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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No. 14 — LA CROISIÈRE DU "KRAKATOA"

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,

La Guerre infernale,
No. 14: La Croisière du Krakatoa, le 26 avril 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-09-25

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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La décharge des mitrailleuses éclata
derrière nous, en simples pétarades.


TABLE DES MATIÈRES



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— Nous sommes pris, me dit-il avec angoisse. Les gens
qui sont dans ce train nous cherchent. (Page 420)



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JUSQU'ICI

Un journaliste français, reporter au service de l'An 2000, suit et raconte les péripéties de la Guerre Infernale qui met aux prises d'une part l'Angleterre, la France, le Japon, alliés, avec, d'autre part, l'Allemagne unie à l'Amérique. Au cours d'aventures particulièrement angoissantes, le narrateur réussit même à anéantir de sa main un engin de destruction terrible, le Sirius ou la Tortue Noire, machine volante inventée par l'Américain Jim Keog. Après avoir vainement tenté de vendre le secret de son invention à la France — la routine des bureaux, l'opposition d'un journal: l'An 3000, confrère jaloux de l'An 2000, ont fait échouer les pourparlers — Jim Keog a traité avec le gouvernement allemand. Avec l'aide de cinq Japonais composant l'équipage de son dirigeable l'Austral, le correspondant de l'An 2000 se lance à la poursuite du Sirius et le fait sauter, après une lutte épique à 7.000 mètres d'altitude. Mais l'Austral est lui-même frappé à mort et devient le jouet de la tempête qui l'emporte jusqu'au Pôle.

Dans la nacelle, le narrateur est resté seul avec un jeune officier de marine, beau-frère de son directeur, et l'un des hardis Japonais (les quatre autres se sont dévoués au succès final en se précipitant dans le vide, en guise de lest). Les trois survivants finissent par échouer, en mer, sur un navire abandonné. Un vaisseau de guerre américain les recueille, après avoir coulé l'épave. Pour éviter d'être traités en prisonniers de guerre, ils simulent la folie. Aussi les enferme-t-on, à Charleston, dans le War Insanes Asylum, asile des fous de la guerre. La perfection des armes qui sèment la mort à distance est en effet devenue si terrible que, dans chaque bataille, plus du quart des combattants perdent l'esprit par excès d'horreur!

Pris d'abord, en dépit de leurs dénégations, pour des espions au service de l'Angleterre (une mission spéciale et secrète d'un officier d'état-major anglais, Tom Davis, étant signalée à la police américaine), nos héros dévoilent leur état civil aux autorités de Charleston qui les internent dans une maison particulière sous la haute surveillance militaire. Mais Wami, le Japonais, qui s'est évadé de l'asile, réussit à leur permettre de fuir avec lui. Il étrangle d'un coup de dents le soldat nègre en faction à leur porte et les conduit à une automobile qui les emporte à toute vitesse.


1. Signal d'alarme.

Où nous conduisait l'homme noir qui tenait le volant de la voiture?

Je ne m'en souciais déjà plus, tant il me semblait que nous fussions condamnés d'avance à un échec. Le meurtre du nègre opprimait ma conscience, comme si je l'eusse moi-même commis.

Sous l'influence du remords je n'avais plus de goût à rien, plus le moindre plaisir à m'évader de Charleston. Telle fut du moins mon impression pendant les premières minutes.

On filait à bonne allure, sur des routes de la ville que je connaissais déjà, mais dans la direction du Nord, avec la mer à notre droite. Or, Wami nous avait dit qu'on irait dans le Sud.

Au milieu du silence que nous gardions avec Marcel, il me fit entendre que si nous cherchions le Nord, c'était pour donner le change à la police.

— Miss Taylor ne va pas manquer de se lancer à nos trousses dès qu'elle sera au courant de l'aventure. Il faut que nous ayons de l'avance, le plus d'avance possible sur l'automobile des pompiers, qu'elle empruntera sans doute pour courir après la nôtre. Il faut aussi que nous ayons l'esprit d'égarer ses recherches. Lorsque nous aurons fait un bout de route dans le Nord, vers Florence, nous reviendrons par un angle aigu sur Orangeburg et Statesboro, jusqu'au bord de la Savannah, en face de la ville qui porte le même nom... Là, nous prendrons la rivière, avant le petit jour, j'espère, pour gagner la mer assez proche...

— A la condition que les torpilleurs en surveillance nous laissent faire, dit Marcel entre ses dents.

— Il n'y a pas de torpilleurs dans la Savannah. Tout ce que les amiraux yankees ont pu réunir croise actuellement le long des côtes de Virginie, de Pensylvanie, de New-York et du Maine, au Nord-Est, ou dans le détroit de la Floride, entre Key-West et les îles Bahama. Voilà une colonie anglaise que les Américains aperçoivent presque au bout de leur lorgnette, et qui ne peut manquer de voir de jolis combats un jour ou l'autre!

Personne ne répondit. Nous n'avions pas l'esprit à l'aise, c'était évident. La crainte de voir arriver derrière nous quelque peloton de cavalerie, à défaut d'une automobile, l'ennui d'avoir acheté au prix d'un crime une liberté qui n'allait peut-être pas durer longtemps; l'ignorance où nous étions de la topographie; cette demi-clarté lunaire, génératrice des ombres exagérées, inquiétantes, autant de raisons pour que nous fussions moroses.

Je trouvais au ronron du moteur une tonalité funèbre. Mes yeux, à peine distraits par la vision rapide des villas, puis de la campagne solitaire, restaient fixés sur le petit Japonais qui avait si délibérément saigné son homme avec les dents, comme une hyène.

Un phénomène de répulsion se produisait en moi pour la première fois.

Le voyage épique de l'Austral à travers les espaces, la mitraille et les glaces m'avaient appris à mesurer le beau courage des Japonais, leur dédain de la vie, leur soif d'une belle mort. Plus tard seulement j'appris que ces qualités éminemment heureuses pour un peuple qui ne voit que par la guerre, n'ont pas la source expressément pure que nous leur attribuons, nous autres blancs, en jugeant de leur morale par la nôtre.

L'égorgement bestial, féroce du factionnaire de Sumter Villa me conduisait à de sinistres considérations. Je me disais une fois de plus, mais avec plus d'insistance cette fois-ci, que nos alliés jaunes restaient de purs sauvages, singulièrement différents de nous, différents de tous les peuples blancs, et que les combinaisons de la politique heurtaient parfois la logique, sans parler des affinités!

Mais une fois de plus aussi la marche brutale des événements vint couper le fil de mes rêveries. Nous avions roulé vingt minutes peut-être, sur une route construite depuis dix ans à peine, qui n'avait rien à envier, ma foi, aux rubans de macadam si célèbres de notre sol français lorsqu'un coup de canon, tiré par la batterie de l'île Morris, sans doute, nous arriva de Charleston à travers les airs ébranlés.

— Déjà! fit Marcel en me regardant avec inquiétude.

— Miss Taylor... répondit le Jap.

— Ah! çà leur demandai-je à tous les deux, pourquoi cette policière nous a-t-elle si jalousement surveillés? On dirait qu'elle est payée pour s'occuper de nos personnes, toute affaire cessante.

Le Japonais se contenta de darder, dans la demi-obscurité, ses petits yeux brillants et de répondre:

— Peut-être.

— Enfin, poursuivis-je, nous voilà brûlés! Le coup de canon que nous venons d'entendre vise évidemment notre fuite. Tout est découvert, on a mis la cavalerie et les motocycles en mouvement; cette racaille va s'ébrouer sur les routes qui entourent Charleston; elles ne sont pas encore si nombreuses: une va dans le Nord...

— Nous la suivons avec une demi-heure d'avance et il nous faut à présent décrire un demi-cercle pour rétrograder et redescendre vers celle qui va au Sud. Celle-là, nous allons la rejoindre par le détour d'Orangeburg et de Statesboro. Une troisième pique à l'Ouest vers Augusta, la Géorgie et l'Alabama... Pour peu qu'il ait assez monde disponible et qu'il y mette de l'amour-propre, le colonel Lawson va nous ressaisir, bien probable, avant que nous ayons mis une distance suffisante entre ses limiers et notre chaloupe à quatre roues.

L'idée me venait, à ce mot de chaloupe, de considérer plus attentivement la voiture qui nous emportait.

Pour ressembler à d'autres automobiles, elle ressemblait à d'autres automobiles. Elle roulait sur quatre roues: un moteur à essence l'actionnait de l'avant, et ses conducteurs, séparés de nous par une paroi vitrée, la dirigeaient comme on dirige toutes les voitures à moteur.

Pourquoi me semblait-elle anormale? Je cherchai à m'en rendre compte. C'était un peu par la disposition de ses places. Au lieu de se présenter face à la route, elles lui étaient parallèles, comme dans un break, à l'exception de celle que j'occupais, qui figurait assez bien le siège du barreur dans un canot.

De là m'était venue l'idée de chaloupe, accentuée per cette remarque, que nous étions assis très bas près du sol.

Mais ces détails ne m'arrêtèrent pas longtemps. Je ne demandai pas davantage de renseignements sur les noirs qui nous conduisaient. Il me parut rationnel qu'ils fussent compétents et que Wami les eût choisis tels en réglant par avance les détails de expédition.

Ils se consultaient de temps en temps sur l'allure à donner au moteur, tantôt plus rapide, tantôt ralenti. Non qu'ils eussent à craindre de se tromper de route puisqu'il n'y en avait qu'une, droit devant nous, pendant vingt et quelques kilomètres; mais il importait de tenir compte des déclivités, et chacun sait comme il est difficile, au clair de lune, de reconnaître par avance une descente d'une montée.

Bientôt on s'arrêta.

L'un des noirs se retourna vers nous; mais Wami avait déjà compris. Il sauta de la voiture lestement, par-dessus le bord, ce qui me fit rappeler que nous étions entrés dedans, tous les trois, par le même procédé.

Ce char à quatre roues n'avait pas de porte d'entrée; c'était peut-être là ce qui m'avait paru singulier dans son gabarit, sans que je m'en rendisse compte.

— Je monte sur le siège à côté des noirs, me dit Wami, pour leur indiquer la route à suivre; car à présent nous revenons sur Orangeburg, et c'est plus compliqué.

— Vous l'avez donc étudiée?

— Oh! plus d'une fois.

— En voiture?

— A pied. J'en ai encore des durillons.

Je me représentai ce lieutenant de l'armée active japonaise courant les routes de la Caroline du Sud, pieds nus, déguisé en pauvre négrillon, pour reconnaître notre itinéraire. Le sentiment de répugnance qu'il m'avait inspiré quelques instants plus tôt se modifia. Ne devions-nous pas de la reconnaissance à un guide aussi avisé?

La suite des incidents qui signalèrent cette nuit d'évasion créa pour le Jap bien d'autres droits à notre gratitude. Il se montra si adroit, si confiant et si brave! Pourquoi fallait-il qu'un réveil de sauvagerie native eût jeté le cadavre du soldat nègre entre lui et nous?

Par quelles petites villes passa notre voiture? A vrai dire, je n'en comptai que deux.

Marcel avait grand'peur qu'en arrivant dans chacune d'elles la police locale ne nous fit signe d'arrêter; mais il n'en fut rien. Miss Taylor devait nous chercher dans le Nord à présent que nous n°y étions plus.

Nous redescendions vers le Sud à franche allure il était une heure du matin, et Marcel estimait, d'après les étoiles qui brillaient dans un ciel tiède au-dessus de notre tête, que nous nous rapprochions de la mer.

Il avait raison. La voiture passa sous une voûte qui portait la voie ferrée de Charleston à Savannah. Un crochet à droite, et nous étions désormais sur la route parallèle au chemin de fer, en contrebas de son énorme talus, allongé à perte de vue.

Pendant une demi-heure nous le longeons, ce talus qui semble interminable, et de l'autre côté de la vitre séparative, des signes joyeux de Wami nous font comprendre que la Savannah est à présent toute proche, lorsque derrière nous, loin, très loin derrière nous se produit un grondement étrange.

Nous nous retournons, Marcel et moi, pour regarder. C'est un train qui suit lentement la même direction que nous. Il vient de Charleston et il avance, crachant sa vapeur, lançant à longue distance les feux éblouissants de ses projecteurs dont un seul éclaire la voie tandis que l'autre fouille l'horizon.

— Nous sommes pris, dit Marcel en me saisissant les mains avec angoisse. Les gens qui sont là-dessus nous cherchent.


2. Une surprise au bord de l'eau.

Il n'était pas possible d'en douter. D'un doigt fébrilement frappé contre la vitre je signalai le fâcheux incident à Wami. De la tête il nous fit comprendre qu'il en faisait son affaire. Quelques centaines de mètres encore et nous stoppons. Il descend.

— Le couteau, me demande-t-il très vite.

J'ignore ce qu'il compte en faire. Au surplus je dois le lui rendre; c'est promis. Le Jap s'en empare et disparaît.

Nous sommes là, tous les quatre, qui l'attendons cinq minutes en regardant les étoiles briller au-dessus de nos têtes, et surtout, derrière notre dos, le train persécuteur qui continue à gronder, en avançant toujours.

Marcel estime que ses projecteurs sont à dix kilomètres encore de notre voiture, dans la plaine interminable que la lune argente. On dirait un vaste marais, prolongement endormi de l'Océan.


Illustration

Une plainte lugubre se fait entendre dans la nuit et nous comprenons
à quel travail atroce le Japonais vient de se livrer. (Page 420)


Une plainte se fait entendre dans la nuit, mais une plainte lugubre, puis le bruit d'une mécanique qui se déplace, et nous comprenons le travail auquel le Japonais vient de se livrer.

Il a escaladé le talus qui nous domine pour y manoeuvrer le signal d'un sémaphore tout à l'heure ouvert, à présent fermé. Le couteau lui a vraisemblablement servi à couper une corde...

Une corde? Est-ce qu'en Amérique, en l'an 1937 qui s'achève, on équipe les sémaphores de chemins de fer avec des cordes?

Un frisson me prend lorsque je vois le petit Jaune revenir vivement et s'élancer sur le siège à côté des noirs en nous criant:

— Le sémaphore est à l'arrêt! Voilà qui nous vaudra dix minutes de grâce. Elles nous suffiront à gagner le bord de la Savannah, en bas d'une cale que j'ai relevée. Là nous n'avons plus rien à craindre de ces gêneurs. Ils passeront la rivière si le coeur leur en dit; pendant ce temps-là nous filerons vers la mer, en leur envoyant nos plus gracieux sourires. En route!

L'automobile ronfle et nous voilà de nouveau lancés vers le but, visible à présent, le petit estuaire de la Savannah.

Je suis mal à l'aise. Aucune des émotions qui m'ont tant remué depuis deux mois bientôt ne m'a autant troublé. Tout mon être est affaibli. Pour un rien je m'évanouirais.

Par surcroît Marcel me regarde avec insistance. Il est soucieux. Il se méfie de quelque chose aussi.

Je lui demande:

— A quoi pensez-vous?

Il me répond comme on répond quand on ne veut pas répondre:

— Et vous-même?

Hélas! je n'ose lui dire à quoi je pense. C'est trop affreux.

