Roy Glashan's Library
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Le lord-maire souhaite la bienvenue aux chefs de la
flotte aérienne française, venue pour portersecours
à la ville de Londres assiégée par les Allemands.
Dans une plainte déchirante des voix imploraient le salut. (Page 251).
En suivant les opérations de la guerre infernale qui met aux prises l'Allemagne avec l'Angleterre alliée à la France, le correspondant du grand journal parisien l'An 2000 a été capturé et emmené prisonnier dans les nuages par Jim Keog, inventeur d'une machine volante d'un modèle mystérieux. Ce Jim Keog, sorte de forban américain, cherche à vendre le secret de son invention, d'une puissance destructive formidable, à celle des nations belligérantes qui lui en donnera le meilleur prix. Il charge le journaliste dont il s'est emparé de proposer cette affaire au gouvernement français. Dans ce but il le ramène à Paris, mais exige que réponse lut soit donnée, dans le délai d'une semaine, à Berne, en Suisse. Bien que M. Martin du Bois, directeur de l'An 2000, ait pris lui-même en mains la conclusion de l'achat du Sirius, — c'est le nom de l'énigmatique engin, — la lenteur des bureaux, la routine des ingénieurs officiels, l'opposition de l'An 3000, concurrent déloyal de l'An 2000, font traîner les pourparlers en longueur. Entre temps le narrateur à assisté aux premiers faits de guerre: destruction de Belfort par l'explosion de mines allemandes; incendies de Munich et de Francfort allumés par les dirigeables de la flotte aérienne française; victoire de nos troupes de terre dans la région de l'Argonne grâce au concours des bataillons d'aviateurs à hélices; raid audacieux de nos sections de torpilleurs sous-marins individuels ou hommes-crabes qui, sous les flots mêmes de l'Elbe, font sauter les cuirassés prussiens prêts à convoyer en Angleterre des radeaux chargés de troupes de débarquement. Dans cette dernière opération le hardi journaliste échappe à grand'peine à la mort: un misérable à la solde de l'An 3000 tente de l'assassiner. De retour en France, de nouveaux déboires l'attendent. L'acquisition du Sirius a tant traîné que M. Martin du Bois et son collaborateur arrivent trop tard à Berne: Jim Keog vient d'y traiter avec l'Allemagne!!!
Désolés, découragés, inutile de dire que nous l'étions. M. Martin du Bois, en bon citoyen, avait même des remords.
— Je me reproche à présent, me dit-il sur cette place de Berne où je le vois encore, les traits décomposés par le désappointement, de n'avoir pas acheté, moi, l'invention du Keog pour vingt millions. L'Etat me les eût remboursés après l'accomplissement des insipides formalités qui ont tout perdu... Enfin, c'est fait, ou plutôt c'est une affaire manquée par la faute de notre formalisme imbécile. Il s'agit maintenant de le faire savoir à Paris. Autre corvée! Comment l'opinion publique va-t-elle prendre cet échec?
Napoléon avait raison de poser la question. Quand il eut notifié, par deux dépêches distinctes, au président du Conseil des Ministres et à la Rédaction de l'An 2000 l'insuccès de notre voyage, nous reprîmes le train spécial, qui nous reconduisit à Paris en quelques heures.
Quelle surprise quand nous fûmes dans les rues! Encore qu'il fût près de minuit, l'animation y grandissait d'heure en heure.
Le jeune Coquet nous avait appris, à la gare, que Malaval et Pigeon venaient de s'élancer, l'un vers la frontière de l'Est, où une nouvelle bataille s'engageait autour de Belfort, l'autre vers Londres, où se passaient des choses étranges, disait-on.
Enfin Joubin, à Dunkerque sinon en pleine mer, essayait de grouper le plus de renseignements possible sur un combat naval qui durait depuis la veille dans la mer du Nord, entre notre flotte unie à celle de l'Angleterre et la flotte allemande, sortie en nombre encore respectable des refuges de Wilhemshaven. Cette apparition en masse trahissait le désir évident de montrer que tout l'effectif de la marine germanique n'était pas coulé au fond de l'Elbe.
