)



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JUSQU'ICI

Un journaliste français, au service du grand quotidien l'An 2000, suit et raconte les péripéties de la Guerre Infernale qui met aux prises, d'une part l'Angleterre, la France, le Japon alliés, avec, d'autre part, l'Allemagne, unie à l'Amérique. Après des aventures angoissantes sur terre, dans les airs et jusqu'au fond des mers, le narrateur, prisonnier des Américains, parvient à s'évader sur un navire, le Krakatoa, qu'ont affrété de braves Hollandais pour rechercher le fiancé de leur fille, miss Ada. Ce fiancé, Tom Davis, est un officier d'état-major anglais chargé d'une mission si mystérieuse que tout le monde a perdu sa trace.

Le Krakatoa dépiste la vigilance de l'escadre américaine qui surveille les abords de Key-West et conduit enfin ses passagers dans la rade de Nassau (île anglaise de Bahama), où, à leur grande joie, ils retrouvent Tom Davis. Hélas! cette joie est de courte durée; l'amiral de la flotte japonaise, qui vient rejoindre à Nassau sept croiseurs anglais pour essayer de forcer avec eux les passes de la Floride, exige le départ immédiat de tout bâtiment étranger.

Le Krakatoa est forcé de repartir pour l'Europe, emmenant miss Ada et sa famille. Mais l'envoyé de l'An 2000, doublé de son collaborateur Pigeon, reste avec Tom Davis, dont la mission demeure plus mystérieuse que jamais. Ils assistent à l'échec du premier assaut naval tenté contre les défenses de Key-West. Anglais et Japonais sont contraints de fuir devant un étrange incendie semblant embraser la surface même de l'océan, devant d'inquiétants phénomènes électriques qui désorientent les boussoles et dévient les projectiles. Mais un énigmatique Américain, type de l'oncle Sam, s'offre à conduire en sous-marin Tom Davis, avec qui il paraît d'accord, et le narrateur lui-même jusque dans un port des Etats-Unis. Ils rencontrent d'abord sous les eaux un monstrueux scaphandrier... C'est l'inspecteur des torpilles. Il fait un geste...


1. Le conseil des six.

A ma grande surprise, le geste que j'avais cru menaçant s'acheva dans une invitation muette à prendre une direction plutôt qu'une autre.

Les yeux fixes du singulier fonctionnaire que nous venions de rencontrer au fond de la mer, à courte distance du rivage, s'étaient croisés, au travers des lentilles, avec ceux de l'oncle Sam, et il me parut que les deux concitoyens étaient d'accord pour nous faciliter l'accession de leur territoire.

Nous étions pourtant en pleine guerre, et l'Angleterre était l'alliée des Japs contre les Américains.

Que signifiait tout cela?

Je ne restai pas longtemps sans l'apprendre.

Le bruit caractéristique des ballasts qui se vident, la sensation de bien-être tant de fois éprouvée lorsque le sous-marin remonte à la surface, et nous débarquons, dans la nuit toujours noire, sur le quai d'une darse énorme, dont le parallélogramme est tracé au travers de l'obscurité par des lignes de fanaux électriques.

Sur l'eau clapoteuse nous n'apercevons rien, que des batteries flottantes, assez rapprochées de la côte, dont les feux vifs éclairent leurs ventres blancs.


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Nous débarquons sur le quai d'une darse énorme. (Page 481.)


Une sentinelle veille sur le quai, armé de canons énormes, en faisant les cent pas. J'ai l'impression qu'elle va donner l'alerte et nous faire arrêter par une escouade appelée en toute hâte d'un poste voisin.

Au contraire, elle nous accueille avec une marque de déférence.

J'explique cette attitude, encore incompréhensible pour moi, par une intervention de Jarrett. Notre étrange compagnon parle au soldat très bas, comme s'il lui donnait un mot d'ordre, et nous passons notre chemin.

Non sans avoir remercié de sa collaboration hardie l'enseigne de vaisseau qui nous a conduits là.

Nous lui serrons la main; nous lui souhaitons bon retour aux Bahama. Je le prie instamment de voir Pigeon et de lui recommander le plus grand secret sur mon absence après qu'il aura expédié et signé de mon nom un magistral télégramme à l'An 2000 sur l'épisode de la mer incendiée.

C'est tout. L'officier disparaît; le capot du sous-marin se referme. Un glou-glou dans l'eau noire et voilà notre dernier ami qui s'est enfoncé sous la mer.

Pourvu qu'il n'y rencontre pas les fâcheuses torpilles sur lesquelles veille Nat Godfrey, puisque tel est le nom du préposé inattendu qui m'a fait si grand'peur!

Où allons-nous?

Vers la ville de Key-West, à ce que je comprends. Ses lumières brillent à plus d'un kilomètre.

Au large, derrière nous, c'est l'étendue noire du détroit. En d'autres pays on eût évité d'illuminer ainsi. Les Américains sont plus audacieux. Evidemment, ils ne redoutent rien de l'ennemi. Erickson leur a donné la confiance aveugle. Jusqu'à présent ce qu'il nous a fait voir la justifie. Au loin des îlots entiers de pétrole brûlent encore sur la mer.

Mais ces lumières de Key-West que nous apercevons, nous ne les atteindrons pas. Jarrett cause avec Tom Davis à voix basse, en marchant vite. Je les suis à trois pas, comme un petit chien.

Evidemment ils ont des choses à se dire que je ne dois pas chercher à entendre, tout secrétaire que je sois. Et seul avec mes pensées, sur ce territoire saturé d'électricité défensive, je marche avec précaution dans le noir, comme si je redoutais de rencontrer à chaque pas un palet, un morceau de fer placé tout exprès pour déterminer quelque contact et faire sauter les passants...

Dix minutes nous avançons dans la nuit encore profonde (il est cinq heures du matin) sur une sorte de digue assez large, que baigne d'un côté l'eau calme de la Darse, tandis que de l'autre côté les vagues viennent la battre avec leur bruit cadencé.

C'est maintenant comme un faubourg de la ville, si l'on peut employer ce mot pour désigner Key-West, forteresse bâtie sur l'extrême rocher de la longue chaîne.

Des maisons basses, tout en fer, se silhouettent, noires sur un ciel éclairé par cent phares et fanaux.

Nous faisons halte devant une sorte d'auberge où sont attablés des marins pêcheurs, des ouvriers. On les aperçoit derrière les vitres, qui boivent et qui fument. L'enseigne est bien locale: Au chemin de fer aquatique.

Enfin voici des êtres vivants! Je commençais à prendre Key-West pour une nécropole.

— Entrez, fait l'oncle Sam, après avoir pris la précaution de regarder au loin si quelque intrus ne nous avait pas suivis.

— Vous resterez à côté de moi, murmure Tom Davis, et vous ne direz rien. Puisque vous êtes si curieux des secrets de ma mission, écoutez ce qu'on racontera ici tout à l'heure. Vous en apprendrez ainsi quelques-uns. Les autres ne se feront pas attendre. Avant ce soir vous saurez tout.

L'originalité du lieu piquait déjà ma curiosité professionnelle. Une semblable déclaration l'émoustilla encore.

Tom Davis entra le premier dans la maison et je l'y suivais, mais l'Américain n'entra point.

— Je vous laisse, nous dit-il, à vos occupations. On se reverra bientôt.

A notre droite s'ouvrait une vaste salle, dans laquelle je reconnus les buveurs et les fumeurs dont nous avions remarqué les profils du dehors. Un nègre, qui faisait le service de l'auberge, poussa les volets intérieurs sur un signe de Tom Davis.

Nous étions enfermés à présent avec cinq hommes dans une pièce éclairée par deux grands foyers électriques, aux murs nus. On eût dit les parois d'une chaudière gigantesque, car des rangs de boulons s'apercevaient, ainsi que des rivets judicieusement espacés.

Je reconnus l'une de ces maisons démontables en acier dont les Américains juxtaposent les morceaux en quelques heures comme nous ferions d'un château de cartes ou de dominos.

Lorsque nous entrâmes dans la salle, les cinq hommes — je les comptai vivement — se levèrent avec déférence.

Tom Davis leur tendit à tous la main et me présenta comme son dévoué collaborateur, comme un homme devant qui l'on pouvait tout dire.

Quant au nègre, il disparut par le fond de la salle, sur un signe du lieutenant.

La succession de ces petits faits m'intriguait plus que jamais. Je leur découvrais même une marche contradictoire, incohérente. Mais pouvais-je, au milieu des extravagantes aventures dont j'étais le jouet depuis ces quelques semaines, espérer de la méthode et de l'uniformité dans le cours des choses?

Après avoir fait le tour de la salle et fermé la porte à clef, Tom Davis prit la parole, assis au bout d'une grande table, comme un président naturel. Dès qu'il m'eut invité à en faire autant de l'autre bout, les cinq hommes reprirent leurs chaises, leurs verres et leurs pipes.

Qu'étaient donc ces personnages?

Je les regardais attentivement tandis que Tom Davis leur adressait un petit discours.

Il les remerciait d'être venus exactement au rendez-vous, que la collaboration de maître Jarrett avait si largement facilité.

Sous leurs vêtements de pêcheurs et d'ouvriers je n'eus pas de peine à reconnaître des gens qui certainement n'exerçaient point des métiers manuels. Pour cela l'inspection de leurs doigts fins et blancs me suffisait.

D'autre part sous les taches de charbon et de suie qui agrémentaient leurs joues transparaissait un teint dont la délicatesse jurait avec leur accoutrement.

— Mes amis, disait Tom Davis, nous sommes seuls. Vous pouvez parler sans crainte. Faites-moi verbalement les rapports dont le gouvernement vous a chargés et que vous eussiez apportés à Londres sans les avis contraires qui vous furent envoyés par mes soins, voilà plusieurs semaines.

Le plus âgé des assistants, à peine atteint par la cinquantaine, répondit:

— L'ordre portait que nous dussions trouver le moyen d'être à Key-West, dans cette auberge du Chemin de fer aquatique, le 12 novembre à six heures du matin. Nous y sommes.

— Tous les cinq, compléta le plus jeune.

— C'est parfait, reconnut Tom Davis. Aussi n'oublierai-je pas de signaler tant d'exactitude au gouvernement du Roi, et l'on ne manquera pas de la récompenser.

Je continuais à me demander ce que représentaient ces personnages, d'où ils pouvaient venir et ce qu'ils avaient à faire avec notre officier anglais en territoire américain, lorsque Tom Davis ajouta

— Pour la forme, je vais faire l'appel.

Alors, sans tirer de sa poche aucun papier, ce qui eût pu le compromettre au cas d'une aventure malheureuse, il appela, souriant:

— Robert Burton, chargé de l'enquête en Australie!

— Présent, répondit une voix, celle du plus âgé des compagnons réunis là.

— James Blackwell, pour l'Inde?

— Présent!

— Peter Hopkins, chargé du Canada?

— Présent!

— Sampson Lewis, pour la Chine?

— Présent!

— John Etheridge, Afrique du Sud?

— Présent!

— Parlez, Robert Burton, que dites-vous de la situation en Australie?

Je commençais à comprendre sans oser croire encore à l'ampleur de la conception.

Alors, accoudé sur la table, l'oeil aussi attentif que l'oreille, sans papier ni crayon, bien entendu, de peur qu'une fâcheuse indiscrétion ne fût commise par ma faute, j'écoutai parler ces cinq hommes. Et jusqu'à ce qu'ils eussent fini, très sincèrement il me sembla qu'un voile se déchirait devant mes yeux, peu à peu, laissant apparaître, au fond du tableau inondé de lumière, la vieille Albion toute attristée d'avoir fait fausse route, et se préparant au repentir.


2. Un cri du coeur.

L'homme qui avait répondu au nom de Burton s'exprima ainsi d'un ton grave, au milieu d'une attention qui ne devait pas faiblir jusqu'à la fin de cette étrange conférence:

— L'action sournoise des Japonais en Australie a duré quinze ans. Depuis quinze autre années elle s'est effrontément dévoilée. Il n'y a plus à douter: le but que poursuivent les Jaunes en Australie est évident: pousser à bout la population blanche, qui ne veut pas d'eux, qui sait que leurs incursions soi-disant pacifiques tendent à une main-mise finale sur la grande île. La révolte des Australiens contre le système temporisateur de l'Angleterre, qui ménage ses alliés, n'attend pour éclater qu'une étincelle. Devant le refus que la métropole oppose à ses incessantes demandes d'une protection efficace, le peuple australien est prêt à se séparer brutalement. Il en coûtera des vies humaines en grand nombre, et de l'argent par millions de livres? Rien ne l'arrêtera dans la fureur qui le possède de se défendre contre le déluge envahisseur. Très informés de cet état d'esprit, les Japonais ont mis tout en oeuvre depuis le début de la guerre pour faire éclater la révolte. Ils sont arrivés à leurs fins. Si des mesures de précaution ne sont prises au plus tôt par le gouvernement de Londres, c'est l'insurrection qui éclate, c'est la guerre civile qui commence. Et quoi qu'on puisse dire de la toute-puissance de l'Angleterre, comme elle ne pourra faire front partout à la fois, c'est la séparation certaine, inéluctable! C'est la perte d'une immense colonie qui vient s'ajouter aux ruines déjà lamentables accumulées par cette guerre! Avant quinze jours, si rien ne change, le mouvement éclatera de tous les côtés à la fois. En quelques jours, la république australienne sera proclamée, l'île perdue pour les Anglais. J'ai tous les renseignements nécessaires pour établir que l'union du Commonwealth d'Australie et de la Grande-Bretagne ne tient plus qu'à un fil. Et ce fil, la colère nationale s'apprête à le couper demain...

Il y eut un grand silence. Tom Davis donna la parole au deuxième agent.

— Et vous, James Blackwell, que rapportez-vous de l'Inde?

— Les pires nouvelles, répondit un petit homme blond, dont la figure fine et douce s'abritait sous le suroît d'un vulgaire pêcheur. Je suis arrivé à Baltimore avant-hier, venant de Calcutta, après avoir passé de longues semaines au milieu des Hindous. Ma mission fut, en effet, décidée avant la guerre, car des symptômes de désaffection se manifestaient, déjà depuis longtemps, dans la péninsule asiatique dont la mise en valeur a coûté si cher à notre pays. Or, sans craindre d'être démenti par personne, j'affirme que le travail souterrain des Japonais aux Indes est effrayant. Asiates, ils ont persuadé aux Hindous, mécontents comme il faut s'y attendre de voir s'éterniser leur servitude, que la Ligue des Asiatiques contre leurs dominateurs européens s'impose aujourd'hui. A l'aide d'émissaires qui ont parcouru le pays par bandes, ils ont soulevé des millions d'êtres humains. Ceux-ci sont tout prêts, depuis un mois, à se mettre en révolte contre leurs conquérants. En dépit des traités qui obligent l'Angleterre à lancer contre eux ses amis les Japonais, au cas d'une révolte, ils préparent un soulèvement qui peut devenir effroyable. Les Japs se sont si bien infiltrés dans l'immense péninsule, qu'ils y prêchent ouvertement la guerre aux Anglais, la révolution coûte que coûte au profit d'une république hindoue, dont la capitale serait à Bombay. Crédules jusqu'à la sottise, les Hindous n'ont pas hésité. Ils se sont engagés à se lever en masse dès le premier signal que leur feront les Nippons. Lorsque ceux-ci jugeront l'Angleterre trop occupée avec l'Europe et l'Amérique, ils mettront, comme ils disent, le feu à l'Inde! Et s'il faut mourir par centaines de mille pour assurer l'indépendance de l'Inde, ce n'est rien, disent les Hindous fanatisés, on mourra. La peste a déjà fait de leur pays un charnier. La conquête de la liberté ne fera pas plus de victimes que la peste!

