Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
Go to Home Page
This work is out of copyright in countries with a copyright
period of 70 years or less, after the year of the author's death.
If it is under copyright in your country of residence,
do not download or redistribute this file.
Original content added by RGL (e.g., introductions, notes,
RGL covers) is proprietary and protected by copyright.
RGL e-Book Cover
Based on an image created with Microsoft Bing software
C'était comme une muraille de feu
qui, de la mer, s'élevait dans le ciel.
On eût dit les courbes de ces pièces d'artifice qui
excitent si bien le contentement populaire. (Page 468.)
Un journaliste français, au service de l'An 2000, suit et raconte les péripéties de la Guerre Infernale qui met aux prises d'une part l'Angleterre, la France, le Japon, alliés, avec, d'autre part l'Allemagne unie à l Amérique. Après toute une série d'aventures particulièrement angoissantes sur terre, dans l'air et jusqu'au fond de la mer, le narrateur reste seul avec un jeune officier de marine, beau-frère de son directeur, et un audacieux lieutenant japonais dans la nacelle d'un dirigeable désemparé sous les efforts de la tempête.
Les trois survivants finissent par échouer, en mer, sur un navire abandonné. Un vaisseau de guerre américain les recueille, après avoir coulé l'épave. Pour éviter d'être traités en prisonniers de guerre, ils simulent la folie. Aussi les enferme-t-on, à Charleston, dans le War Insanes Asylum, asile des fous de la guerre. La perfection des armes qui sèment la mort à distance est en effet devenue si terrible que, dans chaque bataille, plus du quart des combattants perdent l'esprit par l'épouvante!
Pris d'abord, en dépit de leurs dénégations, pour des espions au service de l'Angleterre (une 'mission spéciale et secrète d'un officier d'état-major anglais, Tom Davis, étant signalée à la police américaine), nos héros dévoilent leur état civil aux autorités de Charleston qui les internent dans une maison particulière sous la haute surveillance militaire. Mais Wami, le Japonais, qui s'est évadé de l'asile, réussit à leur permettre de fuir avec lui. Il étrangle d'un coup de dents le soldat nègre en faction à leur porte et les conduit à une automobile qui les emporte à toute vitesse.
Ils sont poursuivis, mais échappent grâce à la disposition spéciale de leur automobile qui se transforme au moment voulu en canot à pétrole. Ils gagnent ainsi un navire, le Krakatoa, affrété par la famille de miss Ada, fiancée de Tom Davis.
Le Krakatoa dépiste les recherches de l'escadre américaine qui surveille les abords de Key-West et conduit enfin ses passagers dans la rade de Nassau (îles anglaises de Bahama) où une autre surprise les attend.
S'il est un pays étrange, c'est bien ce royaume du corail, qui émerge de l'eau salée par archipels en Amérique comme en Océanie, s'étend sous la mer à des distances énormes, et accuse dans l'abîme les plus étonnantes falaises, les plus prodigieux escarpements au-dessus de gouffres où la sonde révèle quatre et cinq mille mètres de profondeur.
L'archipel des Bahama ou Lucayes, placé au sud de la Floride, au nord-est de Cuba, marque une entrée de ces domaines merveilleux.
Le Krakatoa , dirigé par un pilote de l'archipel, s'avançait doucement dans les passes dangereuses qui séparent tant bien que mal 690 îles ou îlots, dont une trentaine seulement portent des habitants, et 2.387 roches isolées.
L'aspect de ces terres très basses n'a rien d'attrayant.
Pourtant, à mesure qu'on approchait de l'île New-Providence, qui porte, à elle seule, le tiers de la population des Bahama, les voyageurs découvrirent une verdure luxuriante.
Les constructions militaires de Nassau se dessinaient aussi et grandissaient peu à peu.
Miss Ada et ses parents, groupés à côté de nous sur la passerelle, écoutaient Pigeon réciter ce qu'il savait de la géographie des Antilles.
On avait relevé les deux superbes phares de Gun-Cay et d'Isaac-Cay dans les parages des îles Bemini. Phares dont la tour blanche s'apercevrait seule désormais; car l'amirauté anglaise avait interdit d'en rallumer les feux jusqu'à la fin de la guerre.
Notre conférencier, la carte en mains pour aider sa mémoire, nous énuméra, l'une après l'autre, les principales îles de l'archipel où nous allions mouiller: la grande Bahama, à peine peuplée par des planteurs écossais; la grande Abaco, surpeuplée au contraire, par les descendants de loyalistes yankees, que chassa de leur pays d'adoption le succès des Américains révoltés contre l'Angleterre au temps de Washington; les îles Berry, toutes petites; Harbour-Island, où les hiverneurs américains trouvent le climat de Cannes; Eleuthera, l'île des plantations abondantes; (Cat Island, celle où l'on introduisit jadis des chats qui sont redevenus sauvages; Watling Island, qui serait la Guanahani de Christophe Colomb, baptisée par lui San Salvador; l'île Andros, la plus vaste de l'archipel, séparée des autres par des baies et bayous d'accès difficile; la grande Inagua, la grande Ragged Island, et au loin, dans le Sud, presque invisibles, les Caïques et les Turques, que l'administration de la métropole rattache à la Jamaïque.
Notre Pic de la Mirandole nous intéressa vraiment lorsque d'une voix grave il rappela l'évolution de ces terres marines sous le travail éternel de milliards d'animalcules...
— Encore actuellement, disait-il, ces coraux laborieux se superposent, sans cesse, comme ils bâtiront demain, comme ils ont bâti depuis des milliers d'années. Avec les appareils de photographie sous-marine que Mlle Vandercuyp a pris le soin d'apporter, nous pourrons admirer à loisir leurs galeries, leurs tunnels, les arabesques prestigieuses que dessinent sous les flots ces infiniment petits. La nature les a doués d'une patience que l'homme ne connaîtra jamais, ni le castor non plus.
Il avait raison, Pigeon. La formation de ces îles de corail dépasse notre entendement.
La roche s'accroît sans cesse par la méthodique construction des madrépores qui s'élèvent peu à peu et se consolident sous la rupture même de leurs blocs, grâce au ciment calcaire qui en soude les débris.
C'est ainsi — je rappelai ce souvenir de mes lectures de jeunesse — que la frégate anglaise la Severn , naufragée en 1793 sur les îles Turques, au sud de cet archipel Bahamien dans lequel nous venions d'entrer, se trouve à présent revêtue d'une enveloppe rocheuse. Etrange fossile, ce navire est enfermé sous une carapace de coraux encore vivants, et il sera encore là dans plusieurs siècles!
— Cayo, Caye, Cay, Key , poursuivit Pigeon, flatté du succès de curiosité que nous lui faisions pour passer le temps, voilà quatre mots qui se sont copiés. Ils résument ce pays. Le premier est espagnol. Tout ne fut-il pas espagnol pour commencer, par ici? Le second est de chez nous, le troisième est anglais; le quatrième est anglais encore, orthographié à l'américaine. Tous désignent — et caillou vient de là, je pense — les milliers de récifs isolés qui parsèment cette mer des Antilles, depuis la Floride jusqu'à Saint-Domingue, sur un espace de plus de 1.300 kilomètres. D'où le deuxième nom qu'on donne à ces îles: dans Lucayes n'y a-t-il pas Cayes?
Le capitaine Jordaëns était fort occupé avec son pilote. Il venait de ralentir à six noeuds l'allure du Krakatoa. Nous suivions des yeux, désormais, les méandres de la côte et la chaîne de récifs dénommée Hog-Island ou l'île des Porcs, qui protège la rade de New-Providence contre l'alizé.
Miss Ada redevenait gaie à mesure qu'on approchait de la terre. Elle dit en riant à Pigeon
— Racontez-nous ce que vous savez encore sur Bahama, Herr professeur!
Etrange fossile, la vieille frégate est emprisonnée
depuis 1793 sous des coraux encore vivants. (Page 450.)
— Oh! mademoiselle, ce sera peu de chose. Je crois bien avoir vidé mon sac à vos pieds.
— N'y a-t-il pas une histoire de fontaine miraculeuse? demanda Mme Vandercuyp. J'ai lu quelque chose là-dessus dans le guide.
— Madame, vous avez raison! J'allais oublier le trait poétique. Les Espagnols qui débarquèrent ici avec Christophe Colomb crurent qu'ils découvraient le Paradis. Ponce de Leon alla plus loin. Il voulut que l'archipel des Lucayes renfermât une source mirifique, la fontaine de jeunesse éternelle, simplement. Il la chercha dans toutes ces îles sans la découvrir. Ce fut son successeur Perez de Ortubia qui pensa la trouver dans la grande Bemini. Hélas! elle était sans vertu!
Notre géographe expliqua brièvement ensuite, car on était près d'atterrir et l'attention allait vers la côte, que les Espagnols avaient déporté en masse les indigènes, d'excellents plongeurs, pour les vendre sur les divers marchés du monde, où l'on en manquait.
Il montra l'archipel désert pendant un grand siècle à la suite de cette abominable traite des Lucayens, bien espagnole; puis ses plus grands îlots occupés par des pirates, naufrageurs, wreckers , boucaniers, qui avaient pris New-Providence comme centre de leurs opérations. De temps en temps les Espagnols de Cuba venaient nettoyer le repaire.
Enfin les planteurs loyalistes anglais s'y installèrent avec leurs esclaves noirs. Et tout libres que soient les noirs au Bahama, comme partout où flotte le pavillon rouge, ils ne conçoivent guère un autre état pour leur race que celui de la dépendance, proche de la servitude dont ils ne se plaignent pas.
— Pendant un autre siècle, compléta Pigeon, très ferré à son ordinaire sur les choses dont il parlait, l'Angleterre n'a rien fait des Lucayes. Dans ce port de New-Providence où nous allons pénétrer il y avait tout juste cinq mètres d'eau. C'était suffisant pour les pêcheurs, et le trafic modeste de la paix. Mais le jour vint où l'impérialisme britannique envisagea l'échéance d'une guerre avec les Américains, renouvelée de celle de l'Indépendance, sous d'autres prétextes. Il fallut songer à la création d'une base navale en face de la Nouvelle-Orléans, à mi-chemin de Key-West et de Cuba, devenue l'humble servante de l'oncle Sam... Alors des millions de livres sterling ont été employés à tailler ces milliards de coraux. On a creusé le port à vingt mètres, édifié des ateliers, des magasins d'approvisionnement, aménagé une cale sèche, deux bassins énormes, un véritable étang de pétrole, pour les besoins de la flotte anglaise et de ses alliées. Bref, c'est un pays tout neuf, un arsenal sorti de l'onde. Vous allez voir... Et moi aussi, Car ce que je vous en dis, mesdames et messieurs, je ne le sais que pour l'avoir lu dans les livres. Personnellement je n'ai jamais mis le pied sur le corail de Bahama. Mais, patience, ce sera pour bientôt... Dans une heure peut-être? Je me réjouis à l'idée de faire mon petit Christophe Colomb en votre compagnie.
Les hélices du Krakatoa battaient doucement l'eau bleue. Un beau soleil descendait tout flambant dans le ciel sans nuages. Les constructions de Nassau et les navires de guerre anglais qui se trouvaient mouillés dans la rade intérieure se découpaient en noir sur un fond doré. Une grande passe balisée s'ouvrait devant nous et conduisait les navires jusqu'au port en eau profonde. Plusieurs batteries solidement assises au nord de l'île la défendaient sévèrement. Un énorme pylône servait à la télégraphie sans fil. Quel curieux paysage de guerre!
A peine le pilote nous eut-il engagés dans ce chenal, large de trois cents mètres, que les signaux les plus courtois de bienvenue montèrent au mât de pavillons dressé sur l'une des jetées.
Miss Ada nous regardait et regardait la terre tour à tour. Une rougeur vive colorait ses joues. Ses yeux brillaient d'inquiétude et aussi d'espérance. Je me rappelai ce qu'elle m'avait dit, la conviction qu'elle s'était faite, son rêve surtout, tant il est vrai que nous sommes plus enclins à baser nos convictions sur des données empiriques que sur des réalités, son rêve, qui lui avait représenté Tom Davis bien vivant...
Les yeux appliqués contre ses jumelles, la jeune fille, combien crâne, je ne cessais d'en faire la réflexion, regardait toujours au fond de la baie, sur l'un des wharfs où maintenant s'apercevaient une centaine de personnes.
Foule modeste, faite d'employés supérieurs de la marine, de Bahamiens notables et d'officiers des croiseurs mouillés dans le port, elle venait par une curiosité bien explicable, assister au débarquement de ces touristes hollandais et leur demander des nouvelles de l'Europe, s'ils en avaient...
Pour répondre aux gracieusetés de la direction du port, Miss Ada eut une idée charmante, dont je la remerciai ainsi que mes deux collaborateurs. D'accord avec son père, elle pria le capitaine Jordaëns de faire disposer autrement, pendant quelques minutes, les couleurs hollandaises à la corne d'artimon.
La drisse amena le pavillon tricolore de Néerlande, qu'un homme fixa dans le sens vertical. De cette façon, la terre était saluée par le drapeau français.
Le mât de signaux répondit en hissant à bloc les couleurs hollandaises et françaises. Décidément on avait des amis dans la place.
Nous voici dans le port. On reconnaît, avec les verres grossissants, les personnes qui sont debout sur le wharf. Elles attendent que nous amarrions.
Tout d'un coup, Miss Ada pousse un cri de joie et, la jumelle plaquée sur les yeux, répète par trois fois, très fort:
— C'est lui! C'est lui! C'est lui!
En effet, nous reconnaissons Tom Davis, l'intrépide officier d'état-major, le fiancé de notre gentille commandante, qui attend le Krakatoa , bien en vue, devant le groupe des, curieux.
Il est, comme toujours, en civil, et agite joyeusement son chapeau.
Miss Ada s'écria toute joyeuse:
C'est lui! c'est lui! (Page 453.)
— Vous l'avais-je dit? nous crie à tous la jeune fille, si heureuse que des larmes de bonheur emplissent ses beaux yeux. Vous l'avais-je dit?
Puis, s'adressant à moi:
— Incrédule, prétendez-vous à présent qu'un rêve ne signifie rien?
Elle agitait un mouchoir pour répondre aux signes amicaux de son Tommy. Nous faisions tous de même.
En quelques minutes le Krakatoa fut à quai.
L'échelle à peine jetée, Tom Davis la gravit avec la légèreté d'un collégien. Nous étions tous descendus à la coupée pour le recevoir, Miss Ada, au premier rang, entre M. et Mme Vandercuyp.
Ce fut une minute charmante, que Pigeon fixa vivement sur la plaque sensible de son appareil, déjà riche en scènes inattendues.
L'officier anglais baisa la main de Mme Vandercuyp, plus tendrement celle de sa fiancée, et nous distribua de vigoureux shake-hands.