Pour en finir avec ces nouvelles du lointain, le jeune Coquet réservait à notre patriotisme un coup d'assommoir.
Le Chercheur, sous la protection de torpilleurs et de sous-marins anglais, avait entrepris l'audacieux embouteillage du canal de Kiel, à son amorce dans l'estuaire de l'Elbe.
La manoeuvre avait réussi, car le canal était désormais obstrué pour de longs jours, et une escadre entière de croiseurs cuirassés allemands y demeurait prisonnière, incapable de nuire.
Mais au prix de quels sacrifices avions-nous obtenu ce résultat! Alors qu'il eût fallu naufrager à cet endroit des vapeurs de commerce chargés de pierres ou de ferraille, comme en 1904 à Port-Arthur, la manoeuvre, déjouée par les sous-marins d'Helgoland, n'avait réussi qu'à y couler le Chercheur, avec tout son équipage!
C'était notre prestigieux navire-atelier qui gisait là, désormais, barrant le passage, mais anéanti, perdu, avec son commandant si sagace, ses officiers et ses matelots si dévoués! Une torpille l'avait à son tour éventré.
— Mais les hommes-crabes? demandai-je avec inquiétude, tandis que M. Martin du Bois, inquiet pour son jeune beau-frère, se bornait à interroger des yeux notre collaborateur.
— Tous indemnes! On n'avait que faire d'eux pour cette opération. Ils étaient restés à bord d'un croiseur anglais, heureusement! Mais tout leur matériel est perdu. Les Allemands pourront le repêcher ces jours-ci et l'étudier à loisir s'ils veulent instituer à leur tour une compagnie de torpilleurs sous-marins individuels.
— C'est la guerre...
Tous les trois, à la même seconde, nous eûmes la même phrase lugubre sur les lèvres.
Et ici, demanda M. Martin du Bois, dès que nous fûmes installés tous les trois dans son automobile découverte, par une température tout à fait douce, ici que se passe-t-il donc? Il me semble que la rue de Lyon est bien animée! D'ordinaire on n'y rencontre personne, et il en est ainsi depuis près d'un siècle...
— Vous allez voir, dès que nous atteindrons la place de la Bastille. Vous allez voir ce monde... C'est votre télégramme, patron...
— Mon télégramme?
— Oui. Il à soulevé la capitale dès qu'il a été connu cette après-midi, par les phonographes, et ce soir par l'affichage lumineux. De tous les départements les demandes de renseignements ont afflué. Vous pouvez dire que vous avez ému la France entière, et affolé Paris.
— A ce point?
— Oh! la population ne tient plus en place. L'idée que l'invention de Jim Keog passe à l'Allemagne, voyez-vous, cela suffit à lui faire oublier le superbe résultat obtenu l'autre jour par les Sous-l'eau. De même que la grande victoire terrestre n° 1, du 23 septembre, a perdu de son importance lorsqu'on a connu l'existence de la Tortue-Noire, de même l'acte héroïque, magnifique du 28 au matin, dans l'Elbe, est oublié le 30, pour quelques jours, tout au moins, dès qu'on sait que l'achat du Sirius est manqué. Depuis tantôt ce ne sont que cortèges dans les rues, meetings sur les places, devant les cafés, discours d'agitateurs montés sur des chaises...
— Et que disent-ils? demandai-je vivement.
— Ils disent que le gouvernement a trahi la France, qu'il est composé d'incapables, qu'il faut le faire sauter. C'est toujours la rengaine des anarchistes, car il va de soi que les anarchistes ont saisi ce prétexte pour pêcher en eau trouble. Profitant de l'exaspération populaire, ils conduiront ce soir la foule où ils voudront, vous entendez? Où ils voudront!... Mais tenez, nous voilà en pleine émeute!
En effet, notre voiture ne pouvait plus avancer.
Autour de la colonne de Juillet des bandes de manifestants manoeuvraient contre la police, qui essayait de les refouler dans le faubourg Saint-Antoine.