Mais, par un effet singulier que vous connaissez bien, il me semble que si je dis à mon ami quel soupçon m'a traversé l'esprit, ma part de responsabilité dans un crime nouveau se trouvera d'autant allégée, mon remords adouci, puisqu'il sera partagé.

Nous avons tous les deux entendu le cri d'angoisse d'un être humain, tout à l'heure, le cri du gardien de ce sémaphore, sans doute, puisque chaque sémaphore, en rase campagne, est sous la surveillance d'un gardien.

Pour que cet homme ait crié, il faut qu'on lui ait fait du mal.

D'autre part, il n'a pas crié deux fois, mais une seule. Pour qu'on l'ait mis dans l'impossibilité de renouveler ce gémissement caractéristique que nous avons entendu, il a fallu quelque coup terrible...

Le poignard japonais, qui n'est plus dans ma poche, mais dans celle de Wami, n'a-t-il pas joué là un rôle atroce, à son tour?

Pourquoi le Jap m'a-t-il demandé le couteau?

De l'effet à la cause la distance est bien courte. Et nos deux imaginations l'ont tôt franchie.

— Croyez-vous? demandé-je alors à Marcel Duchemin, sûr d'avance que ses pensées sont les miennes depuis une minute et qu'il s'est fait tout bas le même raisonnement que moi.

— Je le crains, répondit-il en faisant une moue ennuyée.

Le doute ne devait pas nous troubler longtemps. Par une de ces malchances qui semblent nous accabler en séries, le moteur de la voiture s'était arrêté.

— Tout neuf, disait d'une voix bizarre l'un des nègres; c'est assez naturel, mais le moment est mal choisi pour nous laisser en panne!

Ce noir parlait un bien mauvais anglais, comme ses pareils, et avec un accent qui me parut plus bizarre encore que sa voix.

Résolument, il se coucha sous la voiture et bientôt poussa un petit cri satisfait. La réparation de l'accident ne lui avait pas demandé deux minutes.

Marcel profita de la halte pour féliciter Wami sur la bonne idée qu'avait eue le Jap de condamner à l'immobilité le train qui venait derrière nous.

— Il fallait ça, dit le petit à voix basse, en regardant à l'horizon si nos persécuteurs n'avançaient pas malgré sa défense.

— Qu'est-ce qu'a dit le gardien du sémaphore? demandai-je alors à notre guide en le regardant fixement.

— Comme un coq à qui l'on fait ceci. Rrrrôôôô!

D'une main passée le long de son cou il indiquait la section par une lame, puis nous montrait le manche du poignard dans la poche de son pardessus.

Nous ne nous étions pas trompés! Un second meurtre était aussi certain que le premier...

Comme il s'apercevait du chagrin que me causait ce nouveau crime, le petit officier nippon nous engagea vivement à remonter en voiture, car le moteur recommençait à tourner.

— Si nous voulons échapper à ces Yankees, dit-il, nous n'avons plus une seconde à perdre. Hop! Nous nous attendrirons plus tard, commandant! Qui veut la fin veut les moyens! J'ai pris le seul que nous eussions d'arrêter un train lancé à notre poursuite. Il ne faut pas m'en vouloir. C'est la guerre! Plus tard, aujourd'hui même, vous serez bien content d'être hors d'ici, entouré de braves gens à qui je vais vous remettre.

On repartit sans autre discours. L'heure pressait. Les deux minutes perdues ne se retrouveraient pas.

Quand la locomotive en aurait passé devant le signal fermé, le chef de train, aux termes des règlements, descendrait du fourgon pour aller en avant se rendre compte, interroger le guetteur du sémaphore.

Il trouverait l'homme assassiné, comprendrait tout et repartirait en vitesse à notre poursuite.

Il en fut exactement ainsi.

Déjà nous apercevions dans le lointain les feux de Savannah, la jolie ville bâtie en amphithéâtre au delà de la rivière.

La cale que nous cherchions n'était plus qu'à deux milles. Déjà les eaux calmes du port nous apparaissaient, barrant notre route comme un ruban moiré par les rayons de la lune.

— Pourvu, me dit drôlement Marcel, que nous trouvions la correspondance! C'est très bien d'arriver au bord de la Savannah. Encore faut-il que l'embarcation sur laquelle on compte se présente à point nommé, et nous y attende.

— Il faut aussi, ajoutai-je, que nous ayons le temps de descendre de voiture, d'embarquer et de pousser au large avant l'arrivée du train policier. En admettant que nous n'ayons rien à redouter de la marine militaire américaine, ce qui n'est pas démontré, craignons tout de la marine marchande! Le Jap a dû louer à Savannah quelque canot. Pourvu que les hommes qui le conduisent ne nous fassent pas faux bond!

Au même instant, mon jeune compagnon, dont les yeux ne cessaient d'interroger l'horizon derrière nous, comme il eût fait sur son navire, poussa un cri d'alarme et frappa de nouveau à la vitre.

— Vite, Wami, vite! Le train nous rejoint. Le voilà! Le voilà!

En effet, le grondement venait de recommencer dans l'air; les feux éclatants des projecteurs se rapprochaient, gagnaient sur nous.

La route, toute droite, aboutissait à la rivière: par un crochet de trois cents mètres, on atteindrait la crique dont nous avait parlé Wami.

Le Jap, avec de grands gestes, essayait de nous faire comprendre que nous arriverions à temps pour échapper aux policemen, montés sur la locomotive ou dans quelque fourgon.

Si nous avions conservé un doute sur les intentions des gens qui conduisaient ce convoi du diable, la décharge de deux mitrailleuses automatiques nous l'eût enlevé.

En effet, à mille mètres derrière nous la première salve des petites pièces, braquées sur la route, éclata en sinistres pétarades.

On eût dit une quarantaine de coups de fouet.

Mais les tireurs n'avaient encore pu nous voir, ni viser, par conséquent. Leurs balles passaient au-dessus de nos têtes, d'autant plus aisément que les engins, aussi bien que les buts supposés, tout marchait, tout se déplaçait dans une course folle à deux vitesses inégales: la locomotive puissante et blindée, plus rapide que la voiture automobile, qui me parut, comme par un fait exprès, moins rassurante que jamais à cet instant critique.

Mais Wami ne paraissait pas désespérer. L'oeil sur la rivière, à présent, il mesurait les cinq cents mètres qui nous en séparaient.

Une deuxième décharge retentit dans notre dos,

Cette fois c'est plus sérieux: nous entendons la ruée des balles à deux mètres au-dessus de nos têtes.

Les tireurs ne nous ont pas encore vus, sans doute; le talus de la voie ferrée, que la route suit de si près, nous protège heureusement.

Mais la troisième salve n'est plus envoyée au jugé. Cette fois, on nous a découverts. Nous sommes visés. Le déplacement des deux véhicules nous sauve encore. Coups manqués!

La rivière est à dix pas. Notre voiture a quitté la route; elle est arrêtée au bord de la cale.

Nous serions sauvés si l'embarcation tant espérée nous attendait. Mais ce que je redoutais s'est produit. Les marins soudoyés par Wami ne sont pas là.

Il n'y à ni bateau, ni gens, rien. C'est la fusillade qui va recommencer.

Les fusilleurs ont d'ailleurs stoppé leur train. Ils nous voient pris. Ils vont descendre pour nous empoigner et nous passer par les armes.


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Il se produisit un phénomène inconcevable. Après une
manoeuvre rapide autour du moteur, voilà que notre
voiture devient bateau et glisse dans la rivière.


Alors se produit un phénomène inconcevable, que l'état de prostration dans lequel je me trouve ne m'empêche pas d'admirer. Quant à Marcel, il ouvre des yeux énormes de technicien stupéfait.

— Pas besoin de bateau! crie joyeusement le Jap.

Et soudain les nègres ayant manoeuvré des leviers, abraqué, débrayé, fait je ne sais quelle cuisine rapide autour du moteur, voilà que notre voiture devient un bateau qui va sur l'eau, qui va même très bien sur l'eau, et glisse le long de la rive avec un bruit discret de machine à coudre.


3. Les deux nègres.

Que signifie? Qu'est ceci? Voyageons-nous dans un conte bleu? Et ce Jap serait-il quelque diablotin véritable, échappé de l'enfer avec, dans sa poche, un talisman qui fait d'une voiture un bateau?

Je l'interroge des yeux, Marcel aussi; mais il nous fait signe de la main.

Il faut patienter encore, à cause du danger que nous courons si nous faisons le moindre bruit. Les rives de tous les fleuves ont des oreilles. Si faible que soit le tac-tac de notre moteur, il s'entend bien assez au milieu de la nuit.

Wami a seulement indiqué à l'enseigne français la place qui lui revient à l'arrière. Mais avec une juste défiance de soi-même, Marcel tient à la laisser à son collègue japonais, son supérieur en grade, au surplus, qui doit aussi connaître les lieux où nous sommes, pour les avoir étudiés en plein jour.

Dans le calme complet de la nuit notre singulière embarcation avance très gentiment. On suit, à trente mètres, la rive gauche du petit fleuve.

La ville de Savannah, son port et ses navires mouillés, les barques endormies, sont à deux cents mètres au moins sur la droite.

Derrière nous le viaduc du chemin de fer.

Devant nous, l'estuaire éclairé par la lune, bien découpé, bien évasé; et, à belle distance, l'Océan, le large, l'inconnu...

Le bateau pointe vers cet inconnu. Il suit bientôt le lit de la Savannah, au milieu, presque imperceptible. Wami est debout; les deux noirs sont assis au volant qui sert dorénavant à manoeuvrer le gouvernail. Ils sont toujours séparés de nous par la vitre armée qui nous abritait du vent, mais qui lui offre aussi une résistance.


Illustration

Notre singulière embarcation suivait, à trente
mètres, la rive gauche du fleuve. (Page 423)


Sur un appel discret que je transmets à l'un des noirs, celui-ci manoeuvre deux châssis articulés, les replie, et nous voilà tous les cinq en contact.

Alors je considère d'un peu plus près les détails.

Comme nous avons déjà mis quelque distance entre le train stoppé à la tête du pont et notre singulière embarcation, Marcel se risque aux exclamations admiratives d'un connaisseur.

Pour moi, qui ne suis guère plus entendu aux choses du génie naval qu'à celles de l'aérostation, l'ensemble est ahurissant, et je me contente de l'ensemble, comme les simplistes. Je constate que ça marche... ou plutôt que ça navigue admirablement.

L'enthousiasme de mon compagnon n'est pas moindre, mais il est fait de son admiration pour les détails.


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Plan de la voiture-bateaus.


Marcel se penche sur l'un et l'autre bord, regarde à l'arrière, à l'avant, me fait exécuter l'un après l'autre ces mêmes mouvements de curiosité muette. Après quoi il m'explique, devant le Jap qui guette en silence, la lèvre souriante, énigmatique, ses yeux au lointain, les ombres que font les nuages en passant sur la lune.

— Tout à fait curieux, dit Marcel, tout à fait!... Et au fond, c'est bien simple. Il fallait y penser.

— L'oeuf de Colomb!

— A propos de Colomb, savez-vous que nous ne sommes guère éloignés, ici, du coin de terre où il débarqua lors de son premier voyage?

— A San Salvador?

— L'archipel des Bahama s'allonge dans le Sud-Est, à distance assez faible de la Floride. Or voyez la côte qui recommence là-bas, sur notre droite. C'est l'Etat de Georgie; la Floride le continue...

Mais Colomb une fois salué, nous revenions à notre singulière embarcation, par une association toute naturelle des idées.

— Quelle différence entre ses caravelles et ça!...

— Pour sûr!

— Après tout, déclara Marcel, ce n'est pas une idée très neuve. Mais existe-t-il encore des idées neuves? Celle-ci date bien de trente ans au moins. Comme il arrive souvent, il lui à fallu du temps pour être réalisée par un maître. C'est un maître, mon cher ami, qui a construit ça! Où diable notre Jap a-t-il découvert cet oiseau? A Vicksburg? à Pittsburg, à Philadelphie?... Il n'y a que les Américains pour oser des engins aussi hardis! Chez nous on n'en voudrait pas. Même, en les voyant fonctionner à merveille, comme celui-ci, on dirait que c'est impossible.

La voiture à moteur, devenue bateau, continuait à faire ses huit noeuds de vitesse, au bas mot. Son hélice tournait dans la Savannah maritime avec une régularité qui réjouissait mes oreilles, car enfin, c'était à présent la libération certaine, à la condition que le navire dont parlait Wami fût en vue.

Or, nous avions beau écarquiller les yeux sur l'horizon: Rien!

— Très curieux, répétait Marcel, très curieux! Voyez... Nous n'avions pas remarqué, que les roues caoutchoutées du véhicule amphibie sont pleines. Point de rayons! L'homme qui tient le volant n'a pas bougé de son siège. Il fait mouvoir à présent le gouvernail, que les roues d'avant suivent dans ses variations.

— C'est forcé pour que le changement de régime s'exécute sans complications, dit Wami, toujours aux aguets sur les approches de la mer.

— Et les roues arrière, observai-je, tournent avec l'hélice?

— Pour la même raison. Sur la terre et sur l'eau, les roues arrière et l'hélice sont solidaires. Tout le reste est commun aux deux applications de l'engin, au terrien comme au marin: moteur, radiateurs, pignons, chaînes...

— Je me disais aussi, tout à l'heure, que nous avions assez l'air de voyager dans une chaloupe.

— Et pour cause!

— C'est tout à fait réussi. Pourvu que les chaînes ne cassent pas!

— Pourquoi casseraient-elles dans la mer? Elles ont résisté sur la route. L'une et l'autre travaillent en pleine huile, même sous l'eau.

— Je remarquai alors sous la banquette où nous étions assis, une énorme provision d'huile, qui se débitait évidemment par les deux flancs du canot-voiture, sur les chaînes de transmission.

Dans la coque, des bouts de bois m'avaient intrigué pendant que nous roulions sur la route. J'en comprenais à présent l'emploi.

C'était un mât démontable, destiné à porter des signaux, des pavois, des drapeaux de fête.

En un instant il fut dressé; on hissa la voile et un foc.

L'allure s'accéléra sous le vent arrière.

A mesure que nous agrandissions l'espace qui nous séparait de la cale par où l'on avait pénétré si délibérément dans la rivière, l'espoir nous revenait, à moi du moins, car Marcel attachait moins d'importance aux détails tragiques.

Militaire de profession, il se laissait peu émouvoir par des incidents de guerre dont ma sensibilité s'énervait.

Je fus le premier, néanmoins, à plaisanter la déconvenue de miss Taylor; elle se trouvait certainement en personne dans le train qui nous avait poursuivis.

Quelle raison s'était-elle donnée à elle-même de notre volatilisation?

Subitement, la route ayant tourné pour venir à la cale, les gens du train avaient cessé d'apercevoir notre voiture. Quel sort lui faisaient-ils dans leur imagination?

Elle n'avait pu franchir la Savannah, puisqu'il n'y avait de pont, à cet endroit, que celui du chemin de fer, porteur d'une voie supplémentaire pour les automobiles depuis une dizaine d'années. Or, cette voie, nous ne l'avions pas prise, sans quoi nous étions fusillés.

Alors, qu'étions-nous devenus?