On l'accablait de questions, auxquelles il ne paraissait pas désireux de répondre en plein air, aussi, M. Vandercuyp eut-il bientôt invité tout le monde à descendre au salon.
Tandis qu'un officier de l'amirauté venait s'informer auprès de nous des conditions sanitaires du yacht et des intentions de son propriétaire, Tom Davis et Miss Ada, retirés dans un coin, échangeaient déjà des confidences.
J'envoyai Coquet au télégraphe avec une poignée de dépêches courtes, destinées aux familles et au grand patron: Excellent voyage. Bonne santé. Détails ce soir même.
Le bonheur de se revoir se lisait sur les visages; les fiancés étaient radieux.
L'officier de visite, ayant délivré la patente, demanda au capitaine une déclaration au sujet de la mort tragique du second, dont le corps fut aussitôt débarqué et conduit au cimetière.
Après quoi, il accepta la tasse de thé que lui présenta Mme Vandercuyp et nous donna des nouvelles de l'Europe.
Elles arrivaient en assez grand nombre chaque jour sur ces îlots perdus, grâce au câble de Nassau à Gibraltar que l'Angleterre avait immergé, c'était indispensable, le jour où les travaux de la base navale avaient été commencés dans l'archipel.
Une sorte de lassitude, disaient les communications officielles, semblait s'être emparée des belligérants, car depuis trois jours déjà, aucune bataille n'était signalée ni sur terre ni sur mer. Chacun pansait de son mieux les blessures reçues, honorait ses morts et soignait ses fous. De l'avis général les nations engagées dans la guerre du Sorbet couraient à la banqueroute.
— C'est par ici, nous dit l'officier, un jeune Ecossais fort aimable, que la partie va se continuer, terrible, et prendre une ampleur dont on ne se doute pas dans l'ancien monde. Songez donc que les sept croiseurs de 10.000 tonnes qui sont dans le port, le Gladstone , le Salisbury , le Cromwell , le Windsor et autres, ont leurs feux poussés depuis vingt-quatre heures dans l'attente de la seconde flotte Japonaise, celle de l'Atlantique, qui arrive de Suez à toute vitesse.
— Pour?...
— Pour attaquer les Américains au Sud, tandis que la première les cherchera de l'autre côté du canal de Panama, sur les côtes de Californie. C'est la pince du homard, qui va se refermer brutalement.
— Vous pensez que les Japonais seront bientôt ici?
— Demain. Ils ont passé devant Gibraltar voilà cinq jours à peine. La télégraphie sans fil reçoit chaque jour de leurs nouvelles.
— Combien de navires?
— Treize grands croiseurs du dernier modèle...
— Et sept anglais font vingt. Les Américains en ont au moins autant dans ces parages.
— On parle d'un départ aussi prompt que possible des deux flottes combinées. Aussi tout est à l'envers dans Nassau pour préparer les approvisionnements que demande l'amiral japonais.
Wami, débarbouillé, vêtu de je ne sais quelle vareuse et un béret à la main, venait d'entrer dans le salon pour présenter ses félicitations à Tom Davis, qui le reconnut sans empressement. Le détail me frappa.
L'officier visiteur parti, chacun prit place à la table, où le thé était servi.
Joseph, le valet de chambre français de M. Vandercuyp, avait endossé l'habit noir, et noué la cravate blanche pour la circonstance. C'est que chacun respirait, après les alertes de la matinée.
Les deux fiancés ayant terminé le premier chapitre de leurs confessions nous rejoignirent, la main dans la main. Ils étaient charmants ainsi.
Quel papillon noir vint me frôler? Je ne pus m'empêcher de les regarder avec tristesse, comme si cette vision fût la dernière qui dût m'apparaître de leur bonheur.
C'est que j'envisageais l'avenir prochain, c'est-à-dire, le lendemain, tel qu'il était.
Ah! s'ils eussent achevé de gravir leur calvaire! Si nous eussions attendu, au lieu de l'amiral japonais et de ses treize navires, un modeste clergyman qui eût marié ces jeunes gens selon les rites!
Mais non. Miss Ada s'était donné bien du mal et avait passé par bien des angoisses avant de retrouver le fiancé qu'elle croyait perdu, et c'était pour le voir disparaître à nouveau.
L'un et l'autre se verraient une journée peut-être, et indubitablement Tom Davis repartirait pour d'autres déplacements, pour de pires aventures!
A quoi bon venir de si loin, pour se regarder tendrement quelques heures, les yeux dans les yeux, et se quitter encore?
De quelles amertumes serait faite la séparation nouvelle?
J'avais hâte de savoir ce que le lieutenant allait nous dire, de connaître les péripéties de son voyage si soudainement effectué, si secrètement surtout!
Mais Tom Davis fut d'une discrétion telle que nous dûmes renoncer à tirer de lui aucun renseignement.
Il consentit à nous dire qu'une erreur d'optique m'avait fait prendre l'aérocar Osborne , pendant la bataille du 4 octobre, pour le Prince-of-Wales , à bord duquel il se trouvait, et qui fut indemne.
Avec des politesses charmantes pour nous et en particulier pour Marcel Duchemin, officier comme lui-même, il raconta sur la journée des détails qui nous avaient échappé. Mais dès qu'on lui parlait de son voyage, il passait à une autre idée.
Rien de plus naturel, au surplus, qu'un officier d'état-major en mission secrète demeurât boutonné sur les causes et les effets de cette mission. J'eusse été tout de même bien aise, et Pigeon aussi, et Marcel, d'en connaître la nature.
Il me sembla que dans le court entretien que Tom Davis avait eu avec sa fiancée, celle-ci s'était montrée aussi curieuse que nous. Sûrement Miss Ada, plus favorisée, savait quelque chose. N'était-ce pas naturel aussi?
Nous comprîmes tous les quatre qu'il n'y avait pas lieu d'insister. Tom Davis était détaché par son gouvernement en Amérique pour y tenir un rôle qui n'avait rien de militaire et sur lequel il ne voulait pas s'expliquer. Voilà ce qui paraissait certain.
M. et Mme Vandercuyp observaient, du reste, la même réserve que nous-mêmes, si bien qu'au bout de vingt minutes les questions que nous nous proposions tant d'adresser au lieutenant d'état-major anglais s'arrêtèrent sur nos lèvres.
— Après tout, me disais-je, il a raison. J'en ferais autant à sa place. Ce jeune officier est dépositaire d'un secret d'Etat, voilà ce qui paraît résulter de ce mystère. Quel est ce secret? S'il nous le disait ce n'en serait plus un. Parlons donc d'autre chose! L'heure viendra peut-être où pour l'un de nous son mutisme diplomatique n'aura plus d'objet, alors on causera. En attendant précisons les événements qui se préparent.
Tom Davis nous confirma, de la meilleure grâce du monde, qu'on attendait la flotte japonaise. Wami était déjà parti à la sourdine pour la maison du gouverneur de la colonie, avec l'intention, m'avait-il dit dans le tuyau de l'oreille, de prévenir par le télégraphe sans fil, l'amiral Kourouma de sa présence à Nassau.
Le port et la rade de Nassau, si défectueuse que fût leur situation topographique, c'était bien, nous confirma Tom Davis, le point de jonction des sept croiseurs anglais et de la flotte japonaise.
On devait partir au plus tôt pour le canal de la Floride, la nuit, et forcer à tout prix le passage de ce côté.
Sûrement une fraction de la flotte américaine de l'Est tenterait de contrecarrer cet effort, auquel ses chefs s'attendaient, car s'il réussissait la Nouvelle-Orléans se trouvait découverte et la magnifique province de Louisiane, incomparable pour débarquer une petite armée et s'implanter au Sud, était compromise. Qui eût prédit à Washington et à Lafayette que l'invasion des Jaunes dût jamais se présenter par le sud, après l'extinction des Rouges et l'émancipation des Noirs?
Avant de descendre à terre pour y faire d'officieuses visites aux autorités par un temps exquis, ni chaud, ni froid, très ensoleillé, M. Vandercuyp demanda qu'on établit le programme du séjour à Nassau.
— Je ferai ce que vous voudrez, dit-il à son futur gendre. Mais si vous partez demain, ou après, avec les navires de vos nationaux pour le raid dans le détroit de la Floride, il importe que nous sachions ce que nous devenons, à dater de ce moment-là.
Tout bien pesé, chacun ayant dit son mot, il parut logique que le Krakatoa repartît pour l'Europe aussitôt que Tom Davis aurait quitté Nassau, car personne ne pouvait se faire une idée, pas même lui, de la durée de son absence.
J'eus la satisfaction de formuler un programme que chacun approuva.
— Par une chance dont nous pouvons nous féliciter, dis-je, le double but que poursuivait la famille Vandercuyp et le directeur de l'An 2000 est atteint. Nous avons été retrouvés les premiers à Charleston. Tom Davis l'est à son tour aux Bahama. Il semble tout naturel que cette double mission heureusement remplie, le Krakatoa regagne son port d'attache. Marcel Duchemin sera un passager tout indiqué pour Bordeaux ou Le Havre. Le Ministre de la Marine l'attend. L'un de mes deux collaborateurs au moins partira aussi. Quant à moi...
— En compagnie de votre lieutenant qui ne vous quittera pas, fit Pigeon, résolu à l'héroïsme.
— Soit, Pigeon, en votre compagnie, Je reste dans le Nouveau-Monde, où l'on nous prédit de si grosses surprises. Je n'ai encore rien vu de ce qu'il faut ÿ voir. Je n'ai surtout rien écrit encore... Et nous en avons à raconter!
Miss Ada souriait tristement; elle comprenait que la prudence, le bon sens, lui commandaient maintenant d'approuver la retraite en Europe, sa croisière n'ayant plus d'objet et le voyage à Java n'ayant rien d'impératif.
Laissant les amoureux et la famille Vandercuyp à leurs effusions, nous prîmes avec Pigeon, Coquet et Marcel, le chemin de nos chambres, où pendant le reste de la journée nous rédigeâmes, sans merci, un article de douze colonnes pour le câble.
Marcel se rendait utile en portant la copie au télégraphe de Nassau.
Le compte des mots fut achevé à minuit. Nous avions dîné gaiement avec nos amis dans l'intervalle.
Lorsque Pigeon solda les frais au guichet, par un chèque dont il avait un ample carnet, délivré à Paris sur la banque d'Angleterre, la note se montait à 38.000 francs. Et nous en avions encore à dire! Au moins autant...
Mais cette seconde partie fut remise au lendemain.
Oh! la nuit tranquille, délicieuse qu'on passa, seule et unique, hélas, à bord du yacht amarré dans le port de Nassau!
Douze heures après, au cours de la matinée du 10 novembre, je recevais de M. Martin du Bois un télégramme chaleureux où, pour chacun des membres de l'expédition, l'aimable directeur de l'An 2000 me donnait des nouvelles.
Tout allait bien dans les familles; c'était le principal.
Rien ne réconforte, en semblable circonstance, rien ne prépare à repartir pour de nouveaux labeurs et de nouveaux dangers comme assurance que les familles sont all right.
Je fis à haute voix, dans le salon du Krakatoa , la lecture de la communication patronale. C'était comme une distribution de prix.
Un mot charmant pour Miss Ada et ses parents précédait les quelques lignes qui nous étaient destinées. Je remarquai qu'on n'y trouvait rien pour Tom Davis. Mais je me rappelai que la veille le fiancé de Mlle Vandercuyp nous avait priés de ne pas parler de lui dans nos télégrammes, pas plus, disait-il, que s'il n'existait pas. Rien d'étonnant au mutisme que gardait à son sujet M. Martin du Bois.
Cette dépêche était partie de Paris la veille au soir; elle s'était croisée avec la nôtre, avec celle qui se soldait par 38.000 francs. Elle n'avait donc pu faire allusion aux détails copieux et palpitants que nous avions expédiés au journal.
Sans aucun doute ils avaient passionné les lecteurs une fois de plus. D'autant que nous avions présenté tout cela sous des titres alléchants; et Napoléon s'entendait comme personne à les adorner de sous-titres « tape-à-l'oeil », un peu bébêtes, à mon avis. Mais c'était son genre, et il était le maître chez lui.
A dix heures et demie du matin, le capitaine Jordaëns, en compagnie de son armateur, M. Vandercuyp, s'en fut rendre visite au gouverneur de l'archipel bahamien, sir Ellis Longwood, ainsi qu'au vice-amiral Knollys, qui commandait les sept croiseurs du roi.
Il avait à régler l'affaire de mutinerie de son équipage et l'incident mortel qui s'en était suivi.
Pendant ce temps-là, jusqu'à l'heure du lunch, nous fîmes, en compagnie de Miss Ada et de Tom Davis, une exploration de Nassau et de ses extensions qui nous intéressa vivement.
Il semblait, que l'Angleterre eût procédé là comme les enchanteurs dans les féeries, à coups de baguette magique.
On y devinait encore les traces du vieux port, mais on ne les apercevait plus. De belles villas avaient été construites au bord de la mer; elles écrasaient de leur masse les habitations souffreteuses dont les colons blancs de New-Providence s'étaient contentés depuis tant d'années.
Tom Davis avait ses entrées partout; partout on le saluait, on lui présentait les armes, comme s'il eût été sir Ellis Longwood, le gouverneur lui-même. J'en conclus que cette mission secrète, dont il ne voulait pas parler, était soupçonnée sinon connue de ses compatriotes. En tous cas, ceux-ci le considéraient comme un personnage de haute importance, en dépit de son complet à carreaux et de son chapeau mou.
Il nous promena au long des dépôts de charbon, qui n'étaient pas considérables, à ce qu'il me sembla. On en prenait précisément une cargaison sur des mahones à destination du Krakatoa.
— C'est tout simple, expliquait Pigeon. Nous ne sommes plus en France, patron. Nous sommes ici en territoire britannique. Or, n'oubliez pas que les neuf dixièmes des navires de guerre de la flotte britannique sont désormais chauffés au pétrole.
— De même toute la flotte japonaise qui nous arrive, fit Tom Davis.:
— Il n'y a que notre vieille flotte française, toujours en retard lorsqu'il s'agit de réaliser un progrès, qui persiste à chauffer son eau avec de la houille. Partout ailleurs, en Amérique, en Angleterre, en Allemagne même, au Japon, en Italie, le pétrole a remplacé le charbon sur les navires de guerre.
— Et voici ce que représentent les approvisionnements en combustible dans un pays comme celui-ci, fit Tom Davis, en étendant le bras vers le sud de l'île.
Nos yeux s'ouvrirent alors démesurément pour admirer.
Sur plusieurs hectares s'étendaient de vastes bassins à pétrole, réservoirs tout prêts pour alimenter les navires des Trois-Royaumes, et ceux de leurs alliés au besoin.