Sûrement, en dépit de l'heure tardive, ces manifestants se dirigeaient vers les grands boulevards pour y rejoindre d'autres bandes et marcher sur l'Elysée. N'était-ce pas le dada des révolutionnaires?
Nous les dominions de nos sièges; d'accord avec M. Martin du Bois, j'estimai leur nombre à vingt mille.
Pour peu que, sur d'autres points de la capitale, il y eût des rassemblements analogues, le sommeil du président Dupont-Durand me parut, pour cette nuit-là, compromis.
Grâce aux ballons lumineux qui maintenant éclairent nos rues, nos places parisiennes à grande hauteur et semblent autant de lunes descendues sur la terre, on y voit clair à minuit aussi bien qu'en plein jour.
Du sommet de la colonne tombait par surcroît une véritable nappe de lumière. La tour Eiffel et celle de Montmartre promenaient partout les pinceaux de leurs énormes phares.
Nous apercevions très distinctement les évolutions de la foule et celles de la police. L'une et l'autre se heurtaient brutalement.
D'abord on n'entendit que des cris, mais bientôt les pistolets automatiques partirent tout seuls. On sait avec quelle soudaineté ce genre d'armes à répétition a remplacé l'antique revolver!
— A bas Dupont-Durand! A bas les traîtres! Vive l'An 2000! criaient les entraîneurs.
— Retirez-vous! Dispersez-vous! ordonnaient les sergents de ville, ou nous allons tirer.
— Pas avant nous! hurlaient les énergumènes, toujours heureux de pousser au désordre, même au prix de leur peau.
Ce fut un vacarme rapide, un clac, clac, de balles qui s'élancèrent dans toutes les directions, frappant les uns, évitant les autres.
Il y eut un moment d'indescriptible terreur, car la
police tirait sur la foule qui se repliait en vociférant.
Bref, il y eut un moment d'indescriptible terreur, car la police tirait aussi et tout le monde fuyait vers le faubourg.
Hommes et femmes, pêle-mêle, se repliaient en vociférant. Nombre d'entre eux envoyaient des balles au hasard, dans le tas des quatre cents soldats qui les repoussaient, l'arme au poing.
Nous crûmes que la force publique allait être débordée, lorsque tout à coup un grondement sinistre se fit entendre, avec des halètements bizarres, des beuglements de taureaux irrités. La terre tremblait, comme si elle eût porté l'effort de pièces de canon lancées à toute vitesse.
C'était la charge des motocyclettes et des automobiles de police qui commençait.
Une sonnerie de clairons l'avait annoncée non loin de nous, ainsi que la voix fluette d'un commissaire ceint de son écharpe.
Alors, au lieu des chevaux puissants de la garde républicaine où des cuirassiers, qui promenèrent si longtemps leurs croupes à travers les révolutions parisiennes, nous vîmes douze automobiles arriver à fond de train, crachant les balles de leurs canons browning, aveuglant des feux de leurs projecteurs la foule hésitante, finalement désagrégée, en fuite par toutes les rues qui avoisinent la place, avec de grands cris d'effroi.
Douze automobiles arrivaient à fond de train,
crachant les balles de leurs canons browning (Page 227).
Plus de cent personnes tombèrent, à notre vue, sous les roues des voitures et des motocyclettes.
Nous restions là, près du théâtre de la bataille, mais tout de même en retrait, au long d'un trottoir. La position me parut dangereuse, car les projectiles sifflaient au-dessus de nos têtes, tirés au hasard par les deux partis.
Une habile conversion des voitures de police nous isola.
L'officier de paix qui les commandait, intrigué par notre présence, se préparait à nous tirer dessus, lorsque je l'appelai par son nom. Il était de mes amis, comme quiconque à Paris détenait une parcelle de l'autorité municipale.
— Comment, c'est vous!
— Moi-même, et voici mon directeur, M. Martin du Bois. Nous arrivons de là-bas!
— Ah! par exemple. Alors, dépêchez-vous de passer; nous allons vous escorter jusqu'au boulevard Haussmann. Pourvu que nous y arrivions sans qu'on vous reconnaisse.....