Je regardai l'agent Blackwell. Sa figure respirait l'intelligence; il ne se trompait pas et ne songeait à tromper personne, sûrement.

— Et vous, Sampson Lewis, que rapportez-vous de l'Indo-Chine et de la Chine?

— La même certitude, répondit un fort gaillard, au teint mat, aux fortes épaules, à la moustache tombante comme celle des Mongols. L'Indo-Chine française est infestée depuis tant d'années déjà d'espions japonais que la tâche a été bien simple pour leurs sociétés secrètes dès qu'elles ont commencé à parler d'insurrection. Le Tonkin et l'Annam sont peut-être, de toute l'Asie, les deux contrées où la domination morale des Japonais s'exerce avec le plus de facilité. Du Nord au Sud de ces colonies que la France a payées si cher, et si mal guidées, comme elle fait d'ordinaire, l'incendie va se propager avec une vitesse terrible dès que le signal de la guerre intérieure sera donné. Le massacre des petites garnisons françaises s'exécutera sans difficultés, à ce qu'il me semble. S'il y a des renforts à demander, Formose est là pour en fournir. Ne pas oublier que cette île est devenue depuis trente ans, dans la main des Japs, une forteresse inexpugnable d'où partiront les hordes destinées à prêter main-forte aux nationalités soulevées, dans toute l'Asie. Arsenaux fabuleux, canons monstres, ceintures de torpilles, flotte sous-marine, flotte aérienne et flotte maritime, tout s'y trouve réuni dans la main puissante d'un maréchal japonais et l'on peut dire que ce nouveau Gibraltar est une machine infernale braquée sur les possessions des Européens. J'ai essayé de pénétrer dans l'île; on m'a mis en prison. Si je n'avais justifié de mon état-civil de sujet anglais, allié du Mikado, on m'eût peut-être fait disparaître. Si vous voulez bien ne pas oublier que dans un moment d'erreur, en 1910, les Etats-Unis, pour s'assurer quelques années de paix factice, ont vendu les Philippines à leurs pires ennemis, vous reconnaîtrez que la situation des colonies de la France peut être jugée comme absolument perdue dans l'Extrême-Orient. Mais quelle insignifiante révolte sera demain celle des Tonkinois et des Annamites auprès du gigantesque cataclysme que nous préparent les Japonais en Chine, dans nos grandes possessions de Hong-Kong et de Canton, à Shanghaï aussi bien qu'à Pékin même! Les Boxers et autres sectes de fanatiques chinois, toujours prêts à s'armer contre les diables étrangers, brûlent de se signaler par de nouveaux massacres. Comme les autres Asiates, ils n'attendent qu'un ordre de leurs conseillers, disons de leurs maîtres, pour partir en guerre contre les Anglais et contre tout ce qui est blanc...

D'un coup d'oeil j'avais embrassé le tableau que ces trois hommes venaient dé nous tracer.

Je croyais que l'effort de dissociation tenté par les Japs s'arrêtait aux nationalités de leur couleur. Mais les dépositions rapides des deux agents que Tom Davis avait appelés Peter Hopkins et John Etheridge me détrompèrent.

— Au Canada, dit l'un, le travail d'excitation auquel ils se livrent avec une adresse étonnante est si avancé qu'on peut admettre comme imminente une révolte des provinces de l'Ouest, tout d'abord. En Colombie britannique le feu couve depuis assez longtemps sous la cendre et l'on y est anti-japonais, mais par d'autres arguments les Japonais ont su soulever la colère des colons de ce pays contre la métropole. Quant aux provinces de l'Est, leur désir est si grand de se rattacher à la fédération des Etats-Unis que les pièges les plus grossiers suffiront à prendre des hommes considérables, qui conduisent le peuple; ils l'entraîneront avec eux dans la révolte. Que tel incident significatif se produise demain et les Canadiens, à leur tour, se lèveront contre l'Angleterre déjà bien empêchée de faire face aux autres révoltes de ses peuples tributaires.

— Je rapporte de l'Afrique du Sud, dit enfin le cinquième agent, des impressions identiques. Partout les Japonais ont travaillé les indigènes avec une science de la conspiration qui dépasse toute idée. Sûrement le feu qu'ils promèneront sur les contrées où flotte le drapeau rouge s'allumera là aussi vite qu'ailleurs. C'est un fait indiscutable...

Tom Davis réfléchit un instant. Puis, grave à son tour, comme les personnages dont il avait attentivement écouté les communications si inquiétantes, il résuma:

— Messieurs, je vous remercie du dévouement que vous avez montré pour accomplir une tâche difficile. Le gouvernement britannique, encore une fois, saura le reconnaître bientôt. Vous allez prendre les moyens que vous jugerez les plus pratiques et gagner l'Angleterre, où vous rédigerez les rapports que vous venez de me résumer en quelques mots. Je vous y rejoindrai, j'espère, avant peu. Mais il me reste à poursuivre ici une tâche dont j'ai basé par avance le programme sur les faits que vous nous confirmez avec tant de netteté. Pas une minute de plus à mon avis, et ce sera aussi le vôtre, je n'en doute point, la Grande-Bretagne ne doit différer un changement de politique que son intérêt lui commande. Mais il y a plus haut encore un intérêt de race que tous les peuples blancs doivent considérer sans délai. Pour l'avoir méconnu les plus vieilles nations de l'Europe, les plus nobles, les plus généreuses, se sont engagées dans une guerre abominable où le spectacle absurde nous est offert d'une association contre nature entre l'Angleterre appuyée sur la France, d'un côté, et les Japonais de l'autre...

— Monstrueux accouplement! m'écriai-je avec indignation en frappant du poing sur la table, oubliant ainsi de tenir mon rang et de retenir ma langue.

Mais le cri du coeur ne pouvait me rester dans la gorge. Il était sorti!

Encouragé par l'éclair de satisfaction qui venait d'aiguiser les regards de mes six compagnons, je continua. Et il me sembla que j'eusse poussé, seul de Français au milieu de ces Anglais, ce cri de soulagement au nom de la France tout entière.

— Oui, messieurs, monstrueux accouplement! Londres et Paris s'unissant, à Tokio! Les plus grands peuples blancs donnant la main à des hordes de Jaunes pour porter des coups affreux à d'autres Blancs! Hideuse contradiction! Mais vous ne voyez donc pas que les Jaunes, une fois de plus, suivent les traditions de leur fourberie! Ils sont devenus forts grâce à vous? Ils veulent le devenir davantage. Et lorsqu'ils jugeront que l'heure est venue, après vous avoir affaiblis, Anglais et Français, aveugles, ils se retourneront contre vous! C'est déjà fait! Le travail préparatoire est terminé. Le courant destructeur est établi à travers toutes vos colonies, pauvres d'esprit que vous êtes! Il n'y a plus qu'à presser sur un bouton pour que saute effroyablement le chapelet de torpilles disposé en sourdine autour de vous! C'est fait! Tout s'effondre! Et vous restez avec la honte d'avoir trahi vos frères blancs pour préparer l'avènement d'Attila!


Illustration

J'étais lancé. Un souffle vraiment patriotique m'animait. (Page 486.)


J'étais lancé. Un souffle vraiment patriotique m'animait.

Je retrouvais, dans mes plus récents souvenirs comme dans les plus anciens, des arguments à la brassée, que je jetai sans hésiter à la figure de la perfide Albion, si j'ose dire, encouragé par les approbations muettes de ses enfants, qui buvaient mes paroles alors que je n'avais aucune qualité pour les prononcer là.

Oh! le milieu était homogène!

Je me levai.

— Comment l'Angleterre, ajoutai-je, n'a-t-elle pas compris qu'en trahissant la cause des Blancs elle compromettait sa propre cause jusqu'au point de la perdre? Imaginez les Américains vaincus sur mer comme ils l'ont été l'autre jour sur terre, à Black-River. C'est alors une réédition de la déroute russe en 1904-1905! Pauvres Russes! L'Europe les a laissé battre à plate couture. Les Nippons les ont alors chassés de la Mandchourie! Mais demain c'est de la Sibérie qu'ils vont les expulser! Que les Américains soient repoussés partout et l'omnipotence japonaise s'empare du Pacifique! Maîtresse de la Chine, de l'Indo-Chine, des Philippines, de Formose, des Hawaï, la monarchie japonaise commande à l'Asie tout entière. Ces colonies anglaises, que vous venez de parcourir, révoltées, deviennent ses vassales. Elles ne font que changer de maîtres parce qu'elles sont incapables de se gouverner elles-mêmes. Mais leur maître de demain aura la peau jaune. Il les délivrera du joug des Blancs qui leur est odieux. La soudure se fera entre des millions d'êtres qui ont l'affinité de la couleur, de la race. Tout est là, pauvre Albion! Tu as cru faire une simple opération commerciale avec les Japs, et les événements te démontrent qu'il y a eu dans ton cas une faute lourde, un crime, disons le mot, un crime commis contre le principe de défense commune, contre la loi de solidarité blanche que nul peuple de civilisation chrétienne ne saurait oublier!

Je regardais Tom Davis.

Il battait discrètement des mains, comme au théâtre, lorsqu'un artiste a conquis les suffrages d'un public raffiné.

Les autres l'ayant imité et le démon de l'apostrophe me poussant en avant, je repartis, plein de mon sujet, pour une dernière tirade:

— Oui, les Nippons rêvent d'unifier l'Asie sous leurs mains batailleuses! Ils veulent être les Romains de la race jaune! Ils le deviendront bientôt si des peuples blancs continuent à les appuyer de leurs troupes et de leur argent. Folle Albion, ouvre les yeux! Il en est temps encore. Dégage-toi et dégage avec toi la France d'un compromis qui n'a pas de nom! Séduits par les qualités guerrières de ces Japs, nous avons pu, les uns et les autres, combattre à côté d'eux, les admirer individuellement dans le sacrifice qu'ils consentent si aisément de leur vie et de la vie des autres. Mais, dès qu'ils sont en troupes, ou simplement en groupes, regarde-les, Albion, regarde leurs faces olivâtres, leurs têtes si différentes des nôtres! Dis-toi bien que les cerveaux de ces petits hommes ne sont pas faits comme les nôtres, que la morale qu'ils y cultivent ne ressemble nullement à notre morale, qu'elle en est même le contraire! Rappelle-toi que la civilisation de ces Asiatiques, pour respectable qu'elle soit, n'a rien de la civilisation européenne, qu'elle en est même la négation! Rappelle-toi la cruauté, la sauvagerie natives de ces peuples félins! Il est d'usage chez eux de dire que nous sentons le tigre parce que nous mangeons de la viande et qu'eux ne grignotent que du riz. Mais n'évoquent-ils pas devant nos yeux, avec leur duplicité constante, leur audace farouche, les tigres des forêts mandchoues ou des jungles de l'Inde? Albion, tu ne peux démériter plus longtemps. Tes hommes d'Etat ne sauraient plus longtemps se tromper à ce point! Il ne leur est plus permis de conduire les Jaunes à la bataille contre les Blancs. Si le principe de la suprématie de notre race ne suffit pas à t'émouvoir, pense à toi, pense au salut de ton immense empire, que la félonie des Nippons menace de désagréger! Tourne bride, saint Georges! Répudie l'alliance condamnable et condamnée! Détermine en Europe, et très vite, une orientation nouvelle! Tes diplomates n'auront pas de peine à convaincre ceux de chez nous. Qu'ils jettent les bases d'une entente nouvelle où les Blancs seront solidement alliés contre les Jaunes. La voilà la guerre qu'il faut poursuivre, celle qu'il convient de ne pas interrompre avant complète satisfaction, celle qui sera solutionnée par un rejet en Asie des masses qui n'en eussent dû jamais sortir.

— Il faut aller plus loin, cria Tom Davis.

— Oui, oui, plus loin, répétèrent les cinq hommes.

— Vous avez raison, gentlemen, poursuivis-je. Il faut aller plus loin! Delenda Carthago! Cette puissance japonaise que l'Europe et les Etats-Unis ont si malheureusement laissé grandir, il faut l'exterminer!

— Bravo! Hear, hear! A la bonne heure!

Ces encouragements, lancés à demi-voix, entre deux bouffées de tabac ou deux gorgées de bière, me soutenaient à miracle. Je conclus, lyrique, toujours regardant Tom Davis qui ne cessait de m'approuver.

— C'est, au surplus, bien simple à comprendre: les Japonais, les Chinois, les Hindous, tous les Jaunes, Mongols ou Malais, que le Mikado mobilise contre le monde blanc, sont prolifiques. Leurs familles sont nombreuses et le chiffre de leur population s'accroît sans cesse, en dépit de l'infanticide traditionnel dans le Céleste-Empire. Nous, au contraire, nous les Blancs, nous dépérissons; nous naissons, si j'ose dire, en moins grande quantité d'année en année. C'est dire que nous serons absorbés en peu de temps par la marée jaune si nous ne prenons les devants. Absorbons-la nous-mêmes! Qu'il n'en reste que des peuples secondaires, impuissants, désarmés, désargentés surtout, car seuls les peuples riches sont à craindre. Ruinons le commerce, brisons la force militaire de ces Japs, tandis qu'il en est temps encore! L'Europe entière s'y mettra joyeusement, j'en jurerais. Les dépêches signalent sa lassitude. C'est que la cause de la guerre qui nous désole tous est navrante en soi, humiliante pour des pays comme la Grande-Bretagne, la France, l'Allemagne, les Etats-Unis. Qu'on se tourne au contraire vers le but qui vaut la peine! Qu'on se lance à corps perdu dans le définitif abaissement de la puissance jaune! Qu'on se ligue tous ensemble pour anéantir la menace chinoise, dont on ne se préoccupe pas assez, et vous verrez les plus las reprendre du coeur à la bataille. Blancs, cessons de nous entre-tuer pour des niaiseries! Unissons-nous et faisons tête aux Jaunes pour les ramener au point où nous les avons jadis connus. Le salut de notre race est à ce prix! L'Europe et l'Amérique en avant! L'Asie en tutelle, comme l'Afrique!

Je tombai sur une chaise, épuisé.

Il me semblait que ces quelques paroles, prononcées devant six personnes, je les eusse dites à la face de l'Europe assemblée en quelque fantastique concile.

Une sorte de cavalcade gambada devant mes yeux, tandis que les dernières approbations des auditeurs chatouillaient agréablement mes oreilles. Il me semblait voir les rois, les chefs d'Etat de tout le monde blanc battre des mains, eux aussi, et donner leur complète adhésion à ce programme vengeur.

Or, c'était celui de Tom Davis que je venais de résumer si chaleureusement. L'envoyé du ministère anglais n'avait plus à en faire de mystère,

— Messieurs, dit-il, en s'adressant à ses collaborateurs d'abord, puis à moi, très déférent, mon secrétaire français, vous venez de l'entendre, a dit ce que je voulais dire, ce que je pense...