Chacun de ces étangs dormait sous une carapace protectrice. Par milliers de gallons, des transports avaient amené là, pendant les années de paix, du pétrole en vrac de la Pensylvanie. Le liquide attendait à présent l'heure de passer dans les foyers pour y alimenter les instruments de la guerre contre les Etats-Unis, d'où il était sorti.
Un jeu de conduites en toile qu'on allongeait jusqu'au port, au flanc du navire à remplir, et le combustible était embarqué en quelques heures.
Autrement maniable et propre que le charbon, le pétrole offre l'avantage de chauffer sans produire de fumée. Or la fumée noire, grasse, persistante, pour peu que le vent soit nul, décèlera toujours le voisinage d'un navire, l'empêchera de se dissimuler. Avec le pétrole une flotte entière peut passer inaperçue, par une légère brume, sans que rien la trahisse.
Nous admirions sans restriction l'agencement de ces docks gigantesques. Il en fut de même à l'arsenal, qui méritait plutôt le nom d'atelier pyrotechnique. Une centaine d'ouvriers amenés d'Angleterre y manipulaient des torpilles, des gargousses, de la mitraille, des explosifs de toute sorte.
Le compartiment des obus pour cuirassés géants, au cas où il en viendrait dans ces parages, fit frémir Miss Ada. Pigeon la photographia — bien que ce fût défendu — au pied d'un projectile de la plus extraordinaire dimension, comme elle semblait interroger la masse de fer sur le sort que la Destinée leur réservait à toutes deux...
Hélas! me disais-je, c'est peut-être une semblable dragée, car les Américains ont aussi les leurs, qui fracassera le navire où son Tommy se trouvera, une fois pour toutes, réduit en miettes...
Bien que ce fût défendu, Pigeon photographia
prestement la jeune fille et l'obus. (Page 457.)
Devant cet obélisque à mitraille, des idées noires me revenaient. Je pensais à Francfort et à Jim Keog. Pour la première fois depuis longtemps, le souvenir du bouton électrique pressé par mon doigt coupable me revenait, lancinant et cruel. Sans doute, était-ce la présence à côté de moi du seul survivant de l'affreuse hécatombe, de cet énigmatique Tom Davis?
Il ne pensait guère à Francfort, lui! Ses idées étaient ailleurs, et je l'enviais. Sous le grand soleil il abritait Miss Ada de son ombrelle et lui disait les ordinaires choses, toujours charmantes, que se disent les fiancés.
Par discrétion nous avions laissé le jeune couple nous devancer sur la route qui rejoignait en suivant la mer, le quai où le Krakatoa était amarré.
Et tous les quatre nous faisions de philosophiques réflexions sur les circonstances qui retardaient indéfiniment le mariage de ces deux jeunes gens si sympathiques, lorsqu'un signal parti du yacht nous fit dresser l'oreille.
La sirène nous rappelait avec frénésie. Chacun de nous savait que la répétition saccadée de ses beuglements équivalait à un ordre de regagner le bord au plus vite.
Que se passait-il donc?
Nous hâtons le pas. Nous arrivons enfin au navire.
Grand émoi du capitaine Jordaëns, qui vient de rentrer avec M. Vandercuyp.
Au cours de la visite que ces messieurs faisaient à l'amiral Knollys, celui-ci a reçu de son collègue Japonais un télégramme auquel il ne peut que se conformer.
L'amiral Kourouma, dont les navires vont arriver dans la soirée sur la rade de Nassau, demande expressément à son collègue de purger le port de tout pavillon neutre.
Maître-espion, le Japonais se méfie de l'espionnage des autres. L'amiral nippon ne veut pas qu'un seul navire étranger aux alliances soit à quai dans le port lorsqu'il s'y présentera.
C'est l'ordre pour le Krakatoa de quitter l'archipel au plus vite.
En vain le capitaine et M. Vandercuyp ont-ils essayé de protester. L'amiral a décidé que le yacht devait sortir du port à trois heures précises, ce même jour, sans autre délai.
Nous étions abasourdis.
Tout en sachant bien que le séjour à Nassau ne durerait pas des semaines, pas même une semaine, chacun de nous escomptait un repos de quatre ou cinq jours. Et voilà que pour complaire à ces Japs il fallait déguerpir comme des voleurs!
Je regardai Miss Ada. Interdite elle regardait Tom Davis, et de grosses larmes mouillaient ses yeux.
— Messieurs, dit M. Vandercuyp pour préciser la situation, l'ordre de l'amiral Knollys est formel, bien qu'il nous ait été donné à regret, comme vous le pensez: il faut partir aujourd'hui même à trois heures. Peut-être irons-nous à la Jamaïque, ou ailleurs dans les Antilles, reformer un équipage moins compromis que celui du bord? Peut-être retournerons-nous en Europe tranquillement, avec les têtes que vous connaissez, moins deux traîtres et un révolté, qui faillit nous perdre tous? Ce qu'il y a de certain c'est que nous n'avons pas à espérer une minute de répit. Sitôt le charbon embarqué, c'est-à-dire vers deux heures, on pique les feux et on quitte la rade de Nassau. Prenez donc vos dispositions pour venir avec nous ou rester ici, suivant ce que vous en aurez décidé.
En quelques minutes de conciliabule, nous eûmes vite fait de déterminer le rôle de chacun de nous, tandis que la famille Vandercuyp se désolait avec Tom Davis d'un aussi brusque départ.
Il fut convenu plus que jamais que Marcel rentrerait en France avec Coquet, tandis que je resterais en Amérique avec Pigeon.
— Au moins, demandai-je très sérieusement à mon lieutenant dont je redoutais un peu la tiédeur pour les aventures, est-ce bien décidé? Vous n'aurez pas de regret? Ce sera d'autant plus dur, je ne vous le cache pas, que nous ne sommes plus ici en Europe, mais dans un pays qui peut encore, à l'occasion, justifier le qualificatif de sauvage!
— Pas l'ombre d'une hésitation. Je l'ai déjà dit au patron là-bas. Si vous en exprimez le désir, le moindre désir, je reste avec vous.
J'allais dire: affaire entendue, lorsque Tom Davis, qui s'était approché de nous silencieusement, nous frappa sur l'épaule.
— A la bonne heure! fit-il. A la bonne heure, monsieur Pigeon. Restez! Nous allons nous retrouver tous les trois, dans quelques instants, réunis par le hasard comme au premier jour de la guerre. Il y a là-dedans plus qu'une coïncidence. J'y vois une intervention de la Destinée, messieurs...
Et dans un sourire bizarre, où je ne pus démêler le plaisant du tragique, le lieutenant Davis nous dit encore:
— Vous verrez de grandes choses, messieurs les Français, en restant avec moi. De grandes choses...
M. Vandercuyp nous convia tous au lunch final, et Wami fut de la fête, comme il convenait. On le plaisanta sur la manie soupçonneuse de ses compatriotes; le Jap ne bronchait pas.
A l'approche de ses chefs il n'était plus le même. Les yeux toujours baissés, mais les lèvres closes, contrairement à son habitude, il ne répondait rien aux brocards dont chacun l'accablait.
Tom Davis et Miss Ada échangèrent dans le petit salon leurs derniers serments. La jeune fille toute contristée, eût volontiers, cela se devinait, laissé partir le Krakatoa pour l'Europe, et ses parents, et les passagers, pour courir avec Tom Davis les risques de la guerre. Mais tout s'opposait à d'aussi romanesques projets.
Elle le comprenait. Et les impossibilités, les contradictions de la situation présente la désolaient. Jusqu'au départ du yacht elle ne cessa de s'essuyer les yeux.
Je lui représentai que le double but étant atteint il n'y avait plus qu'à regagner la France où elle attendrait avec patience, si possible, la fin d'une guerre qui ne pouvait se prolonger faute d'argent, et bientôt faute d'hommes.
Miss Ada parut m'écouter et maîtriser sa douleur, d'autant plus aisément que Tom Davis lui avait confié le secret qu'il ne voulait pas nous dire, J'en étais sûr à présent.
Marcel avait pris gentiment les fonctions de second à la demande du capitaine Jordaëns et de M. Vandercuyp. C'était un rôle tout indiqué pour lui.
Les hommes du bord, Hollandais ou Belges, Norvégiens ou Danois, savaient assez d'anglais pour comprendre les ordres qu'il leur donnerait.
Par surcroît, le premier mécanicien du yacht, parlant au nom de tout l'équipage, était venu présenter les excuses d'un chacun pour la mutinerie de la veille.
Il ne fallait l'attribuer, dit-il, qu'à la terreur provoquée par les torpilles errantes, aux dangers excessifs que l'on courait en s'aventurant comme à plaisir le long de la côte floridienne.
Tranquillisés sur ce point, nous étions moins émus, nous qui restions à Nassau, par le départ de nos amis. Ils n'allaient plus chercher dans quelqu'une des Antilles, comme on l'avait projeté tout d'abord, les éléments d'un équipage nouveau. Celui que le capitaine Jordaëns avait recruté à Amsterdam, bien payé, bien nourri, valait encore mieux, même après l'algarade, que n'importe quel autre ramassé dans la mer de corail.
Les provisions du bord étaient dix fois suffisantes pour un voyage de six jours — et en six jours le Krakatoa serait aux Canaries. Ce fut donc avec une consolante impression de sécurité que nous vîmes notre vaillant navire quitter le port, à trois heures précises, et prendre la mer sous la conduite d'un pilote qui ne l'abandonnerait qu'à six milles dans l'Est des îles.
Je chargeai M. Vandercuyp de toutes mes amitiés pour Napoléon. Coquet me promit de raconter longuement à ma famille les péripéties de notre dernière aventure, commencée en ballon au-dessus de la Manche et terminée sur le sol des Bahama, non sans périls, après avoir passé si près du Pôle!
— Vous direz, ajoutai-je, que les événements qui se préparent dans le Nouveau-Monde me font l'effet d'une épouvante nouvelle, et que je les devine plus effrayants encore que ceux dont nous avons retracé les phases.
Au moment où le Krakatoa s'éloignait du quai, un noir, facteur du télégraphe, m'apporta une dépêche de M. Martin du Bois. J'eus encore le temps d'en crier le texte à nos amis:
Bien reçu l'immense article par câble. Les gens de l'An 3000 en feront une maladie. Bravo! Bravo! Continuez dans cette voie hardie et pittoresque qui passionne le public. La lassitude où sont ici les belligérants fait que toute l'attention se porte vers le continent où vous êtes. On dit que la paix dont l'Europe a soif après cinquante jours de batailles indécises viendra de l'Amérique, où des faits mystérieux se préparent...
Comme je venais d'achever cette lecture, mes yeux tombèrent sur Wami qui suivait, comme nous, l'évolution du Krakatoa.
Il me parut, mais ce ne fut que l'instant d'une évidente erreur, que le Jap souriait de façon singulière à ces dernières lignes, dont il avait écouté la lecture l'oreille tendue.
Il me parut aussi que Tom Davis le regardait, à ce moment-là, d'un oeil qui manquait de tendresse pour un oeil d'allié... Mais ces impressions furent bientôt dissipées par le spectacle, toujours pressant, du navire qui s'éloigne en emportant des êtres chers, ou simplement sympathiques.
Nous avions déjà fait à la famille Vandercuyp des adieux émus. En la voyant groupée toute sur la passerelle, à côté du capitaine Jordaëns qui écoutait attentivement le pilote donner ses ordres; en apercevant le second improvisé du bord, notre Marcel Duchemin, qui se tenait avec Coquet à son poste, pour la sortie, c'est-à-dire à l'avant du yacht, nous sentîmes comme une oppression. Nos mouchoirs s'agitèrent avec frénésie. Miss Ada, charmante à son ordinaire dans un costume entièrement blanc, saluait de la casquette son fiancé, que le devoir retenait sur cette terre d'Amérique alors que son coeur était emporté, dédoublement mystique, à bord du Krakatoa.
Je ne pus voir les deux cheminées rouges passer devant mes yeux sans penser à l'ingénieux parti que le grand chef en avait su tirer, au salut que nous leur devions, incontestable et complet.
Par la fulgurante association des idées je revis Petit et Pézonnaz, nos deux canailles, embarqués de force à notre place dans le canot des Américains et sautant avec l'équipage de l'Oklahoma.
En supposant que nous eussions été emmenés, Marcel et moi, à bord du croiseur, le sort de ces bandits, qui ne l'avaient pas volé, devenait le nôtre et le cycle de nos pérégrinations prenait brutalement fin dans le canal de la Floride.
Décidément ma bonne étoile ne déméritait pas. Pourvu qu'elle voulût bien me continuer ses bons offices jusqu'à la fin!
Mais cette fin, qui la fixerait? Qui pouvait à cette heure la laisser entrevoir?
Dans le chenal, large et profond, le Krakatoa n'eut pas de peine à évoluer. Bientôt il fut dans sa route, toute droite vers le Banc des Pourceaux, puis infléchie au Sud pour la sortie de la rade.
Cinq minutes, et il nous apparut tout petit. Un quart d'heure et l'on ne vit plus rien.
Tom Davis ne pouvait laisser paraître plus longtemps le chagrin que lui causait ce départ.
Il prit un air enjoué auquel je ne me trompai pas; mais je n'eus garde d'en rien laisser voir.
— A présent que nous voilà entre hommes, dit-il, préparons-nous à l'événement de demain. Il faut que je vous présente, messieurs, à notre amiral Knollys. L'un de vous, je pense, suivra les opérations sur l'un de nos navires tandis que l'autre embarquera sur l'un des croiseurs japonais qui vont arriver. N'est-ce pas, Wami?
Le lieutenant nippon répondit d'un signe de tête qui ne me paraissait pas convaincu, et dit finalement
— Ce sera difficile; nos amiraux ont là-dessus des idées si sévères!
— On peut toujours le leur demander, risqua Pigeon. Le moment venu, vous me présenterez, si vous le voulez bien, Wami, à votre grand chef. Je lui adresserai ma requête. Nous verrons bien.
Laissant le Jap à la contemplation de la mer, qu'il interrompait de temps en temps pour questionner des pêcheurs, des noirs, des gens de toute sorte que la guerre amenait aux Bahama sans que le but de leurs visites fût très clair — mais la police anglaise laissait faire en connaissance de cause — nous nous fîmes conduire à bord du Cromwell , le navire-amiral.
Le chef de l'escadre anglaise nous y reçut avec une affabilité parfaite. C'était un homme grand et fort, à favoris blancs, rubicond presque. Il me parla de l'An 2000 en homme parfaitement au courant des prouesses de l'Austral et du reste. Je remarquai l'insistance avec laquelle il s'informait des observations que nous avions pu recueillir sur le caractère japonais.
Je ne tarissais pas en éloges sur les preuves de bravoure que nous avaient fournies les Japs au cours de la journée mémorable du 4 octobre, lorsque, tour à tour, trois d'entre eux s'étaient précipités sur un signe de leur chef, de hauteur fantastiques pour délester au prix de leur mort, combien tragique, le ballon qui ne s'élevait plus.