Mais il était trop tard. Déjà, les manifestants, reformés en petits groupes, se rapprochaient de nous.
Eux criaient nos noms à tue-tête. Pour comble de guigne — ou de chance, car la position devenait critique, je vis se dresser derrière moi mon colosse, mon lutteur, mon cheval de triomphe, en passe de travailler avec les camaraux. Ah! ce fut un joli grabuge!
En une minute, vingt mille poitrines hurlèrent notre présence et nous saluèrent de vivats immodérés.
L'officier de paix eut beau faire, ses hommes aussi; la foule les déborda. Il fallut que notre mécanicien mit son moteur en marche.
On annonçait à la même minute le préfet de police. Il comprit que son personnel était impuissant.
— Essayons de décapiter l'émeute, me dit-il. Je prends place à côté de vous; on canalisera en route.
Mais le peuple ne l'entendait pas ainsi.
— Non, non, crièrent les forcenés. Pas de roussins dans la voiture! A bas Duchêne (c'était le nom du préfet)! A bas Duchêne! Descendez Duchêne!
Force fut à Duchêne de descendre et de se caser dans l'une de ses automobiles d'émeute.
Il nous fit encadrer, et c'est dans cet ordre de bataille que nous nous dirigeâmes vers la place de la République.
Derrière nous les braillards n'étaient plus vingt mille, mais trente, quarante mille. Ils avaient adopté un cri de ralliement sinistre, toujours sur l'air national trisyllabique:
Démission
De Dupont!
Les voitures qui venaient en sens inverse rebroussaient. Les passants détalaient en vitesse.
De sorte que nous réalisions cette incohérence: poussés par l'émeute en armes, nous traversions Paris indigné, avec le préfet de police à notre tête, en réclamant la démission du président de la République.
— Voyons, dis-je à Napoléon très ému, nous ne pouvons pas laisser faire ces gens-là. Dans cinq minutes un détachement de troupes quelconque va nous passer par les armes!
M. Martin ne répondait rien. Il avait, comme moi, la sensation de quelque chose d'énorme, d'une véritable révolution des rues.
Dans une vision rapide j'évoquais les temps lointains des barricades et les prétextes alors soulevés par la foule parisienne pour les justifier: 1830, 1848, les funérailles du général Lamarque, le coup d'Etat du 2 décembre 1851.
Ce que nous allions voir, si l'émeute prenait le dessus, serait bien pire! Quant au prétexte, avait-il assez peu de rapports avec les précédents!
Paris s'insurgeait à présent contre ses gouvernants parce que ceux-ci avaient manqué l'acquisition d'un ballon en temps utile!
Oui... mais à tout considérer cette faute apparaissait assez funeste; les conséquences en seraient lamentables.
Ce ballon, que nous n'avions pas su acheter, nos adversaires le tenaient, dorénavant. Il s'ensuivrait peut-être que notre flotte aérienne tout entière ne vaudrait plus rien. C'était à craindre.
Quelqu'un était sûr du fait: moi. Quant à la foule, elle ne pouvait que le pressentir; mais elle le pressentait. Cette histoire de ballon valait donc bien les autres histoires, d'où nos émeutes célèbres sont jadis sorties.
Mais assez de réminiscences! Vingt secondes, je ne les avais pas à moi. Nous venions d'arriver sur la place de la République ruisselante de lumière électrique. Une autre plèbe, aussi furieuse que celle qui nous suivait, attendait des ordres.
On lui en donna.
Ce furent alors des clameurs telles que mes tympans n'y pouvaient tenir. Je comprenais bien que la fureur de tout ce monde se dirigeait contre les ministres, le parlement, le président de la République et que sa bienveillance, sa tendresse même nous étaient acquises, puisqu'on ne cessait de pousser des vivats en notre honneur.
Mais ce charivari me faisait peur tout de même. C'était bien autre chose que les meetings de la place de la Concorde et des Invalides!
Excités comme ils l'étaient par les anarchistes disséminés dans la cohue des mécontents, les gens que nous avions devant nous ne doutaient de rien. Je ne le vis que trop, car ayant juré de nous conduire, pour de bon, cette fois, à l'Elysée, ils nous y conduisaient.