Il n'y avait pas d'autre issue que la rivière. En admettant que nous nous fussions sauvés sur l'eau, dans une barque, et c'était la conclusion qu'il fallait bien adopter à l'aveuglette, comment notre voiture avait-elle pu disparaître?

Nous ne l'avions pas brûlée; on s'en fût aperçu, ni abandonnée comme un objet qui a cessé de rendre service...

Evidemment, notre disparition devait faire dans ce train, que sa locomotive allait ramener bredouille à Charleston, l'objet de toutes les suppositions. Seule, la bonne solution de l'énigme n'y serait fournie par personne, car elle était introuvable.

— Pourtant, dis-je, ce genre de voiture est connu en Amérique. Puisque c'est de quelque constructeur américain que la tient Wami...

Mais le Japonais, toujours dans son attitude de pilote préoccupé de la route, recommença de sourire, tel un homme qui vous engage à chercher ailleurs.

— Ce n'est pas en Amérique que tu as découvert ce vaisseau-fantôme? lui demanda Marcel, enjoué.

— Non.

Le dialogue se poursuivit, rapide.

— Où donc? Dis-le!

— A Paris.

— Blagueur!

— C'est la vérité.

— Et tu es allé à Paris le chercher? Impossible!

— Je ne dis pas ça.

— Alors, qu'est-ce que tu dis?

— Quelqu'un l'a mis sur un beau yacht, qui me l'a livré à votre intention.

— Où cela?

— Ici, sur la rade que nous apercevons maintenant. Tenez, le voilà là-bas! Si vous avez de bons yeux, vous le voyez long, blanc, haut sur l'océan, avec deux grosses cheminées rouges.

— Qui? Quoi?

— Le Krakatoa.

— Qu'est-ce que c'est que ça?

— C'est le grand bateau qui a porté ce petit où nous sommes.

— T'expliqueras-tu enfin, Jap de malheur? Et as-tu fini de faire le mystérieux?

Wami souriait toujours, énigmatique.

— Demandez aux nègres, ils vous en diront plus long que moi, là-dessus, fit-il enfin.

Demander à ces deux nègres qui n'avaient encore rien dit?...

Justement, la lune nous éclairait tous.

Ils se retournèrent spontanément, l'un après l'autre, pour me montrer, dans un accès de rire assez peu hiérarchique, à ce qu'il me sembla, qu'ils étaient de vrais nègres, avec toutes leurs dents.

Mais aussitôt, l'heure étant venue, sans doute, de faire -la preuve du contraire, l'un et l'autre me lancèrent coup sur coup de joyeux:

— Bonjour, patron!

— Bonjour, patron!

Deux éclats de rire étouffés par prudence; deux paires d'yeux braqués sur les miens pour la première fois depuis que ces acolytes de Wami nous conduisaient et, en dépit du noir de cirage dont leurs figures étaient enduites, je reconnaissais mes gaillards.

Ces faux nègres n'étaient autres que Pigeon et Coquet, lancés à travers le monde à notre secours par le grand patron de l'An 2000.

Tout s'expliquait en une seconde:

Ah! par exemple!

Comme je leur secouai à tous deux les épaules, en signe d'amitié!

Pigeon et Coquet, en nègres!...


4. Sous un pavillon neutre.

— Mais alors, m'écriai-je, ce navire qui nous attend au large?

— Le Krakatoa.

— Drôle de nom. Pourquoi ce ressouvenir d'un volcan de la Malaisie?

— Hollandais.

Le mot me fit réfléchir.

.— Pourquoi un navire hollandais?

— Parce que.

— Parce que quoi? Voyons, vous autres, ne recommencez pas les devinettes!

— Racontez-nous vite ce que tout cela signifie, confirma Marcel, radieux.

— Et d'abord, demandai-je à Pigeon, qui se tourna vers nous, laissant le bateau à la vigilance de Wami et à l'expérience de Coquet, mécanicien consommé, je le savais, de reste... Et d'abord, des nouvelles de tout le monde?

— Excellentes! Tout va bien partout. Vos familles ont eu grand'peur; mais, peu à peu, les télégrammes qui sont arrivés l'un après l'autre, voilà trois semaines, les ont rassurées. Dès qu'on a su quewous étiez tous les deux à Charleston, un peu affaiblis par tant d'émotions, disait un télégramme venu je ne sais d'où, on s'est presque réjoui, car chacun vous croyait bien morts...

— Comme les braves Japs, interrompit Marcel, qui nous ont donné là-bas un si bel exemple. Enfin, sur cinq, il nous en reste un, et il ne dépare pas l'escouade!

Wami sourit tristement.

— Et comme le pauvre Tom Davis, complétai-je.

— Non! Tom Davis à survécu, cette fois encore, à la chute du Prince of Wales.

— Il est en caoutchouc, ce garçon-là

— Peut-être, car un fait singulier s'est produit à la suite de la catastrophe. On l'a revu vivant, bien vivant, au War-Office. Et je fais partie de cet on, moi, Pigeon, car je lui ai parlé comme je vous parle.

— Vous n'étiez pas en noir, comme aujourd'hui?

— Oh! non. J'étais plutôt tout blanc d'émotion, de désespoir. Ah! quelle journée, patron! Quelle journée! Vous étiez en l'air, vous! Il est impossible que vous ayez une idée de la désolation qui régnait en bas.

— Et alors Tom Davis? repris-je, en revoyant tout d'un coup miss Taylor et son calepin, dans le War Insanes Asylum, à l'heure de l'interrogatoire.

— Alors, Tom Davis a disparu, cette fois, pour ne plus reparaître, sans que personne pût nous dire, à nous qui le cherchions dans tout Londres, ce qu'il était devenu. Il à pourtant fait parvenir de ses nouvelles, ce qui prouve bien qu'il n'est pas mort.

— A ses parents?

— Et à miss Ada.

— Mon pauvre Pigeon, vous n'avez pas de chance, décidément.

— Oh! patron, ne parlez pas ainsi, je vous en conjure. Certes, si Tom Davis succombait dans cette guerre odieuse, je me mettrais volontiers sur les rangs pour poser ma candidature à sa succession auprès de la charmante Hollandaise; mais, encore une fois, il ne saurait être question d'une perspective pareille, car Tom Davis n'est pas mort.

— On en est sûr?

— On en était sûr, voilà trois semaines. Les deux billets qu'il avait fait parvenir à ses parents et à sa fiancée disaient à peu près ceci: « Je pars pour une mission délicate. Faites des voeux pour que j'en revienne aussi bien portant qu'aujourd'hui. Il m'est interdit de vous faire savoir où je vais, même à vous que j'adore. Avez confiance! Moi, je ne doute pas du succès. La patrie avant tout! C'est pour elle que je quitte ce qui m'est cher ». Si ce n'étaient pas là les termes de ses deux lettres, c'en était le sens.

On approchait de la pleine mer. Aucun navire suspect dans la baie. Au large, une silhouette grisâtre, celle du Krakatoa, dans le Sud-Est, à trois milles de nous environ.

Marcel, à son tour, tapotait amicalement les épaules de nos deux faux-nègres. Il ne se possédait pas de joie.


Illustration

Nous apercevions à présent, dans la demi-clarté nocturne,
la silhouette blanche du Krakatoa. (Page 425)


— Alors, continua Pigeon, accoudé sur le dossier de son siège et tourné vers nous, des faits pas du tout ordinaires se sont succédé en quelques jours. Le grand patron, désireux de vous reprendre, si possible, aux Américains, — et il y a beaucoup de choses réputées impossibles qui deviennent aisées avec de l'argent — a décidé d'organiser une expédition pour vous reconquérir.

— A la bonne heure! interrompit gaiement Marcel.

— Il me fait revenir à Paris le 8 octobre — il y a juste un mois ce matin. — Je passe la Manche sur un croiseur, sans rencontrer de mines flottantes. Une veine! — Pigeon, me dit-il, êtes-vous un homme d'énergie? — Oui, monsieur...

— En disant ça, mon vieux, tu te vantais, grommela Coquet, attentif à sa route, mais l'oreille à la conversation.

— Non, je ne me vantais pas, parce que, pour mes patrons, le grand et l'autre, je suis prêt à faire des prodiges.

— Bravo! bravo! confirmait aussitôt Marcel avec le même geste.

— M. Martin du Bois continue:

— « Coquet vous suivrait-il?

— « Autour du monde!

— « Bon, c'est là que je veux vous envoyer.

— « Quand partons-nous?

— « Attendez. Auparavant, je veux vous développer mon plan.

— « J'écoute, monsieur.

Il m'explique alors, en dix minutes, ce qu'il veut faire:

— Vous enlever de Charleston, vous et son beau-frère, M. Marcel Duchemin, ici présent. Pour atteindre ce but, il faut, avant tout, fréter un navire. Mais là se présente une difficulté: Ce navire ne saurait être français. Sous notre pavillon, il ne tarderait pas à être capturé par les Américains, sinon par quelque escadre allemande, croisant dans l'Atlantique. De toute nécessité, nous chercherons donc un bon bateau, un bon capitaine et un bon équipage dans un pays neutre.

— J'y suis, m'écriai-je. En Hollande!

— Juste. Les idées hardies de miss Ada me sont connues comme à vous-même. Notre charmante amie m'a répété, à vous aussi, lorsqu'on croyait Tom Davis perdu, la première fois, qu'elle était prête à courir le monde à sa recherche, sur un navire que sa belle fortune lui permettrait de noliser.

— Mais ses parents?

— M. et Mme Vandercuyp font tout ce que veut leur fille.

— Vite, vite, vous nous passionnez, Pigeon.

— L'idée me vient aussitôt de mettre en rapport ces deux forces qui s'ignorent. Voici pourquoi: je ne sais qui s'était avisé de lancer dans la circulation que Tom Davis avait écrit les lettres en question dans un accès de folie. Il faut vous dire que beaucoup de monte-en-l'air anglais sont devenus fous à la suite de la pénible journée du 14 octobre. Beaucoup sont devenus idiots, avec ou sans blessures.

— C'est comme ailleurs, interrompit Marcel.

— On avait donc raconté à M. Vandercuyp et à M Wouters que Tom Davis était fou, qu'il s'était embarqué je ne sais sur quel bateau marchand, et que dans son délire il voulait vous rejoindre en Amérique. C'était absurde, mais on a dit plus d'absurdités en Europe, depuis six semaines que dans le monde entier depuis l'apparition du père Adam. J'avais vu Miss Ada le même jour. Elle me confiait son désir formel de se mettre à la recherche de son fiancé. Dès lors, la combinaison n'était pas malaisée à imaginer. Je l'imaginai. Le soir même je revis Napoléon.

« — Si l'on vous proposait l'opération à deux?...

« — Jamais! L'An 2000 est assez riche...

« — Il ne s'agit pas ici d'argent, mais du pavillon qui doit protéger notre entreprise.

« — Alors dites.

« — Si on vous proposait de faire avec vous cause commune?...

« Bref, je lui expliquai mon plan.

«— Superbe! Idée géniale! Je ne veux pas que cette demoiselle donne un centime, cela va de soi. Tous les frais sont à ma charge, à quelque chiffre qu'ils se montent. Mais elle m'apporte sa grâce, le prétexte aimable d'une croisière, un voyage aux colonies hollandaises, commandé par un bon marin hollandais. Parfait, magnifique! Pigeon, il faut mettre ça sur pied dans les quarante-huit heures... »

— Pas ordinaire, en effet, dit Marcel, amusé.

— Miss Ada trouve l'idée excellente, téléphone à ses parents, à La Have. Ceux-ci, commencent par protester; mais elle insiste tant et si bien qu'elle a gain de cause, sous la condition, bien naturelle, que M. et Mme Vandercuyp seront du voyage.

— A la bonne heure! s'écrie l'incorrigible interrupteur.

— Je pars pour La Haye dans la nuit, nanti de pleins pouvoirs. M. et Mme Vandercuyp font assaut de délicatesse avec Napoléon. Ils déclarent qu'ils paieront la moitié des frais ou qu'il n'y a rien de fait. J'accepte, cette fois, des parents ce qui n'eût pas été acceptable de la jeune fille. Ce sont d'ailleurs des nababs, nous le savons de reste, à qui la guerre laisse des loisirs. Ils répandent le bruit autour d'eux qu'ils ont résolu de faire avec leur fille, un voyage à Java, où ils ont des plantations. Ils reviendront en Hollande après la guerre, c'est tout simple.

En deux jours nous avons découvert à Amsterdam un superbe yacht de trois mille tonneaux encore armé, le Marken, dernier débris du domaine de la couronne. On le débaptise pour le rebaptiser Krakatoa, histoire de lui donner un nom qui rappelle les îles de la Sonde où soi-disant il s'en va faire une croisière. On l'aménage d'une manière toute spéciale. Vous verrez cela tout à l'heure. Je reviens à Paris. Martin du Bois approuve. Je lui présente Miss Ada, rue Spontini, en compagnie de Mme Wouters, sa tante. Il reçoit tout le monde en présence de sa charmante femme...

— Salut, ma petite soeur, interrompt encore Marcel.

— Tout est convenu, réglé, en trois jours. Il faut vous dire que, ces trois jours, Coquet les emploie à découvrir sur la Seine, à Maisons-Laffitte, ce délicieux bateau-voiture qu'il achète au poids de l'or. Il le conduit au Havre, aux fins que vous connaissez... Nous partons le 24 octobre pour Amsterdam. Tout le monde s'embarque, sans tambour ni trompette, et le 25 au matin, le Krakatoa, commandé par le capitaine Jordaëns, un type que vous apprécierez bientôt à sa valeur, nous emmène dans la mer du Nord, sous le pavillon hollandais, cousin du nôtre, bleu, blanc, rouge, mais dans le sens horizontal. Nous passons le détroit sans mésaventures. Certes, on appréhende un peu des torpilles qui se promènent par là... Mais en tenant le milieu du canal, que diable, on les évite encore! Le pilote nous stoppe deux heures au Havre, le temps d'embarquer Coquet et sa naviguimbarde, comme il appelle le curieux engin dont nous n'avons qu'à nous louer, n'est-ce pas, car il a rempli au delà de toute espérance le rôle que nous en attendions... Et voilà!

— Pardon, pardon, interrompis-je. Voilà pour le gros de l'histoire. Mais la fin? Comment vous trouviez-vous à point nommé derrière l'hôtel du Gulf Stream, hier soir, à Charleston?

— Ça, c'est la partie du lieutenant Wami. Mais il est trop modeste et trop occupé pour la présenter comme il convient. Je vais en quelques mots vous la résumer.


5. Deux gredins aux fers.

— Oh! poursuivit Pigeon ce sera bien simple!

Je ne pouvais m'empêcher de rire en considérant sous la clarté lunaire son visage atrocement noirci.