Pigeon, qui les avait vus de moins près, mais qui savait mieux dégager la philosophie des choses, esquissa de cette bravoure folle un tableau que je trouvai merveilleux.
La façon dont ces Jaunes savent mourir, dit-il, est hors de comparaison: avec toutes les formes connues de notre héroïsme blanc. Jamais, à mon avis, des blancs n'eussent accompli ce quadruple sacrifice, car celui de Mourata, au-dessus de la banquise, ne doit pas être oublié. Nous savons encore mourir pour la patrie, dans notre vieille Europe, néanmoins faut-il que notre dévouement corresponde à quelque chose de tangible. Eux, ces Japs, meurent pour un oui, pour un non, sur un ordre, sur un signe, avec un détachement de l'existence qui dépasse notre entendement. Pour un peu, je dirais que leur courage est différent du nôtre.
L'amiral regardait Tom Davis en dodelinant de la tête, avec un sourire bizarre aux lèvres.
Pigeon poursuivit:
— J'en arrive à croire que ces Nippons, nouveaux venus dans nos dissensions de peuple à peuple, ont un ressort caché, secret, que nous autres blancs ne possédons pas. Ma parole, on dirait qu'ils cherchent la mort pour le plaisir...
— Vous y êtes! s'écria l'amiral en regardant encore Tom Davis de son air entendu. Pour le plaisir! Vous y êtes!
— C'est terrible, dis-je alors en forme de conclusion, car un mobile aussi particulier leur assure dans le combat une supériorité que nul peuple blanc ne pourra peut-être plus leur disputer...
Il y eut un silence. Puis Tom Davis, encouragé par un regard de l'amiral, laissa tomber, comme une réflexion amère:
— Profonde parole, cher monsieur, profonde parole!
Un matelot apporta du thé. L'amiral nous offrit d'excellents cigares.
Comme je continuais à émettre quelques aphorismes sur les Japonais il me laissa parler, puis, d'un ton grave, en homme résolu, sir William Knollys déclara:
— Si les Européens qui admirent le courage indomptable des Japonais savaient ce que je vais vous dire, messieurs, leur admiration ne faiblirait pas, mais à côté de ce sentiment ils en éprouveraient peut-être un autre...
— Lequel done, amiral?
— La crainte.
Je regardai Pigeon.
Nous ne pouvions que garder un silence déférent et attendre la suite.
Sans que je puisse m'expliquer pourquoi, le mot me troublait.
L'amiral, voyant que nous l'écoutions avec curiosité, poursuivit sa théorie, car c'en était une, et singulièrement originale dans la bouche d'un chef d'escadre britannique, à pareille date et en pareil lieu:
— J'ai beaucoup parcouru l'Extrême-Orient. A mon âge et dans ma profession de marin, c'est tout naturel. Le Japonais m'est familier. Et j'ai découvert, après d'autres, une raison de son héroïsme. Elle est plus forte que toute notre morale. Elle est, me direz-vous, dans ce code chevaleresque que les Japs dénomment le Bouchido , fondé sur la conception du courage? Soit! Mais elle n'est pas seulement là, d'après moi. La cause primaire de cette ardeur qui rend les Japonais si assoiffés de morts glorieuses, c'est la confiance qu'ils ont dans la métempsycose. Depuis que le boudhisme a envahi leurs îles, la doctrine de tout bon Jap est celle qui envoie l'âme, après la mort, dans le corps d'un autre individu. Il s'agit d'obtenir de Bouddha une place honorable par une conduite exemplaire ou par un beau trépas. D'où la course à la mort qui nous effare...
Pigeon indiqua de la tête qu'il avait déjà entendu quelque chose là-dessus.
— Au Japon, comme ailleurs, continua l'amiral, mourir pour la patrie c'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie...
Nous accueillîmes par des gestes flattés le beau refrain de nos Girondins , que l'amiral citait en français et qu'il soulignait d'un rythme connaisseur.
— Si donc un Japonais meurt à la guerre, son âme passe aussitôt dans le corps d'un prince, d'un noble, d'un officier supérieur, d'un ministre, d'un riche marchand. Par contre, les âmes des poltrons, des hommes qui se conduisent mal vont dans le corps des bêtes hideuses et malfaisantes, des animaux de basse-cour ou de trait, des poissons ou des insectes, selon le degré d'indignité où le mort est tombé. Cette croyance populaire explique la furie du trépas, même inutile, qui pousse les Japonais en avant et les rend si dangereux. Pour patriote que soit un Français, un Anglais, un Allemand, un Yankee, un Russe, il donnera toujours à son héroïsme une fin utile, ou qu'il croira telle. Le Japonais n'a pas besoin de motifs! Mourir d'abord, afin de revivre dans le corps d'un prince! C'est presque ce que vous disiez tout à l'heure, monsieur: mourir pour le plaisir! Ne pensez-vous pas qu'il est difficile aux Américains de lutter contre un peuple qui meurt pour le plaisir?
— Assurément, amiral, répondis-je, assurément...
Et je demeurai songeur devant une révélation que je n'avais pas encore entendu formuler avec autant de netteté. Elle mettait au point beaucoup de choses, et faisait travailler mon esprit sur de curieux souvenirs.
Tom Davis compléta, dans la mesure que permettait la différence des grades, la théorie de l'amiral. Bref, pendant une demi-heure que dura notre visite à bord du Cromwell , on cassa du sucre sur la tête des Nippons.
Je me réservai d'en faire la remarque à Pigeon lorsque nous aurions quitté le bord. Pour le moment il s'agissait de nous documenter autant que possible sur les événements prochains.
L'amiral fut empressé comme l'eût été Rapeau lui-même, ou Leloup de Saint-Brice, à nous mettre au courant. Après nous avoir complimentés sur les torpillages de l'Elbe dont il voulut un récit détaillé, ainsi que sur l'idée originale d'où était sorti le corps des hommes-crabes, il nous fit donner deux cabines sur le Cromwell , nous accorda la subsistance à bord tant que les opérations de guerre le permettraient et engagea Pigeon à insister auprès de l'amiral japonais pour être admis par celui-ci sur un de ses navires.
— Mais ce ne sera pas facile, ajouta l'excellent homme.
On apporta un télégramme...
La flotte des Jaunes est à quinze milles, dans l'Est.
L'amiral se harnache pour aller au devant de son supérieur.
Je lui demande s'il ne se sent pas un peu ennuyé, pour ne pas dire un autre mot, d'être placé par la différence de grade sous les ordres d'un amiral japonais. Il me répond par une grimace.
Nous le laissons avec Tom Davis, qui semble décidément jouer aux Bahama un rôle des plus importants, sans avoir aucun titre, ni le moindre uniforme.
— Ah! çà, dis-je à Pigeon comme nous arrivions dans les rues de la petite ville, tandis que le branle-bas mettait en rumeur les sept navires de guerre britanniques, qu'est-ce que cela signifie? Voilà un officier d'état-major, jeune encore puisque simple lieutenant, qui est expédié d'Angleterre en Amérique pour y remplir une mission secrète, qui semble traiter un vice-amiral sur le pied d'égalité, qui correspond avec le Foreign Office directement autant qu'avec les ministres de la Guerre et de la Marine. De cela je suis sûr; il l'a presque reconnu hier, dans un bout de conversation. Et ces deux officiers, le supérieur comme l'inférieur, l'amiral et le lieutenant-diplomate, celui dont la mission est claire et celui dont la mission ne l'est pas, s'expriment sur le compte des Japonais, leurs alliés dont on attend la flotte, avec une sorte de détachement qui passe même la mesure. Comprenez-vous?
— Ma foi non, répondit Pigeon, du petit air vexé qu'il prenait lorsque, par hasard, son flair le laissait en panne, je ne comprends pas, mais ça viendra peut-être?
La ville de Nassau prenait un air de fête à l'annonce de l'arrivée prochaine des Japonais.
Comment subsistait-elle encore? Comment les Américains n'avaient-ils pas profité de ces cinquante jours pour la détruire à coups de canon, au risque de recevoir quelques obus de l'escadre anglaise qui protégeait les Antilles?
Pigeon expliquait ce phénomène par la vaste étendue des côtes que les Yankees avaient à surveiller sans sortir de chez eux. Tout le rivage de l'Est, celui du golfe mexicain, Cuba et Porto-Rico, le canal de Panama dont il s'agissait de conserver le libre passage pour soi et ses alliés, tout en l'interdisant à l'ennemi. Et l'interminable ruban de la Californie, sans parler de l'Alaska, plus au Nord, isolé dans les glaces, mais bon à prendre pour les Japonais avec le fleuve Yukon, son Pactole... Tout cela réclamait des navires. Il y en avait sur les deux océans, sans doute, mais juste assez pour la défensive.
Nassau n'avait donc rien à craindre tant que la situation des Anglo-Japonais n'aurait pas changé. Qu'une défaite leur fût infligée par la flotte américaine du Sud et ce serait différent.
Mais cette défaite des Jaunes alliés aux Blancs, aucun journal des Etats-Unis n'osait la prédire, de crainte qu'à trop de jactance ne répondît un Black River maritime.
L'animation des rues, nous sembla inusitée. Au milieu des familles de planteurs blancs et des innombrables nègres qu'on y voit déambuler d'ordinaire apparaissaient des hommes de couleurs variées: des blancs, des cuivrés, des rouges presque, accoutrés de toutes façons.
Tom Davis que nous rencontrâmes en grande conversation avec une sorte d'oncle Sam à barbiche caractéristique, voulut bien nous expliquer les causes de ce mouvement insolite. C'était que de toute les îles de l'archipel on arrivait en barque, en petits vapeurs, à Nassau pour voir de près les Japonais.
On savait qu'ils ne devaient pas rester longtemps; on voulait bénéficier de l'occasion unique. Aussi le port était-il sillonné de bateaux qui amenaient leurs voiles et débarquaient leurs passagers sous l'oeil vigilant de la police anglaise.
Le gouverneur, entouré des neuf membres du conseil exécutif et d'une trentaine de députés qui composaient le parlement de la minuscule colonie, s'avance bientôt sur le wharf où devait accoster l'amiral japonais. Il était temps; la nuit venait.
Mais comme les dernières clartés du crépuscule rougeoyaient encore dans l'Ouest, vers l'île Andros, les treize navires du Mikado mouillèrent silencieusement sur la rade.
Ni fumée, ni coups de canon. Ils saluèrent la terre de leurs pavillons et la terre leur répondit de même, ainsi que les navires anglais amarrés sur les corps-morts. Bientôt une embarcation à pétrole amenait l'amiral Kourouma et six de ses officiers supérieurs.
L'amiral Kourouma nous apparut assez grand avec
une barbe hirsute et des yeux farouches. (Page 463)
Tous les états-majors, massés sur le wharf, reçurent les visiteurs avec de corrects saluts militaires.
Nous étions placés tout près des députés de l'île, que le gouverneur présenta en bloc. L'amiral nippon nous apparut assez grand, avec une barbe hirsute et des yeux farouches, sans cesse en mouvement.
Le cortège, encadré de deux cents fusiliers marins du Windsor et du Salisbury , s'avança vers le palais du gouverneur, où l'inévitable réception était préparée.
Encadré de marins anglais, l'amiral jaune se rendit chez le gouverneur. (Page 463.)
On pénétra dans le jardin de la villa, puis dans les salles très aérées du rez-de-chaussée, que décoraient des plantes superbes.
Five o'clock tea , bien qu'il fût six heures et que la nuit eût depuis longtemps fait allumer les lustres, d'énormes lustres à pétrole comme nous n'en connaissons pas en Europe. On prononça deux discours en l'honneur de l'amiral: le gouverneur le premier, et sir William Knollys le second.
A quoi l'amiral Kourouma répondit par les souhaits officiels au roi d'Angleterre, au peuple anglais, au gouverneur de l'archipel à son collègue et ajouta simplement:
— Un jour pour nous ravitailler, et nous irons où le devoir nous appelle. Banzaï!
Le souvenir de cette journée de ravitaillement est resté vivant dans ma mémoire.
Le va-et-vient des embarcations, l'entrée dans le port des croiseurs japonais, deux par deux, pour y faire leur plein de pétrole à l'aide des gigantesques conduites en toile, l'incessant défilé des corvées entre le port et l'arsenal, tout cela grouillait et sentait la poudre.
Tom Davis était bien affairé aussi, mais ses occupations nous parurent d'un autre ordre. Toute la matinée nous le vîmes circuler avec son étrange compagnon, discutant beaucoup, faisant des gestes, comme pour convaincre un homme qui se défendait avec entêtement.
Il nous invita bientôt à déjeuner dans la chambre qu'il occupait à bord du Cromwell , tout près des cabines qui nous avaient été attribuées par l'amiral.
En quelques minutes nous fûmes au courant de ce qui se préparait.
Les Japonais avaient conçu le plan hardi d'attaquer le 6 novembre, à la même heure ou à peu près, les flottes américaines dans la mer des Antilles et dans le Pacifique. Ils avaient demandé le concours des navires anglais qui se trouvaient dans les parages de la Floride, et l'amiral Knollys avait reçu l'ordre de se joindre à eux avec ses croiseurs. C'était donc une imposante armée navale qui se préparait à courir sus aux Yankees.
— Mais le programme? demanda Pigeon.
— Il est très simple: débarquer aux bouches du Mississipi et occuper la Nouvelle-Orléans. C'est là le but de l'amiral Kourouma. Il n'a pas d'autres instructions; on peut même dire que depuis son départ du Japon celles-là lui sont régulièrement confirmées par les télégraphes, sans fil et autres. Or pour débarquer quelques milliers de Japonais à la Nouvelle-Orléans...
— Et quelques bataillons britanniques...
— Et quelques bataillons britanniques, naturellement, il faut pénétrer dans le golfe du Mexique. et pour pénétrer dans le golfe du Mexique, il faut franchir l'une ou l'autre des passes qui le commandent: le détroit de la Floride ou le canal de Yucatan. Entre le premier et le second de ces passages la grande île de Cuba et les autres Antilles forment un obstacle. Les Japonais n'ont donc pas à hésiter, et ils n'hésitent pas. Pour exécuter ce plan, dont je ne discute pas la valeur parce que je n'ai pas en matière stratégique navale la compétence nécessaire, ils ont choisi le canal de la Floride. C'est plus court, et s'ils manoeuvrent avec succès, aidés par notre escadre, ils démolissent en passant Key-West...
— Ah! Key-West, m'écriai-je, Key-West! Voilà le grand objectif!
— Non pas. Le grand objectif c'est la Louisiane, où l'on s'assurera d'un gage solide. Key-West est un objectif secondaire, qu'il n'est pas possible de négliger. Songez que les Yankees ont transformé ce rocher bizarre, terminus d'une chaîne de rochers plus bizarre encore, longue de 250 kilomètres, prolongement en pleine mer de la terre américaine, en une forteresse d'un ordre particulier...