Notre mécanicien avançait lentement derrière les motocyclettes et les automobiles blindées du préfet, lequel ne savait quel parti prendre. S'il faisait volte-face avec ses artilleurs, il tuait trois cents personnes, mais trente mille braillards lui tombaient dessus et le démolissaient avec son monde.
— Si vous voulez être président de la République ce soir, me dit M. Martin du Bois en riant, mais d'un rire faussé par l'inquiétude, vous l'êtes!
Devant les bureaux de l'An 3000, sur le boulevard Bonne Nouvelle, on tira des coups de feu; mais nos adversaires étaient prudents. Ils laissèrent passer le flot.
Au boulevard Montmartre, nouvelle cohorte d'émeutiers. Mise au courant par les phonographes qui criaient déjà notre menaçante équipée, elle fit demi-tour en chantant la Carmagnole, et nous précéda.
Moi qui n'ai jamais pu excuser le plus petit désordre dans la rue, j'étais désespéré.
Une chose m'étonnait. Comment n'avait-on pas envoyé encore contre nous un ou deux bataillons? Je posai la question à M. Martin et à Coquet.
Ce dernier m'en donna la raison.
— C'est, dit-il, que les bataillons ne sont plus sûrs. Vous n'auriez qu'un geste à faire pour qu'il en arrive dix autour de vous, mais pour vous défendre. Ce régime, voyez-vous, a fait son temps. Je parle de la bureaucratie. Le peuple en a trop souffert, il n'en veut plus. Ecoutez-le! Il réclame la République sans bureaucrates. Vive la République! A bas les bureaux! Voilà bien le thème de cette émeute singulière.
Nous étions à présent cinquante mille.
Quand ce torrent, qui nous annonçait et nous suivait, passa devant l'immeuble illuminé de l'An 2000, M. Martin du Bois, qui ne voyait, au fond, que sa réclame, eut un sourire triomphal et un geste adéquat.
Il agita son chapeau.
Ce fut le signal d'une bagarre atroce.
Les gens de l'An 3000 s'étaient apostés dans le quartier. Ils essayèrent d'enfoncer les lignes de défense formées par la police, à pied aussi bien qu'en automobile. Alors, pour en finir et détendre les nerfs de ses hommes, le préfet fit exécuter une salve. Et ce fut sur eux qu'on tira. Je vis tomber à quinze pas de nous les morts et les mourants. Aussitôt le souvenir du grand Petit me revint à l'esprit. Ces misérables, pensai-je, cherchent à se défaire de moi. C'est bien fini; je vais mourir de leur main, car ils vont reprendre l'offensive.
Assis dans notre voiture, nous avions l'air de souverains au milieu de leur peuple en délire, mais aussitôt je pensai à Henri IV et à Ravaillac.
Le mécanicien de l'automobile venait d'être tué sur son siège.
Les pistolets automatiques ne cessaient de tirer, à droite, à gauche, devant et derrière nous. Nous allions être frappés d'un instant à l'autre.
— Le mécanicien est mort, dit tout à coup Coquet, très pâle.
Et, en effet, le mécanicien de l'automobile venait d'être tué sur son siège.
Coquet remit tranquillement le corps à des hommes de bonne volonté, en les priant de le déposer au bureau du journal tout proche, et prit le volant.
Alors, le préfet nous tint ce langage:
— Messieurs, tout ce que nous ferons encore aggravera la situation. Vous êtes des hommes d'ordre. Au nom de l'ordre, je vous en supplie, trouvez quelques paroles catégoriques qui mettent fin à cette effervescence, dangereuse pour la République, messieurs, pour la patrie! Je vous en conjure au nom du pays! Si vous pouvez obtenir, fit-il en s'adressant à moi, que ces cinquante mille enragés n'aillent pas plus loin, je vous promets toute la reconnaissance du gouvernement...