— Un jour, et par surcroît un jour où ça tombait à pic, le marquis Tsou fait une visite à Napoléon. L'ambassadeur a reçu de son compatriote que voici la nouvelle officielle que des cinq Japs qui montaient l'Austral il reste, lui, l'unique survivant. Par quels moyens ces diables jaunes en arrivent-ils à communiquer aussi aisément entre eux, à de pareilles distances, en pleine guerre, c'est un problème que je ne veux pas approfondir, car je n'y parviendrais pas. Comment Wami a-t-il pu se dégager des griffes yankees? Mystère que lui seul pourrait nous dévoiler, s'il voulait; mais il ne veut pas. Il trouve que c'est tout simple, et il garde pour lui le secret de ses trucs. C'est son devoir. Il a découvert le moyen de faire connaître au marquis Tsou qu'il est à Philadelphie, prêt à exécuter tels ordres qui lui parviendront, voilà le principal. Nous arrivons à Philadelphie le 5. Qui voyons-nous monter à bord pour nous vendre des pommes, des oranges, des allumettes? Le lieutenant Wami transformé en négrillon. Miss Ada et le capitaine s'entendent avec lui et nous-mêmes sur le plan à suivre. On adopte celui que nous venons d'exécuter, et voilà, cette fois, le mot final de notre aventure...

— Jusqu'à la date du 8 novembre, à deux heures du matin, dis-je en estimant l'heure... Mais cette embarcation si curieuse?...

— A été mise à l'eau la nuit dernière, presque exactement au point ou vous apercevez le Krakatoa. Nous avons fait ce même trajet en sens inverse sans rencontrer personne. Une fois transformée en voiture sur la route, elle n'a pas autrement étonné les badauds. D'ailleurs en ce pays, il n'y a pas de badauds, personne n'a le temps de s'étonner de quoi que ce soit. Nous avons passé notre après-midi à reconnaître la route de Charleston à une allure qui ne pouvait nous occasionner aucun conflit avec la police. Au point désigné, à l'heure fixée par Wami, nous vous attendions. Et cette fois c'est bien tout.

Le récit finissait comme nous arrivions à portée du Krakatoa.

— Attention! dit encore Pigeon, c'est moi qui suis chargé de faire le hibou!

Il se mit en effet à pousser un cri bizarre de ralliement.

Je vis bien qu'on nous attendait avec inquiétude, car l'expédition était dangereuse; elle avait dix chances contre une d'échouer.

Le moteur se tut. Portés par le jusant vers le navire, nous apercevons à présent la silhouette du Krakatoa, de plus en plus haute sur la mer, dans sa peinture blanche rendue éclatante par les rayons de la lune.

La demi-clarté nocturne grandit les objets. Le yacht loué de compte à demi par l'An 2000 et par M. Vandercuyp nous apparut haut comme un croiseur.

De rares lumières filtraient des hublots, mais nous devinions, Marcel et moi, que sur le pont le commandant et peut-être même M. Vandercuyp veillaient en nous attendant. Quant à miss Ada et à Mme Vandercuyp, nous les saluerions plus tard, car à pareille heure ces dames, vraisemblablement, dormaient dans leurs cabines.

La mer clapotait: le paquebot presque arrêté se balançait entre des lames longues et lentes lorsque la dérive nous amena sous son échelle de tribord.

Pigeon et Coquet, fidèles jusqu'au bout à leur rôle de matelots-mécaniciens, crochèrent aux bons endroits pour nous faciliter le débarquement.

Marcel fredonnait des airs joyeux. Il m'aida complaisamment à gravir les échelons et m'emboîta le pas, tandis que Wami avec les autres et une escouade de matelots, s'occupait de hisser à bord la chaloupe ingénieuse qui nous avait sauvés,

En dix minutes, d'après Pigeon, elle serait sur le pont, prête pour un démontage en trente morceaux.

— Enfin! murmurait Marcel derrière moi, nous voilà en pays ami!

A la coupée une charmante surprise nous attendait.


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Une charmante surprise nous attendait; M. et Mme Vandercuyp et miss
Ada venaient au-devant des fugitifs, les mains tendues. (Page 429)


Miss Ada, qui n'avait pas voulu rentrer dans ses appartements tant que nous ne serions pas arrivés, son père, le patriarche à longue barbe, sa maman, la bonne dame hollandaise des peintures anciennes, nous attendaient ainsi que le capitaine Jordaëns, loup de mer batave, gros et gras, haut en couleur, d'aspect jovial et bon enfant.

Miss Ada, délicieusement habillée d'un complet bleu, coiffée de la casquette marine, couverte à demi d'un manteau qui la préservait de la fraîcheur nocturne, venait au-devant de moi les mains tendues.

Je lui présentai aussitôt Marcel. La jeune fille ne connaissait encore que de nom le beau-frère de M. Martin du Bois.

Elle l'accueillit par de gentils compliments, qui s'adressaient à toute l'équipe de l'Austral, au surplus.

J'échangeai de solides poignées de mains avec ses parents, puis ce fut au capitaine Jordaëns qu'on nous présenta. Il ne parlait qu'un mauvais anglais; mais on le comprenait et c'était suffisant.

Il dit à Marcel que son plaisir était vif de voir à son bord un officier de la marine française dont le nom, imprimé tant de fois depuis deux mois, était devenu célèbre dans l'univers entier.

On nous conduisit au salon, pour mieux nous voir.

— Je veux, disait miss Ada, m'assurer que c'est bien vous. Et encore, que je sois sûre de vous voir là, devant moi, dans le salon de ce navire, il me semble que c'est impossible, que ce n'est pas vrai, que c'est une illusion et que vous allez disparaître aux premières lueurs du jour, vous effacer, vous envoler, comme vous l'avez déjà fait tant de fois.

Devant les tasses de thé qu'on venait de servir, sous les lampes électriques joliment disposées, nous dûmes raconter avec force détails tout ce qui nous était arrivé depuis deux grands mois.

A tour de rôle, avec Marcel, nous fîmes de notre mieux pour satisfaire la curiosité bien légitime de nos Sauveurs.

Seul le capitaine Jordaëns ne comprenait rien à nos récits faits en français. Mais quelques mots, saisis de-ci de-là, et la mimique lui suffisaient pour s'en faire une idée. Au demeurant, il se levait bientôt pour aller voir en haut s'il ne s'y passait rien d'inquiétant, et surveiller la manoeuvre. Car on partait.

J'avais hâte de résumer la fin de notre histoire pour demander à mon tour à miss Ada ce qu'elle pensait de la disparition bizarre de Tom Davis.

Après tout, c'était lui qu'elle cherchait sur les mers, tandis que Pigeon et Coquet s'étaient occupés plus spécialement de nous.

— Maintenant que me voilà ici, dis-je, je pense, mademoiselle, que mes efforts unis aux vôtres, finiront par aboutir à la découverte de celui que vous pleurez.

M. et Mme Vandercuyp regardaient leur fille avec une tendre inquiétude qui en disait long.

On devinait que ces braves gens, aux ordres de miss Ada, tremblaient d'apprendre devant elle quelque nouvelle fâcheuse. Ils se demandaient ce que j'allais dire lorsque je fis allusion à miss Taylor, qui m'avait tant surpris au War Insanes Asylum avec ses questions.

Les yeux de la jeune fille brillèrent.

— Ainsi, s'écriait-elle toute troublée par ce fait nouveau, on dit en Europe que Tommy est parti pour l'Amérique, à moitié fou, tout à fait fou, les versions diffèrent. Et voici que vous nous apprenez, vous, monsieur, qu'en Amérique, une apparition de Tommy est signalée à la police américaine. Comment ne pas relever cette coïncidence? Mais pourquoi? Quel rapport?...

— Si vous voulez mon impression, mademoiselle, dit presque timidement Marcel...

— Oh! dites, monsieur.

— Eh bien, je crois qu'il y a dans ces deux bruits quelque chose de fondé. Pour qu'on persiste à s'occuper du lieutenant Tom Davis par ici, je dis qu'il faut que Tom Davis ait été vraiment signalé aux Etats-Unis.

— Et pourquoi? On signale des grands personnages, des assassins notoires; mais un simple lieutenant d'état-major anglais?...

— Oh! le grade n'y fait rien. C'est l'homme qui vaut qu'on se préoccupe de sa présence. Or votre fiancé, mademoiselle, est un de ces officiers qui feraient d'excellents diplomates. Il est attaché à l'état-major général de l'armée britannique, c'est-à-dire que, sur un avis du ministre de la guerre, on peut l'envoyer en mission secrète, étudier des questions graves sur leur terrain, et non plus dans les rapports d'espions.

— Vous croyez bonnement qu'il est encore vivant et qu'il sert son pays quelque part?...

— En Amérique, oui.

— Mais quelle est cette oeuvre patriotique dont on ne veut pas révéler l'objet?

— Voilà le mystère.

Le visage de miss Ada s'éclaircit. Je ne pus résister au désir de donner à notre jeune amie plus de confiance encore en insistant sur des probabilités auxquelles je m'attardais par pressentiment.

Marcel m'approuva.

— Notre conviction à tous les deux, dit-il, est la même. Tom Davis est en Amérique, puisque la police l'y recherche. Pourquoi faire? Qu'y prépare-t-il? C'est une autre question.

La pendule du salon marquait quatre heures. Je suppliai nos complaisants auditeurs de prendre un repos nécessaire. Ils n'y consentirent qu'après nous avoir plusieurs fois dit et redit qu'à Paris nos familles attendaient, moins inquiètes désormais, la nouvelle de notre heureuse évasion.

Aussitôt que possible elle leur serait envoyée par les îles Bahama, où le commandant avait l'ordre de rallier l'escadre anglaise des Antilles.

Je ne voulus pas me coucher sans avoir fait le tour du Krakatoa en compagnie de Marcel et de Wami. Tout dormait, sauf quelques chauffeurs du bord qui prenaient le frais à l'avant.

Quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsque nous nous trouvâmes face à face avec deux de ces hommes noirs dont les yeux cherchaient à fuir les nôtres.

L'un était de haute taille, l'autre quelconque.

Le grand Petit et Pezonnaz!

Embauchés dans cet équipage hâtivement formé, c'était clair. Et Pigeon ne les avait pas reconnus! C'était impardonnable, en ce qui concernait le second, tout au moins.

D'un bond je montai sur la passerelle pour dénoncer ces traîtres au capitaine. C'était parbleu sans méfiance qu'il avait inscrit au rôle de l'équipage ces deux ennemis de tout ce qui nous était cher.

Ebahi d'abord, puis indigné d'une telle canaillerie, le capitaine Jordaëns donna un ordre bref à son officier de quart.

Il y eut un va-et-vient de matelots commandés, et bientôt nos deux gredins passèrent devant nous, les mains liées derrière le dos.

— Aux fers dans la cale! dit le capitaine en anglais, pour que nous n'eussions aucun doute sur la résolution qu'il venait de prendre avec une belle énergie.


6. Avertissement.

Justement Pigeon et Coquet débarbouillés, rendus à leur aspect normal, venaient nous rejoindre. Je ne pouvais comprendre comment, depuis une grande semaine qu'ils coudoyaient tous les jours ces deux traîtres, leur oeil exercé ne les avait point reconnus.

L'un et l'autre déclarèrent que pas un visage de matelot ne leur avait paru suspect. Quant aux chauffeurs, on ne les voyait jamais. Pourtant Pigeon reconnut que l'un d'eux, croisé une nuit sur le pont, dans des conditions analogues, l'avait frappé par la dimension de sa taille. Mais il ne connaissait pas le grand Petit.

Quant à Pezonnaz, s'il avait pris lui aussi, la précaution de rester dans les machines le jour et de ne monter respirer un peu d'air que la nuit?

Ces chauffeurs, auxiliaires indispensables des navires qui marchent encore au charbon, en dépit des progrès réalisés par l'emploi du pétrole, passent en effet leurs journées dans le fond. Ils ne prennent l'air et le frais que la nuit, pour peu qu'ils aient quelque intérêt à ne pas se montrer.

Les deux misérables avaient donc trouvé une fois de plus le moyen de nous préparer quelque catastrophe!

Nous venions de l'échapper belle. Quel crime avaient-ils médité contre le Krakatoa? Sans doute ils attendaient que nous fussions à bord. Le hasard d'une promenade à quatre heure du matin, et nous les avions surpris hors de leurs tanières.


Illustration

Quel crime les deux misérables avaient-ils encore
médité contre le Krakatoa qui nous portait? (Page 431)


Fallait-il tout de même que Gaudichon et sa bande de l'An 3000 fussent aux aguets de nos moindres gestes!

Pauvre Napoléon! L'affrètement de ce Krakatoa s'était fait dans le plus grand secret, et les bandits avaient encore trouvé le moyen d'en avoir connaissance!

Ce Petit n'était donc pas mort dans l'Elbe? Les Allemands qui l'avaient repêché s'étaient donc abstenus de lui faire passer le goût du pain, ou de le jeter dans une casemate?

— Parbleu, insinua Marcel, l'ignoble drôle leur a proposé de se mettre à l'affût et de nous retrouver quelque part. Ils sont gens pratiques et ne dédaignent pas de relâcher un prisonnier inutile, s'ils en font un espion de plus.

Ces réflexions décevantes venaient empoisonner la joie que nous causaient l'évasion, le voyage heureux sur la Savannah, l'accostage du paquebot, la longue conversation avec miss Ada et ses parents.

Je recommandai bien qu'on ne dit mot de l'aventure à personne, jusqu'au moment où se présenterait une occasion de déposer ces gredins sur quelque îlot désert.

Wami, furieux, voulait absolument qu'il fût permis de les étrangler dans leur geôle; ses petits yeux brillants nous firent comprendre que, si le capitaine l'y autorisait, le compte des deux misérables serait vite réglé, au besoin d'un coup de dent. Et je revis l'affreuse mort du soldat nègre.

— Enfin, dit Marcel, philosophe, n'y pensons plus et allons dormir quelques heures!

Ce n'était pas le logement qui manquait à bord de ce yacht princier, où l'on eût pu caser cent personnes, alors que nous étions là-dessus une douzaine, y compris les caméristes emmenées par les dames Vandercuyp, et le valet de chambre de Monsieur, un Français qu'on appelait Joseph.

L'heure était certes venue de nous reposer jusqu'au jour. Quand le capitaine nous eut indiqué sa route, Sud-Sud-Est, droit sur l'archipel de Bahama, nous entrâmes dans notre cabine, une vraie chambre à deux lits, confortable, luxueuse, que nous avait préparée Mme Vandercuyp avec une sollicitude toute maternelle.

Dans un cabinet de toilette qui la complétait j'aperçus une pile d'exemplaires de l'An 2000.

Nous avons plus de vingt-cinq numéros à parcourir pour nous mettre au courant des mille et un détail de la guerre en Europe, dont nous ne connaissions plus que les grands traits, par les dépêches publiées au jour le jour dans le Herald de Charleston.


Illustration

Avec une sollicitude toute maternelle, Mme Vandercuyp nous
avait préparé une luxueuse chambre à deux lits. (Page 431)


— Ce sera pour plus tard, fis-je. Il est probable que les journées d'inaction ne manqueront pas à bord. Je les emploierai à déguster tout ça...

Marcel se préoccupait déjà de rentrer en France. Son devoir, en effet, l'y rappelait impérieusement, dès qu'il n'était plus retenu en territoire ennemi par la force majeure.

Aux Bahama, sinon plus loin, dans quelque port des Antilles, il pourrait, au premier jour, prendre passage sur un paquebot neutre et rejoindre Paris, où il se mettrait à la disposition du ministre de la marine, notre brave Leloup de Saint-Brice...