— Ce que nous pensons tous, déclarèrent les cinq agents secrets.

— Eh bien, j'ai le grand plaisir de vous annoncer que le gouvernement de Londres pense aussi comme nous-mêmes...

Il y eut un moment de surprise satisfaite.

— Si j'ai entrepris la mission mystérieuse que j'espère mener à bonne fin sous peu de jours, c'est que le Foreign Office m'a, dès le début de la guerre, fait comprendre qu'il entrait dans mes vues. L'idée d'un nouveau groupement des alliances m'a hanté dès que j'ai vu l'abîme où nous courions. J'ai reçu pour instructions de m'assurer d'abord que nos alliés jaunes nous trahissent en fomentant la révolte, l'insurrection, la désaffection dans nos colonies. Grâce à vous, ce fait est acquis, démontré. Dès aujourd'hui je vais donc négocier avec le gouvernement des Etats-Unis un rapprochement qui s'impose.

— Très bien, très bien, dirent six voix, dont la mienne.

— L'homme que vous allez voir reparaître ici bientôt — il s'agissait de Jarrett — me sera des plus précieux pour l'accomplissement de cette tâche. Il est le président de l'Union des Unions des travailleurs américains, que les Japonais ruinent depuis trente ans avec leur main-d'oeuvre à bon marché. Il souhaite la rentrée de l'Angleterre et de la France dans le concert des peuples blancs, qu'elles n'eussent jamais dû abandonner, ni l'une ni l'autre, afin d'en finir avec les Asiatiques. Sans en avoir l'air, cet homme dispose de quatre millions d'autres hommes, tous syndiqués, qui ne pensent et n'agissent que par lui. C'est sous ses auspices que je vais commencer les pourparlers avec le président de la république des Etats-Unis, aujourd'hui même.

— Nous irions donc à Washington? demandai-je.

— Nullement. Sans quitter Key-West, je vais négocier avec la Maison-Blanche le plus tranquillement du monde. Et nous avons à voir ici, pour le mettre dans notre jeu, l'homme le plus puissant du jour, le professeur Erickson, celui qui commande à toute la défense électrique...

On frappa plusieurs coups. Tom Davis alla ouvrir. L'oncle Sam apparut, et avec lui le grand jour, qui fit éteindre aussitôt les lumières.

Je cherchai des yeux les agents secrets. Ils avaient disparu sans prendre congé.

Des passants remuaient à présent au dehors, dans la rue.

Nous allions suivre Jarrett vers la ville, au-dessus de laquelle, circonstance bizarre, tournoyait un aérocar dont le gabarit me rappela la flottille japonaise mise en l'air à Nassau.

Quand le nègre qui servait les clients de l'auberge vint recevoir son argent, sa frimousse évoqua dans mon esprit le souvenir de Wami déguisé en négrillon, à Charleston. Allais-je donc recommencer à voir des espions japonais partout?


3. L'homme des câbles.

Jarrett s'était chargé de retenir pour nous des chambres à l'Hôtel du bon Soleil, où il avait fait transporter nos valises dès la première minute du débarquement.

Toutes les formalités qui causent tant d'ennuis aux étrangers lorsqu'ils débarquent aux Etats-Unis, surtout en temps de guerre, Sam nous les avait évitées. J'en conclus que ce particulier n'était pas le premier venu.

La révélation de Tom Davis m'éclairait, au reste, et j'augurais mieux de notre équipée depuis que je savais grâce à qui elle avait pu s'exécuter.

Le temps était splendide. Un bon soleil, conforme à l'enseigne de l'hôtel, chauffait admirablement Key-West, le dernier cayo ou caillou de l'énorme chaîne.

La ville, toute blanche, avec ses jardins plantés de cocotiers et de magnolias, me donnait l'impression de quelque Tunis américaine.

Des roches blanchâtres à perte de vue s'éloignaient vers le Nord, sur une file étroite, qui semble un interminable viaduc improvisé par les hommes au milieu de la mer, alors qu'il ne s'agit en réalité que de centaines de roches émergées, que l'homme eut l'originalité de relier par le fameux chemin de fer commercial et stratégique dont les Keys forment le pilotis, tantôt au milieu de la mer, tantôt au centre des lagunes.

La ville comportait, il y a trente ans, vingt mille habitants. Il y en a quarante mille aujourd'hui, nous dit Jarrett. Elle est d'une platitude de marécage, puisque la plus grande hauteur atteinte par le sol est à peine de six mètres. Mais les Américains en ont tiré un admirable parti.

Nous voyons le canal de la Floride s'étendre à l'horizon, dans le Sud, et le chenal parfaitement balisé qui permet l'entrée et la sortie des grands navires à toute heure, et les batteries, par secteurs impressionnants, qui sont accroupies au long de cette côte basse, d'où nul relief n'émerge.

Là vivaient, il y a un siècle, les derniers Séminoles, indigènes de race rouge que la conquête fit disparaître dans le sang.

Je regarde autour de nous, dans les rues assez calmes, quasi'désertes à cette heure matinale, la population cosmopolite de l'endroit. C'est un mélange de toutes les races.

Key-West est la forteresse gardienne du détroit; mais sa proximité de La Havane et son isolement particulier, à l'extrémité de la chaîne des Keys, en ont fait depuis longtemps la ville par excellence des espions et des trafiquants de toutes sortes.

Tom Davis m'explique, en suivant une grande rue, droite et monotone, que la police locale est renseignée, mais qu'elle ferme les yeux parce que toutes les contrebandes qui se font à Key-West laissent de l'argent dans les hôtels, magasins et comptoirs commerciaux de la ville.

Au bout d'un quart d'heure de marche dans cette interminable rue, je me hasardai à demander où nous allions.

— Chez l'homme des câbles, répondit Jarrett en souriant du sobriquet.

Il ajouta:

— Le mot ne vous paraîtra pas exagéré lorsque vous aurez vu Erickson dans son laboratoire, entouré de toute sa quincaillerie. C'est un spectacle comme on n'en connaît pas dans le monde entier. Mais vous n'aurez pas longtemps à attendre. Voici le domaine de l'Electrical Department à Key-West. C'est une sorte de maison-mère, à vrai dire; les dimensions imposantes que vous admirerez ici, vous ne les retrouverez pas souvent ailleurs, si ce n'est peut-être à la Nouvelle-Orléans et dans l'Arizona.

Tom Davis, en quelques mots, me disait l'espoir qu'il fondait sur cette visite, Erickson étant en quelque sorte le ministre de la guerre électromagnétique et chimique avec laquelle nous avions fait connaissance quelques heures plus tôt, lorsque l'oncle Sam s'étant arrêté devant un immense enclos, nous dit:

— C'est là.

Au fond du tableau, à trois cents mètres — on était déjà sorti de la ville — nous apparaissait Erickson-Point, une vaste maison blanche, avec des poteaux, des cheminées, des mâts à antennes qui trahissaient assez une installation d'usine électrique. Les proportions nous en parurent gigantesques. Le ciel était obscurci, tout autour, par les fils télégraphiques et autres qui venaient aboutir là.

Un pavillon assez grand s'adossait à l'entrée. Des soldats en gardaient la porte.

Notre guide parlementa, expliqua, nous présenta en quelques mots rapides, et nous fûmes admis à la faveur d'entrer dans cette première bâtisse, conciergerie évidente de l'autre.

— Si le maréchal vous attend, nous dit le sergent de garde, c'est bien.

J'appris ainsi que le placide Erickson, dont la figure imberbe et douce m'était connue par les cartes postales, portait, par ce temps de guerre, le titre de maréchal.

— Entrez dans la salle des costumes et prenez des masques, autrement vous risqueriez d'être fondus avant d'arriver là-bas par les courants qui s'égarent parfois dans la cour.


Illustration

Prenez ces masques, nous dit le sergent de
garde, autrement vous risqueriez d'être fondus.


On entra dans la salle des costumes. Il y avait là une douzaine de maillots en caoutchouc et autant de cagoules, percées de deux yeux comme aux jours de l'Inquisition.

Le sergent nous présenta les accoutrements qui lui paraissaient le mieux convenir à nos tailles, et nous les revêtîmes.

— Avant de boutonner, fit-il, veuillez me confier vos montres et chronomètres, autrement il n'en resterait, après un séjour chez le maréchal, fût-il de quelques minutes, que des vieux débris bons à mettre à la ferraille.

La précaution n'était pas inutile, car à peine si nous étions entrés dans une sorte de tunnel que de tous côtés des décharges d'électricité se précipitèrent sur nous.


Illustration

A peine si nous étions dans la cour que des décharges
électriques nous assaillaient de tous côtés.


Courants de voltages divers, les uns suivaient d'énormes câbles qui semblaient autant de serpents boas enroulés à terre, le dos au soleil. Les autres descendaient des fils entrecroisés, superposés, qui dans la cour où nous arrivions voilaient positivement la lumière du soleil.

Nous étions environnés de bornes mystérieuses, de commutateurs inexpliqués, de pièces de cuivre et de fer doux qu'il eût été mortel de toucher. Aussi nous en gardions-nous avec respect. Nous avancions comme sur un terrain semé de pièges et de torpilles.

— Au demeurant, dit Jarrett, si l'on mettait les mains par inadvertance sur quelqu'un de ces dangereux réseaux, les gants qui terminent nos manches les préserveraient. Nous en serions quittes pour provoquer quelque belle étincelle.

Désireux de nous confirmer son dire, notre guide posait le doigt sur un fil de lumière qui passait à notre portée, à peine épais comme le pouce. Aussitôt de merveilleuses gerbes surgissaient.

Merveilleuses, et combien funestes! Sans l'habit de caoutchouc l'homme était foudroyé.

Je trouvai bien singulière cette façon d'aller en visite, mais Tom Davis, à qui je communiquais mon impression, sous la cagoule, riposta non sans justesse que le maréchal n'était pas un guerrier ordinaire.

Pour produire à distance les effets de la foudre il lui suffisait de rester enfermé dans son laboratoire, les mains sur un clavier que nous allions voir bientôt, et qui ne constituerait pas la moindre singularité de ma collection lorsque je réunirais mes souvenirs de cette Guerre infernale.

La cour étant franchie, nous voici devant l'espèce de caserne à deux étages où Erickson nous attend.

Il est neuf heures précises. C'est l'heure qu'il a lui-même fixée.

La maison est toute blanche, assez coquette, mais caparaçonnée de câbles électriques.

Ni planton, ni gardien, ni sonnette.

Que faire?

L'oncle Sam indique du geste que nous n'avons qu'à entrer. Nous entrons. Aussitôt le sol remue.

A vrai dire c'est une large grille qui s'abaisse légèrement sous nos pieds et laisse pivoter la porte. Sans nous en douter, nous sommes introduits, glissés dans la maison.

— Qui demandez-vous? fait une voix superbe, sortie de la muraille par le pavillon d'un phonographe que dissimule la gueule d'un caïman.

— Le maréchal, répond Jarrett. Il nous attend à neuf heures.

— C'est exact. L'ascenseur va vous prendre.

Nous ne bougeons pas, et en effet l'ascenseur, c'est-à-dire une sorte de plate-forme intelligente, vient nous chercher.

Elle s'avance au-devant de nous et s'arrête. Dès que nous avons pris pied, elle s'éloigne jusqu'à la première cage voisine — il y en a cinq ou six — et nous élève joliment au premier étage.

Là, nouvelle halte! Vaste antichambre ornée de câbles, de rhéostats, d'appareils compliqués, auxquels je ne comprends goutte.

Cette fois c'est une sorte de trompette du jugement dernier qui nous interroge, tenue par la main d'un génie aux ailes blanches.

— Qui demandez-vous?

— Le maréchal, répond gaiement Tom Davis, que cette fantasmagorie amuse.

— Entrez! répond la voix d'en haut.

Mais au moment où nous allons faire un pas en avant, nous sentons tous les trois qu'il nous est impossible d'avancer.

Nos bottes sont collées au sol, c'est-à-dire sur la plaque grillée, la seconde du genre.

Un immense panneau se coulisse de gauche à droite et va se refermer derrière nous dès que nous avons été amenés par ce nouvel appareil dans le laboratoire du maréchal.

Là notre surprise a de quoi s'alimenter.

Au milieu d'une pièce immense, éclairée par de larges baies vitrées, Erickson, en blouse grise, avec un long tablier blanc d'infirmier, une calotte de velours sur la tête, est debout.

Que faire, quand on est un trio de masques, en un pareil lieu?

Saluer sans se découvrir? Ce ne serait pas poli.

Mais se découvrir serait dangereux. Tout contact dans cette officine du diable me paraît inquiétant.

La solution élégante nous est fournie par le maître du logis lui-même. Il nous dit en souriant:

— Ne bougez pas, messieurs! Je vous envoie des sièges et l'on va vous prendre vos capuchons. Vous les recoifferez en sortant.


4. Jupiter en chambre.

A l'instant même, en effet, une force mystérieuse nous décoiffe et trois sièges rustiques s'avancent, comme dans les féeries. On s'assoit. Tandis que Tom Davis entre en conversation avec le seigneur de ce lieu fantastique, je laisse errer mes regards au long des murs; ils montent ensuite au plafond pour redescendre aux dalles de verre sur lesquelles nous sommes placés. C'est le plus incroyable assemblage d'engins et d'accessoires électriques qu'il y ait dans le monde entier, certainement!

Les objets les plus divers sont accumulés dans cette vaste pièce. Pour le télégraphe, pour le téléphone, pour la force à distance, pour les communications et autres phénomènes magnétiques que le maréchal détermine à son gré, sans sortir de son antre, il y a des spirales, des enroulements sans fin de serpentins.

Les appareils qui ne sont pas représentés en nature par des fils, des câbles, des dynamos, des tableaux de distribution, des lampes-témoin, des accumulateurs, des transformateurs, figurent au long des murs sous forme de dessins, de lavis, de photographies.

Et ce sont dans tous les coins des turbines, des moteurs, un matériel hydro-électrique au milieu duquel se détachent deux grands portraits en pied du dieu: l'un, tel que nous le voyons en blouse de travail, l'autre en grand uniforme, avec des galons, une casquette de commodore et des éclairs symboliques partout brodés.


Illustration

D'un côté, le portrait d'Erickson en blouse de travail,
tel qu'il était devant nous; de l'autre, le maréchal
des forces électriques en grand uniforme... (Page 491.)


Au milieu de la pièce, le clavier dont j'avais déjà entendu parler.

C'est comme un jeu d'orgues, où les tuyaux sonores sont remplacés par des câbles entourés de gutta, isolés ou réunis par groupes.

Bref quelque chose d'aussi singulier que l'officine du docteur Faust au premier acte de son histoire, avec cette différence que l'alchimiste qui est là, devant nous, a vraiment ravi nombre de ses secrets à la nature, et joue à son gré de la subtile et mystérieuse énergie qu'est l'électricité.

A peine a-t-il échangé quelques phrases avec Tom Davis que Justus-Daniel Erickson (ses prénoms se lisent au-dessous du double portrait en pied que j'ai devant les yeux) est appelé au jeu d'orgues par une sonnerie discrète.

D'un geste il nous demande la permission de causer avec son correspondant.

C'est le président de la République.