De l'oeil, ce bon Duchêne regardait ma boutonnière et semblait y regretter l'absence des palmes académiques. Du moins cette idée saugrenue me vint, comme je l'ai plus d'une fois noté déjà au cours de ce récit, dans un instant où rien, pourtant, ne prêtait à la plaisanterie.
Le préfet n'ajouta pas: vous les aurez! Mais je devinai la promesse falote sur ses lèvres officielles, et ne pus m'empêcher de sourire.
Le temps pressait. Je ne voulais pas — je le dis avec énergie au préfet ainsi qu'à M. Martin — rester plus longtemps le prisonnier d'une émeute.
— Nous sommes arrêtés devant l'An 2000, fis-je. N'allons pas plus loin! Le bandit qui a tué notre pauvre mécanicien a marqué, sans s'en douter, la fin de ce voyage révolutionnaire. Il ne sera pas dit que nous aurons déchaîné l'émeute sur Paris, n'est-ce pas, mon cher directeur?
M. Martin acquiesçait.
— Eh bien, repris-je, qu'on m'apporte un amplificateur! J'ai une idée. Je vais la dire à tous ces gens qui nous pressent, et vous verrez qu'ils se disperseront.
A grand'peine on décrocha le pavillon d'un phonographe monstre qui débitait les nouvelles sur le boulevard des Italiens. J'embouchai une fois de plus la trompette de Jéricho et je clamai:
— Citoyens et citoyennes!.....
Bien qu'il fût minuit, les femmes ne manquaient pas dans la tourbe de nos suiveurs.
— Citoyennes et citoyens. Je comprends votre indignation et je la partage. (Bravos. Puis un silence religieux.) Mais il est trop tard pour récriminer. (Non, non!) Si!... Les récriminations n'ont d'écho que dans les âmes pusillanimes. (Silence désapprobatif.) Avez-vous confiance dans l'homme qui a mis toute cette affaire en lumière? (Oui! Oui!) Eh! bien, laissez-moi vous dire ce qui nous reste à faire. Pour atténuer la supériorité que l'achat de Jim Keog va donner à nos ennemis nous n'avons qu'un objectif à poursuivre: tuer ce Jim Keog! (Oui! Oui! Mais comment?) Je m'en charge. (Bravo!) Je m'en charge, répétai-je avec aplomb. Donnez-moi un délai de quatre semaines. (Mouvements divers.) Je dis bien de quatre semaines; c'est peu, mais j'emploierai toute mon énergie — et il m'en reste en dépit des dépenses que j'ai dû faire ces jours-ci. (Trépignements d'enthousiasme.) Donnez-moi quatre semaines et je vous promets dans ce bref délai la peau du bonhomme. (Mais ses brevets?) Il ne les a pas vendus! Il n'a vendu, je le parierais, que le Sirius et son aptitude à le manoeuvrer. Pour le reste il compte en faire plus tard l'objet d'un contrat plus onéreux, croyez-m'en... (Comment le savez-vous?) Je n'en sais rien, mais j'en suis sûr! (Bravo!) Seul je suis à même de porter le coup de la mort à ce sale individu. (Bravo!) Je le lui porterai. J'en fais ici le serment devant vous. (Bravo!) Mais pour que ces choses s'accomplissent comme je le désire, il faut respecter l'ordre dans la rue. (Silence.) Dispersez-vous! Rentrez chez vous! L'heure sonnera où j'aurai besoin de vous, peut-être. Alors, je vous appellerai. (Nous serons tous là.) C'est ce que je vous demande. Respectez les lois; je respecterai la promesse que je viens de vous faire, et dans le délai d'un mois, cinq semaines au plus, si Jim Keog n'est pas mort et mis dans l'impossibilité de nous nuire, c'est que j'aurai moi-même succombé à cette tâche patriotique. (Salves d'applaudissements.)
Ma foi, je m'avançais peut-être beaucoup; mais l'accumulation de ces incidents m'avait un peu grisé, je l'avoue.
Et puis c'est le jeu fatal des clichés. L'un chasse l'autre; peu à peu ils conduisent un homme qui parle en public sans en avoir l'habitude à promettre aux foules, comme on dit, plus de beurre que de pain.