— Bah! fit Pigeon devenu téméraire. On y a installé des canons, comme ailleurs.
Tom Davis réfléchissait.
— Ce n'est pas tout à fait comme ailleurs, poursuivit-il au bout d'un instant. Et c'est précisément pour cela que la tentative des Japonais est audacieuse. Il faut bien vous mettre dans l'esprit, messieurs, que les Américains ne digèrent pas aisément leur déroute de Black River.
— Je comprends ça, dis-je avec une sincère compassion.
— Tout ce qu'il y a de ressort en eux — et il y en a — est actuellement en jeu pour venger sur la mer les désastres de la Californie. Ils ont déjà trois flottes: dans le Pacifique, dans l'Atlantique nord, et par ici. La défense du canal de Panama les préoccupe autant que celle de leurs propres rivages. De plus ils ont à protéger Cuba. Pour faire face à une pareille tâche il faut des millions de dollars, des milliers de marins solides. Ils ont les uns et les autres, cela paraît au-dessus de la discussion. Mais un troisième élément de défense qu'ils ont utilisé à miracle, à ce que disent les espions, c'est l'électricité. Dans le plus grand secret, depuis cinquante jours que la guerre est commencée, et même avant, leur marine, combinée avec l'Electrical Department , que dirige le fameux inventeur Erickson, a fait des prodiges dont nous n'aurons une idée que cette nuit, lorsque nous verrons leurs mécaniques à l'oeuvre...
De quelles mécaniques le lieutenant Davis voulait-il donc parler? Je compris qu'il n'en savait pas beaucoup plus long qu'il n'en avait dit.
Ce qui paraissait indiscutable, et j'en avais ouï quelques mots à Charleston, c'était l'existence de ce nouveau système défensif, l'Electrical Department , qui n'empruntait ses ressources ni à la balistique, ni à la pyrotechnie, mais à la science industrielle.
Je savais de longue date comme les Américains aiment à faire grand, énorme. Je me rappelais des tentatives caractéristiques, leur goût pour le colossal, les quelques mots échappés au petit lieutenant de l'Oklahoma qui nous avait visités, le pauvre, il y avait à peine quarante-huit heures. Ces ressouvenirs, loin de me troubler, excitaient ma curiosité. Je voulais savoir, et je me sentais à ce point aguerri, trempé par les successives épreuves traversées depuis le commencement des hostilités que je demandai au lieutenant si l'on partait bientôt pour la grande expédition.
— Ce soir même.
— A la bonne heure!
— Vous tenez à venir avec nous?
— N'est-ce pas convenu?
— Si donc! Je vous ai retenu une place dans le ballon captif du bord. Nous serons trois là-dedans, en y comprenant M. Bryan, l'officier de service qui le montera cette nuit. Vous verrez de là-haut comme on est bien placé pour suivre l'action. Mais je prêche un converti, que dis-je, un maître! La vie en l'air n'a plus de secrets pour vous. Le câble qui retiendra au Cromwell notre ballon d'observation vous paraîtra même un peu mesquin. Mais nous n'avons pas de dirigeable à vous offrir.
— Je serai peut-être plus heureux que vous chez les Japs, dit Pigeon. Car Wami, que j'ai rencontré tout à l'heure dans un superbe uniforme de capitaine — promu ce matin, saluons! — m'a laissé entendre que l'amiral Kourouma portait à bord de chacun de ses croiseurs un sous-marin tout équipé et un aérocar de guerre. Wami prendrait tantôt le commandement de la flottille aérienne, en récompense de la lutte conduite à bord de l'Austral.
Pigeon n'était pas mal renseigné.
A quatre heures la flotte japonaise en ordre de marche, prête à partir, appareillait sur la grande rade de Nassau.
Gonflés peu à peu, les aérocars amenés du Japon par les élèves de M. de Réalmont prenaient bientôt leur essor et tournoyaient dans les airs au-dessus de l'archipel, à la grande stupéfaction de ses habitants.
Comme d'autres poussins sortis de dessous les mêmes poules, les sous-marins se laissaient, à leur tour, glisser dans l'eau. La force numérique des Japs se trouvait ainsi portée de treize à trente-neuf unités diverses.
Mon collaborateur avait « croché » Wami et tous deux, de compagnie, s'en étaient allés demander à l'amiral nippon la permission pour Pigeon de prendre place dans un de ces aérocars si joliment partis en exploration aérienne.
La réponse n'était pas douteuse; nous l'attendions tous les trois, et elle ne nous surprit pas.
— Veste, déclara Pigeon. Cet amiral n'est même pas poli. Je n'ai pu voir que son chef d'état-major, un petit bonhomme pas plus haut que ça, qui m'a toisé comme un phénomène. Sous aucun prétexte, n'a dit le clair-de-lune de l'autre, un étranger ne sera jamais admis à séjourner sur un navire de sa majesté le Mikado. J'eus beau invoquer l'Austral , M. de Réalmont, le souvenir de la journée du 4 octobre et le témoignage de Wami. Le nouveau capitaine n'en menait pas large. Je crois que son chef hiérarchique l'a plutôt mal reçu pour m'avoir amené. Bref le refus est catégorique. Ce que les Anglais trouvent très naturel, les Japonais ne veulent pas l'admettre. Pas d'étrangers parmi eux, surtout pas de blancs. Que faire?
Je réfléchis un instant. Cette réponse discourtoise de l'amiral japonais m'empêcha sans doute de commettre une bévue.
Qu'avais-je besoin d'exposer ainsi la vie de l'excellent Pigeon?
Il ne tenait pas autrement, lui, à suivre les opérations de visu ! Au surplus la répartition du travail, comme à Londres, ne s'imposait-elle pas une fois de plus à notre collaboration?
Je le lui fis comprendre en quelques mots, surpris moi-même d'avoir pu songer à une autre combinaison.
Il resterait à Nassau, point central de nos opérations en Amérique, et il y garderait le contact, par le câble, avec Paris.
Toute autre manière de procéder serait contraire à mes propres théories. S'assurer d'abord des communications pour télégraphier, dès qu'on le pourra, le récit de ce qu'on aura vu. N'est-ce pas là notre première préoccupation?
Nos besognes respectives ainsi réglées, je câblai à Paris pour annoncer discrètement mon départ et une expédition nouvelle, sans dire où, ni laquelle, bien entendu. Autrement les Anglais eussent intercepté le télégramme, avec raison.
Pigeon me remit un carnet de chèques qu'il avait retiré, le matin même, de la banque d'Angleterre à mon intention, et le soir du 11 novembre, à 7 heures, par une nuit noire, humide, les forces navales combinées quittèrent la rade et le port de Nassau.
Pas un feu de position, pas un fanal allumé. La sortie des passes se fit avec une lenteur désespérante.
J'étais sur le Cromwell , déjà présenté aux officiers, déjà cordialement d'accord avec le jeune capitaine Bryan, qui surveillait au treuil l'ascension de son ballon captif.
Une fois de plus je laissais Pigeon à terre avec la mission de faire la liaison indispensable.
Je me sentais dépaysé comme jamais, et c'était chose assez naturelle.
A dix heures seulement le pilote nous quitta.
Nous étions au large, le cap à l'Ouest-Nord-Ouest, c'est-à-dire sur l'entrée du canal de la Floride.
Qu'est-ce que les Américains avaient bien pu préparer pour nous y recevoir?
Pour la première fois j'allais donc voir de près un combat naval!
Jusqu'à présent la destinée m'avait conduit dans les airs, sous les eaux de la mer et d'un fleuve.
J'avais suivi de haut le choc de plusieurs armées sur notre frontière de l'Est; mais aucune occasion ne m'avait été offerte encore de mesurer la valeur de ces canons géants qui donnent aux cuirassés et aux croiseurs des grandes nations, à peu près tous semblables dans leur ensemble, l'aspect de forteresses flottantes.
Par une contradiction comme il s'en rencontre souvent dans la vie, ce spectacle passionnant de la bataille navale qui ne m'avait pas encore été offert, je faisais des voeux depuis mon enfance pour que la destinée me mit en posture de le contempler un jour.
Voir un combat sur mer pour de vrai, y prendre part comme d'autres, entendre autour de moi l'abominable fracas des grosses pièces, sentir tout trembler dans l'air autour du navire et au-dessus, risquer d'être émietté comme un morceau de bois par quelque fragment d'obus, mais assister à cette impressionnante lutte entre les artilleries diaboliques sur la mer, calme ou tempêtueuse, c'était l'un de ces rêves ardents que j'avais caressés au lycée.
Qui n'a lu les glorieux récits de guerre où se révélait la bravoure des Jean-Bart, des Duguay-Trouin, des Duquesne et de tant d'autres héros de la marine française?
Mais qu'était-ce que la guerre maritime en ce temps-là?
Il avait fallu le choc des Nippons contre les Russes dans la mer du Japon, en 1905, pour donner aux humains une idée de la bataille navale modernisée.
Trente-deux ans plus tard, après une longue paix et des préparatifs sournois des deux côtés, j'allais être enfin le témoin d'une prise d'armes géante entre ces mêmes Japonais et les Yankees, d'autres marins que les Russes!
La joie sauvage d'être là me faisait, en vérité, oublier le danger.
Dans la nuit épaisse le Cromwell , dont les turbines ronflaient à peine, glissait lentement sur le clapotis que faisait une mer plutôt menaçante. Il fermait la marche avec l'Osborne et le Salisbury , tandis que les autres faisaient escorte directe à la flotte japonaise, partie en ligne de file, sans lumière et sans bruit.
A peine éclairés pas de petites lampes de travail, les marins de M. Bryan gonflaient le ballon et annonçaient à leur chef qu'on était paré.
Avec Tom Davis nous, prenons place dans la nacelle, munis de lunettes Humbert qui me rappelèrent la nuit passée au-dessus des plaines de l'Allemagne avec Rapeau.
Dès que le câble qui nous retenait fut filé à cinquante mètres, on inspecta l'horizon, mais il n'y avait rien à voir à dix milles autour de nous, et nous n'apercevions rien.
Devant, par exemple, on distinguait bien les quatre premiers croiseurs anglais qui suivaient la flotte japonaise, laissant derrière eux des sillages d'écume blanche.
Les récepteurs de son téléphone aux oreilles, M. Bryan causait avec le commandant et avec l'amiral en observation sur la passerelle. Et ceci encore me rappela notre sortie de Dunkerque, où Tom Davis tenait déjà l'emploi de guetteur.
Nous prenons place dans la nacelle
avec le capitaine Bryan. (Page 466.)
— Ici, me dit-il doucement, ce n'est plus la même chose. Je suis un invité, comme vous-même, et c'est le capitaine Bryan qui conduit la manoeuvre.
Je déplorais que tant de navires qui possédaient de puissants projecteurs n'en fissent aucun usage, car ils risquaient de se jeter les uns sur les autres, mais les deux officiers me firent comprendre, ce qui était tout simple au surplus, que pour franchir le canal de la Floride sans combat, si possible, il fallait éviter d'être vu.
Chaque croiseur japonais ou anglais avait ainsi son ballon guetteur qui planait à cinquante mètres en l'air, et si nous n'apercevions pas les aérocars fusiformes des Japonais, nous savions qu'ils nous convoyaient dans l'espace.
Aussitôt je pensai à Wami, promu aéramiral d'escadrille en raison de ses signalés services à bord de l'Austral. Et je méditai.
M. Bryan était en communication téléphonique avec son navire par le fil qui descendait le long du câble d'attache, et aussi avec un au-delà que je ne m'expliquais pas.
— Le sous-marin du bord, me dit-il.
En effet, chaque croiseur anglais venait de mettre à l'eau, comme les Japonais, un petit sous-marin à cinq places, véritable coquille de noix qui faisait à distance la même route que lui, prêt à courir au navire suspect sur un avis du ballon, donné par le téléphone.
Avec une grande prudence l'amiral japonais s'était d'abord dirigé vers le Nord, pour redescendre en plein Sud dans le canal, loin des dernières cayes de Bahama.
Secondé par des pilotes qui n'étaient pas tous Lucayens, car nombre d'officiers japonais étaient venus depuis longtemps reconnaître ces parages, Kourouma venait d'entrer dans le détroit.
Il l'avait pris, bien entendu, avec toutes les précautions possibles, par le milieu, à quarante kilomètres environ des côtes floridiennes.
Il s'agissait de se tenir dans cette route médiane, très profonde, et de ne point s'approcher du rivage, où sur 250 kilomètres de longueur le chapelet des keys, surmontés d'un chemin de fer audacieux et d'une artillerie géante, était à redouter.
Ce chemin de fer étrange n'a pas seulement servi
à des fins pacifiques, il a été doublé par une
artillerie géante et par un service de torpilles. (Page 467.)
On connaît cette succession de roches, émergées de quelques mètres à peine, qui longent la côte de la Floride et aboutissent aux surprenants ouvrages de Key-West.
Tantôt au milieu des lagunes qui bordent ce pays sauvage, tantôt en pleine mer, un chemin de fer à été construit dès le commencement du siècle par les Américains pour atteindre rapidement Cuba par des ferry-boats, qui relient Key-West et la Havane.
— Ce chemin de fer n'a pas seulement servi à des fins pacifiques, m'explique Tom Davis. Il à été doublé par une artillerie neuve et par un service de torpilles défensives qui fonctionnent télé-mécaniquement. Ce sont des ondes électriques qui dirigent les engins de la voie ferrée aquatique où, sont installés, de distance en distance, des postes de lancement. Nous connaissons tous cet appareillage par les espions qui affluent aux Bahama, comme vous avez pu vous en apercevoir, et il s'agit de ne pas donner dans un piège grossier.
— Or, continua M. Bryan en spécialiste, dans la route que nous faisons l'amiral japonais tient compte du Gulf Stream qui nous vient dessus à toute allure, car nous remontons pour ainsi dire à sa source, et de la menace permanente que nous avons sur notre droite, à douze milles environ, jusqu'à ce que nous ayons dépassé Key-West, c'est-à-dire pendant quelques heures. Si nous nous laissions entraîner vers la côte, si nous dérivions, par inadvertance, ignorance ou légèreté du commandement, nous nous rapprocherions de la ligne ferrée qui est aussi la ligne d'envoi des torpilles aériennes et sous-marines. Et jusqu'à douze et quinze milles, vous savez que les torpilles se promènent et font des dégâts. Pourvu que nous n'en rencontrions pas quelqu'une par ici, de celles qui flottent pendant des mois entre deux eaux...
— Je connais, capitaine, j'en ai vu de près, dis-je, il n'y à pas encore trois jours, et pas loin d'ici.
Le récit bref de nos dramatiques aventures à bord du Krakatoa intéressa vivement M. Bryan.
Il veillait, assis de côté, comme nous, une oreille à son récepteur, et m'écoutait d'une autre, lorsque des bruits bizarres montèrent du navire.