De Washington, M. Gardiner tient à le féliciter sur la réussite de ses dernières opérations. J.-D. Erickson, sobre de paroles, remercie le chef de l'Etat et vient à nous.

Jarrett présente Tom Davis comme le plus loyal des adversaires de la République américaine. Il dit à mon sujet quelques paroles très chaleureuses aussi.

— Je vous demande d'entendre ces messieurs, maréchal. Ils vous développeront la grande idée qui a germé dans beaucoup de cerveaux anglais et français, dans le leur tout particulièrement, et comment ils espèrent en vous pour aider leur parti, dont je suis, avec quatre millions de travailleurs unionnistes, à changer la face de cette guerre, honteuse pour l'Europe...

— Elle ne l'est pas pour nous, repartit fièrement le Jupiter en chambre. Vous avez vu quelle leçon j'ai donné la nuit dernière, du fond de ce laboratoire, aux envahisseurs jaunes qui se croient tout permis parce qu'ils ont battu nos soldats improvisés à Black-River? Il en sera de même ailleurs, et par des procédés différents, vous verrez cela! Investi de la confiance du gouvernement, je veux, en vrai patriote, faire des prodiges dont les effets dépasseront ceux que les anciennes méthodes ont pu engendrer. De cette espèce de caserne où vous êtes, messieurs, je tiens sous mes dix doigts une force autrement puissante que toutes les artilleries du monde. Le temps des poudres explosives n'est pas encore passé, je n'irai pas jusqu'à soutenir un tel paradoxe. Mais je suis fier de pouvoir dire qu'en aucun pays du monde on n'a su leur préparer comme ici même une concurrence qui les défie, aussi bien dans les airs que partout ailleurs.

L'homme, en parlant, s'animait. Je regardais avec une sincère admiration cet étrange novateur, ce révolutionnaire de la stratégie qui substituait si audacieusement aux obus et à la mitraille la décomposition électrique de l'atmosphère, et le machinisme au courage humain.

Il parlait avec orgueil de son omnipotence quasi olympienne, et je trouvai qu'il n'était pas en cela présomptueux. Il disait la vérité en rappelant ce que nous avions de nos yeux vu la nuit précédente.

Et nous devinions dans ses prophéties pour le lendemain la plus patriotique des certitudes.

— Du fond de ce laboratoire où aboutissent tous les câbles qui commandent jusqu'au fond du plus lointain de nos Etats les phénomènes voulus de l'Electrical Department, je tiendrai tête aux Japs, aux Anglais et aux Français, réunis, messieurs, aussi bien sur terre que sur mer. Le désastre de Black-River est venu d'un retard déplorable dans l'organisation de nos défenses électriques; mais les précautions nécessaires sont prises aujourd'hui pour qu'il ne se renouvelle pas. Vous voyez ce clavier, dont on parle, paraît-il, beaucoup au dehors sans le connaître. Eh bien, je n'ai qu'à en frapper les touches pour déchaîner à point nommé, dans un rayon de trois cents milles, des dérangements magnétiques dont les conséquences peuvent être incalculables. Les Anglais sont fiers de leurs antifogs. Ils croient avoir tout gagné parce qu'ils dissipent le brouillard au-dessus de Londres. J'ai mieux à leur service. Je le crée, moi, le brouillard, comme je crée l'ouragan, la foudre globulaire et l'affolement des boussoles. Vous avez vu cette nuit ce que nous pouvons faire dans les nuages. Les entrailles de la terre ne nous sont pas moins accessibles, et si l'on nous confirme la marche en masse vers le Sud des Japonais débarqués par divisions entières sur les côtes de la Californie, nous savons où et comment les recevoir, un peu plus près d'ici. Vous ne verrez, sur le champ de bataille que nous leur préparons, ni redoutes, ni camps retranchés, ni pièces d'artillerie. C'est le vieux jeu, tout cela, car la manipulation des engins de guerre classiques exige la présence d'une quantité considérable d'hommes. Et les hommes, avec les procédés actuels de la balistique, n'ont plus le courage de mourir sans avoir combattu. Leurs nerfs ne résistent plus aux affres de la mort. Pour les remplacer on m'a demandé de bouleverser la nature. J'y suis parvenu, non sans peine. Mais la vigilance de nos pouvoirs publics m'avait préparé les voies. N'oubliez pas, vous qui tentez de réduire Jonathan par les armes, et chez lui, sur ses propres terres, que ce pays a depuis un demi-siècle aménagé ses fleuves, ses rivières, ses torrents, et il en possède un fameux réseau, en vue de la production de l'énergie à distance! Tant que dure la paix, ces incommensurables ressources s'appliquent aux oeuvres pacifiques de l'industrie et du commerce. Mais vienne la guerre, et elle est venue! Nous avons tôt fait d'appliquer à la défense nationale nos millions de chevaux-vapeur. Aucun pays ne compte plus d'usines électriques que le nôtre. La distance n'est plus rien pour le transport de l'énergie. Aussi le bouton d'ivoire que vous voyez là n'a-t-il qu'à s'enfoncer sous mon index pour que telle région, que je ne vous désignerai pas, soit inondée sur une étendue de cent milles carrés, en quelques heures. Presser sur celui-ci, c'est déchaîner sur une armée en marche la mort à travers les airs, sans qu'un projectile soit lancé. Je ne vous dirai pas encore de quelle façon, mais peut-être ne tarderez-vous pas à l'apprendre. Ici, c'est le compartiment des cataclysmes terrestres, la mise à feu de mille gargousses enterrées où il convient; là c'est le domaine des torpilles aériennes, qui s'élèvent du sol et partent comme des obus pour retomber sur les navires en route ou sur les bataillons au bivouac. Vous me voyez au centre du cercle magnétique de Key-West, qui s'étend jusqu'au delà de Cuba dans le Sud. Mais nous en avons d'autres: à la Nouvelle-Orléans, à Saint-louis et à Chicago, où des colonels agissent sous les ordres directs de leur maréchal. Eux et lui sont en communication permanente par ces fils téléphoniques. Partout où flotte le drapeau américain ma volonté peut atteindre l'adversaire qui s'y hasarde et venger l'humiliation de Black-River...

Je compris, et Tom Davis aussi, que le maréchal Justus-Daniel Erickson, dans cette disposition d'esprit belliqueuse, enorgueilli de son premier succès, n'eût aucune raison de désespérer. Nos propositions d'alliance entre les peuples blancs risquaient donc fort de le trouver insensible puisqu'il entrevoyait un triomphe aisé des Etats-Unis seuls contre les alliés, grâce à son concours personnel et au terrifiant réseau électrique dont il avait fait une arme si neuve.

Jarrett prit la parole et lui exposa la théorie du groupement rationnel tel que Tom Davis l'avait conçu.

— Je vois bien, répondit le maréchal des forces naturelles, où est l'intérêt de l'Angleterre repentante; je ne vois pas où serait celui des Etats-Unis. Assez forts désormais pour lutter contre le Japon sur terre et sur mer, ils n'ont guère à se préoccuper d'un débarquement franco-anglais, qu'ils repousseraient avec la même certitude. Je suis d'avis qu'il faut leur laisser l'honneur de vaincre seuls. Ensuite on causera.

Tom Davis fit à son tour une belle conférence sur le sujet. Il la termina en disant que ce que nous étions venus chercher à Key-West, c'était l'adhésion du maréchal Erickson, qui représentait à cette heure une autorité aussi grande que celle des Unions.

Mais le maréchal ne paraissait pas désireux d'en finir si vite avec la guerre, à présent que les Yankees tenaient — il le croyait du moins — les Japonais à leur merci.

— Peut-être est-ce beaucoup dire... hasardai-je.

Au même instant une crécelle tinta. Erickson se pencha sur un récepteur, et subitement pâlit, chancela, pour tomber évanoui dans les bras de l'oncle Sam.


Illustration

Le malheureux père tomba dans nos bras. (Page 494.)


Tom Davis lui fit respirer des sels.

Le dieu, revenu à lui, s'excusa, se remit debout devant le même récepteur d'où lui était venue la nouvelle qui l'avait tant bouleversé.

Nous l'entendîmes qui réclamait des détails. Tandis qu'on les lui donnait, deux grosses larmes coulèrent le long de ses joues.

La conversation achevée, il nous regarda d'un air si abattu qu'il nous fit pitié.

— Hélas, dit-il à voix basse, les nouvelles de là-haut ne sont pas bonnes. Une seconde bataille en Californie s'est terminée par un second désastre. Les Japonais pénètrent en masse dans l'Arizona. Et mon fils unique est mort. Mon fils Elias, qui servait dans le Signal corps de l'armée de l'Ouest, a été tué par la mitraille comme tant d'autres, mon fils Elias.

Abasourdi, le pauvre homme répétait:

— Mort, mon fils Elias... mort!


5. Changement de front.

Nous pensions qu'un aussi funèbre incident dût mettre fin à l'entrevue. Nous fîmes tous les trois le même geste pour indiquer que nous allions nous retirer. Mais le maréchal, au lieu de nous laisser partir, nous retint.

Après une courte réflexion il nous dit:

— Vous avez raison, messieurs. Cette guerre est abominable: elle a trop duré. Il faut que tous les Blancs s'unissent pour y mettre fin. Je ne voulais pas entendre parler de votre proposition tout à l'heure; à présent je l'adopte. Je la fais mienne. Je vais la soumettre à Gardiner aujourd'hui même. Le coup que je viens de recevoir me fait comprendre ce qu'il y a d'odieux dans un pareil contresens. Guerre abominable! Je n'ai plus rien à y perdre, puisqu'elle m'a pris mon fils; mais pour ceux qui ont encore leurs enfants je veux tout mettre en oeuvre et en abréger la durée. Et puis il y a la satisfaction de la vengeance! Je veux venger la mort d'Elias. Oui, vous avez raison, grouper l'Europe contre l'Asie, exterminer les Jaunes! Je croyais avoir tout fait dans le domaine de l'électricité et de la mécanique pour les combattre avec succès. Je veux faire mieux encore. Les coups que je leur porterai dès qu'ils arriveront dans le circuit de nos batteries magnétiques seront atroces, je vous en réponds. Ne me quittez pas, messieurs! Je vous invite à me suivre dès demain à la Nouvelle-Orléans. J'y vais préparer aux Jaunes la réception qu'ils méritent. Ils m'ont tué mon fils! Je vais leur en tuer, moi, des fils!...

Les éclairs de la fureur remplaçaient dans les yeux d'Erickson les larmes que nous avions vues y rouler tout à l'heure.

Tom Davis et Jarrett lui adressèrent des condoléances.

— Ne parlons plus de cela, dit-il avec une farouche énergie. J'ai encore devant moi des années pour pleurer! Je ne veux pas pleurer mon Elias à présent, mais plus tard, après la vengeance! Voyons, messieurs, expliquez-moi encore une fois votre idée. Nous la transmettrons d'ici-même à la Maison Blanche, et s'il faut aller jusqu'à Washington pour l'appuyer, j'irai. Mais je pense que ce ne sera pas nécessaire.

Nous échangions des regards satisfaits. La catastrophe dont cet homme était la victime dans son privé allait enfin changer la face des choses!

Erickson avec nous en effet, c'était l'alliance des Blancs acceptée sans morgue ni récriminations fanfaronnes par les Etats de l'Union, où le sentiment public était déjà si mécontent de la guerre.

Un appel, et vingt hommes en blouse blanche, auxiliaires, adjudants, assistants de l'homme des câbles, apparurent dans la pièce pour recevoir ses instructions.

Quand il eut pris connaissance de leurs rapports verbaux, faits d'une façon expéditive qui me plut beaucoup, le général congédia son personnel et s'assit en face de nous.

Pendant une grande heure il examina les raisons qui militaient pour une rupture entre l'entente anglo-française et le Japon.

Le plus tranquillement du monde, comme il eût causé avec le premier venu de ses fournisseurs, il entama devant nous un colloque avec la Maison Blanche. Une fois encore nous voulûmes nous retirer, mais sa main nous fit signe de demeurer auprès de lui.

C'était Gardiner qui lui parlait.

D'ailleurs il nous avait dit que son laboratoire était relié au cabinet du président par un fil exclusivement personnel.

Nous gardions tous les trois, comme on pense, un silence respectueux. Je ne pouvais m'empêcher de penser à Martin du Bois, en ces conjonctures singulières

— S'il pouvait se douter de ce qui se passe! me disais-je. S'il pouvait deviner que son rédacteur est pour l'instant aux sources les plus pures des nouvelles les plus considérables; qu'il assiste à l'enfantement d'une évolution colossale de la politique, à un déplacement de l'axe du monde! Quelle succession sensationnelle d'éditions pour annoncer à ses lecteurs un pareil fait, et les événements qui vont s'ensuivre! Mais de ces choses énormes il ne se doute même pas. Qui s'en douterait? Et qui oserait supposer que la cuisine d'un bouleversement aussi machiavélique dans les alliances se prépare à Key-West, sur un caillou devenu le plus redoutable des réservoirs magnétiques, sous l'opiniâtre impulsion d'un officier subalterne de l'état-major anglais, et qu'à cette préparation, j'assiste, non par surprise, mais en témoin dûment invité!... Sûrement le jour où Napoléon sera mis au courant de choses aussi déconcertantes, il en restera ébaubi. S'il pouvait les connaître aujourd'hui même, il en mourrait peut-être de plaisir!

La conversation se poursuivait entre le maréchal et le président.

Je compris que Gardiner avait appris de son côté la mort d'Elias Erickson et que le père, en néo-Romain, lui renouvelait la résolution prise de ne s'affliger d'un tel malheur qu'après l'avoir vengé.

— Les leçons de la défaite sur terre se prolongent trop, disait-il, nous ne pouvons décliner l'offre qui nous est faite. Appuyés désormais sur le monde blanc tout entier, les Etats-Unis vaincront sans peine, ce qui leur est impossible s'ils n'ont pas l'Europe avec eux.

Il y eut un long silence. On conférait à Washington. Les ministres délibéraient. Puis tout à coup, la crécelle tinta. Ce fut l'affaire de cinq minutes, au cours desquelles le président expliquait à Erickson ce qui allait se passer.

En principe l'idée du rapprochement avec l'Angleterre et la France était admise. On savait que dans les deux pays alliés le courant d'opinion anti-asiatique était redevenu formidable, après des années d'erreur... Il s'agissait à présent de négocier avec Londres et Paris les conditions matérielles dans lesquelles le pivot de la conflagration allait se déplacer. Ce serait chose faite avant midi.

Il était onze heures. Pour occuper les soixante minutes que Washington lui demandait avant de fournir une réponse catégorique, le savant électricien voulut bien nous faire parcourir son domaine, comme si nous fussions déjà des alliés certains et non plus — Tom Davis et moi — des ennemis de son pays, au sens mesquin du mot.

Il nous fit rabattre les capuchons, se revêtit lui-même d'une sorte de robe monacale, et nous guida au dehors.

La station électro-magnétique occupait une centaine d'ingénieurs et trois cents ouvriers électriciens.

— Avec ces quatre cents hommes, nous dit le maréchal, j'en ai déjà tué des milliers, directement ou autrement. Il en va de même pour chacune de nos stations centrales. Celle-ci est plutôt affectée aux troubles maritimes, de par sa situation géographique. Les autres, au contraire, sont combinées pour l'électrocution sur terre des grandes masses. J'espère vous faire voir avant peu de belles hécatombes, qui seront accomplies sans que les Etats-Unis y perdent une seule vie humaine. Est-ce beau, cela?