Le soleil se montrait et j'avais entendu depuis longtemps piquer le quart de 8 heures, lorsque tout trembla dans notre chambre sous la poussée d'un coup de canon.

— En voilà qui n'ont pas encore les « silencieuses », dis-je en me levant, assez perplexe.

Marcel encore endormi répliqua, dans un bâillement:

— C'est une innovation que la marine laisse aux armées de terre, mon bon. A la mer il faut du bruit. Mais au fait, qui donc a tiré?

Il s'éveilla, sauta vite à bas de son lit et chercha un hublot pour regarder la mer.

— Rien à bâbord. C'est donc du côté de la terre...

Au même instant Pigeon et Coquet, très impressionnés, venaient nous chercher.

— Vite, vite, un croiseur américain! Le coup de canon, c'est l'ordre de stopper! A la visite!

— C'était couru, marmotta Marcel. Cette côte de la Floride est infestée de navires de guerre. Il faut s'attendre à les voir exercer leur droit. Où est-il donc, ce croiseur?

— A deux milles. Il a émergé de la brume tout d'un coup, comme s'il voulait nous gagner de vitesse. Finalement, coup de canon à blanc. Précaution oratoire. Ecoutez!... Ça y est... Nous sommes arrêtés. Les turbines ne fonctionnent plus. Le capitaine obtempère, et pour cause...

— Conseil de guerre, fis-je en hâtant ma toilette.

On s'assit en rond, sur les chaises et sur les lits.

— De deux choses l'une, déclarai-je, ou cette visite est fortuite ou elle est préméditée. Dans le premier cas, c'est un croiseur américain qui opère dans le canal de la Floride, et nous rencontre; son commandant suspecte le pavillon hollandais d'abriter de la contrebande de guerre. C'est son droit. Il nous envoie un officier qui s'assure du contraire et c'est fini; nous repartons en toute tranquillité.

— Deuxième hypothèse, compléta Pigeon, ce croiseur a été prévenu de votre fuite par un télégramme lancé de Charleston.

On a enjoint à son commandant de fouiller le Krakatoa, que l'on suppose abriter deux Français, lesquels se sont échappés de la terre américaine.

— Alors, c'est différent, répondis-je avec une émotion subite. Nous sommes découverts et ce n'est pas chose bien difficile; on nous arrache à la Hollande au mépris des traités, on nous rembarque pour Charleston; nous y sommes jugés par un conseil de guerre, et fusillés...

— Sans aucun doute, patron. Il en serait ainsi sur n'importe quel autre navire. Mais veuillez croire que, sur le Krakatoa, M. Martin du Bois, qui prévoit tout, a pris ses précautions pour que les choses se passent autrement.

—Suivez-moi tous les deux, voulez-vous? Je vais vous escamoter...

Je dressai l'oreille et Marcel aussi.

Que voulait dire Pigeon? Etait-ce une plaisanterie?

— C'est très sérieux, reprit-il. Et il n'est que temps de vous mettre à l'abri, car le canot des Américains doit s'avancer à bonne allure.

Un chauffeur-nain accourut: c'était Wami, plus noir de suie et de charbon que la veille sous le cirage.


Illustration

Le canot des Américains s'avançait à bonne allure.


— Vite, dit-il à demi-voix. Ils sont à un mille. Vite!...

Je ne comprenais qu'à moitié ce que signifiait cet « escamotage ». Où donc Pigeon voulait-il nous conduire?

— Le capitaine est censé ne rien savoir. Miss Ada et ses parents sont à la coupée, qui attendent les visiteurs avec une provision de sourires. Coquet va les rejoindre. Il est le secrétaire de Monsieur. Je serai celui de Madame. Avant de prendre mon poste dans le groupe, je vais vous installer en un réduit curieux où vous serez très bien. Aucun officier yankee, même s'il veut faire le grand inquisiteur, n'aura l'idée de vous découvrir là.

— Mais où donc? demandai-je en suivant Pigeon dans le couloir de l'entrepont, vers le centre du navire.

— Ce n'est pas dans les cylindres des machines, fit Marcel, puisqu'il n'y en à pas.

— Venez, venez!

Coquet s'éclipsait. Pigeon monta dix marches d'une échelle; nous le suivîmes, ce qui nous permit d'apercevoir, dans le canal de la Floride, à tribord, le croiseur américain stoppé, et son canot qui s'avançait vers le Krakatoa.

Une porte s'ouvrit. Nous pénétrâmes dans une sorte d'office abandonné. Ni gens, ni meubles. Une pièce inutilisée.

Au fond, une autre porte s'ouvrit encore; mais je vis que celle-là était dissimulée dans la cloison, figurant un panneau à moulures.

— Trois marches à monter dans le noir, fit Pigeon.

Nous montâmes les trois marches, pour pénétrer dans une sorte de tourelle, où il y avait deux sièges, une table, des numéros de l'An 2000 et des oranges sur un plateau.

La lumière du jour tombait d'en haut, crue, abondante, et découpée en un rond parfait.

— Là, fit Pigeon, en nous installant. Vous serez très bien là dedans. Ne faites pas de bruit, ne fumez pas; vous avez deux microphones sur la table. Quand il en sera temps, je viendrai vous délivrer. C'est encore une trouvaille du grand patron.

Mon lieutenant disparut alors, le sourire aux lèvres, en nous faisant signe de patienter.

Je regardai Marcel qui pouffait de rire, prudemment, et s'asseyait avec une majesté comique, des journaux dans la main.


Illustration

Nous étions dans une des cheminées du paque-
bot, spécialement aménagée pour dissimuler
des suspects en cas de perquisition. (Page 434)


Nous étions dans l'une des deux cheminées du paquebot. Et il était de toute évidence que celle-ci ne pouvait servir qu'à dissimuler des suspects en cas de perquisition.

Comme certains appartements de nos maisons, le yacht princier avait une fausse cheminée. Celle-ci ne communiquait point avec la machinerie. C'était un donjon truqué. La combinaison me parut si drôle que je me mis à rire à mon tour.

— Votre beau-frère, dis-je à Marcel, a des idées qui sont bien à lui. Jamais je n'eusse trouvé celle-là.


7. La visite.

L'inspection de notre prison cylindrique fut rapidement faite. Nous étions surtout ravis par l'installation des deux microphones. Ils étaient gentiment dissimulés dans deux vases emplis de fausses fleurs et fixés à la table.

Déjà des ingénieux appareils révélateurs fonctionnaient avec une parfaite sonorité. Nous n'avions qu'à les écouter, assis tranquillement sur nos chaises, après avoir pris soin de maintenir la porte d'accès fermée par un solide verrou.

Ce fut d'abord le bruit du moteur qui ralentissait à bord du canot américain, puis un silence, des coups de sifflet, l'accostage à l'échelle, l'ascension d'une vingtaine de marches par deux ou trois personnes.

Pour ne rien perdre de ce que nous entendrons par la suite, et aussi pour passer le temps, je m'amusai à sténographier, tandis que Marcel, souriant, inclinait la tête et faisait des simagrées à chaque phrase transmise par l'espion mécanique.

(Pas rythmés à la coupée. — Arrêt subit. — Saluts, évidemment. — Silence de cinq secondes.)

UNE VOIX (celle de l'officier visiteur, c'est clair.)— Monsieur (en anglais), monsieur. (Ceci s'adresse à M. Vandercuyp.) Je suis envoyé par le commandant de l'Oklahoma, croiseur de la République des Etats-Unis, que vous voyez stoppé là-bas, pour exercer à bord de votre bâtiment un droit de visite que vous connaissez. Je vous prie de me fournir les preuves écrites que ce navire sur lequel vous longez les côtes américaines est bien un navire hollandais, comme l'indique son pavillon.

M. VANPERCUYP. — Avec le plus grand plaisir, lieutenant. Si vous voulez bien me faire l'honneur de me suivre au salon... Permettez que je vous présente tout d'abord Madame Vandercuyp, mon épouse, Mademoiselle Vandercuyp, notre fille, et le capitaine Jordaëns...

LE CAPITAINE. — Qui regrette de parler anglais mauvais, comme une vieille savate.

L'OFFICIER. — Monsieur, je vous suis... Madame daigne-t-elle accepter mon bras?

Marcel se dandine, à cette offre galante. J'entends que ce jeune lieutenant, car je le suppose jeune, étant donnés son grade et le timbre de sa voix, est l'un des brillants officiers que les Etats-Unis comptent par milliers sur leurs navires, de ceux qui sont plus familiarisés avec les usages mondains de la vieille Europe qu'avec les tirs et manoeuvres à la mer.

(Bruit de pas sur le pont, descente au salon. Silence, pendant lequel chacun s'assoit à la table pour assister à l'examen des papiers du bord.)

LE CAPITAINE JORDAENS. — Voici, lieutenant, papiers de Krakatoa. Monsieur Vandereuyp, propriétaire, expliquera vous mieux que moi, moi parler si mal anglais.

L'OFFICIER. — Capitaine, vous vous calomniez. Mais puisque M. Vandercuyp est le propriétaire...

M. VANDERCUYP. — En effet, lieutenant Ainsi que vous pouvez vous en convaincre par l'examen de ces documents, j'ai acheté ce yacht, le Marken, à la succession de nos rois, désormais remplacés par un président de république.

L'OFFICIERL'OFFICIER. — Comme chez nous.

M. VANDERCUYP. — Le prince Maurice, dernier rejeton de notre famille royale, était, il a y encore un mois, propriétaire de ce beau yacht, sur lequel il consacrait à des voyages scientifiques les loisirs que lui a faits la révolution. J'ai acheté le Marken, ainsi que le prouve l'acte que voici... (Un temps pour l'examen de la pièce par l'officier visiteur). Je l'ai appelé le Krakatoa, aménagé pour ma famille, et si vous parcourez le connaissement que voici, vous y verrez que nous allons d'Amsterdam à Java sur lest. C'est pour notre distraction et pour ma santé un peu ébranlée que nous faisons ce voyage en touristes. Nous mettons aussi à profit les loisirs que fait à tous les commerces cette malheureuse guerre, même dans les pays neutres, pour visiter de grandes propriétés que j'ai là-bas.

L'OFFICIER. Vous êtes en règle, monsieur. D'ailleurs je n'en doutais pas en mettant le pied à votre bord. Il m'a suffi de voir à quelles respectables personnes j'avais affaire pour être convaincu. Mais vous connaissez le formalisme de nos règlements!

MISS ADA. — Nous savons rendre hommage à la courtoisie des officiers de marine qui sont chargés de les exécuter.

L'OFFICIER. — Mademoiselle, vous voulez me faire rougir.

MME VANDERCUYP. — Notre fille sait que nous aimons beaucoup, beaucoup les Anglo-Saxons.

L'OFFICIER. — Vraiment? Je me permettrai alors de dire que Mademoiselle devrait rester sur nos côtes avec ses parents, ou mieux à l'abri dans quelqu'un de nos ports; il lui suffirait d'y séjourner jusqu'à la fin de la guerre pour être demandée en mariage par tout l'état-major de notre jeune marine... Il me reste à vous présenter mes hommages, monsieur, mesdames, à vous aussi, Capitaine, et à vous prier de me faire conduire dans le navire pour m'assurer par moi-même... Voilà qui n'est pas encore très poli, mais c'est ma consigne. Vous l'excuserez.

M. VANDERCUYP. —Comment donc! Lieutenant, vous faites votre devoir. Au surplus nous serions mal venus à ne pas vous en faciliter l'accomplissement. Nous sommes des neutres, nous n'avons rien à cacher; nous ne transportons ni marchandises, ni munitions de guerre en contrebande. Nous nous ferons un plaisir, le capitaine et moi-même, de vous faire visiter le Krakatoa jusqu'au fond de ses cales. Auparavant vous voudrez bien accepter une tasse de cacao matinal. Celui que vous dégusterez avec nous est récolté à Java précisément, dans les propriétés que nous allons passer en revue, comme je tiens à le faire tous les sept ou huit ans.

(Cliquetis de sabre. Le lieutenant se déharnache. Bruits de vaisselle. On apporte le pain, le sel et le cacao. Ni Pigeon ni Coquet ne sont de ce lunch intime, cela va de soi. D'infimes secrétaires? Ils attendent évidemment sur le pont, en se chauffant au soleil, qu'on fasse appel à leurs services s'il y à lieu.)

MISS ADA. — Vous venez de loin, lieutenant?

L'OFFICIER. — De Key-West, mademoiselle. Nous croisons dans le détroit nuit et jour pendant une semaine, après quoi ce sera le tour d'un autre navire. Alors nous irons rejoindre la flotte.

MME VANDERCUYP. — A la Nouvelle-Orléans?

L'OFFICIER. — Peut-être, ou à La Havane.

MISS ADA. — C'est dangereux au possible, ce que vous faites-là, car la mer, en ces parages, est semée de mines flottantes, nous dit-on.

L'OFFICIER. — Certes. La défense de nos côtes est assurée à l'américaine, par ici comme ailleurs. Je veux dire que nous réservons plus d'une surprise à l'ennemi qui se montrerait trop curieux.

MISS ADA. — On frémit rien qu'en y pensant.

L'OFFICIER. — C'est pour vous, mademoiselle, et pour vos parents qu'il convient de frémir. Que nous soyons exposés, nous autres, à sauter sur quelque torpille enlevée de son poste par le torrent du Gulf Stream, rien de plus simple; c'est notre métier de mourir pour notre patrie. Mais vous!... Votre Krakatoa se trouve ici dans une zone qui n'est pas encore dangereuse, puisque nous sommes à cinquante milles de la côte floridienne. Toutefois elle commence à le devenir tout près d'ici.

M. VANDERCUYP. — C'est ce que j'ai dit à ma fille. Mais vous connaissez, lieutenant, le proverbe français: Ce que femme veut, Dieu le veut. Notre fille a voulu voir de près le fameux tourbillon de ce courant chaud qui baigne vos côtes. Il a fallu mon intervention et celle du capitaine pour que le yacht n'allât pas plus loin.

L'OFFICIER. — Vous étiez bien plus au Nord? La télégraphie sans fil nous la fait savoir ce matin.

Le CAPITAINE JORDAENS. — Oui, Gulf Stream violent, comme tempête. A entraîné moi beaucoup plus haut que moi vouloir. Aussi moi redescendre à toute vapeur contre lui...

L'OFFICIER. — Et vous allez?

LE CAPITAINE. — Faire charbon aux Bahama.

L'OFFICIER. — A la bonne heure! Ce soir vous y arriverez, Car nous sommes à la hauteur du cap Canaveral.

M. VANDERCUYP. — Connaissez-vous cet archipel des Bahama?

L'OFFICIER. —Certes! Mauvaises rades, malgré tout l'argent que les Anglais y ont dépensé pour le rendre tenable. Jadis il n'y avait rien; c'était pire. Depuis le commencement du siècle, la métropole a persuadé à la Colonie qu'il fallait établir là, dans le corail — car toutes ces côtes et toutes ces îles ne sont que coraux, vous le savez, — une base navale sans laquelle John Bull ne pourrait jamais espérer tenter un coup de force contre Jonathan... Mais Jonathan, s'il n'a pu empêcher John Bull d'engloutir des millions aux Bahama, n'est pas embarrassé pour donner une bonne leçon à son cousin, celui-ci fût-il accompagné du petit Jap.