On marchait vite; on courait sur les ponts, comme dans un branle-bas.
Sûrement il y avait quelque alerte.
D'en bas, le capitaine Bryan était interpellé. Il répondait, mais pour dire qu'il ne comprenait pas.
Sous l'abat-jour, la petite lampe que je connaissais bien éclairait son compas qu'il regarda par trois fois. Alors il constata que ce qu'on lui annonçait d'en bas était exact.
— C'est singulier, fit-il quand il eut quelque répit pour nous mettre au courant. Le commandant remarque depuis une demi-heure que les compas sont dérangés! Et l'amiral japonais signale à l'amiral Knollys qu'il en est de même sur tous ses navires! On a beau chercher à faire la route au Sud-Ouest, les flottes sont attirées vers le Nord. Il y a pour le moment un écart de cinq milles constaté entre la route qu'il fallait faire et celle que nous suivons réellement. Qu'est-ce que cela signifie?
Je n'étais pas capable de le dire, ce que cela signifiait; mais Tom Davis me parut en avoir le flair:
— Je parie que je l'ai deviné, moi! On nous a mis sur nos gardes, n'est-ce pas? Nous savons que l'Électrical Department a fait des tentatives de toute sorte pour imaginer de nouveaux moyens de défense et les employer. Or, ce qui se passe semble confirmer une hypothèse que je voyais surgir tout à l'heure de la nuit noire. Ce n'est pas vieux... Il y à dix minutes à peine, j'y songeais! Si le génie d'Erickson, me disais-je, a tout électrifié sur cette longue ligne des keys, tout, jusqu'au sol des roches; s'il a immergé le long de la voie ferrée des câbles géants, des réseaux de câbles chargés de courants formidables, il peut réussir à transformer ce coin de la Floride, à l'heure voulus, par une accumulation de phénomènes électro-magnétiques, en une sorte d'aimant colossal, qui attire les navires; il commence par désorganiser leurs boussoles. La nature connaît ce phénomène, car elle le provoque tous les jours. Sans doute il y a là-dessus des légendes; mais il y a aussi des faits. C'est elle évidemment qui a donné aux Américains l'idée de limiter. L'île. danoise de Bornholm, dans la Baltique, est bien connue, entre autres, pour sa puissance attractive. Les phénomènes magnétiques de Bornholm, ce n'est pas de la fantaisie; c'est scientifiquement constaté; on sait dans la marine, l'influence qu'ils exercent sur les compas sous un rayon de quinze ou seize kilomètres. Un banc de rochers qui se trouve devant Bornholm jouit des mêmes propriétés. Il y a d'autres îles, d'autres rochers de par les mers qui sont aussi redoutables. Le malin Erickson, qui a déjà fait tant de trouvailles dans le domaine de l'électricité, s'est dit que l'homme pouvait bien, une fois de plus, copier la nature. Et il a fait de la chaîne des Keys une barre aimantée qui nous attire tous tant que nous sommes, d'autant plus aisément que le Gulf-Stream nous pousse dans leur direction.
— Vous devez avoir raison, dit très vite le capitaine Bryan au lieutenant. Prenez donc l'appareil, je vous en prie, et communiquez votre hypothèse à l'amiral. Il n'y pense peut-être pas?
En quelques secondes l'amiral fut au téléphone, et j'entendis Tom Davis répéter au grand chef ce qu'il venait de nous dire.
De quoi il fut vivement remercié, avec des compliments rapides.
Et justifiés, car c'était la vérité même. Je sus bientôt par qui notre lieutenant était si bien renseigné.
Tous les compas étant faussés, les deux flottes, au lieu de courir au Sud-Ouest remontaient vers le Nord où les pires catastrophes leur étaient, à n'en pas douter, préparées.
L'oncle Sam avait hâte de venger Black River.
Comment l'Electrical Department avait-il pu accumuler le long des keys de la Floride une masse d'électricité suffisante pour produire à distance sérieuse du rivage des effets aussi concluants? Voilà ce qu'il eût été intéressant de connaître.
Mais, comme disait ce Latin, non erat hic locus. Ce n'était ni le lieu ni l'heure. D'autant plus que le dévergondage des compas de tous les navires n'était que la préface d'une succession de phénomènes plus bizarres encore et tout autant inattendus.
L'ordre ne tarda pas à venir du croiseur-amiral de mettre le cap au Sud, comme si les deux flottes eussent désormais Cuba pour objectif, et non plus la côte de la Louisiane. Une abatée générale dans la partie sud du canal n'allait pas sans danger, car aucun commandant ne pouvait dire, à cette minute inquiétante, où son navire se trouvait exactement.
S'était-on maintenu à quarante kilomètres de la côte floridienne?
Avait-on au contraire dérivé vers ses keys fascinateurs de telle sorte que le rayon d'action de leurs torpilles fût à proximité?
Pour se reprendre l'amiral Kourouma, d'accord avec sir William Knollys, lançait toute son armée dans le Sud.
De cette façon les récifs dangereux qui relient la terre à Key-West et surtout la file de torpilles qui les précédait indubitablement seraient évités. Nous les laissions derrière nous.
Mais pour exécuter une manoeuvre aussi soudaine il fallait y voir clair. L'ordre fut donné à tous les navires d'allumer leurs projecteurs. On se révélait à l'ennemi, mais mieux valait encore en passer par là, puisqu'on cherchait une bataille, que de poursuivre en tapinois la route qui pouvait conduire à des cataclysmes.
— C'est déjà bien assez, dit M. Bryan, d'exposer ses navires au feu de l'ennemi. Il faut tout faire pour les sauvegarder en dehors du combat.
Mes deux compagnons approuvèrent donc la manoeuvre, de même qu'ils approuvèrent une tentative que je trouvai originale, car elle m'était toute nouvelle.
Pour se renseigner exactement sur la distance qui les séparait de la terre — au cas où la déviation des compas eût entraîné les flottes très loin dans le Nord, — l'amiral fit exécuter par les plus aventurés de ses navires un tir lumineux. Nous vîmes des trajectoires rougeâtres se dessiner dans la nuit. On eût dit les courbes de ces pièces d'artifice qui excitent si bien le contentement populaire.
Il s'agissait de savoir si les projectiles lancés à la plus grande distance possible tombaient encore dans la mer. On employait à cet effet des canons moyens. Dans le culot des obus qu'ils envoyaient jusqu'à douze kilomètres une poudre semblable à celle dont les fusées des feux d'artifice sont munies s'enflammait au sortir de la pièce, par un ingénieux mécanisme, et permettait de suivre la courbe lumineuse jusqu'au bout.
Sur une douzaine de coups de canon qui furent ainsi tirés un seul frappa le sol. Les trajectoires s'éteignirent à la même distance dans la mer, sauf une, qui aboutit à l'explosion sur quelque roc avancé.
Il n'était que temps d'éviter l'approche de la terre.
— Cinq minutes plus tard, dit Tom Davis, et nous passions tous à portée des torpilles que maître Erickson dirige de la terre ferme. Si l'on découvre l'officier de quart qui a reconnu le premier l'erreur, je demande qu'on le bombarde amiral; il a sauvé beaucoup de vies et de millions...
Le vent s'était levé très fort autour de nous. Je cherchai à reconnaître dans quelle direction il soufflait, mais M. Bryan me renseigna:
— Le baromètre dégringole avec une telle vitesse, dit-il, que je peux vous annoncer un cyclone, messieurs! Et il n'est pas loin. Tenez, le voici, à toute allure! |
J'assistai alors à un spectacle que je n'eusse pas cru possible. Subitement, sans transition, les cieux calmes, à peine balayés par une brise qui soufflait de l'Est depuis Nassau, devinrent un abominable chaos, un champ de tornades indescriptible, où l'électricité jouait le rôle dominateur, créateur même du désordre météorique.
Le capitaine Bryan était fort troublé.
— Hâtons-nous de plier bagage, dit-il, car ce que vous appelez en France le coup de tabac ne nous laisserait pas longtemps au bout de ce câble, si nous ne rentrions dans notre coquille.
Il appela vite ses lamaneurs, qui nous ramenèrent sur le pont en moins d'une minute. Je me réfugiai avec Tom Davis sous l'abri le plus proche, tandis que M. Bryan dégonflait à demi son ballon et le logeait dans la cale qui lui était affectée.
Le ciel n'était déjà plus qu'un foyer d'éclairs: intermittents, larges, terribles à cause de leur durée qui me parut inaccoutumée.
Les jets de lumière bleuâtre, subite, nous brûlaient les yeux; à chaque illumination monstrueuse du zénith il nous fallait les fermer.
Le vent, tournoyant autour des navires avec des hurlements sinistres, soulevait à présent la mer en colonnes énormes, qui se repoussaient les unes les autres, pour retomber avec un fracas épouvantable sur les ponts.
Aucun homme ne pouvait plus tenir dehors, car si gros et si bons marcheurs que fussent les navires anglais, pour ne parler que de ceux qui nous entouraient, les lames, en passant, les lavaient jusqu'aux huniers. Je pensai, dans la logette où nous étions blottis, au poste périlleux de l'amiral et du commandant, sur la passerelle que chaque paquet de mer devait effroyablement balayer.
Le bruit du vent et de la mer incessamment rabattue sur le Cromwell était tel que Tom Davis avait renoncé à parler.
Je l'imitai.
Ce fut dans ce mutisme impressionnant que nous assistâmes au plus terrible des typhons.
Aucun homme ne pouvait plus tenir dehors. Le poste
de l'amiral était vraiment périlleux. (Page 471.)
Il ne pleuvait pas encore. C'était jusqu'alors l'ouragan sec dans son inquiétante fureur, avec des odeurs âcres de soufre, et toujours ces éclairs lents et de longue durée qui nous aveuglaient.
Tout à coup nos oreilles s'emplirent d'un fracas tel que je crus à une bordée de canon lâchée par le navire.
— Nous y sommes! pensai-je, voilà le combat naval tant attendu qui commence! Franchement, qu'est-ce que je suis venu faire ici? Je vais être haché avec tous ces pauvres diables. Adieu tout!...
Je crus, une fois de plus, que ma dernière minute était bien proche.
Sur les ponts en fer du Cromwell , sur les abris de ses tourelles, partout où il y avait une surface d'acier, une simple tôle, cette surface venait d'être frappée, à ce qu'il me sembla, d'une mitraille qui avait certainement causé d'atroces blessures au navire.
Quant à son équipage, il me sembla bien que ses plaintes dominaient les gémissements de l'ouragan déchaîné. J'en conclus aussitôt que notre bordée de canon s'était croisée avec la riposte d'un navire américain, et que les deux adversaires, admirablement éclairés par leurs projecteurs en dépit de la tempête, avaient tiré ensemble.
Il n'en était rien.
Aucune pièce d'artillerie n'avait été manoeuvrée à bord du Cromwell. Le capitaine Bryan nous apprit en passant devant nous, très ému, que ce fracas avait été causé par la foudre.
— Un tas d'hommes sont tués là-haut, cria-t-il.
Aussitôt, sous une pluie diluvienne qui succède à orage sec, nous nous précipitons vers le pont supérieur.
Le spectacle est lamentable.
Vingt-cinq ou trente hommes sont couchés là, complètement inanimés.
La foudre est entrée par en haut, les a touchés tous l'un après l'autre tandis qu'ils se tenaient à l'abri.
Leurs camarades, des officiers accourent avec des lampes et les éclairent.
Vingt-cinq hommes paraissent avoir été foudroyés du
même coup. Ceux qui survivent sont hideux à voir. (Page 471.)
Ils sont presque tous morts; ceux qui survivent sont comme les autres, noirs, hideux à voir, dans l'épouvante de leurs attitudes.
L'un d'eux, moins atteint, raconte au commandant et à l'amiral qui viennent s'informer, qu'un globe de feu comme il n'en avait jamais vu pendant aucun orage, sous aucune latitude, avait rampé sur le pont et suivi la ligne droite pour s'échapper par l'avant du navire, fauchant sur sa route les malheureux camarades.
Tous avaient crié en même temps.
On les toucha du doigt, la plupart tombaient en cendres.
Les moins abîmés étaient morts comme les autres. Au total dix-huit victimes. C'était beaucoup pour un coup de foudre.
J'entendis les officiers émettre des avis différents, condamner l'emploi abusif du fer dans les navires, l'accumulation des masses électriques à bord, pour les besoins du service rapide des pièces, des projecteurs, de la télégraphie sans fil.
L'eau ruisselait partout à présent; eau de mer, eau du ciel mélangées sous des rafales qui en couvraient le Cromwell sans y laisser un carré de sec.
M. Bryan parla de foudre globulaire; l'amiral rappela que le Gulf-Stream, en ces parages, est le générateur d'une tempête au moins tous les trois jours, d'un bout de l'année à l'autre.
Comme le cyclone venait de finir avec autant de soudaineté qu'il avait commencé, la télégraphie sans fil, interrompue pendant une demi-heure, se reprit à fonctionner sur les navires redevenus stables, et six ou sept commandants signalèrent des accidents analogues à leur bord.
En tout trente-neuf hommes de la flotte avaient été tués par ce phénomène électrique que personne ne savait expliquer.
Tous les témoignages s'accordaient pour dire que le malheur était causé par une boule de feu grosse comme la lune dans son plein, considérée de la terre.
Mais le météorite qui avait tué tant de malheureux, ici et là, était-il unique?
Chaque navire au contraire, avait-il été visité par une boule de feu distincte?
En ce cas d'où venaient-elles, ces boules de feu?
D'où venait-elle, s'il n'y en avait qu'une?
Tom Davis me demanda si je pouvais le lui dire.
— Ma foi non, répondis-je. Et je suis bien embarrassé de donner à ce phénomène céleste une explication. Pigeon lui-même resterait coi.
— Comme moi, répondit-il en regardant à l'arrière du Cromwell. Je ne saurais plus que vous donner à tout ceci une explication positive. Mais personne ne m'ôtera de l'idée que l'Electrical Department et maître Erickson y sont pour quelque chose. Comment? Jusqu'à quel point? Par quel procédé? Dès que j'aurai le temps d'y aller voir, j'irai... En attendant il faut admettre une supposition qui s'appuie sur de grandes vraisemblances, et c'est tout.
A peine si Tom Davis achevait que le fracas déjà entendu recommençait à l'avant des flottes en marche. Mais cette fois c'était bien du canon.
Dix navires japonais tiraient à toute volée sur une escadre américaine qui nous parut assez nombreuse.
Pourtant elle fuyait vers l'Ouest et les Japs la poursuivaient.
Mais après un examen de cinq minutes aux lunettes, Tom Davis ne put s'empêcher de faire une constatation singulière
— C'est étrange. On dirait que les coups des Japs ne portent pas.
Les Japs poursuivaient les Américains; mais chose
étrange leurs canons ne portaient pas (Page 472.)