Tandis que je pérorais, le préfet recevait un renfort de cinq cents gardes à pied. Il recevait aussi l'avis que son dernier ordre était exécuté. C'était le plus efficace qu'il eût donné de la soirée.
Au bâtiment des Inondations, on venait d'ouvrir en grand les robinets de chasse et tout le long des boulevards, aussi bien que dans les rues adjacentes coulait à présent une véritable rivière, au milieu de laquelle les derniers manifestants s'enfuyaient comme des échassiers, gourmandés par les agents aux bottes imperméables...
Au milieu d'une véritable rivière, les derniers mani-
festants s'enfuyaient comme des échassiers.( Page 231).
Nous fûmes ainsi dégagés, M. Martin et moi, autant par la force persuasive de mon discours que par l'arrivée d'un torrent opportun. Vite, nous montâmes au bureau, où toute la rédaction nous attendait.
Après une halte respectueuse devant le cadavre de notre infortuné mécanicien, qu'on avait déposé dans une remise de l'An 2000, nous nous rendions à l'appel téléphonique du président du Conseil des Ministres.
Ce bon Thomas avait suivi de minute en minute les péripéties de notre odyssée: il nous félicita de son issue et me remercia pour le biais que je venais d'imaginer.
— C'est une trouvaille, dit-il...
En effet, c'était une trouvaille, mais du diable si j'avais réfléchi au moyen que je pourrais employer pour tirer ma vengeance personnelle de Keog et supprimer, en le tuant, l'ennemi le plus dangereux de mon pays!
— Je vous passe le chef de l'Etat, me dit alors le président du Conseil. M. Dupont-Durand est au mégaphone...
Un court instant, le bruit sec d'un commutateur que tourne Napoléon, et la face quelque peu embarrassée de M. Dupont-Durand apparaît dans le cadre de l'appareil mégaphonique.
— Croyez bien, dit-il à mon chef, que la reconnaissance du gouvernement vous est acquise pour cette habile manoeuvre, mon cher ami.
S'adressant alors à moi, le successeur des Thiers, des Mac-Mahon, des Grévy, des Carnot, des Loubet, des Fallières, me réitère l'expression de sa gratitude pour le signalé service que je viens de lui rendre en refusant d'usurper sa place par les moyens révolutionnaires.
Et il ajoute avec une bonhomie très convaincue:
— J'ai constaté l'autre jour que vous ne les aviez pas. Inutile de vous dire que j'en fais mon affaire pour les étrennes. Vous les aurez en janvier.
Je remerciai avec déférence, parce qu'il faut toujours être poli; mais je comprenais bien que l'excellent homme voulait parler, lui aussi, des palmes académiques. Et une certaine mélancolie m'enveloppa.
Cette nuit-là, tout de même, je dormis longtemps et bien. C'est qu'il y a des limites à la résistance de nos nerfs. Depuis dix jours que la guerre était commencée, les nuits que j'avais consacrées au repos se décomptaient aisément. Il m'eût été impossible, je le sentais, d'aller plus loin sans faire une halte de douze bonnes heures dans les bras de Morphée, comme disaient les anciens.
Halte salutaire! Je me levai passé midi, et déjeunai en famille, tranquillement, pour la première fois depuis l'ouverture de cette décade extraordinaire.
Se retremper ainsi dans les douceurs du home, ne fût-ce qu'une journée, c'est puiser à la meilleure des sources l'énergie dont on a tant besoin dans notre métier pour aller de l'avant.
Je pensais bien que cette période agitée n'était pas close, et le lecteur partagera mon sentiment. Si courte que dût être une guerre où chaque peuple se ruinait à raison d'un milliard par semaine, celle-ci pouvait, cahin-caha, se prolonger plusieurs mois.
Où prendrait-on l'argent? Cruelle énigme!
Chez nous il y en avait encore. Mais en Allemagne, surtout après la débâcle inattendue provoquée par l'apparition des faux billets!
En tous cas nous n'étions qu'au début des opérations, et mes pérégrinations professionnelles ne faisaient que commencer.