MME VANDERCUYP. — On dit que vos moyens de défense à terre et le long de toute cette côte sont formidables, en effet.

L'OFFICIER. — Il en est de magnifiquement barbares, madame. Les Japs ont pu nous surprendre sur terre, à Black-River; mais je vous promets que sur mer nous ne craignons personne, de la Nouvelle-Orléans à Boston. Tout est prêt pour recevoir les alliés. Plus de soixante navires de guerre croisent le long des côtes. Plus de vingt mille torpilles sont prêtes à faire leur office, sans parler de ce qu'il m'est interdit de révéler, même à de charmants neutres comme vous, mesdames et messieurs. Ah! que vous êtes heureuses d'être neutres, mesdames! Et que votre pays est donc intéressant!

MME VANDERCUYP. — Vous connaissez la Hollande?

L'OFFICIER. — Beaucoup. J'y ai séjourné avec une escadre. Vous permettez?...(Silence. Le piano joue sous des mains d'homme, un peu rudes, l'air national hollandais

Wien Neêrlands bloed....

Bravos joyeux et compliments.)

MISS ADA. — Encore une tasse de cacao, lieutenant?

L'OFFICIER. — Volontiers, mademoiselle.

(Remue-ménage subit, éclats de voix et pas précipités sur le pont. Coup de canon au loin.)

— Diable! fait Marcel interdit, qu'est-ce que cela signifie?

— Ecoutons, mon ami. Ecoutons tous les deux. Si nous voulons savoir.

— Ecouter, écouter, sans doute, c'est bien, mais je voudrais voir à présent!

Je continue à noter, l'oreille tendue vers les microphones.

(Cliquetis. Le lieutenant se harnache à nouveau, balbutie une excuse et monte sur le pont. Les voix de ces dames, de M. Vandercuyp, du capitaine indiquent qu'on le suit dans un trouble qui s'explique.)

Marcel se plaint à nouveau d'être enfermé dans cette cheminée comme dans une fosse. Tout à coup il tombe en arrêt et tâtonne sur la paroi.

— Psssttt! me fait-il.

— Quoi, psssttt?

Il a glissé un rideau en toile grise. J'ai le semblable à côté de moi:

— Voyez donc! Une échelle de fer boulonnée là-dessous! Toute mignonne, mais elle suffira. Deux! Une de chaque côté du cylindre dans le fond duquel nous gémissons!

Il gravit celle de droite avec la légèreté de son âge. Je m'élance sur celle de gauche.

Trouvailles évidentes du grand patron, ces échelles! Pigeon n'a pas eu le temps de nous en parler.

A trois mètres nos yeux rencontrent un trou grand comme une pièce de cinq francs; du dehors, il est imperceptible; du dedans, il constitue un champ de vue très suffisant sur l'extérieur. Marcel n'aperçoit rien de son côté. Mais du mien, je distingue nettement quelque chose.

— Quoi donc, mon bon?

— Un second canot vient de quitter Oklahoma. Deuxième officier! Contre-visite! Oh! oh! nos affaires se gâtent, Marcel.

— Je le crains... de cheval, riposte l'espiègle à voix basse.

Sur son échelle il à l'air d'un chimpanzé surpris par quelque chasseur. Et moi donc, sur la mienne, ai-je une attitude plus noble?


8. Bon voyage!

Avec le même cérémonial que le premier, le second canot accosta bientôt le Krakatoa. J'aperçus distinctement l'officier qui le montait; c'était le supérieur de l'autre, un capitaine, vraisemblablement le second du croiseur.

Vite nous redescendons aux écoutes. Les tempes me battent fort et je crains d'avoir mal entendu; mais l'air ennuyé de Marcel me confirme que la sensibilité du microphone reste excellente.

Adieu la sténographie! Elle n'a pas d'objet, au demeurant.

Nous ne perdons pas un mot de ce qu'on dit:

LE CAPITAINE AMÉRICAIN, après avoir, je pense, salué de la tête les propriétaires du bâtiment, car il n'a prononcé aucune parole de politesse. — Lieutenant Philip, vous avez vérifié les papiers du bord?

LE LIEUTENANT PHILIP. — Oui, capitaine. Ils sont en règle. Le yacht appartient à M. Vandercuyp, ici présent; il fait un voyage d'agrément et d'affaires privées aux Indes néerlandaises. Il a été emmené dans le Nord hier soir par le courant du Golfe; présentement il se dirige vers l'archipel des Bahama.

LE CAPITAINE JORDAENS. — Faire charbon.

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Voilà un point acquis. (D'une voix bourrue.) Mais la télégraphie sans fil vient de nous en signaler un autre. La police de Charleston recherche deux Français faits prisonniers en mer, après un voyage dramatique en ballon. Vous avez lu cette histoire.

LE LIEUTENANT PHILIP. — Je crois bien. Qui ne la connaît aux Etats-Unis? Ce sont de rudes gaillards. Ils avaient avec eux un Japonais...

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Oui, mais il n'en est, pas question dans le télégramme de service, qui dit ceci: rechercher si les deux Français qui se sont enfuis de Charleston sur une automobile, dont la trace a été perdue par la police au bord de la Savannah, près du viaduc, ne se sont pas réfugiés, en se donnant comme naufragés, à bord du yacht hollandais signalé sur les côtes de Géorgie et de Floride. (Silence.) Monsieur le propriétaire du Krakatoa, veuillez me dire: avez-vous des Français à bord?

M. VANDERCUYP. — Oui, capitaine.

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Voulez-vous me les présenter?

(La scène se passe en plein air, sur le pont, près de la passerelle, un peu loin des microphones dont nous a parlé Pigeon; on entend faiblement; aussi notre attention redouble.)

M. VANDERCUYP, d'une voix enjouée. — Voici mon secrétaire, et voici celui de madame. (Un silence.)

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Je les emmène. (Protestations.)

M. VANDERCUYP. — Sous le prétexte qu'ils sont les deux Français que l'on vous réclame?

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Evidemment.

M. VANDERCUYP. — Et à quoi les reconnaissez-vous? Avez-vous leur signalement? Ceux-ci sont venus avec nous d'Amsterdam. Ils n'ont aucun rapport avec les hommes que vous cherchez.

PIGEON, en français. — Je proteste ainsi que mon collègue. Nous sommes au service de M. et de Mme Vandercuyp, nous pouvons prouver, que nous ne les avons pas quittés depuis le départ...

LE CAPITAINE AMÉRICAIN, en anglais. — Veuillez parler anglais; ni le lieutenant ni moi nous ne comprenons votre langue.

PIGEON. — C'est un tort.

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Qu'est-ce que vous dites?

PIGEON, rectifiant en anglais. — Je dis que c'est très regrettable, parce qu'en français vous auriez peut-être appris des choses.

LE CAPITAINE ET LE LIEUTENANT ensemble. — Quelles choses, monsieur? (Silence.) Si vous ne vous expliquez pas clairement et vite, on confisque le navire.

PIGEON, sur un ton pathétique. — M. Vandercuyp ne permettra pas, j'en suis sûr, que s'accomplisse à son bord un déni de justice. Il est le meilleur des hommes; il est même trop bon. Mais nous ne pouvons accepter, mon collègue et moi, de payer pour d'autres. Je vais donc vous dire la vérité. (Rumeur de stupéfaction). Chacun pour soi! Si beau que soit le geste d'un homme généreux, il n'est pas admissible qu'il fasse le malheur de deux innocents. Est-ce juste, capitaine?

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Très juste.

PIGEON. Eh bien, quoiqu'il m'en coûte de livrer deux compatriotes, j'aime mieux les voir s'éloigner de ce Krakatoa où ils avaient cru trouver un refuge que d'assister à la confiscation brutale et imméritée d'un yacht qui navigue honnêtement sous son pavillon neutre. Oui, capitaine, il y a ici deux Français, qui ne sont ni mon collègue, ni moi. M. Vandercuyp a donné l'ordre, en brave homme qu'il est, de les soustraire à tous les regards en les enfermant dans la cale.

Je respirai.

Parbleu, je pensais bien que ce n'était pas nous que Pigeon songeait à remettre de la sorte aux autorités américaines; mais je me disais jusqu'au dernier moment: s'il allait se tromper! S'il allait parler de la cheminée au lieu de la cale!

Marcel m'envoyait des regards en coulisse. La conversation continuait sur le pont. Miss Ada intercédait, mais sans succès, et nous comprenions bien que son intercession ne venait là que pour la forme.

La jeune fille était au courant, aussi bien que son père, Mme Vandercuyp et le capitaine Jordaëns, du crime de trahison que Petit et Pezonnaz avaient commis, rien qu'en s'enrôlant dans l'équipage du Krakatoa. Mais il ne fallait pas céder trop vite; c'était l'enfance de l'art.

Quand toutes les formules de prière discrète furent épuisées, le capitaine devint tout à fait menaçant, impoli presque.

Alors M. Vandercuyp feignit de se laisser fléchir.

— Eh bien, dit-il, puisqu'il le faut, j'obéis. Nous aurons fait, au moins, tout ce qu'il aura été possible de faire pour sauver ces deux vies. Car on ne fusillera pas ces malheureux? Capitaine, vous nous le promettez?

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Oh! je ne puis m'engager à rien, monsieur! Je ne connais pas ces deux personnages. On en a parlé dans les journaux, mais j'ignore s'ils sont grands, moyens ou petits, rasés ou barbus. Ce que je sais, c'est que la police a eu raison de m'envoyer ici les rechercher, puisqu'ils s'y trouvent. Comment ont-ils de parvenir jusqu'à votre bord? Sur un radeau?... Dans une embarcation?

— A la nage, répond vite Pigeon. Ils sont arrivés jusqu'à nous dans une mauvaise barquette qu'ils avaient détachée de la rive, sur la Savannah. Elle faisait eau de toutes parts lorsqu'ils sont entrés dans la mer. Bientôt elle a coulé. Ils ont fait des efforts surhumains pour nous joindre.

« J'étais là, tenez, capitaine... là où vous me voyez en ce moment. Il était deux heures du matin; je prenais le frais sur le pont. Tout à coup, j'entends des appels déchirants. C'étaient nos deux compatriotes. La baleinière leur fut envoyée. Vous savez le reste.

— Très bien, Pigeon, très bien, disait Marcel, félicitant ainsi à distance mon lieutenant sur son ordinaire bagout.

PIGEON (vraiment canaille, mais c'était bien le tour des deux bandits de payer pour nous). — Le grain de folie qui les a fait enfermer au War Insanes Asylum a reparu, et M. Vandercuyp a dû leur faire attacher les mains pour les empêcher de commettre quelque folie. Ils ont commencé par se barbouiller de charbon, « pour que les Américains ne les reconnaissent pas », ont-ils dit. Vous ferez bien de les surveiller.

(Un silence. Des pas, les pas de quatre où cinq hommes.)

Quel dommage de ne pas voir la tête de ces deux vilains singes en un pareil moment! Allons-nous être assez vengés! Vive Pigeon!

Nos individus sont à présent sur le pont.

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — C'est vous qui avez quitté la terre américaine à la suite d'un meurtre abominable?

(Silence bien naturel; ni l'un ni l'autre ne savent l'anglais.)

PIGEON, en anglais. — Ils ne répondront pas dans votre langue, capitaine, pour la bonne raison qu'ils l'ignorent.

LE CAPITAINE AMÉRICAIN. — Posez-leur donc la question dans la leur, monsieur le secrétaire, puisqu'elle est aussi la vôtre.

PIGEON, de plus en plus astucieux. — Le capitaine demande si vous voulez le suivre à terre au lieu de croupir ici dans la geôle jusqu'à la fin de notre voyage?

PETIT ET PEZONNAZ, d'un ton rogue. — Oui.

PIGEON. — Vous voyez, capitaine? Il n'y a aucun doute. Emmenez-les donc, et vite, car cette scène est pénible pour M. Vandercuyp.


On entendit alors un colloque plus amical entre le capitaine américain et le propriétaire du yacht. Nous comprîmes qu'on parlait de la visite finale du lieutenant aux coins et recoins du navire.

Elle s'exécuta promptement. L'officier passa devant notre cachette, guidé par le capitaine Jordaëns et suivi attentivement par Pigeon.

— Aux échelles! dis-je alors à Marcel. Il faut assister au départ de nos deux drôles. Je ne serai tranquille que si je les vois, de mes yeux, filer vers l'Amérique à notre place.

Comme il n'y avait qu'un trou de chaque côté de la cheminée, et que le spectacle n'était que d'un côté, nous montâmes tous les deux sur la même échelle, collant chacun à notre tour un oeil au petit orifice.

Dix minutes se passèrent pendant lesquelles le microphone ne nous transmettait que des lambeaux de phrases banales, entre le capitaine maussade et M. Vandereuyp.

Enfin le lieutenant Philip eut achevé son inspection.

— Rien de suspect, dit-il à son chef.

— Monsieur, déclara l'autre à M. Vandercuyp, j'emmène les deux Français que voici. Dans trois ou quatre jours, ils seront à Charleston, où l'autorité disposera d'eux. Je vais me contenter de signaler leur arrestation. Vous êtes libre!

Salutations courtoises; on entend des mots aimables de miss Ada et de Mme Vandercuyp à adresse du lieutenant.

Le capitaine donne alors aux matelots qui l'ont accompagné l'ordre de conduire Pezonnaz et Petit dans les canots.

Mais voilà que subitement les deux compères regimbent. Ils échappent à leurs gardiens et courent sur le pont.

Où vont-ils? Ou plutôt: où viennent-ils? Devant la cheminée qui nous enferme!


Illustration

Heureusement que les deux compères ont les mains liées
derrière le dos, sans quoi leurs gestes dénonciateurs
eussent pu nous jouer un mauvais tour. (Page 440)


Heureusement qu'ils ont les mains liées derrière le dos, sans quoi leurs gestes dénonciateurs eussent pu nous jouer le mauvais tour. Ligottés, ils ont simplement l'air ridicule, car, avec leur tête follement agitée, ils essaient de faire comprendre au capitaine que nous sommes là.

— Emmenez donc ceux qui sont là-dedans, lui crient-ils, toujours gesticulant.

Mais Pigeon a tôt fait de montrer, dans cet acte bouffon, une preuve de l'insanité des deux compères.

Je les regarde une fois encore, Marcel aussi, faire les derviches et baver leur haine à notre adresse. Mais il est impossible que les Américains se doutent un seul instant de ce qu'ils veulent leur faire comprendre.

Alors de rudes mains les empoignent. Quatre matelots descendent Petit dans un canot, Pezonnaz dans l'autre.

Les deux embarcations s'éloignent à toute vitesse sur la mer qui devient houleuse. On entend le grand Petit et le petit Pezonnaz hurler des protestations incomprises qui, aux yeux des autres, caractérisent bien leur folie.

On les voit jeter la tête à droite et à gauche, toujours tournés vers notre bastille rouge, d'où Marcel leur crie, si l'on peut dire, à demi-voix, par le petit trou:

— Bon voyage, sales types! Bon voyage!