Comme nous approuvions, le maréchal répéta:

— Ils m'ont tué mon fils. Je vais leur en tuer, moi, des fils!

Et cette plainte enveloppée dans le cri sauvage de la vengeance, cette plainte sortie de la poitrine d'un tel homme, qui massacrait scientifiquement à distance, sans projectiles, me fit entrevoir des horreurs dont mon esprit, attardé aux anciens moyens de destruction, n'avait pas encore eu l'idée.

Nous passâmes de cour en cour, de bâtiments en bâtiments.

Partout le même attirail électrique, d'autant plus impressionnant qu'on ne devinait pas exactement quels effets il convenait d'en attendre.

Quand on voit un fusil, un canon, une bombe, on sait que les charges de l'une et des autres sont mortelles, pour peu qu'elles éclatent à portée de votre vie. On s'en écarte, on peut les éviter.

Comment éviter la mort au milieu de ces appareils bizarres, qui ont des aspects pacifiques, alors que sous leur métal d'apparence inoffensive passent des courants mystérieux et formidables, capables de volatiliser dix mille hommes d'un coup?

Au milieu de la grande cour s'élevait un mât gigantesque en fer, équipé pour télégraphier sans-fil à d'incalculables lointains.

Erickson voulut nous en faire admirer la puissance. Il nous fit échanger des radiogrammes avec Boston, Chicago, Mexico, Panama, La Havane. Partout on nous répondit par un cri de révolte contre la trahison des peuples blancs qui faisaient depuis trop longtemps cause commune avec le Japon.

— Voulez-vous savoir où est l'escadre de Kourouma? C'est bien simple, dit Erickson.

Le télégraphiste interrogea trois sémaphores sur les côtes havanaises. Le dernier, celui de Nipe, répondit que les Japonais avaient passé au petit jour à dix milles de la côte, redescendant aux Bahama.

— Nous nous en doutions et vous le saviez, messieurs, ajouta le maréchal; mais grâce à ces instruments d'information, nous pouvons dire que nous en sommes sûrs.


Illustration

Il nous fit visiter le domaine où s'accumulaient
tant d'inventions extraordinaires. (Page 495.)


Tout un monde de singularités défila sous nos yeux. Que n'avais-je à côté de moi Pigeon pour me donner des explications détaillées sur chacun des engins encore invus qui se trouvaient accumulés sur notre route!

Invinciblement je me rappelais le premier jour de la guerre et mes étonnements au Mont Blanc.

Eh! les secrets des Américains valaient bien les nôtres! C'était autre chose; c'était même plus nouveau: l'application à la guerre des forces de la nature!

A midi nous étions revenus devant le clavier magique.

Erickson questionna la Maison-Blanche comme le dernier coup sonnait à sa pendule, qui recevait l'heure de New-York, minute par minute.

Nous eûmes alors une grande joie, car après avoir conféré quelques instants avec Gardiner, l'homme des câbles nous jeta ces simples mots:

— C'est une affaire qui s'arrange, à la grande satisfaction du monde chrétien tout entier. La Russie, mise au courant, a demandé sa part d'une revanche qu'elle attend depuis le commencement du siècle. Allons, il ne faut pas désespérer de humanité blanche! Elle sait encore se défendre. Honneur à l'Angleterre pour ce meâ culpâ.


6. La pluie en cercle.

J'eusse été heureux de causer seul à seul avec Tom Davis et de l'entendre tirer de faits aussi neufs les conclusions qui s'imposaient. Mais ce fut pour plus tard. Erickson nous avait pris en affection; il ne voulait plus nous laisser partir. Jarrett se frottait les mains à l'idée d'apprendre bientôt que son rêve d'une alliance entre tous les Blancs contre l'ambition désordonnée des Jaunes allait enfin prendre corps.

Deux heures furent employées à picorer chez Erickson un déjeuner frugal, tout en comprimés. Les Etats-Unis ont depuis longtemps pris l'initiative, comme on sait, de cette simplification dans la nourriture que nous leur avons empruntée.

La conversation du célèbre électricien était de celles qui instruisent en peu d'instants. Elle nous apprit tout ce que le patriotisme des Américains avait fait pour la défense du pays en ces cinquante jours.

— Pour mettre debout aussi vite un double système de protection et d'attaque scientifiquement industriel, il a fallu des millions de dollars. Nous n'avons pas eu besoin de les mendier par la voie de la presse. Nos milliardaires ont ouvert leurs portefeuilles, et le trésor de guerre constitué en dix jours à Washington dépasse aujourd'hui un milliard de dollars. C'est vous dire que nous ne comptons pas avec les dépenses. A vrai dire il eût été impossible d'arriver à quelque chose sans cette « carte blanche » comme vous dites en français, que Gardiner m'a octroyée. Je n'en ai pas abusé, mais j'en use encore. Vous pouvez vous en rendre compte en regardant à travers la ville, tout autour de Key-West, le long de la mer, et en arrière vers le Nord, et dans la mer même, ce que j'ai accumulé de travaux en six semaines. Songez donc qu'avant-hier encore il y avait ici vingt mille ouvriers de tous les corps d'état, qui mettaient la dernière main aux constructions diverses, au montage des machines. Il en reste cinq mille à demeure; ils vivent en dehors de mon ermitage sous l'ordre d'une section d'ingénieurs qui viennent prendre ici les ordres tous les matins.

Comme le déjeuner s'achevait, nous allâmes avec notre guide faire une promenade d'inspection autour de la ville. Ce fut de surprise en surprise que le maréchal nous fit marcher.

Ici nous apercevions une usine outillée pour dégager au loin des ondes électriques, là des travaux gigantesques: portes, vannes, turbines destinées à utiliser la force des marées.

Plus loin des ateliers de liquéfaction de l'air pour des fins que je ne m'expliquais pas, mais qui ne devaient présenter rien de pacifique. Erickson nous montra les pompes électriques qui envoyaient sous la mer, jusqu'à Matanzas, la fameuse rivière de pétrole que nous avions vue brûler dessus.

Le ciel était d'une idéale pureté, comme il arrive souvent en Floride. Les horreurs de la guerre n'avaient pas empêché les premiers hiverneurs de descendre jusqu'à Key-West, point extrême de la Côte d'Azur américaine. Quelques habitués de la saison à La Havane protestaient même, sur le bord de la mer, contre la suppression des ferry-boats entre les deux ports: le floridien et le cubain. Il leur semblait que la traversée ne dût pas être interrompue.

Puisque les éléments, leur disait-on dans les journaux, obéissaient dans ces parages à la volonté d'Erickson, la traversée du canal n'était pas dangereuse. Il était de la dignité yankee de le maintenir libre pour les voyages de plaisance et de commerce comme si la flotte des Japs n'eût jamais existé.

Autour de nous des boys criaient le Key-West Advertiser, feuille quotidienne de l'endroit, où nous trouvâmes un récit assez bien fait de l'incroyable cataclysme déchaîné par Erickson la nuit précédente. Les passants formaient des groupes surpris, et chacun manifestait son admiration.

Nous arrivions à l'examen de gigantesques réservoirs, hauts comme des maisons de douze étages et le maréchal allait nous expliquer l'emploi de ces appareils, lorsqu'un appel sonore retentit dans toutes les salles de cette usine particulière.

A voir les ingénieurs et les ouvriers courir, nous comprîmes qu'il y avait du nouveau quelque part et qu'une mise en marche du système se préparait à toute vitesse.

— Venez avec moi, messieurs, nous dit le grand chef. Vous allez assister à quelque chose de tout à fait nouveau. C'est un procédé pour contrarier l'aéronautique des Japs. Personne ne la imaginé avant moi. Il est pourtant bien simple. Vous allez le voir fonctionner par le plus grand des hasards, car ces messieurs ne nous avaient pas encore fait l'honneur de nous rendre visite à bord de leurs aérocars. Or le signal que vous venez d'entendre est un avis qui nous arrive de Bermond-Key, l'observatoire installé à dix milles d'ici dans le nord. Les guetteurs ont aperçu des ballons et ils nous annoncent leur arrivée probable... Tenez, les voici!

Le temps d'entrer dans un ascenseur, de pousser un bouton, et comme au Mont Blanc nous arrivions au sommet d'une montagne. Mais celle-là n'avait qu'une vingtaine de mètres, et elle était en planches, construite autour d'appareils compresseurs dont nous ne soupçonnions guère l'emploi.

Un nègre de faction là-haut nous avança des télescopes à double tube, sortes de jumelles monstres plantées sur des pivots à roulettes. On y voyait dans le ciel, à dix milles, comme à dix pas.

Chacun de nous put apercevoir aussitôt deux ballons fusiformes, presque en tout semblables à ceux dont Rapeau avait doté la France.

C'étaient, à m'en pas douter, deux unités de l'escadrille japonaise qui venaient, après réflexion de Wami, improvisé aéramiral, inspecter les défenses de Key-West et reconnaître, si possible, les causes mystérieuses de l'incendie du canal.

— Ces messieurs, dit le maréchal en souriant, sont vraiment bien avisés de se présenter aujourd'hui. Les derniers travaux de ma pluie en cercle sont achevés d'hier. On ne pouvait souhaiter une expérience plus rapide. Voyons un peu.

Et l'on vit. Ce fut même très curieux. Il me semble que j'ai encore devant les yeux le singulier spectacle que ce diable d'Erickson nous donna.

Les deux aérocars s'avançaient vers la ville, à mille mètres de hauteur, pour être à peu près sûrs de ne pas recevoir de projectiles. Leurs officiers ne savaient pas qu'ils fussent entrés dans une zone de défense où le projectile n'était plus que de l'histoire ancienne.

— Attaquez, cria le général du haut de la plate-forme à l'un de ses ingénieurs qui se tenait en bas, au téléphone.

A l'instant même de monstrueuses turbines centrifuges se mirent en mouvement.

— Qu'est-ce qu'elles rejettent? demandais-je

Erickson avait entendu ma question. Il venait au-devant.

— C'est de l'eau. Je n'ai pas inventé le procédé; je l'applique à déterminer un phénomène pseudo-naturel, voilà tout. Il y a trente ans déjà, chez vous, en France, et ici même, l'industrie a utilisé pratiquement la force d'éjection de l'eau. Vous voyez ces énormes turbines. Je prends de l'eau, de l'eau de l'Alabama qui nous arrive ici par un gigantesque tube. Je l'envoie dans le plus gros de ces cylindres, d'où elle sort une première fois. Elle passe alors dans un cylindre moins gros, où elle est chassée une seconde fois, puis dans un cylindre moins gros encore, où elle est chassée une troisième fois. Ainsi de suite jusqu'à huit chasses successives, dans des culasses d'acier de plus en plus étroites et de plus en plus résistantes. Alors ce n'est plus de l'eau qui sort des culasses, c'est un jet de liquide aussi dur que l'acier même, auquel rien ne résiste, ni la matière, ni l'air. J'envoie ce jet d'eau en dix exemplaires à sept ou huit cents mètres dans les airs. Grâce à un dispositif que vous pouvez apercevoir au-dessus des toits de l'usine, il est animé d'un mouvement giratoire extraordinairement violent. Il décrit ainsi dans l'espace des cercles concentriques dont le diamètre atteint jusqu'à trois milles. Nous allons voir si pour la suite nos prévisions sont justes et mes calculs justifiés.

Toute la population courait dans les rues. De notre plate-forme nous l'apercevions qui se rendait avec curiosité sur le bord de la mer pour mieux voir l'expérience, dont on avait, paraît-il, beaucoup parlé à Key-West depuis un mois.

Je constatai que ces Américains n'avaient ni casques ni boucliers pour se protéger. Ils ne se précipitaient point non plus dans leurs caves. Ils semblaient inconscients du danger. Et pourtant il leur en tomba bientôt sur la tête, de la pluie en cercle!

— Eh! me dit Tom Davis, assez haut pour être entendu du maréchal, ils ont une telle confiance dans le magicien qui les protège que les précautions leur semblent inutiles.

Au même moment nous fûmes assourdis par la mise en marche de l'usine.

Les sifflements du plus épouvantable ouragan ne sont rien à côté de ceux que firent entendre les turbines lançant en l'air leurs jets d'eau.

Ceux-ci montaient comme autant de coulées de lave et commençaient leur office.

Les deux aérocars s'étaient avancés au-dessus de nos têtes et s'apprêtaient évidemment à nous bombarder, lorsque nous les voyons emportés dans une course subite, l'un suivant l'autre.

Mais cette course à toute vitesse ne les éloigne pas de Key-West. Au contraire, elle les y ramène.

Nous les apercevons qui tournent, qui tournent à toute allure, rétrécissant à chaque périple le cercle humide auquel ils ne sauraient échapper, car là-haut c'est une catastrophe diluvienne.

Les jets d'eau lancés par Erickson avec une violence incommensurable ont déterminé ce qu'il appelle modestement la pluie en cercle.

Les aérocars pris dans la cataracte deviennent littéralement fous de rotation.


Illustration

Les jets d'eau, lancés avec une violence incommensurable,
déterminèrent ce qu'il appelait modestement la pluie en cercle.
(Page 499.)


Comme des derviches, les Japs qui les montent nous apparaissent hideux, les yeux hors des orbites. Finalement ils ont tous leur sachet pour le suicide et savent s'en servir.

Assez loin de nous les deux équipages et leurs engins brisés tombent dans ta mer.

Le broyage par l'eau n'a pas duré dix minutes.


7. La collision manquée.

Erickson triomphait silencieusement.

Les turbines, sur un signe de l'extraordinaire magicien, cessèrent de gémir et la population, ayant poussé des hourras d'enthousiasme, retourna, trempée mais satisfaite, vaquer à ses occupations.

Jarrett nous regardait avec une fierté légitime. On devinait qu'il réclamait pour ses quatre millions d'électeurs un peu de la gloire qui nimberait bientôt son compatriote aux conceptions sublimes.

Tom Davis adressa au maréchal de l'Electrical Department toutes ses félicitations, et j'y joignis les miennes.

Pensif, le regard sur la mer qui venait d'engloutir ses victimes, celui-ci se tourna vers nous et subitement, pour la première fois depuis six heures que nous causions ensemble, nous parla de l'aérotactique.

— Si les Allemands avaient une usine de ce genre dans chacune de leurs places fortes, aucune flotte aérienne n'oserait s'y risquer.

Puis ce fut sur Jim Keog et sur sa Tortue Noire qu'il s'étendit.

— Je connaissais l'invention, fit-il, pour en avoir eu l'idée en même temps que Keog. C'est une affaire à reprendre, toutefois il faut avoir la jeunesse, que je n'ai plus, et le goût du vagabondage aérien, que je n'ai jamais eu.

J'essayai de savoir sur quelles propriétés de l'électricité la construction de la Tortue Noire était basée. Mais Erickson ne voulut pas en dire davantage.

Il ajouta seulement que Jim Keog avait à Milwaukee un frère, Will, dont il fallait attendre des choses surprenantes aussi.

Je le crois même plus fort que Jim, dit-il sentencieusement.