Je regardai très attentivement les trajectoires lumineuses des obus; aucune d'elles, en effet, ne touchait le but, puisque nulle explosion lointaine n'illuminait les ténèbres de la mer.
Il fallait en conclure que cette fois encore les projectiles tombaient dans l'eau; mais ce n'était plus un résultat espéré; au contraire.
Comment les pointeurs japonais, qui savaient tirer pourtant, se trompaient-ils au point de ne pas frapper une seule fois les buts visés, si violemment éclairés par les projecteurs?
Nous n'y comprenions rien.
Le capitaine Bryan venait de remettre en état son ballon captif par un rapide envoi de gaz hydrogène. Chacun de nous reprit sa place dans la nacelle et le treuil nous remonta en haut. On y sentait le soufre.
J'eus la sensation que ce cataclysme atmosphérique s'était produit sur un point très précis au-dessus de nous, et que nous devions nous estimer heureux d'avoir échappé à cette foudre si soudainement déchaînée.
Dans l'air redevenu plus calme, quoiqu'un vent debout nous empêchât d'aller vite, Tom Davis émit quelques suppositions qui nous parurent logiques.
Le principe une fois admis d'un effort gigantesque porté par Erickson et l'Electrical Department sur l'électro-magnétisme défensif, beaucoup de choses qui eussent paru inadmissibles devenaient explicables, sinon toutes simples.
Sûrement le gouvernement des Etats-Unis avait accumulé, le long de ces rochers dont le terminus est Key-West, tout ce que la science industrielle pouvait lui fournir en tant qu'électricité.
Moyen de défense nouveau, plus énergique que l'ancien, que celui qui s'en tenait encore, fût-ce avec des canons monstres de quinze pouces, et des forts flottants de 20.000 tonnes, aux poudres et aux projectiles à direction calculée.
— Comme nos boussoles il y a une heure, messieurs, les obus que lancent les Japonais sur la flotte américaine subissent une déviation magnétique, croyez-le bien, qui n'est pas due au seul hasard. Les réserves d'électricité entassées et actionnées sous la mer, au long de cette côte de la Floride méridionale, opèrent comme un gros câble sur la lame d'un couteau. Placez un couteau sur un câble transmetteur d'énergie et vous le verrez prendre instantanément une position perpendiculaire à la direction du courant. Il en va de même par ici, sans aucun doute. La déformation de la trajectoire des projectiles, provoquée par la masse électrique entassée au large de certains keys, sinon sur toute la longueur de leur chapelet, vient s'ajouter à celle qui se produit déjà naturellement et que les artilleurs connaissent bien, la dérivation...
Les Japonais tiraient toujours, sans succès.
Pourtant, à force de rectifier le pointage de leurs pièces, ils finirent pas toucher de temps en temps les buts. Nous vîmes sauter un grand navire dans la nuit, très loin devant nous. C'était probablement l'un des derniers de l'escadre américaine que l'amiral Kourouma s'obstinait à poursuivre.
— Pourquoi s'acharne-t-il à cette chasse? demanda le capitaine Bryan d'un ton qui n'était guère favorable à l'amiral japonais. Dans ce détroit dangereux, avec Key-West sur notre droite et La Havane sur notre gauche, ce n'est pas prudent. Sans doute une cinquantaine de milles séparent les deux rivages; mais il semble oublier que Jonathan a mis la main sur Cuba, devenu comme une colonie yankee. Je me défierais, à sa place, d'une escadre qui fuit si rapidement devant des canons qui ne l'atteignent pas, ou presque pas. Les simulacres de ce genre ont toujours caché des pièges.
— C'est que les camarades de ce Jap, ne l'oubliez pas, attaquent cette nuit aussi dans le Pacifique l'autre flotte américaine. Il a des instructions pour avancer à jour fixe, cet amiral jaune, et il avance... Mais où diable sommes-nous, Bryan?
— Mon cher, répondit l'officier de marine, très flegmatique, je n'en sais plus rien. Les étoiles sont sorties, comme on dit à Paris. Après cette perturbation dans les compas, dans le tir, dans les éléments de la nature qui sembleraient, ma parole, avoir obéi pour la première fois à la volonté humaine scientifiquement signifiée, j'ai idée pourtant que nous sommes toujours dans le canal. Si noir que soit le temps, c'est un fait qui saute aux veux. Mais du diable si je sais à quelle distance on se trouve de l'entrée ou de la sortie!
Par le câble téléphonique le capitaine se renseigna. Le gros de la flotte japonaise, lui dit-on, venait de passer entre Key-West et La Havane.
— Quant à notre escadre, nous apprit-il, en regardant à nouveau l'horizon, imaginez un fil qui relierait Key-West à Matanzas. Un peu retardée par le courant contraire, et aussi par la volonté de l'amiral Knollys qui, je pense, ne doit pas en tenir beaucoup pour la poursuite, elle va couper ce fil d'ici quelques minutes. Nous avons donc retrouvé et repris la bonne direction.
A peine le capitaine avait-il achevé que de toutes parts les cris d'alerte se faisaient entendre à nouveau.
D'un bout à l'autre du Cromwell , ce n'était qu'un va-et-vient bruyant, que dominait un fait grave entre tous: l'ordre à toute l'escadre de stopper.
En pleine mer! A deux heures du matin!
Dans une obscurité complète, que les projecteurs de nos sept navires venaient, à vrai dire, couper de pinceaux lumineux.
Qu'arrivait-il donc? Nous regardions autour de nous le ciel et la mer. Notre examen ne fut pas de longue durée.
C'était nous qu'on interrogeait d'en bas. C'était au Capitaine Bryan que le commandant demandait de rapides renseignements sur le plus incroyable des phénomènes, signalé par les veilleurs des navires, qui tenaient la tête.
En vérité, ce que le capitaine raconta par le téléphone à l'amiral et au commandant du croiseur dépassait toute imagination. Nous lui servions de témoins, car du poste élevé où nous étions, nous pouvions admirer dans les ténèbres, comme lui-même, un spectacle vraiment admirable, combien terrifiant aussi!
Sur la mer, de place en place, à commencer par le Nord, c'est-à-dire en venant de la côte américaine, et par le Sud, c'est-à-dire en venant de la côte cubaine, des flammes bleuâtres, puis jaunâtres, puis rougeâtres commençaient à voltiger.
On eût dit les gigantesques feux d'un punch qui s'allumaient au-dessus des flots.
Toutes les lunettes étaient braquées sur ces foyers étranges dont la passe venait de se couvrir au Nord et au Sud; mais Tom Davis fut certainement le premier à crier que les deux incendies ainsi aperçus s'avançaient à la rencontre l'un de l'autre.
Par quel concours de circonstances la mer pouvait-elle ainsi brûler?
Comment expliquer que les deux foyers qui grossissaient et grandissaient à vue d'oeil fussent animés d'un mouvement de translation sur l'eau?
Les grands chefs attribuaient évidemment à ces phénomènes une origine suspecte puisqu'ils venaient de donner à l'escadre l'ordre de s'arrêter, bientôt suivi de cet autre qui le tempérait: capeyer contre le courant golfier; autant dire: battez doucement pour vous maintenir dans la route; et le courant vous empêchera d'aller plus loin.
Et plus loin c'était l'étrange ligne de feu qui devenait de minute en minute plus menaçante, car du Nord et du Sud elle s'allongeait vers le milieu du canal à une incroyable vitesse.
Tout à l'heure nous apercevions ses flammes extrêmes à vingt-cinq kilomètres de chaque côté. A présent elles s'étaient rapprochées à douze ou quinze.
Sorties de la mer aux extrémités nord et sud du canal de la Floride, elles se cherchaient visiblement pour se rejoindre et former une ligne infranchissable.
Plus de doute, c'était là un de ces moyens de défense magnifiquement barbares dont le jeune officier visiteur nous avait dit quelques mots à bord du Krakatoa.
La mer était illuminée de telle sorte qu'on y voyait comme en plein jour, au point que l'amiral donna l'ordre de laisser les projecteurs au repos.
Alors ce fut un décor de l'enfer, en vérité.
Rougeoiement prodigieux à droite, aussi infernal à gauche, nous n'apercevons plus bientôt, de notre observatoire, qu'un trou noir large de trois ou quatre milles au plus, entre les deux rideaux de feu qui s'allongent depuis bientôt vingt minutes, entre chaque rive du canal et son milieu.
Ce trou sera tout à l'heure comblé par du feu encore; car le colossal incendie réunira bientôt la pointe extrême de la Floride à la terre de Cuba, et Key-West à Matanzas.
Mais tant qu'il reste béant et obscur, ce trou, entre les deux murailles de flammes insensiblement attirées l'une vers l'autre pour se souder et fermer le canal, nous apercevons les conséquences fâcheuses de la témérité japonaise.
Kourouma s'était laissé entraîner à poursuivre les Américains qui ne faisaient là qu'une feinte, mes compagnons l'avaient deviné. Et maintenant les autres, démasquant leurs batteries, revenaient sur lui en force, car nous apercevions au lointain les pinceaux d'une douzaine de projecteurs qui leur appartenaient bien.
Les Japonais allaient ainsi se trouver pris entre deux feux avant quelques minutes.
Devant, les navires yankees dont l'artillerie robuste valait la leur.
Derrière, la mer allumée par un procédé dont nous ne devinions pas encore toute l'audace.
Et par surcroît l'escadre anglaise se trouvait séparée d'eux par cet inexplicable incendie des flots.
La situation de l'amiral anglais devenait grave.
Allait-il lancer son escadre à travers l'espace resté libre entre les deux lignes de feu qui se rapprochaient pourtant très vite, et rejoindre la flotte japonaise, ou attendre en deçà des murailles enflammées que les Japonais vinssent le rejoindre, décidés à la retraite?
Ce fut la seconde hypothèse qui eut ses préférences, car le signal parvint à tous les navires de mettre leur sous-marin à la mer. La manoeuvre s'exécuta en dix minutes à bord du Cromwell.
De ses flancs sortit, par un panneau subitement ouvert, une chaloupe longue de douze mètres que des palans descendirent dans la houle. Elle s'y enfonça. J'eus le temps de l'apercevoir à la lueur du rideau de feu qui s'agrandissait toujours, de plus en plus effrayant, à deux cents mètres de notre première ligne.
Cinq hommes étaient enfermés là-dedans, et avec une belle audace s'en allaient visiter par en dessous les étranges sources de cet inexplicable incendie.
Sur les sept navires l'anxiété augmentait, car à l'instant même où les hardis chercheurs quittaient le flanc de leur croiseur-nourricier, la ligne des flammes n'avait plus de solution de continuité.
Plus de trou béant! Les geysers flambants réunissaient à présent, sur une largeur de 90 kilomètres, la terre de Floride à celle de Cuba.
C'était d'une horreur superbe.
Imaginez une muraille de feu, haute de vingt mètres et plus, avec des contorsions multicolores et des chevelures de fumée noire, âcre, que le vent nous apportait et dont nous reconnaissions vite l'origine: le pétrole.
D'ailleurs c'était la première idée qui nous fût venue à l'esprit: cette mer qui flambait ne pouvait flamber que par une addition colossale de pétrole.
Mais nul de nous n'osait concevoir l'envergure du plan que les Américains avaient adopté pour organiser ainsi le barrage enflammé de leur Bosphore.
Ce furent les officiers des sous-marins qui nous donnèrent le mot de l'énigme. En quelques instants ils avaient reconnu le procédé fantastique dont on s'était servi pour défendre le passage.
Le capitaine Bryan fut mis au courant dès que ses collègues rentrèrent à bord. Il nous communiqua bientôt le dispositif insensé, vraiment, et aussi très nouveau que le gouvernement des Etas-Unis avait adopté.
De la côte de Floride à la côte cubaine, de Key-West à Matanzas, une énorme conduite avait été immergée.
Longtemps on avait signalé les opérations des navires câbliers américains dans ces parages, sans se douter de l'énormité du travail que leurs ouvriers invisibles poursuivaient sous la mer.
Par les vitrages lenticulaires de leur avant les officiers des sous-
marins avaient vite reconnu l'épaisseur de la conduite. (Page 475.)
Cette conduite barrait le canal à vingt-cinq mètres de profondeur, suspendue entre deux eaux par des procédés de longtemps connus pour l'établissement des câbles télégraphiques.
Au travers du vitrage épais qui éclairait l'avant de leur sous-marin — j'avais déjà vu ce dispositif sous l'Elbe — les officiers s'étaient promptement rendu compte de l'épaisseur de la conduite, en toile goudronnée, vulcanisée, aussi résistante que le fer et plus malléable dans les tourbillons du Gulf-Stream, où de mille en mille elle était retenue par des ancres mouillées sur des fonds de six et sept cents mètres.
Le relais principal du monstrueux tuyau ne pouvait être autre que Salt-Key ou Cayo Sal, la caye au sel, un îlot triangulaire, placé miraculeusement pour une tentative de ce genre, au milieu du canal, à distance presque égale de Key-West et de Cuba. Nous l'avions précisément sur notre gauche, à trois milles.
De place en place une large valve avait été pratiquée, et fermée avant l'immersion. Sous l'action d'un contact électrique toutes les valves s'étaient ouvertes au même moment, lorsque l'Electrical Department l'avait jugé à propos, c'est-à-dire aussitôt la ligne de Key-West-Cuba franchie par la flotte des Japonais.
Des deux terres américaines on avait alors allumé sur la mer la couche d'huile minérale, qui de proche en proche avait communiqué le feu aux jets refoulés du Nord et du Sud par de redoutables compresseurs.
C'étaient de véritables geysers de pétrole enflammé qui jaillissaient de la mer.
(Page 474.)
Et toujours, jusqu'à ce que le succès fût complet, les geysers inattendus jaillissaient de dessous la mer, et le pétrole retombait, s'étalait sur la masse liquide, plus léger qu'elle.
Toute l'essence qu'il contenait prenait feu, et peu à peu, par échauffement, l'huile plus lourde lui donnait un aliment inextinguible.
Il n'y avait aucun doute à concevoir, disaient d'un commun accord les officiers que l'amiral avait chargés de cette visite, c'était bien ainsi que le génie d'Erickson avait procédé pour mettre le feu à la mer.
Bravement ils s'étaient engagés, eux, sous cet invraisemblable brasier, par vingt-cinq mètres de fond, pour reconnaître la colossale conduite, et en rapporter une description sommaire...
Tom Davis nous regardait en souriant d'un air qui me troubla.
Il est vrai que les reflets sinistres de l'incendie donnaient à toutes nos faces quelque chose de plutonique.
Pourtant il me sembla découvrir dans le sourire de notre lieutenant une sorte de joie secrète.
— Double, ma joie, me dit-il dans une minute d'expansion, double, mon cher ami: d'abord parce que nous avons pu nous garer à temps de cette atroce aventure, ensuite parce que je crois qu'elle va coûter chaud à nos Japs.