Et quand Pigeon vient heurter à la porte de notre cachette, il nous trouve affalés sur les chaises, Marcel assez ému, moi beaucoup, beaucoup plus que lui.


9. L'Explosion.

Il était inutile, imprudent même de nous attarder. Aussi, le capitaine Jordaëns fit-il mettre le cap au Sud, sur les îles Bahama, dès que les deux canots eurent accosté l'Oklahoma. Nous étions tous groupés sur la passerelle, fort émus de cette alerte, et nous inspections la mer avec inquiétude, comme si, de ses vagues, qui se faisaient plus moutonneuses, dût surgir quelque nouveau trouble-fête.

Dès que l'ordre de quitter à toute vitesse ces parages dangereux eut été donné aux machines, nous redescendîmes au salon pour y conférer sur l'incident.

Miss Ada, que nous n'avions pas vue depuis la veille, était nerveuse. Je lui demandai ce qu'elle espérait de cette croisière dont le but était double.

— M. Martin du Bois voulait nous délivrer. Nous voilà, sains et saufs, Dieu merci. La première partie du programme est remplie; mais la seconde? Où pensez-vous donc, mademoiselle, rencontrer votre fiancé? Avez-vous quelque donnée positive?

— Hélas! non. Je ne sais que ce que je vous ai dit: Tommy est parti pour une mission secrète que lui a confiée le Gouvernement britannique, et c'est en Amérique qu'il doit l'accomplir. En quel point précis de l'Amérique? Voilà ce que je ne peux deviner. Mais mon instinct de femme, ma tendresse de fiancée et, si vous voulez que je vous le dise, un rêve que j'ai fait l'autre nuit me portent, à croire que le lieutenant Davis se trouvera sur notre route un jour ou l'autre. On a fait le nécessaire dans une agence de police, à Londres, pour qu'il fût informé de notre départ. Sûrement, dès qu'il sera touché par l'avis qu'on lui fera tenir, si ce n'est déjà chose accomplie, Tommy se préoccupera de me rassurer. Il m'enverra par un émissaire quelque signe confidentiel, s'il ne peut venir lui-même nous rejoindre, ne fût-ce qu'une heure. Il sait que, cette heure bénie, je attends de sa grande affection pour moi. Il ne voudra pas me laisser dans l'inquiétude.

— Comme vous l'aimez!

— Et comme il m'aime, vous pouvez l'ajouter. Dire que, sans cette guerre maudite, nous serions mariés depuis cinq semaines déjà, en Egypte ou aux Indes, parcourant ces pays du soleil dans un délicieux voyage de noces... Pourvu qu'on ne me le tue pas!

—Oh! quant à cela, rien à craindre, mademoiselle. Le lieutenant Davis est invulnérable.

— On le croirait, n'est-ce pas? Mais c'est précisément parce qu'il a déjà échappé à tant de catastrophes que je crains à présent pour sa vie. On ne joue pas impunément avec la mort. Il est trop hardi; il la brave trop; et les chances d'échapper au danger permanent diminuent, c'est clair... Oh! cette guerre, cette guerre infernale! Et comme on peut sans exagérer la qualifier ainsi! A chaque minute on tremble... pour les autres.

— Et pourtant vous n'avez pas craint de vous embarquer!

— Oh! moi, je ne redoute rien. Avec Tommy, nous ferons un ménage excellent d'intrépides.

— Et ce rêve, dont vous parliez tout à l'heure, vous a représenté le lieutenant bien vivant?

— Oh! Je crois bien! Nous étions sur la mer, à proximité d'une île très basse, à peine élevée de quelques pieds au-dessus de l'eau, lorsque mon cher Tommy, semblable à un fantôme, s'éleva du sein des flots pour venir vers nous. Mon père et ma mère étaient là, sur la passerelle, à côté de moi, ainsi que le capitaine. Celui-ci dit: « Voilà un nuage qui vient sur nous: il est bien épais. Il va nous cacher la vue de cette île; pourvu que nous n'allions pas nous échouer dessus! » Alors le nuage s'ouvrit, et laissa voir, en habit de missionnaire, un rameau d'olivier à la main, mon cher Tommy qui souriait.

— Vos parents ont vu aussi l'apparition?

— Du tout. Ils me grondèrent ensuite de me laisser ainsi séduire par des mirages. M. Pigeon, mis au courant, me plaisanta, lui. Mais je sais ce que j'ai vu. Une grande minute cette vision s'est prolongée. J'ai envoyé alors à mon fiancé des baisers bien tendres, puis je lui ai tendu les bras, pour l'engager à s'avancer vers nous. Mais il a mis un doigt sur ses lèvres comme pour indiquer que le secret ne saurait être dévoilé encore. Puis de la main il a fait un geste qui voulait dire: Patience, ce sera pour bientôt... Et tout disparut. Est-ce étrange?

C'était étrange, en effet; mais je gardais pour moi l'explication toute simple que je donnais, que quiconque eût donnée comme moi de cette hallucination bien explicable.

Nous rejoignîmes la famille. On parlait déjà du déjeuner, car midi s'approchait, lorsque le Krakatoa trembla dans ses oeuvres vives, sous une explosion lointaine, mais formidable.

C'était autre chose qu'un coup de canon. Comme précédemment, il y eut une envolée de chacun vers le pont du yacht.

Le plus affreux spectacle se déroulait dans le nord de notre route.

Avec les jumelles rapidement saisies, nous en suivîmes les successives horreurs.


Illustration

A quatre milles dans l'horizon, une torpille errante
venait de faire sauter l'Oklahoma. (Page 443)


A quatre milles environ dans l'horizon, l'Oklahoma venait de sauter.

— Sur une torpille errante! cria de sa passerelle le capitaine Jordaëns. Tout est crevé. Le croiseur coule!

Au milieu des cris de terreur de Mme Vandercuyp et de miss Ada, que nous cherchions à calmer, M. Vandercuyp. très pâle, regardait attentivement les physionomies de certains hommes de l'équipage.

Elles me frappèrent par leur hébétement.

Miss Ada s'élançait la première sur l'escalier de la passerelle.

Sa mère la suivit, puis ce furent M. Vandercuyp, Pigeon, Coquet; et, tout ému de ce nouveau drame, je fis comme les autres.

— Ah! les pauvres gens, criait la jeune fille en collant ses yeux angoissés à la jumelle, les pauvres gens! Ils sont tous à la nage. Le croiseur s'enfonce! Il est dans l'eau à présent, complètement.... On ne voit déjà plus rien de sa grosse masse, si imposante tout à l'heure.

— Et par le fond, dans ce canal de la Floride, fit le capitaine, il faut compter de six à sept cents mètres.

— Et les requins! Oh! l'horreur! Mon père, capitaine, messieurs! Voyez, voyez une bande de requins qui se précipite au milieu de ces centaines de têtes flottantes. Vite, vite! capitaine! Il y a là des hommes qui vont périr faute de secours. Mais nous sommes là. Nous en avons pour un quart d'heure à rejoindre le lieu de leur naufrage! Mettez le cap sur eux. Vite, capitaine! Le cap au Nord! Je vous en conjure! A toute vitesse!

Mais le capitaine Jordaëns résistait et, in petto, je dus l'approuver de ce silence égoïste, car la déclaration qu'il fit tout d'abord, dans son mauvais anglais, ne me trouva pas insensible.

— Mademoiselle, dit-il, ce navire vient de sauter sur une des torpilles que le Gulf Stream a détachées de leur mouillage. C'est un courant de foudre par ici, vous n'avez pas idée de ça. Je parierais bien qu'il y en a d'autres dans la circulation. Nous sommes déjà sur leur route et nous ne saurions trop prendre de précautions pour nous en écarter. Vous me demandez là une chose que je ne peux pas refuser à monsieur votre père, s'il me l'ordonne, puisqu'il est le propriétaire du bateau; mais encore faut-il qu'il me l'ordonne...

En disant ces mots, le vieux loup de mer regardait le père de famille et la maman, d'un air qui signifiait:

— Ne commettez pas cette folie.

Pigeon et Coquet, à leur tour, représentaient en termes émus, presque vifs, à cause du danger réel que nous courions tous, l'imprudence qu'il y aurait à changer de route pour remonter vers les naufragés.

— Mais, messieurs, répétait la jeune fille, ces malheureux se débattent, à votre vue, contre la mort! Ce sont des hommes comme vous: vous ne pouvez pas les laisser périr sans aller à leur secours. Ils nous voient. Ils nous attendent. Ils espèrent que nous allons apporter à ceux d'entre eux qui pourront se soutenir encore quelques minutes, le salut que nul ne peut leur offrir, hormis nous. Vous ne devinez donc pas que leurs yeux, fous de terreur, se tournent vers le pavillon hollandais? Mon père, ma chère mère, je vous en supplie, ordonnez au capitaine de changer de route! Les minutes passent, et chaque minute c'est un lot de victimes que vous vouez à la mort, par la noyade dans ces abîmes, ou dans la gueule de ces horribles squales!

M. et Mme Vandereuyp m'avaient assez dit que leur fille faisait d'eux tout ce qu'elle voulait. Il ne me parut pas cependant que son influence dût s'exercer jusqu'à leur imposer une semblable témérité.

— Mademoiselle, dit le capitaine avec une politesse sévère, nous ne sommes plus aux temps où l'on pouvait courir au secours de son semblable sans redouter autre chose que les éléments. S'il n'y avait contre nous que la mer et les requins, je n'hésiterais pas. J'y serais déjà, sur le lieu du naufrage. Mais dans cette eau qui remue autour de nous se promènent aujourd'hui des engins de destruction terribles. La violence du courant est telle par ici que si nous en recevions un dans notre avant nous péririons tous comme ces gens-là. Or nous voilà en dehors du courant golfier, ou à peu près. Continuons à en sortir, croyez-moi, plutôt que d'aller risquer votre vie, celle de vos parents, la nôtre à tous tant que nous sommes, pour sauver ce monde-là. En temps de guerre, à l'époque où nous sommes, on n'a plus le droit de faire du sentiment; ça coûte trop cher neuf fois sur dix...

Mais les pleurs et les supplications de la jeune fille avaient déjà raison de la raison.

Je vis Mme Vandercuyp l'attirer dans ses bras et dire à son mari quelques mots de hollandais.

Alors le patriarche, peut-être ému, au fond, par le remords, désireux de ne pas fuir, avant tout, son devoir de chrétien, dit au capitaine Jordaëns d'une voix ferme, qui nous fit froid dans le dos:

— Puisque ma fille le veut et que c'est pour sauver des vies humaines, changez la route, capitaine. Allons au secours de ces malheureux!


10. Le devoir et la peur.

Encore que l'instant ne fût guère propice aux méditations, je ne pus m'empêcher de faire à Marcel, à Pigeon et à Coquet une sorte de prêche express.

— Est-ce assez infernal, cela? Des hommes comme nous — elle a raison, miss Ada — des hommes comme nous se noient à notre vue, et nous voudrions bien ne pas aller à leur secours parce que nous avons la quasi-certitude que leur sort nous attend. En d'autres termes le devoir n'est plus aussi accessible qu'autrefois; il est battu en brèche par la peur.

— Pourtant, hasarda Pigeon, qui n'aimait pas autrement l'héroïsme, si nous devions recevoir dans les oeuvres vives, à notre tour, une torpille errante, où sera l'avantage? Et pour qui? Ces centaines d'Américains couleront à pic, et nous aussi. Après?...

Marcel était d'un autre avis.

— Bah! Il faut voir! Les torpilles qui se promènent dans le canal de la Floride ne sont pas toutes destinées à couler un navire. D'aucunes s'en iront rejoindre le fond des mers quand elles auront bien vagabondé! Celles-là reposeront dans le creux des roches pour l'éternité, sans avoir fait de mal à personne.

— C'est égal, fis-je en concluant. On a plus de mérite qu'autrefois à faire son devoir.

Nous étions redescendus sur le pont tandis que la famille Vandercuyp était restée sur la passerelle avec le capitaine Jordaëns. Le second, un nommé Haas, dont la tête sournoise me déplaisait, s'était éclipsé une minute et il venait de reprendre son poste au pas de course.

Je regardais attentivement le brave capitaine. Il n'avait pas bronché sous l'ordre qu'on venait de lui signifier.

Esclave de la consigne, lié au devoir par le même contrat qui le liait à son armateur il venait d'ordonner aux machines le ralentissement, par le transmetteur d'ordres, afin de virer avec plus de facilité cap pour cap.

Mais au moment où il commandait au timonier: la barre toute à bâbord, pour évoluer et remonter précipitamment vers le Nord, Haas, insolent et grossier, s'avança vers l'homme de barre et lui intima l'ordre contraire!

Les gestes, pour nous, traduisaient ses paroles. —Je te défends de virer le navire, criait-il. C'est de la folie! C'est notre mort à tous qu'on irait chercher là-bas! Route au Sud! Au Sud! Au Sud! Tu entends? Et tout l'équipage est avec moi pour refuser d'exécuter la manoeuvre contraire!

En effet, les vingt-quatre hommes de l'équipage étaient tous massés sur l'avant du Krakatoa, et dans un accès de peur folle, protestaient contre le changement de direction. Jusqu'aux cuisiniers, jusqu'aux chauffeurs des machines qui sortaient de leurs profondeurs pour s'opposer à l'exécution de l'ordre donné par le capitaine!

Il faut croire que l'homme de barre ne partageait pas l'affolement de ses camarades, car il obéit.

Miss Ada, les yeux hagards, avait d'abord considéré avec angoisse, comme nous tous, le geste de Haas et l'attitude des matelots mutinés.

Lorsqu'elle vit le navire décrire un demi-cercle et prendre la direction qu'elle souhaitait, dans son inconséquente générosité, la jeune fille eut un sourire de triomphe et d'espérance.

Le capitaine regardait ses hommes d'un air qui présageait un terrible conflit. Aussi, le mouvement giratoire venait à peine de s'achever que les mutins se mettaient à courir dans toutes les directions.

— Bas les feux! Bas les feux! criaient-ils en descendant les échelles de la chambre aux machines.

En un clin d'oeil le pont et l'entrepont s'emplissaient du bruit de leurs réclamations.

Mais nous devinions bien ce que tout cela voulait dire. Ils avaient peur de rencontrer une torpille, à leur tour, et de sauter comme les marins de l'Oklahoma.

L'un d'eux pérorait devant une dizaine d'autres.

D'en bas il s'adressait à M. Vandercuyp, immobile sur la passerelle à côté du capitaine qui suivait de l'oeil la position prise par son navire.

Poussé désormais par le courant du golfe, le Krakatoa était peut-être capable d'arriver sur le lieu de la catastrophe par la seule vertu de la mer. Il n'est pas rare, en effet, qu'en ces parages un commandant de navire allant du Sud au Nord, fasse des économies de charbon en se laissant porter dans le lit torrentueux du Gulf Stream.

Haas avait deviné le coup.

Laissant le capitaine Jordaëns et la famille Vandercuyp répondre par des adjurations aux matelots révoltés, le second dégringola de la passerelle à toute vitesse et courut vers l'avant, par le côté bâbord, où nous étions.

Avec l'agilité d'un chat il se rua sur un point que nous n'apercevions pas.

Mais Marcel, en marin qui sait son métier, avait deviné ce que méditait le misérable.