On redescendit bientôt au laboratoire, où des communications intéressantes attendaient notre hôte.

— Dans quatre jours, nous dit-il, Kourouma espère entrer à la Nouvelle-Orléans. Ce Japonais ne doute de rien. Après tout il a peut-être raison. Je suis même sûr qu'il entrera dans le bras Bienville avec les navires que lui laissera notre flotte. Mais pour en sortir, c'est une autre affaire. Si vous voulez venir avec moi, messieurs, jusqu'en Louisiane, vous verrez comment l'amiral jaune s'y prendra pour en sortir, de la Nouvelle-Orléans... A présent que l'escadre anglaise va le laisser s'engager dans le Mississipi, nous le tenons!

— Comment, m'écriai-je, n'osant croire à une si subite volte-face, l'escadre anglaise abandonne Kourouma?

Erickson cligna des yeux malicieusement.

— Cela, dit-il, est encore un secret diplomatique, mais il faut bien que j'en aie connaissance pour dresser mes batteries. Or, voici ce que me téléphone Gardiner: tout est conclu entre les chancelleries, à l'insu du Japon, et de la Chine, bien entendu. L'accord prend date cette nuit à minuit. Donc à partir de demain 13 novembre l'amiral Knollys s'attarde en route et laisse les Japs s'engager tout seuls contre notre flotte. On verra comment finira le duel.

Mais, objectai-je, le procédé n'est-il pas un peu vif?

— Pourquoi? demanda Jarrett.

— Oui, pourquoi? demanda aussi Tom Davis.

Lorsqu'en janvier 1904 les Japonais attaquèrent nuitamment la flotte russe à Port-Arthur, il parut vif, le procédé, car c'était le même. On l'employait pour la première fois. Les Jaunes montrèrent cette nuit-là que leur chevalerie n'a rien qui ressemble à celle des Blancs. Aussi sommes-nous très qualifiés, Russes, Anglais, Français et autres, pour leur rendre la pareille, fût-ce après trente ans, dès que l'occasion s'en présente. Et ici le cas n'est même plus semblable. On les lâche, voilà tout... en attendant l'ordre de les attaquer.

— Aucune notification ne leur sera faite, dit Erickson. Et ce sera un plaisir intense, j'en suis sûr, pour vos officiers de marine, de se venger ainsi des avanies que les Japs n'ont pas manqué de leur faire depuis que vous êtes alliés. Au surplus, que Kourouma soit informé ou non par l'amiral Knollys de la défection de l'Angleterre, instruite des félonies japonaises, sa flotte entrera à la Nouvelle-Orléans, fût-ce à l'état d'épaves. Il a l'ordre d'avancer, de prendre au Sud possession d'un coin de terre américain pour en faire une base d'expédition et servir d'objectif à ceux qui viennent du Nord; il fera ce qu'on lui a dit de faire. Dût-il y perdre tous ses navires, tant qu'il restera debout un marin japonais, l'objectif restera l'entrée dans le port de la Nouvelle-Orléans.

Erickson nous expliqua que son devoir l'appelait là-bas; il devait y donner le coup d'oeil du maître sur les dernières opérations de la défense. Son départ aurait lieu le soir même.

— Puisque vous nous invitez, dit Tom Davis, nous vous accompagnerons avec plaisir.

— Maintenant que nous voilà redevenus des amis comme il y a deux mois, et pour toujours, je l'espère bien, il n'y a plus aucun inconvénient. Vous devez avoir de la besogne en retard l'un et l'autre, messieurs! Montez chez moi. Je vous mettrai en relation avec l'Europe, ce qui ne nous était guère facile jusqu'à présent, et vous userez des câbles tant qu'il vous plaira.

Une idée me vint, que je n'osais pourtant envisager.

— Je pourrais au besoin dicter un article à Paris?

— Certainement, mais c'est New-York qui vous le prendra d'abord, pour le transmettre à Paris seulement après minuit, heure de Washington à laquelle l'accord des peuples blancs entrera en vigueur. Quant à Tom Davis, il pourra de même envoyer des dépêches qui seront demain matin à Londres, après un court séjour dans notre capitale.

— Soit, répondis-je, mais si demain matin le monde blanc vit sur une entente nouvelle, il y a des chances pour que Kourouma soit au courant... Et alors il ne connaîtra pas le plaisir de la surprise.

Erickson eut un sourire malicieux.

— N'oubliez pas que d'ici mes ingénieurs, en mon absence, vont perturber avec joie sa télégraphie sans fil, et que personne, à dater de ce soir, ne pourra lui envoyer le plus petit message, des Bahama aux bouches du Mississipi. Ce n'est pas là qu'on lui apprendra quelque chose.

Ainsi fut fait.

J'employai mon après-midi a dicter un article sensationnel — oh! combien! — à la station new-yorkaise de l'Electrical Department. Ce fut l'affaire de trois heures et d'un chèque de 24.000 francs que je déposai entre les mains du comptable de l'Etat, attaché aux établissements de Key-West.

Tom Davis fit passer une avalanche de dépêches chiffrées pour son gouvernement. Nos familles et miss Ada ne furent pas oubliées. Jusqu'à l'oncle Sam qui eut le temps de recevoir de dix grandes villes les félicitations de ses comités pour le succès de sa laborieuse intervention. J'eus même le plaisir de signaler à Pigeon, sur les cayes de Bahama, mais sans signature, par prudence, le stupéfiant exploit de la pluie en cercle.

Et à six heures, Erickson ayant fait à ses aides de minutieuses recommandations, nous prenions un train spécial que la Compagnie des chemins de fer de Floride-Louisiane-Texas mettait à la disposition du maréchal.

Train électrique, bien entendu. Le grand-maître de l'électricité voulut le conduire lui-même, en s'excusant de cette faiblesse professionnelle qui le privait, dit-il courtoisement, de notre agréable conversation.

Mais nous n'avions pas de peine à démêler ce qui se passait dans le cerveau du pauvre père et dans son coeur. Il redoutait d'être obsédé par de lugubres idées, de faiblir à la tâche en pensant à la mort de son fils. Et pour s'occuper, pour tuer le temps en attendant que le moment fût venu de tuer les hommes par bataillons entiers, il donnerait toute son attention à la sécurité du voyage.

Un quartier de lune éclaira longtemps le chemin de fer aquatique et c'était un spectacle inoubliable que celui de cette succession de keys portant viaducs, remblais, et de place en place tourelles d'acier armées de canons géants, les seules armes du vieux système qu'Erickson eût admises dans son domaine, nous dit l'ingénieur qui l'accompagnait, parce qu'ils étaient actionnés par l'air liquéfié dans ses usines.

Il était près de minuit et nous allions nous reposer dans le sleeping car, nous les voyageurs, tandis que le maréchal, impassible, nous emmenait à toute vitesse à travers les plaines de la Floride. Nous avions depuis longtemps dépassé Tampa et nous filions dans la nuit vers Tallahassee lorsque l'ingénieur adjoint appela notre attention sur les communications de la Sans-Fil. Car nous étions en relation indiscontinuée, par la Sans-Fil, avec Erickson-Point.

Ayant écouté au téléphone, il courut vers le maréchal pour l'avertir de ce qui se passait.

— Qu'est-ce donc? demandai-je un peu inquiet, lorsqu'il revint dans notre compartiment.

— Un coup des Japs. Ils ont lancé de Tallahassee, et l'on nous en prévient, une locomotive et un fourgon sur la voie unique de ce petit chemin de fer, pour nous broyer d'un seul choc, nous, vous, lui, tout le train...

J'eus froid dans le dos.

Une fois encore la sensation désagréable de l'épouvante me chatouilla les reins. Comme dans les airs et au fond des eaux, par trois et quatre fois au cours de ces émotionnantes aventures, je sentis ma colonne vertébrale qui s'effondrait, tout mon être cassé, affaissé, en morceaux, et mon cerveau vide, désespérément.

Tom Davis était tout pâle et Jarrett ne me parut pas plus brillant que nous à l'annonce de cette sinistre nouvelle.

Mais l'ingénieur ne paraissait pas autrement ému.

Cette constatation me donna de l'espoir. Une fois de plus la confiance d'un homme du métier qui ne s'affolait point rendit des forces aux profanes, à ceux qui ne sachant rien, ne connaissant rien de la technique, se demandaient tout d'abord si leur dernière heure n'était pas venue.

Erickson, toujours à son volant, demeurait invisible. Son adjudant courait à l'avant, puis à l'arrière, s'assurait que des précautions étaient prises, nous dit-il, pour parer le coup.

Quelles précautions? Comment pouvait-on parer un coup pareil? Je ne voyais qu'un moyen: couper le courant. Je demandais s'il ne serait pas possible de procéder ainsi, mais l'ingénieur me regardait en souriant.

— On voit bien, dit-il, que vous ne connaissez ni le maréchal, ni l'appareil qu'il a inventé pour éviter les collisions de ce genre, fortuites ou criminellement préparées. Allez voir, messieurs, sur le balcon qui se trouve en queue du sleeping-car...

Nous y courûmes, pour apercevoir sous les feux électriques une plate-forme inclinée, qui descendait du toit de notre voiture et roulait derrière elle sur deux essieux.

— Une autre forme, à l'avant de la locomotive, un bec de clarinette, et porte deux rails comme celle-ci, à l'écartement normal de la voie. Ces deux rails se continuent sur les toits de nos voitures, soutenus par des fermes en acier qui porteraient le monde. Vous allez voir avec quelle aisance notre agresseur, car ce n'est pas là le fait du hasard, va nous passer dessus...


Illustration

Courbez-vous! nous cria le complaisant ingé-
nieur, laissez passer la trombe. (Page 503.)


Au même instant un fracas épouvantable retentissait du côté de notre locomotive.

— Courbez-vous! nous cria le complaisant ingénieur. Laissez passer la trombe!

Ah! ce fut vraiment une trombe, et pour rapide qu'elle fût, il me sembla qu'elle eût mis un siècle à passer.

Arrivant sur nous à toute vitesse, la machine blindée, lancée par la main d'un malin Jap, c'était sûr, venait de grimper sur le plan incliné destiné à la recevoir avec le fourgon qui la suivait. Alors que ses expéditeurs croyaient qu'elle dût, avec le blindage dont ils avaient pourvue, écraser la nôtre et son mécanicien illustre — sa manie de toujours conduire était bien connue — l'énorme masse franchissait, en faisant crier, gémir tous les fers et tressaillir toutes les jointures, le viaduc mobile que le génie original d'Erickson offrait à son vagabondage.

Après avoir passé sur notre locomotive, elle arrivait sur le fourgon, sur notre sleeping-car et en dévalait dans un abominable roulement de tonnerre pour reprendre, grâce au deuxième plan incliné, les deux rails de la voie et continuer sa route.

Terrifiant météore! Insoupçonnable agilité d'une véritable forteresse roulante! Je crus que nous étions tous aplatis comme des soles, et que cette catastrophe marquait bien la fin de tant d'extravagances.

Mais non. L'ingénieur adjoint n'avait même pas jugé nécessaire d'aller se poster auprès du maréchal.

J'appris bientôt que c'était par ordre d'Erickson qu'il était resté avec nous, pour aider notre inexpérience à supporter ces trois secondes « un peu émotionnantes». C'étaient là les mots dont il s'était servi.

Quand nous eûmes conscience de notre salut, quand nous eûmes constaté que notre voyage continuait aussi rapide vers la Louisiane que si nul train blindé ne nous eût passé sur la tête, nous allâmes tous les trois féliciter le maître-inventeur sur la plate-forme, et le remercier de nous avoir sauvés, et lui avec nous.

Mais il se contenta de sourire, comme un homme satisfait de voir que d'autres hommes l'apprécient à sa valeur et lui gardent quelque reconnaissance de son habileté!

A vrai dire nous arrivâmes le lendemain à la Nouvelle-Orléans sans que je fusse revenu de mon émotion. Et mes deux compagnons de route n'étaient guère plus fringants. Mettez-vous à notre place!


8. On attend l'ennemi.

L'aspect joyeux de la métropole du Sud nous ragaillardit.

Tandis que l'automobile du maréchal nous emmenait à travers de superbes avenues plantées d'arbres en triples rangées, coupées de pelouses et de jardins, vers Greenhill, la colline verte, une légère exubérance du terrain marécageux où s'élevaient les bâtiments de l'Electrical Department, je considérais le mouvement et le coloris de cette foule méridionale, restée un peu française en dépit des années.

Il me semblait être à Marseille, sur la Canebière, avec le même soleil et des myriades de nègres en plus.

Charleston se représentait à mon esprit comme un village à côté de cette immense cité, aussi maritime que manufacturière, active à miracle sous la rude impulsion des gens d'affaires venus du Nord pour y exciter sans arrêt la morbidesse créole.

On n'eût certes pas dit que cette population fût menacée d'un blocus dont les Japs ne pouvaient plus faire mystère. C'est qu'elle avait tant de confiance en son grand défenseur!

Cent mille curieux nous attendaient à la gare. On avait appris la tentative abominable commise contre nous, contre Erickson pour tout dire, car nous ne comptons guère, nous autres, que pour des seigneurs sans importance. Aussi la foule était-elle accourue pour manifester au Maître de l'Etincelle, comme on appelait aussi le truculent inventeur dans les journaux de la ville, toute sa joie de le savoir indemne après un pareil attentat.

Quelques minutes avant de descendre du train, il avait revêtu son costume de maréchal dans lequel nous l'avions vu photographié chez lui, à Key-West. Aussi notre passage à travers les rues de la Nouvelle-Orléans eut-il bientôt les proportions d'un triomphe. Les autorités de la ville, militaires, civiles, maritimes, étaient là au grand complet. Après un rapide échange de communications, où je démêlai la grande joie qu'éprouvaient les habitants de savoir l'Angleterre enfin détachée des Japs, on nous mit en voiture et l'on nous escorta.

Il était huit heures du matin. Une lumière superbe incendiait les avenues et le port, les ports, car depuis quarante ans les Américains n'ont cessé d'aménager la courbe du Mississipi pour en faire deux mouillages de premier ordre: le bras Jefferson et le bras Bienville.

Dans ce dernier, le moins large, mais le plus profond, auquel on a donné le nom du fondateur de la ville, Erickson nous montra la flotte de l'amiral Clifford à l'ancre. Elle comptait dix navires, qui s'apprêtaient à manoeuvre pour reprendre la mer et offrir le combat aux Japonais dans le golfe du Mexique.

Nous étions assourdis par les hourrahs que poussait la population, de plus en plus compacte sur les trottoirs.

A la traversée de l'avenue Saint-Charles, des ouvriers qui avaient quitté pour une heure les forges et les fonderies, des kyrielles de nègres désireux de montrer leur zèle, s'avisèrent de « dételer les chevaux » comme dit Tom Davis en souriant. C'est-à-dire qu'ils contraignirent le conducteur de l'automobile électrique à débrayer son moteur. Munis de traits en cuir et de cordages, ils s'attelèrent à plus de deux cents sur notre char, et c'est ainsi que nous arrivâmes à Greenhill, souriants à présent, plus souriants que la veille au soir, lorsque le train assassin nous avait roulé sur la tête.


Illustration

Deux cents nègres se joignent aux ouvriers des fonderies pour
transformer notre automobile en un char de triomphe. (Page 505.)