La phrase ne manquait pas de vivacité. Elle me frappa d'autant plus que je n'avais pas oublié les termes peu sympathiques dont l'amiral et Tom Davis s'étaient servis devant moi, la veille, pour qualifier leurs alliés.
J'en conclus que quelque chose était changé dans les relations des deux marines: mais peut-être allais-je un peu loin?
Moins que jamais au surplus il n'y avait à philosopher.
Un tableau plus effrayant que tous les autres allait s'offrir à nos yeux.
La flotte japonaise, prise entre deux feux, car les navires américains ne manquèrent pas de revenir sur elle, venait de virer de bord et battait en retraite. Cela se voyait nettement dans le lointain.
L'avant de leurs navires se présentait à nous. La formation qu'ils prirent indiquait ce qu'ils allaient faire.
Disposés en éventail, et bientôt sur un front qui mesurait plusieurs milles, afin de conserver les distances nécessaires à leurs manoeuvres sous la poussée du courant golfier, ils se lancèrent à toute vitesse sur la haute muraille des flammes qui se tordaient dans la nuit, toujours alimentées par de nouveaux envois de pétrole.
— Comment! fit le capitaine Bryan, ils espèrent traverser ça?
— Ils y parviendront, répondit Tom Davis, les jumelles collées aux yeux. C'est d'ailleurs ce qui leur reste à faire, car voyez comme les autres les canonnent par derrière!
En effet, dix ou douze navires américains chassaient à présent devant eux la flotte nipponne.
Celle-ci tirait bien ses grosses pièces d'arrière, tout en fuyant dans le lit du Gulf-Stream, mais son tir était défectueux.
Je ne vis aucun navire américain sauter, tandis que deux unités japonaises firent explosion — comme un bouquet de feu d'artifice mouillé — et coulèrent.
Les autres croiseurs, forçant de vitesse, abordèrent la zone du feu avec une témérité folle.
Sans doute les commandants des navires avaient protégé de fer et d'acier leurs munitions, dissimulé dans les ponts tout ce qui était combustible.
Mais les hommes?
— Mourir d'abord..., murmura Tom Davis.
J'avoue qu'une seconde je fermai les yeux. Mais la curiosité me les fit ouvrir bien grands lorsque j'entendis des clameurs, des hourras frénétiques partir de toutes les poitrines à bord du Cromwell et des autres navires anglais.
La ligne de feu était franchie!
Les diables jaunes en sortaient vivants, un peu roussis, mais c'était là si peu de chose!
Telles des salamandres, tels ces dragons fantastiques dont leurs étoffes sont bariolées, les Japs et leurs navires avaient traversé l'épouvantable incendie, au delà duquel les Américains, n'ayant plus de projectiles sans doute, cessaient la chasse pour s'en retourner vers l'Ouest.
Mais la flotte du mikado, découpée en noir sur le fond rouge de l'horizon, ne comptait plus que dix unités au lieu de treize. Elle avait perdu trois croiseurs dans cette équipée, au moins dix-huit cents marins, et son prestige était touché.
Involontairement sans doute, Tom Davis se frotta les mains.
Le geste me surprit; sans l'interrompre, le lieutenant se mit à sourire, en me regardant, comme s'il eût voulu dire:
— Vous comprendrez plus tard.
Des choses singulières se passèrent alors, si singulières que je me tâtai le front et les tempes pour m'assurer que je n'étais pas le jouet d'une hallucination subite, et combien rapide!
Les Japonais, sortis tant bien que mal du guêpier où la malice des Yankees avait su les prendre, poursuivaient leur route à toute vitesse vers l'Est, retournant sans doute aux Bahama.
L'amiral Kourouma ne tarda pas à signaler qu'il regagnait en effet Nassau, et le capitaine Bryan nous expliqua que sitôt ravitaillés les Japonais reprendraient l'offensive par le détroit de Yucatan. Plus longue, la route serait probablement moins périlleuse, avec un territoire neutre, celui du Mexique, sur la gauche du passage.
Pourquoi ne l'avaient-ils pas choisi tout d'abord? Parce qu'il fallait tâcher, avant tout, d'arriver en même temps que le collègue Matsumoto, l'autre amiral, qui attaquait ce même jour la flotte américaine du Pacifique, tandis que les troupes de Yoritomo, en Californie, poussaient un raid formidable vers le Sud, comme s'ils espéraient rejoindre Kourouma victorieux en Louisiane.
Je pensai que Kourouma n'était pas content des Anglais, qui avaient si prudemment échappé au désastre. On n'est jamais satisfait d'avoir commis seul une erreur alors que la responsabilité eût pu en être partagée par un associé.
Mais ce n'était pas de l'état d'âme de Kourouma qu'il était question à bord de notre ballon, comme on va le voir.
Le Cromwell avait viré de bord le dernier et pris la file pour fermer la longue théorie des navires qui retournaient, après l'échec, au point d'où ils étaient partis la veille. Derrière nous la mer brûlait toujours.
— Descendez-vous avec moi? me demanda Tom Davis.
— Volontiers.
Le capitaine fit ramener à terre, puis regagna son poste d'observation après nous avoir serré la main.
— Bonne chance! dit-il au lieutenant.
Bonne chance? Où donc allait Tom Davis?
Je l'interrogeais des yeux.
— Venez, fit-il en m'attirant sous la plate-forme d'une tourelle pour causer à demi-voix.
— Vous m'avez dit, cher ami, que ma mission vous intéressait.
— Et je le maintiens, sans la connaître.
— Car vous ignorez où elle commence...
— Et comment elle peut finir.
— C'est le secret de demain. Seriez-vous homme à l'accomplir avec moi?
— Pourquoi pas?
— Il y a des dangers.
— Il y en a partout. Depuis que nous nous connaissons, je crois que nous avons déjà fait ensemble quelques expéditions dangereuses.
— Alors vous m'accompagneriez?
— Certainement.
— Même sans savoir où je vous emmènerais?
Je réfléchis un instant. Puis, l'amour-propre l'emportant sur tout autre sentiment, comme il arrive souvent dans la vie, je ripostai en regardant le lieutenant bien en face:
— Même sans savoir.
— Je n'ai pas besoin de vous dire que si vous faites cela, vous donnerez à l'An 2000 une supériorité telle sur les autres journaux du monde entier, vous entendez, du monde entier... que le sceau sera mis, par ce coup de maître, à votre réputation.
— Vous m'intriguez de plus en plus, lieutenant.
— Je n'en doute pas, mais il faut que vous restiez encore un bout de temps intrigué.
— Sous quelle désignation vous suivrai-je?
— Ça vous fâcherait-il de passer pour mon secrétaire?
— Pas le moins du monde.
— Vous parlez si bien l'anglais!
— Va pour le parfait secrétaire.
— Alors venez dans ma cabine. Nous allons nous préparer.
— A quoi?
— A partir donc!
— D'ici?
— Bien sûr.
— D'ici? Du bord de ce croiseur-amiral? C'est donc par mer que vous allez la poursuivre, votre mission?
— Par mer et par terre. Mais sous la mer d'abord.
— Comment sous la mer?
— Oui. C'est très simple. Avec prudence nous entrons dans le sous-marin du Cromwell , qui nous conduit.
— Où cela, grands dieux?
— Vous hésitez déjà?
— Que non pas! Je demande.
— Ne demandez pas encore.
— Soit! Nous partons pour X...
— Dans un quart d'heure.
Ma surprise devint de la stupéfaction.
— Je n'y comprends goutte.
— Voilà qui ne m'étonne pas. Mais plus tard vous comprendrez, plus tard...
— Espérons-le. Je l'aurai bien mérité.
Nous arrivions dans la cabine du passager de marque qu'était Tom Davis à bord du Cromwell.
— Tenez, me dit-il, voici du savon, des rasoirs. Coupez votre moustache, comme je vais faire de la mienne. Vous êtes vêtu à la mode yankee, c'est parfait: il n'y a que la tête qui ne soit pas en harmonie; mais c'est un rien à modifier.
Devant un bout de glace carrée, je me rasai. Tom Davis m'en donnait l'exemple. Cette toilette achevée, vous avions en effet l'air de deux Yankees.
— En ayant soin de parler un peu du nez vous aurez le ton d'un parfait Américain. Prenons nos valises et descendons.
Dans l'entrepont nous trouvâmes un homme que je ne m'attendais guère à rencontrer là: l'oncle Sam! J'avais in petto dénommé de la sorte l'espèce de trappeur qui s'était promené sur les quais de Nassau en compagnie de Tom Davis.
Qu'est-ce que cet individu pouvait bien faire à bord?
— Je vous présente mon ami M. Dick Jarrett... fit Tom Davis.
Puis ce fut moi qu'il présenta de la plus cordiale façon, comme son secrétaire, à cet étrange gaillard qui ressemblait si étonnamment à l'oncle Sam des caricatures, à ce long et osseux bonhomme, que coiffe un chapeau tuyau de poêle enveloppé dans la Star spangled banner à rayures rouges et blanches. Sans qu'un mot fût échangé, nous nous saluâmes brièvement. Tom Davis poussa un bouton électrique. Un matelot se présenta et lui dit que le sous-marin était paré.
Le lieutenant s'excusa de nous quitter cinq minutes pour prendre congé de l'amiral et du commandant, Je lui demandai si je ne pourrais pas en faire autant; il mit un doigt discret sur ses lèvres. Aussitôt presque il revint et le Cromwell stoppa.
Comment fûmes-nous embarqués dans le sous-marin où se trouvaient déjà un enseigne et deux mécaniciens, c'est ce que je ne saurais expliquer. Ce fut rapide comme un tour de prestidigitation.
Des battements d'hélice, et nous partions dans la nuit toujours opaque. Il était quatre heures du matin.
Nous entendons le ronflement du Cromwell qui s'éloigne: c'est fini. Me voilà plongé, immergé dans le détroit de la Floride, alors que vingt minutes plus tôt je ne songeais guère à quitter le pont du croiseur.
A l'aide du projecteur l'un des marins éclairait l'eau par les deux grosses lentilles de l'avant et le moteur ne donnait qu'une vitesse réduite, pour éviter les torpilles.
Quand je me vis dans ce petit bateau tout court, tout ramassé, où la lumière était, suivant l'usage, éclatante, je me fis des réflexions qui pour être tardives n'en apparurent pas moins amères.
Où allions-nous? Un coup d'oeil sur la boussole m'indiqua la route au Nord et je constatai que l'officier, un jeune, d'aspect énergique, ne se préoccupait guère de la rectifier. Nous ne pouvions aller loin, du reste, puisque nous venions de descendre sous la mer au milieu du détroit.
C'était donc en Floride que nous conduisait Tom Davis.
Diable!
Mais si les Américains de Charleston avaient envoyé mon signalement aux autorités des Etats voisins comme complice de l'assassinat du soldat nègre et du gardien d'un Sémaphore? Je n'avais pas réfléchi à ce côté désagréable de ma situation, sans parler du reste.
Une autre idée supplantait celle-là aussitôt, plus sombre. Nous allions à la côte américaine, était-ce donc pour y faire sauter quelque ouvrage de défense, ou quelque navire, comme dans l'Elbe?
Non. Nous n'avions aucun des engins qu'il nous eût fallu pour cet exercice. Nous allions done vers la ligne des keys pour y prendre terre.
Je fis mieux que de le supposer: je le demandai à Tom Davis, qui me répondit par un mouvement de la tête affirmatif.
En ce cas, que signifiait le voyage d'un officier anglais sur la terre ennemie?
Trahison? Je chassai vite le mot odieux. Il ne pouvait être question de trahison, puisque l'amiral était au courant de cette expédition sous-marine.
Espionnage? Plutôt. Je fis la grimace. Les Français n'aiment pas beaucoup ce genre de travail, même s'il est excusé par les raisons les plus patriotiques. Il répugne à leur franchise, c'est connu.
Espionnage?... Oui. C'était sûrement une mission de ce genre à laquelle je venais de m'associer.
La présence de l'oncle Sam — j'en tenais pour cette désignation chaque fois que je regardais mon co-participant — me donnait, je le croyais du moins, la clef du mystère.
Comme personne ne parlait, comme l'on n'entendait que le ronron du moteur, je fis des réflexions d'autant plus mélancoliques qu'elles se succédaient à la douzaine sans que personne songeât à les interrompre. Tom Davis regardait le compas s'affoler à nouveau; l'officier ne quittait pas l'un des hublots d'où il inspectait la masse liquide.
On fit route ainsi pendant deux heures, qui me parurent interminables, car à chaque instant il fallait nous attendre à quelque heurt tragique.
Tout à coup l'officier fit stopper.
— Venez voir, messieurs, nous dit-il avec un geste hâtif.
Tandis qu'il faisait une place à Dick Jarrett derrière l'oeil de gauche, je me jetai sur l'oeil de droite, avec Tom Davis.
Ce que nous aperçûmes alors tous les quatre, était, ma foi, bien extraordinaire.
Au fond de la mer, par une quarantaine de mètres, nos projecteurs éclairaient une sorte de machine compliquée, toute en cylindres de cuivre et en culasses d'acier.
La chose pouvait, au premier abord, être prise pour une armure gigantesque, car elle se terminait par deux jambes qui pendaient, lourdes, bardées de disques en métal brillant.
Elle avait aussi deux bras articulés, protégés par des sortes d'ailettes comme on en met sur les moteurs pour en diminuer l'échauffement.
Nos yeux montèrent plus haut; ils rencontrèrent alors un véritable dôme en acier et cuivre rouge, vitré comme un casque que je connaissais bien...
Dans l'intérieur de cet appareil qui devait peser mille kilogrammes, un homme nous regardait avec une évidente surprise.
Le tout était retenu par une robuste chaîne, virée en haut sur quelque treuil, et le tuyau d'air obligatoire pour un séjour prolongé aux grandes profondeurs suivait la chaîne...
— C'est Nat Godfrey, dit-il, celui qui
visite les torpilles de la rade. (Page 480.)
J'avoue que la rencontre d'un pareil outillage et de l'homme qui en occupait le centre me fit froid dans les moelles.
— Nous touchons Key-West, dit le plus simplement du monde mon compagnon, ce Dick Jarrett dont la voix m'était encore inconnue, et le brave que vous apercevez là-dedans n'est autre que Nat Godfrey, l'ingénieur de l'Electrical Department , qui passe ses nuits à visiter les torpilles de la rade.
— Bon, répliqua Tom Davis. Nous sommes arrivés!
— Pas encore! pensais-je.
En effet, l'inspecteur des torpilles nous faisait un geste d'automate qui n'avait rien de rassurant.
Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
Go to Home Page
This work is out of copyright in countries with a copyright
period of 70 years or less, after the year of the author's death.
If it is under copyright in your country of residence,
do not download or redistribute this file.
Original content added by RGL (e.g., introductions, notes,
RGL covers) is proprietary and protected by copyright.