— Et dire qu'on n'a pas un revolver, s'écria-t-il désespéré, pas une arme, rien, pour casser la tête à ce gredin!

Au même instant le capitaine, du haut de la passerelle, faisait à l'enseigne des gestes d'intelligence, désespérés. L'un était trop loin à présent pour rejoindre le malfaiteur, l'autre n'avait plus le temps de chercher dans le navire l'arme qu'il demandait.

— Mais pourquoi faire cette arme? demandai-je à Pigeon, pourquoi faire? tandis que Marcel s'élançait les mains vides.

Cette fois Pic de la Mirandole fut incapable de me répondre.

J'étais effrayé, car sur la passerelle je voyais le groupe de la famille Vandercuyp se désespérer.

Marcel avait rejoint son homme, mais de vigoureuses mains de matelots le repoussaient.

Il avait beau crier, les forcenés ne le laissaient pas dépasser le mât de misaine, autour duquel ils s'étaient groupés.

Avec Pigeon et Coquet nous venions d'escalader le rouff du salon pour mieux voir. Il était temps.

Une scène tragique se déroula, rapide, sous les yeux de tous, et je compris.

Tandis que Marcel était repoussé par les mécontents, Haas, protégé par leur masse confuse, s'était avancé vers l'une des ancres du navire, avec l'évident projet de lancer dans la mer l'énorme pièce de fer. Au bout de sa chaîne, si longue fût-elle, ancre ne parviendrait pas à mordre le fond; mais par son poids auquel viendrait aussitôt s'ajouter le poids de l'autre, elle suffirait à enrayer la marche du navire: elle l'immobiliserait, ou presque; après quoi l'équipage en révolte pourrait dicter ses conditions.

Tout le monde ne sait pas que pour décrocher l'ancre d'un navire, fût-elle d'un poids fantastique, il suffit de couper une ficelle.

Un enfant pourrait ainsi dégager du bossoir l'ancre d'un cuirassé et la précipiter dans la mer. C'est que ce bout de ficelle attache un verrou, lequel en commande un autre, lequel commande le déclenchement de l'énorme masse. En termes précis, l'ancre est retenue sur un appareil mouilleur.

Un levier, un aiguilletage... Si l'on coupe l'aiguilletage du levier, l'appareil bascule et l'ancre tombe.

C'est à cette opération que préside le second du bord, par attribution.

Aussi Haas sait-il, comme personne, que son couteau de poche va lui suffire pour matérialiser brutalement la volonté de l'équipage de ne pas aller plus loin.

Je connaissais de longue date ce détail; mais l'idée ne m'était pas venue d'un tel crime.

J'explique à Pigeon et à Coquet, en mot hachés, que Marcel a deviné le malheur; mais qu'il est impuissant à le prévenir.

Nous voyons derrière les matelots Haas qui plonge une main dans sa poche pour y prendre son couteau, et qui se penche vers le levier fatal pour en couper la corde.

Mais nous voyons aussi un être humain, agile comme un singe, qui sort on ne sait d'où, bondit en l'air, retombe sur le félon et lui enfonce entre les deux épaules une lame énorme, la lame d'un poignard japonais que nous connaissons déjà.

C'est Wami!

A la stupeur de tous, il a sauvé le Krakatoa.


Illustration

Avant que le félon eût pu atteindre le levier fatal, Wami lui
enfonçait entre les deux épaules une lame énorme. (Page 446)


La fureur des matelots, leur frayeur aussi, celle des dames, là-haut, la joie féroce de Marcel, du capitaine et du timonier resté fidèle, tout cela nous emplit les oreilles de sonorités sauvages.

Dans une flaque rouge le traître Haas a roulé, tandis que le Jap essuie sa lame avec un vieux chiffon de toile, les yeux baissés, comme à son habitude, sous les compliments de Marcel.


11. La mort passe.

Le capitaine avait lestement descendu son échelle. En quelques bonds le gros Hollandais, un pistolet au poing, fut au milieu de la troupe récalcitrante. Nous le vîmes menacer ses hommes, et nous l'entendîmes les objurguer dans leur langue avec une véhémence qui produisit, à ce qu'il me sembla, quelque effet sur eux.

Pendant qu'il leur tenait le discours nécessaire, Marcel l'avait remplacé sur la passerelle et commandait la route au timonier.

On filait à peine 8 noeuds en dérive, car les hélices ne tournaient plus; mais le courant golfier nous portait droit sur le point de la mer, combien réduit déjà, où les trois cents et quelques hommes de l'Oklahoma continuaient à périr les uns après les autres.

Miss Ada, la tête appuyée sur l'épaule de son père, dans une attitude épouvantée que justifiait trop la mort si brutale du traître regardait de ses yeux mouillés de larmes les malheureux naufragés s'enfoncer dans la mer.

— Il n'en restera pas beaucoup lorsque nous arriverons dessus, dit sentencieusement Marcel, s'il en reste.

A l'aide des jumelles nous apercevions nettement les efforts que faisaient les survivants pour se diriger vers nous. Leurs yeux voyaient le Krakatoa faire délibérément route sur eux pour essayer de les sauver, tout en constatant qu'il s'avançait à une allure singulièrement réduite.

Le malheur voulait encore, que leurs efforts pour venir à nous fussent contrariés par le courant de foudre auquel rien ne résiste. Ils avaient beau nager vers nous. Ceux que la troupe des requins laissait libres de leurs mouvements, la mer les rejetait vers le Nord.

Je jugeai bientôt avec Pigeon que ce que nous faisions là ne servait à rien, qu'à nous placer sur la route des torpilles désenchaînées.

A l'avant le groupe compact des mutins continuait à discuter avec le capitaine. Il était évident qu'ils refusaient de retourner à leurs postes respectifs tant qu'on s'obstinerait à suivre la direction du Nord.

D'un mot le capitaine avait ordonné qu'on plaçât le cadavre du second le long du bord, tout à l'avant, et qu'on le recouvrit d'une bâche. Les deux cuisiniers, qui faisaient cause commune avec le reste de la bande, ne s'étaient pas refusés à exécuter cet ordre-là.

Quant à Wami, toujours barbouillé de noir en cas d'alerte, il avait reçu de son collègue Marcel Duchemin l'ordre de se porter à l'arrière, pour y surveiller la mer autour du yacht, signaler ce qui pourrait lui paraître suspect et prendre la barre de fortune au cas où le timonier resté fidèle abandonnerait son poste pour faire comme les autres.

Le temps passait.

— Notre héroïsme a déjà douze minutes d'âge, dit Pigeon en regardant sa montre. Au train dont nous allons, il en faut encore cinq ou six avant d'arriver sur le lieu du sinistre...

Des sanglots, les sanglots de miss Ada complétèrent la phrase.

Il n'y avait plus de « lieu du sinistre ».

Sur mer il n'y avait déjà plus rien.

Après le naufrage d'un navire, au temps jadis, on eût vu surnager des hommes, accrochés à des espars, juchés sur des morceaux de bois. Hélas, il n'en va plus de même aujourd'hui que tout est fer, acier, aluminium, métal enfin, depuis la quille d'un croiseur jusqu'à l'extrémité de ses petits mâts.

Plus de bois, plus rien qui flotte! Plus de cages à poules, depuis qu'on sert la nourriture en comprimés! Et pas d'embarcations de sauvetage possibles! Lorsque l'explosion d'une torpille ouvre en deux le vaste bâtiment, il coule d'un seul coup, avant que le moindre effort utile soit fait pour mettre une embarcation à la mer.

C'était le cas de l'Oklahoma. Ni une pièce du navire, ni un ustensile, ni un homme ne s'apercevaient déjà plus.

Les meilleurs nageurs de l'équipage avaient-ils été entraînés au loin, dans le Nord, et dispersés par le courant du golfe? C'était probable.

En tout cas il eût été deux fois absurde de les rechercher, puisque le Krakatoa, n'allant pas plus vite qu'eux, ne pourrait jamais les rejoindre.

Lâchement, on peut le dire, chacun de nous poussa un soupir, le soupir de l'égoïste qui voit finir ses tourments. Enfin nous allions reprendre la route du Sud, puisque nous n'avions rien à sauver!

Pour une cause ou pour une autre, nous étions arrivés trop tard; miss Ada ne pouvait nous en faire grief. Il n'y avait désormais qu'à reprendre la direction des Bahama.

Savions-nous seulement où nous étions? J'eus idée qu'on avait déjà dépassé l'endroit où le naufrage s'était produit, et de près d'un mille.

Le capitaine restait toujours à l'avant, son pistolet à la main, l'oeil sur ses réfractaires et sur la passerelle tour à tour, attendant de M. Vandercuyp l'ordre, qui ne pouvait tarder à présent de changer la route une fois de plus.

Quant à nous, groupés au pied de l'échelle, nous regardions miss Ada avec une anxiété que l'espérance tempérait. Elle jeta précisément les regards de notre côté! Ce fut pour nous dire très haut:

— Les malheureux! Les malheureux! Tous noyés! Et ce misérable équipage a refusé de les sauver! C'est affreux...

Se jetant dans les bras de son père encore une fois, elle lui demanda pardon d'avoir cédé à un mouvement de pitié, bien excusable, pourtant: Puis d'une voix fébrile la jeune fille dit à Marcel,

— Changez la route, monsieur, je vous prie. Nous avons fait notre devoir. Songeons à nous, maintenant.

Un échange de signaux à bras avec le capitaine. et avec Wami; un coup de barre énergique du timonier, et le Krakatoa tourna sur lui-même.

Ce fut un branle-bas joyeux d'un bout à l'autre du bâtiment. Chauffeurs, mécaniciens, hommes du pont, cuisiniers, mousses, tous les mutinés se précipitèrent à leurs postes en criant comme des damnés. Il semblait que la vie leur fût rendue après une condamnation à mort.

Le capitaine reprenait bien vite sa place au commandement. Il s'agissait à présent de regagner le temps perdu et les machines avaient à donner leur maximum d'effort pour remonter le courant du golfe. Il était midi et quelques minutes.

— Dans trois petites heures, dit Marcel, nous devons être sur la rade de Nassau, la capitale des Bahama.

Il me parut convenable d'aller sur la passerelle porter nos condoléances à miss Ada et la féliciter — l'homme le plus intègre a deux faces dès qu'il est démoralisé par la peur — pour le beau mouvement d'altruisme qu'elle avait eu.

Mais la jeune fille ne voulait rien entendre de semblable. La douleur d'avoir constaté l'insuccès de la manoeuvre de sauvetage la rendait comme insensible à tout ce qu'on pouvait lui dire.

Si bien que, dans un profond silence, le Krakatoa se mit en marche vers le Sud-Est, en s'écartant le plus possible du lit des eaux fatales.

Tout à coup, un incident surgit, qui nous fit blêmir de peur.

Je puis le dire sans fausse honte: tous, depuis le capitaine jusqu'à Wami, tous les passagers et les matelots, nous fûmes pris des mêmes affres. Tous nous crûmes, pendant une minute interminable, que notre dernière heure était venue et que nous allions sauter à notre tour, comme les Américains de Oklahoma.

Il n'y avait pas trois minutes que la volte-face du Krakatoa était exécutée que Wami, installé au bossoir de bâbord, à côté de l'homme d'équipage dont c'était la place, poussa un cri:

— Une torpille sur nous. La barre à tribord! Toute!...

Pendant que le timonier exécutait la manoeuvre, sous l'oeil du capitaine affolé, nous nous portions tous sur le côté bâbord du navire, et l'équipage entier en faisait autant.

Alors nous assistâmes à ce spectacle que Dante eût retenu aussi pour son Enfer, s'il eût vécu de notre temps: sur la gauche du Krakatoa, et désormais évitée grâce à la promptitude de l'avertissement envoyé par Wami, à cinquante mètres du bord s'avançait dans l'eau, poussé par le Gulf Stream, un équipage étrange.


Illustration

Vert de terreur, un matelot de l'Oklahoma chevauchait comme
la bouée la plus inoffensive une de ces torpilles dormantes
que la tempête avait détachées du fond. (Page 448)


Un marin de l'Oklahoma, vert de terreur, les cheveux collés aux tempes, le corps plongé dans la mer jusqu'au cou, chevauchait comme la bouée la plus inoffensive une de ces torpilles dormantes que la dernière tempête avait détachées du fond!

Elle flottait entre deux eaux, traînant sa corde, lorsque l'explosion de l'autre torpille avait précipité tous les marins de l'Oklahoma dans l'abîme.

Ce naufragé, nageant désespérément, avait aperçu le corps noirâtre, et sans réfléchir, avec cet instinct qui nous pousse, en pareil cas, à saisir tout ce qui nous approche, il avait embrassé l'effroyable engin, s'était hissé dessus péniblement, comme il eût fait jadis sur la légendaire cage à poules.

De sorte que le malheureux se laissait porter vers l'inconnu, et ce ne pouvait être que vers la mort, sous une forme ou sous une autre, à califourchon sur une de ces torpilles qui suffisent à détruire un grand navire, dès qu'il y a choc.

De ses bras désespérés, il entourait la terrible marmite; il croyait qu'elle lui conserverait la vie, et c'était la mort, la plus effroyable des morts qu'elle portait, qu'elle lui préparait pour l'instant où le premier corps dur serait heurté, ou le frottement de certaine paroi sur la mer déterminerait l'explosion. A moins que d'ici là le pauvre être, amené à la réalité, reconnaissant son erreur, ne préférât se rejeter dans l'abîme et y périr noyé...

Dès qu'il nous aperçut, le malheureux poussa des cris suppliants, nous invoqua comme il eût invoqué Dieu.

Mais le capitaine faisait barrer de telle sorte que le Krakatoa s'écartait de lui à toute vitesse. Ainsi un homme était là, l'un des derniers survivants de cet équipage anéanti sous les flots, et nous ne cherchions qu'à fuir pour ne pas le sauver!

Ah! cette fois, l'équipage ne refusait plus le service; les chauffeurs ne boudaient plus sur les feux; mais à la condition que l'angle entre la torpille montée par cet infortuné cavalier de la mort et nous s'accentuât, sans retard!

L'homme criait toujours; il nous maudissait à présent; mais il était déjà loin, sur sa monture diabolique.

Nous le regardions d'un oeil sec s'en aller dans le tourbillon vers quelque dénouement atroce, et déjà nos regards fouillaient la mer de tous côtés, effarés à l'idée de lui découvrir des camarades.

A voir ainsi la mort passer à notre portée, nous étions devenus verts aussi de peur.

Enfin, nous sortîmes de ces parages sans autres misères.

Vers deux heures les îles basses de l'archipel bahamien nous apparurent. Puis ce furent les constructions militaires de Nassau.

Un pilote vint à bord et nous facilita l'entrée de la rade, dangereuse comme tous les défilés de cette mer de corail.

Alors nous eûmes une surprise à laquelle nous étions loin de nous attendre. De quelle joie elle nous combla!

C'était bien le moins après tant d'émotions tragiques.

FIN

Lire samedi prochain dans le prochain fascicule:
LA GUERRE INFERNALE, No. 15. La Mer qui brûle.

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur

Albert Méricant, Éditeur. — Rue du Pont-de-Lodi, 1, Paris (6e)



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