Un personnel empressé nous attendait à la station, où je retrouvai l'aspect de Key-West, les mâts élevés, les tours, tourelles et plate-formes, enfin la caserne blanche, carrée, dans laquelle Erickson s'installait pour une huitaine de jours.

— Vous logerez chez moi, nous dit-il. C'est votre place, messieurs, et nulle part vous ne serez mieux à même de vous servir du télégraphe que dans cette nouvelle usine de la télégraphie, avec fil, sans fil, sous toutes les formes qu'il vous plaira de réclamer. Vous êtes chez vous. Méfiez-vous seulement des contacts et astreignez-vous à suivre pour entrer et sortir les routes sablées en rouge. Elles sont reconnaissables. Tant que vous les suivez dans leurs plus capricieuses sinuosités, vous n'avez rien à redouter. Nos douze cents ouvriers se dispensent ainsi de revêtir à tout instant le masque et le costume protecteur...

Un serviteur nègre nous donna trois chambres où nous fîmes à l'aise une toilette qui nous parut bien agréable après la nuit passée en chemin de fer. Le bain glacé, surtout, nous remit tout-à-fait. Tom Davis se déclara même prêt à recommencer l'expérience de la « collision manquée », tant il se sentait frais et dispos.

De nos fenêtres nous pûmes, en attendant le lunch auquel nous avait conviés Erickson pour une heure et demie, admirer le panorama du Mississipi, père des Eaux; d'un côté ses flots jaunâtres roulant des torrents de limon vers le golfe, de l'autre ses bras aménagés en bassins, jusqu'à vingt mètres de profondeur, afin d'y recevoir les plus puissants navires.

— On comprend, n'est-ce pas, que les Japs aient conçu le projet de prendre pied par ici, nous dit Jarrett, tandis que nous regardions le magnifique tableau de la ville, des villes — car il y en a trois et quatre à présent qui n'en forment qu'une seule — de la Rivière des Rivières, chargée de bateaux, avec ses deux bras nettement dessinés au lointain, et l'escadre de l'amiral Clifford qui s'éloignait dans le Sud... C'est une admirable proie, qu'on dirait assez facile à prendre, car cette immense cité n'est guère défendable par terre. Il n'y a pas un seul fort dans le pays. La ville est tout ce qu'il y a de plus ouverte. Sa défense est sur la mer, et sous la mer, à l'entrée du fleuve. La flotte, les mines dormantes sont là pour quelque chose. Mais supposons l'impossible...

— Il faut toujours supposer l'impossible, dit Tom Davis.

— Supposons la flotte détruite et les mines emportées, rendues inoffensives. Supposons seulement les passes franchies aux bons endroits par les Japs. Voilà leurs croiseurs dans le bras Bienville, mouillés là où tout à l'heure était mouillée la flotte américaine. Ils débarquent cinq ou six mille hommes, tiennent sous le feu de leurs pièces la ville et la banlieue. C'est fini de la Louisiane comme de la Californie! Ils attendent à leur aise que Yoritomo, Matsumoto et toute la japonerie qui s'avance à l'Ouest leur donnent la main... Ah! gentlemen, c'est décidément un grand bonheur pour mon pays que l'alliance blanche et jaune soit rompue! Livrés à eux-mêmes les Japonais vont être ici proprement travaillés par Erickson. On dit tout bas qu'il va leur servir un plat de sa façon dont l'originalité dépasse ce que l'imagination peut concevoir.

Un gong nous appelait au lunch. Erickson nous dit alors qu'il avait employé sa matinée à visiter les travaux de toute nature que des milliers d'ouvriers avaient entrepris là depuis deux mois, sous sa direction.

— Je craignais des retards, fit-il en avalant au plus vite sa tablette, mais il n'y en a pas. Tout est au point. Je suis très content. Les Japs peuvent venir. Nous les attendons.


9. Les mystères du froid.

Grande était ma curiosité. Celle de Tom Davis n'était pas moindre, et Jarrett grillait d'apprendre de première main ce que des amis, dans la ville, lui avaient chuchoté tout bas.

Comme le café venait d'être servi, avec d'excellents cigares « d'en face » — Tom Davis désignait ainsi très exactement leur origine havanaise — je crus le moment venu de demander au maréchal ce qu'il préparait si mystérieusement à la Nouvelle-Orléans, pour prendre au piège les Japonais. Car il était impossible de s'y tromper: d'après ce qu'il nous avait dit, à mots couverts, dans sa résidence de Key-West, c'était un piège qu'il leur tendait.

— Méfiance! ne pus-je m'empêcher de lui dire. Ils sont malins. Ils ont des espions partout. Croyez-vous qu'ils ne l'aient pas déjà éventé, votre piège?

— On ne sait jamais, c'est évident. Mais outre que les travaux que nous avons poursuivis ici pour constituer les éléments de la surprise à laquelle j'ai fait allusion devant vous, messieurs, ont été exécutés sous un prétexte très plausible, comme vous le verrez tout à l'heure, il a été alloué, depuis le début de la guerre, mille dollars de prime à quiconque apporte à la mairie de la ville une tête de Japonais fraîchement coupée.


Illustration

Mille dollars de prime à quiconque apporte
la tête d'un espion japonais. (Page 506.)


— Pouah!

— Et combien en a-t-on payé?

— Dix-huit.

— C'est joli.

— Si ceux-là n'ont pas envoyé de rapports écrits à leurs chefs, jamais ils ne raconteront ce qu ils ont pu voir par ici. Au surplus des milliers de nègres assoiffés d'argent sont aux aguets. Pas un Jaune ne saurait se risquer à la Nouvelle-Orléans, depuis deux mois, sans être décapité, très vite, par un Noir. Maintenant vous voulez savoir ce que j'ai préparé pour recevoir Kourouma et ses navires, quel qu'en soit le nombre?

— Oui, répondîmes-nous tous les trois à la même seconde, si ce n'est pas de l'indiscrétion.

— Non, gentlemen. De votre part ce n'est pas de l'indiscrétion. Il est même utile que vous soyez par avance au courant de ce qui va se passer. Vous pourrez ainsi juger de l'étendue de nos efforts et du nombre de millions que nous avons su dépenser pour rendre inviolable, par ce côté-ci, notre république fédérale. Que n'a-t-on essayé d'en faire autant à San Francisco!

Il y eut un silence. Erickson, les yeux perdus dans l'horizon ensoleillé, sur la mer et sur les bras du fleuve, semblait attendre qu'on le questionnât pour commencer.

Tom Davis le questionna.

— Vous allez donc attendre ici l'arrivée des navires japonais?

— Oui.

— Mais puisque l'escadre de l'amiral Clifford doit leur livrer bataille, supposez-vous déjà cette bataille perdue?

— Oui et non. C'est-à-dire que Clifford doit ruser pour laisser croire aux Japonais qu'il est à bout de forces, et chercher un refuge avec deux navires dans le bras Bienville, de manière à s'y faire suivre par Kourouma et sa flotte.

— Alors?

Alors j'attends là mes Jaunes et leurs croiseurs. Clifford les entraînera jusqu'ici vers le soir; ils prendront leur mouillage pour la nuit...

Et pendant la nuit?

— Je les gèle.

Il y eut trois mouvements de haut-le-corps.

Erickson, assis dans sa rocking-chair, était évidemment flatté.

Il nous laissa pensifs quelques instants, dont il profita pour boire sa tasse de café, d'un trait.

— Comment! fis-je avec une curiosité plus aiguisée que jamais devant la déclaration si péremptoire du magicien, vous les gelez? Vous les congelez? Vous en faites des viandes froides?

— Précisément, c'est le mot! Je les frigorifie. On pourra le lendemain matin les mettre en boîtes par tranches, pour les charcutiers de Chicago.

L'extraordinaire inventeur, voyant que nous attendions ses explications avec incrédulité, ne nous fit pas languir plus longtemps.

— Lorsque le gouvernement fédéral a fait creuser à vingt mètres le canal Bienville, ce n'était pas à la guerre qu'il songeait. Mais moi j'y pensais. Je fis part à Gardiner d'une idée qui m'était venue: il m'écouta. Si quelque flotte ennemie, lui disais-je, sous n'importe quel pavillon, venait mouiller dans cet admirable port Bienville que vous achevez, je voudrais l'y emprisonner. Pour cela, faites construire deux barrages mobiles au lieu d'un. Le premier servira, au vu et au su de tout le monde, à retenir les eaux du Mississipi pendant les heures de jusant. L'autre, qui sera établi sous les eaux, ne servirait qu'en cas de guerre, à créer, sans que l'ennemi s'en doute, un plan d'eau au fond duquel je me fais fort de vous installer une machinerie originale, dont les efforts seront, je l'espère, aussi efficaces que ceux de la foudre, bien qu'ils me soient moins familiers. Gardiner me donna carte blanche pour construire mon barrage mobile, et le voici, gentlemen. Regardez bien... C'est la base de toute l'opération que je vais vous prier de suivre sur la carte, comme si vous étiez avec moi là-bas, sous ce beau soleil, au bord du bras Bienville, ainsi nommé pour rappeler le souvenir du Français qui fonda la cité. Mais il vaut mieux que personne ne vous y voie, ni moi.

Ce disant Erickson s'en fut prendre dans le tiroir d'une grande table une carte de la Nouvelle-Orléans qu'il accrocha au mur.

A vrai dire on n'apercevait sur cette carte que les deux bras navigables du Mississipi, le Jefferson et le Bienville, à grande échelle, teintés en bleu.

Nous étions tout yeux et tout oreilles.

— Le bras Bienville seul nous intéresse, gentlemen. Le voici. En aval, c'est-à-dire à proximité de la mer, on le ferme à chaque marée pour retenir les eaux du fleuve et leur assurer vingt mètres de profondeur. Le barrage est formé par deux battants en acier, gigantesques portes que les machines hydrauliques ferment et rouvrent sous la simple pression d'un bouton électrique. Cette double porte, chacun la connaît; elle dépasse de quelques centimètres le niveau du bassin temporaire qu'elle régularise. Chacune des portes ayant cinq cents mètres de long, c'est un barrage de mille mètres qui s'établit automatiquement en travers du bras dont la largeur est exactement de mille mètres à cet endroit. Veuillez à présent considérer le bras Bienville en amont, à un mille du barrage de retenue...

Chacun de nous regarda la carte et repéra une ligne rouge tracée en travers du cours d'eau.

— Cette ligne rouge représente le deuxième barrage, celui que rien ne révèle, qui n'a pas encore fonctionné une seule fois, car le besoin ne s'en faisait point sentir. C'est celui que j'ai préconisé, celui qu'on m'a autorisé à construire sous le Mississipi. Il a huit cents mètres de large seulement, et ce sont aussi deux battants montés sur des galets qui le constituent. C'est celui que j'appelle War dam, le barrage de guerre. Supposez-le fermé. Ce sera la vérité de demain ou d'après-demain. Vous y êtes?...

Triple réponse affirmative.

— Pour l'élever en travers du Bienville, je n'ai qu'à presser sur le commutateur que voici...

Erickson nous montra, au milieu d'un clavier, le commutateur en question, désigné par une inscription en cuivre: War dam.

— Supposez-le donc fermé. Que se passe-t-il? Le bras Bienville est devenu un lac, large de 800 mètres au Nord, de 1000 mètres au Sud, long d'un mille, soit de 1609 mètres. Disons pour M. le Français qu'il est transformé en un lac de 160 hectares environ, profond de vingt mètres, et dépourvu désormais de courant. Il fallait qu'il en fût ainsi pour la réussite de ma grande idée... Car c'est une grande, très grande idée, gentlemen, la plus grande, à mon avis, de toutes celles que la mécanique et l'électricité combinées ont inspirées à ma cervelle de chercheur.

— Pardon, fit Tom Davis, que devient le Mississipi dès que le second barrage l'arrête dans son cours?

— J'attendais l'objection. Elle est toute naturelle, le Mississipi ne peut évidemment rester stagnant. Il faut qu'il continue à couler. Si vous voulez bien considérer la carte, vous apercevrez, à un autre mille de distance dans le Nord, l'indication d'un canal de décharge, large de cinq cents mètres, qui va rejoindre le bras Jefferson. C'est par là que le Mississipi s'écoule dans la mer tant que le War dam reste fermé. Vous y êtes?

Ce fut derechef une triple affirmation.

Si nous y sommes! Je crois bien!

Qu'est-ce que le magicien va nous apprendre après avoir si nettement posé ces prémisses?


10. Comme au Texel.

Justus Daniel Erickson trempa ses lèvres dans un petit verre de gin et continua, toujours fumant un cigare « d'en face ».

— Vous n'ignorez pas, gentlemen, que nos grandes villes d'Amérique sont organisées comme pas une ville d'Europe pour produire le froid et le distribuer à domicile. On ne vivrait plus ici, par exemple, si l'on n'avait son air froid à l'abonnement, comme on a l'air chaud, l'électricité, le gaz et l'eau. Nous possédons à la Nouvelle-Orléans des usines superbes pour la production du froid. C'est en les visitant avec le colonel Watson, leur ingénieur en chef, que l'idée m'est venue d'appliquer le froid à la défense nationale sur ce point si vulnérable et si important à conserver. Car mieux vaudrait perdre deux Etats de l'Ouest que la Nouvelle-Orléans, clef d'or de notre Sud!

Je voyais bien où le maréchal voulait en venir. Mais par quels moyens? Par quels moyens?... J'allais bientôt le savoir ainsi que mes deux compagnons.

— Qu'une flotte ennemie entre là dedans, continua-t-il, ce n'est pas impossible. Il me semble même que l'y attirer devient une intéressante manoeuvre pour un amiral. Qu'elle y entre donc un soir, comme j'avais l'honneur de vous le dire tout à l'heure, et la nuit même je la congèle dans le bras Bienville, avec l'aide de Watson et de ses 1.200.000 chevaux-vapeur. Alors, avec le concours des généreux milliardaires qui ont apporté des sommes fabuleuses à Gardiner, pour cet objet et pour tous autres qu'il me plairait de considérer dans l'intérêt du pays. J'ai pu mener à bien un travail colossal, aidé par Watson et ses auxiliaires. J'ai immergé au fond du Bienville un réseau de tubes, énorme par son développement linéaire plus que par son diamètre, qui ne dépasse pas 40 millimètres. Des centaines de kilomètres de ces tubes, J'ai bien dit des centaines, sont immergés dans le fond du bras, devenu lac. Ils sont là depuis un an bientôt, car leur installation représente un fameux travail. Comme il s'est exécuté sous les eaux, loin de tout espionnage, derrière un cordon protecteur de détectives, chargés soi-disant de prévenir les accidents, les yeux inquisiteurs des Japonais n'ont pu lui attribuer sa destination exacte. On a dit qu'il s'agissait de la distribution industrielle du froid dans les magasins de la ville, aux abattoirs, aux brasseries, aux hôtels, et je crois que le prétexte n'a guère trouvé d'incrédules... Dans ces tubes, au moyen d'appareils frigorifiques gigantesques que vous pourrez visiter chez Watson, à deux milles de la ville, je provoque la détente de l'oxygène liquéfié, introduit dans leurs innombrables serpentins. Au moment choisi pour une congélation rapide — il faut qu'elle s'accomplisse en moins de douze heures, — on ouvre des vannes qui communiquent avec de puissants compresseurs. Leur aspiration provoque la détente de oxygène liquide, soit un abaissement de température de deux cents degrés au-dessous de zéro dans les réseaux immergés.

— Deux cents degrés! fit Tom Davis. Et je répétai l'exclamation.

— J'ai bien dit deux cents... Les serpentins sont reliés aux machines frigorifiques de Watson par des tuyaux collecteurs. Il faut vous dire que ces machines frigorifiques sont de gigantesques pompes à gaz. Elles provoquent la détente, ou, pour parler plus clair, le passage de l'état liquide à l'état gazeux dans les serpentins... Elles aspirent en somme le gaz oxygène qui se dégage du liquide parce que les serpentins sont immergés dans une eau à quinze degrés au-dessus de zéro et que ce point d'ébullition de l'oxygène liquide est environ 200 degrés au-dessous. Vous y êtes?...

A parler franc je commençais à ne plus comprendre.

Pigeon me manquait, avec sa façon bonhomme de traduire en langage courant les mystères de la science.

Mais Tom Davis buvait du lait, et je devinais grosso modo ce que je ne saisissais pas dans le fin du fin.

Erickson termina son explication avec un sourire sardonique, qui trahissait l'impatience de mettre à l'épreuve des appareils si coûteusement installés.

— Cet oxygène liquéfié, d'où vient-il, me demanderez-vous? Emmagasiné depuis quelques semaines dans de magnifiques réservoirs, d'une résistance à toute épreuve, il a été pris dans l'air qui nous entoure, très simplement. On a d'abord liquéfié l'air. On en a extrait ensuite oxygène qui a été enfermé dans les réservoirs reliés par avance avec les réseaux tubulaires. Et voilà! Dès que Kourouma et ses navires sont mouillés dans le bras Bienville, si Clifford peut réussir à les y attirer, nous ouvrons — c'est la nuit — les vannes qui relient les réservoirs édifiés à terre et le réseau des tubes. Nous mettons les pompes aspirantes en marche. Celles-ci provoquent la détente de l'oxygène liquide. D'où production immédiate, énorme du froid.

— Glace épaisse? demanda Tom Davis.

— Très épaisse. Les navires japonais sont peu à peu saisis dans l'étau blanc qui se forme autour d'eux sans que les équipages se méfient. Les officiers de quart trouveront qu'il fait froid, voilà tout. Mais nous avons ici des écarts de température très subits. Les froids de dix degrés ne sont pas inconnus en Louisiane en cette saison... Nos noirs les supportent avec une aisance singulière. Et au petit jour...

Ici Erickson s'arrêta.

— Au petit jour? demandai-je doucement

Mais l'homme des câbles et du froid artificiel eut un nouveau sourire.

— Au petit jour... vous verrez vous-même. Je ne veux pas tout vous dire. Il faut que je vous laisse le plaisir de la surprise. Supposez si vous voulez, c'est la première idée qui vous vient à l'esprit, que nos soldats blancs et noirs rééditent sur la glace industriellement produite l'épopée du Texel, où votre Pichegru et ses cavaliers prirent d'assaut la flotte hollandaise. Mais c'est du vieux jeu, cela, encore que ce soit très beau. J'ai trouvé mieux. Vous verrez... vous verrez... Du moins je l'espère, car tout cela dépend de Clifford. S'il ne nous amène pas les Japs à la traîne, nous ne pouvons pas congeler le bras Bienville pour le roi de Prusse.

— Bien qu'il soit désormais notre allié, insinuai-je, histoire de dire quelque chose.

Que nous cachait donc Erickson?

Je grillais de le savoir. Mais il resta boutonné.

On l'appelait au laboratoire, du reste. Il nous demanda la permission de se retirer.

— Le secret absolu, messieurs, sur ce que je viens de vous dire, fit-il en s'éloignant. Je sais que j'ai affaire à des gentlemen. Pas un mot, pas une allusion! A personne!... Et demain soir peut-être — si Clifford nous amène ses partenaires — on rira. Vous verrez le lendemain matin ce que le seul Erickson, avec son personnel de techniciens, aura su faire d'une escadre japonaise et de ses équipages. Vous verrez ce coup de maître, s'il réussit. Vous verrez si je leur en tuerai, moi, des fils...

Le pauvre père était toujours obsédé par ce désir de vengeance, qui nous est si amer et si doux.

Comme je le comprenais! Comme nous fîmes des voeux tous les trois, dès qu'il se fut retiré, pour que le spectacle inimaginable sur lequel il avait soulevé à notre intention un coin du rideau fût celui du lendemain soir et du surlendemain matin!

On s'en fut promener à pied aux abords du bras Bienville, entièrement vide de navires. C'était vraiment une imposante nappe d'eau que celle du petit Mississipi.

L'autre, le grand, était encombré de vapeurs de commerce retenus par la crainte de la flotte anglo-japonaise.

Nous allâmes jusqu'au canal de décharge. Des hommes, discrètement échelonnés au long de maisonnettes suspectes, montaient la garde, attendant sans aucun doute le signal de l'audacieuse manoeuvre.

Si bon que me parût le lit de Greenhill, je ne dormis pas de la nuit.

A chaque instant j'écoutais; je me demandais si les Japonais n'étaient pas arrivés, si la congélation gigantesque n'allait pas commencer, avec son épilogue mystérieux.


11. Pris au piège.

Tout de même, au petit jour, je m'étais endormi. Un bruit lointain de canonnade me réveilla. Toute la ville en rumeur courait aux nouvelles.

Jarrett avait rejoint ses amis des Unions. Je restai seul avec Tom Davis dans la villa d'Erickson. Bientôt le maître parut. Il était levé depuis cinq heures et savait tout ce qui s'était passé en Europe la veille. Ce « tout » se résumait dans la grande nouvelle de la rupture entre les alliés blancs et les Japs.

A Londres, la Bourse avait monté prodigieusement; à Paris on illuminait: à Berlin les journaux célébraient la victoire du bon sens et l'aurore d'une paix universelle basée sur les affinités ethniques. A Saint-Pétersbourg l'annonce d'une guerre avec le Japon soulevait l'enthousiasme.

— Et Clifford? demanda Tom Davis, heureux de voir sa mission couronnée d'un succès si complet.

— Vous l'entendez! Il nous amène Kourouma.

C'était exact. Les coups de canon se multiplièrent, puis tout bruit cessa vers deux heures. Puis, à quatre heures, le tapage reprit, très rapproché de la côte.

Bientôt de l'observatoire où nous étions on aperçut distinctement sept croiseurs qui se pourchassaient, le cap sur nous.

Les deux premiers, c'était le croiseur-amiral américain Nebraska et un autre, Idaho. Tous deux simulaient de fâcheuses blessures, comme nous l'avait indiqué par avance Erickson, et ralliaient le plus vite qu'ils pouvaient la Nouvelle-Orléans.

Derrière eux cinq croiseurs japonais de 1re classe, débris intacts de la flotte des treize que nous avions vue aux Bahama ou fraction détachée pour une opération spéciale, tandis que l'autre traquait le second de Clifford et sa division sur les côtes du Mexique.

Erickson jubilait.

Du haut de son balcon, par une superbe fin de journée, à peine fraîche, il dévorait des yeux ces cinq navires de guerre qui venaient donner dans son panneau, se faire prendre au piège qu'il leur avait si habilement tendu.

A la tombée de la nuit, les deux navires américains entraient dans le fleuve et se sauvaient jusqu'à trois milles dans l'intérieur, au delà du deuxième barrage, du War dam.

Kourouma tenait donc, ou croyait tenir son monde. Il envoya une dizaine d'obus sur la ville pour montrer qu'il avait de quoi la réduire, et attendit en rade qu'on lui apportât une capitulation.

C'était dans l'ordre.

Le maire et son conseil de ville partirent sur un vapeur de commerce. Erickson nous expliqua leur démarche.

— Ils vont lui dire que la Nouvelle-Orléans, sans défense, se reconnaît à sa merci. Pour la forme ils le supplieront de ne pas poursuivre les deux croiseurs, dont la reddition sera sans doute négociée le lendemain.

Une heure se passe.

En bas, cinq cent mille hommes, femmes et enfants se demandent ce que les Japonais vont décider.

Tous ignorent, bien entendu, le coup de Trafalgar préparé par Erickson.

Sans quoi tout serait manqué.

Vers six heures du soir nous voyons s'avancer dans la nuit, remontant le bras Bienville, les feux rouges et verts des cinq croiseurs. Les mouillages sont pris aux distances réglementaires.

— Pincés! s'écrie Erickson fou de joie. A l'ouvrage!

Dans la maison, autour de la maison, c'est alors un va-et-vient d'ombres muettes.

Avec Tom Davis et Jarrett qui vient de rentrer, nous décidons de passer la nuit sur le balcon.

A minuit, dans le silence morne d'une ville endormie sous la terreur, Erickson nous fait remarquer le jeu de ses cadrans. Les aiguilles frétillent et annoncent que le travail commence.

On a fermé le barrage d'aval sur l'ordre même de Kourouma, qui ne veut pas être entraîné par le jusant dont il connaît la violence.

— C'est tout ce que je te demandais, mon amour, dit Erickson en distribuant gaiement ses ordres à son personnel, par dix, quinze, vingt téléphones.

Il cause avec Gardiner. Il cause avec le ministre de la marine, avec le département de la guerre, avec le maire de la ville, avec Watson, qui dirige le grand travail aux frigorifiques.

C'est un spectacle inoubliable que celui de cet homme glabre, presque débile, qui prépare d'affreuses hécatombes comme autrefois Napoléon, Moltke ou Oyama, et qui les prépare dans cette cité d'apparence tranquille, loin des champs de bataille, penché sur un clavier dont chaque touche représente la mort de pauvres diables par milliers, sous l'influence d'une modification industrielle de l'atmosphère!

Et ce qui me paraît le plus étonnant au milieu de ce spectacle, c'est de m'y voir, comme disait ce doge à Versailles.

Nous sommes vraiment favorisés par le « patron » pour qu'il nous tolère si près de lui, dans l'antre même des plus mystérieux secrets d'Etat.

O Martin du Bois! Que n'es-tu là pour féliciter ton envoyé spécial et lui signer un de ces bons sur la caisse dont tu sais te montrer si prodigue, quand il y a lieu!

Ah! cette nuit! Elle m'a paru durer une heure à peine!

De temps en temps Erickson vient allumer un cigare et nous dire ces seuls mots, qui nous suffisent en attendant le jour:

All right, gentlemen, all right!

Si tout va bien, c'est que le War dam a été fermé sans accroc, c'est que les machines de Watson ont déjà donné des résultats appréciables.

— Sentez-vous, nous demande Erickson, le froid qui monte de la rivière?

C'est la vérité. Le froid devient insupportable. Il a déjà congelé les eaux, et sur un thermomètre exposé au dehors on lit douze degrés centigrades au-dessous de zéro.

Et il n'est que deux heures du matin!

La police téléphone de minute en minute pour dire où sont les troupes.

Noires et blanches, on les tient en réserve dans les faubourgs, prêtes à entrer en ligne quand le moment sera venu.

Kourouma, vers trois heures, semble pris d'une velléité de sortir du guêpier où il s'est laissé prendre.

Il y a des officiers de quart qui s'émeuvent, semble-t-il, et qui voudraient faire remuer les navires. Mais l'amiral s'y oppose, à cause de l'obscurité. Il estime que ce froid subit ne peut durer.

La nature, en effet, ne saurait lui jouer le tour, en novembre, de décréter une gelée sibérienne à la Nouvelle-Orléans.

Il ne craint rien de quelques degrés.

— Cette belle confiance le perd, nous dit Erickson toujours acerbe. Sans doute la nature ne lui offrira jamais ici plus de dix degrés, et encore dans un coup de froid exceptionnel qui ne serait pas de saison à pareille date. Mais nous faisons mieux que la nature, nous! Tu vas voir, mon Jap, tu vas voir...

De temps en temps on absorbe, sur notre balcon, une tablette pour ne pas tomber en syncope. Car il est à présent quatre heures du matin et nous sommes debout depuis la veille, emmitouflés soigneusement.

Les projecteurs des Japonais nous éclairent. Ceux qui les manoeuvrent ne se doutent guère de la surprise qu'on leur prépare derrière notre dos, à l'aide d'un clavier de touches en ivoire et de quelques commutateurs!

Puis la lumière électrique cesse de rayonner.

Enfin voici le jour qui paraît.

C'est fantastique, phénoménal, incompréhensible. Sur toute son étendue le bras Bienville est gelé, mais gelé comme la mer même à Vladivostok en hiver!

Comme là-bas — comme au Texel en 1794 — les navires de guerre de Kourouma sont encastrés dans la glace épaisse et dure.

Et voici qui est plus extraordinaire encore. Un coup de canon parti de la terre détermine une explosion à bord de l'un des croiseurs. Or, aucune riposte ne se fait entendre.

Aucun mouvement ne s'aperçoit sur les navires.

Aucune sentinelle ne crie. Aucun officier ne commande. Aucun fusil ne tire. Aucun canon ne part.

Pourtant voici que de la rive gauche une nuée de cavaliers blancs et de fantassins noirs s'est élancée sur la glace.

— Ils sont vingt mille, nous dit Erickson ravi, qui vont les assiéger et les prendre d'assaut sans grands risques!

A cette marée lumineuse qui s'avance en rugissant, avec des échelles, des cordages, des grappins, les Jaunes n'opposent aucune résistance apparente.


Illustration

Sur toute son étendue le bras Bienville est gelé; et les
navires de Kourouma sont encastrés dans la glace. (Page 512.)


J'avoue qu'une grande inquiétude me prend. Je redoute quelque sournoise manoeuvre qui ne se dévoilera qu'à la dernière seconde.

— Ils vont les laisser approcher, dit Tom Davis, c'est bien simple. Et quand les nègres seront à vingt pas, ils en feront une boucherie telle que pas un seul n'en reviendra.

— Croyez-vous? demanda derrière nous Erickson narquois.

Nous regardions ce diable d'homme avec un même sentiment de crainte respectueuse.

Jarrett, lui, ne le redoutait pas; il en était fier.

Je me rappelai alors que le terrible maréchal en chambre nous avait promis un épisode mystérieux pour la fin.

Qu'avait-il voulu dire? Encore une fois je le lui demandai.

Mais nous ayant pris familièrement par le bras, Tom Davis et moi, il nous confia d'une voix nasillarde, sûr à présent du succès de sa prodigieuse entreprise:

— Regardez avec les télescopes que voilà... Regardez bien ce qui se passe là-bas, sur le bras du fleuve que j'ai congelé comme un petit Baïkal... Et vous me direz tout à l'heure si je vous ai trompé en annonçant que je saurais m'y prendre pour leur en tuer à mon tour, moi, des fils... Ils ont tué mon Elias! A moi la joie de faire de leurs navires autant de charniers!

L'homme n'était plus un homme; c'était un démon.


Illustration

L'homme n'était plus un homme, c'était un démon. A tout prendre,
c'était un père qui vengeait la mort de son fils. (Page 512.)


A tout prendre c'était un père qui vengeait la mort de son fils.

Mais quelle surprise atroce nous réservait-il donc?

FIN

Lire dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 17. La Tuerie scientifique.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)



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