J'eus enfin la satisfaction d'effectuer seul, sans me presser, la petite promenade hygiénique à laquelle j'étais habitué. Le temps était exquis. Au milieu d'une population plus nerveuse et plus blindée que jamais, je circulai, inaperçu, inconnu de la foule, pour qui les personnalités ne comptent guère.
C'était dans son An 2000, cette force mystérieuse issue de maintes forces individuelles, qu'elle mettait toute sa confiance. A vrai dire, les passants ne parlaient que du ballon fantôme et de ses effets destructifs, de l'échec des négociations et de l'émeute à peine calmée, et plus encore que les jours précédents ils déambulaient dans les rues casque en tête, bouclier au dos, les yeux errant dans le ciel au risque de pernicieux torticolis.
Une idée s'était logée derrière ma tête. Puisque j'avais un répit de quelques heures pour me promener, j'irais faire visite à Miss Ada Vandercuyp et à son oncle Wouters. C'était bien le moins. La pauvre jeune fille avait passé par de si poignantes alternatives! Deux fois elle croit son fiancé perdu, deux fois il s'évade miraculeusement de catastrophes qui coûtent la vie à ses compagnons. J'espère bien qu'il n'a pas péri dans la troisième aventure?
Qu'était-il devenu, son fiancé, depuis la nuit brumeuse où nous avions coupé le câble?...
J'arrivai rue du Bac à point pour l'apprendre.
Dans le luxueux salon du rez-de-chaussée, où le portier de l'hôtel de Néerlande me pria d'attendre, je vis entrer au bout de trois minutes une Miss Ada en toilette claire, plus jolie et plus joyeuse que jamais.
Elle battait des mains comme une enfant. Après m'avoir invité à m'asseoir auprès d'elle, la fiancée de Tom Davis tira de son corsage un télégramme ainsi conçu:
BERGEN, 29 SEPTEMBRE.
ATTERRIS SANS ACCIDENT AU MILIEU DE FORÊTS, LOIN DE TOUTE VILLE, SUR LA TERRE NORVÉGIENNE. DEUX JOURS POUR VENIR ICI, D'OÙ LE PAQUEBOT HEBDOMADAIRE NOUS CONDUIRA DEMAIN À HULL. TOUTES MES PENSÉES POUR VOUS ET POUR MA PATRIE. SOYEZ ASSEZ AIMABLE POUR AVISER LA FAMILLE DE M. CHOUQUET, MON AIMABLE COMPAGNON, QUI SE PORTE, AINSI QUE MOI-MÊME, COMME LE FAMEUX PONT-NEUF DE PARIS.
SIGNÉ: TOM DAVISTOM DAVIS.
Je n'osai battre des mains, ni sautiller à la manière des enfants. A ce détail près, ma joie s'exprima aussi franchement que celle de Miss Ada.
Dans l'instant M. et Mme Wouters, prévenus de ma présence, rejoignaient leur nièce au salon.
Ce furent les congratulations qu'on imagine. Pauvre Miss Ada! Elle avait bien cru, l'autre jour, que Tom Davis était tué, avec nos officiers, au-dessus de Francfort. La dépêche de Dunkerque l'avait heureusement détrompée.
Aussitôt, me raconta Mme Wouters, elle avait abandonné ses vêtements de deuil et renoncé aux idées tristes qui l'accaparaient. Hélas! deux jours ne s'étaient pas écoulés qu'on apprenait par divers télégrammes le passage au-dessus du Danemark d'un ballon désemparé. Une bouteille en papier lancée du haut de la nacelle au-dessus de la ville de Korsær, avec un billet de la main des voyageurs, avait fait connaître leur identité, sans récriminations du reste ni indications compromettantes.
Leurs noms, et c'était tout.
Les transes avaient recommencé. Deux jours et deux nuits Miss Ada s'était abandonnée au désespoir. Puis voilà que je venais prendre de ses nouvelles et qu'une bienheureuse dépêche était arrivée, ramenant sur son visage la joie, le sourire, l'espérance, tout ce qui fait si charmante une jeune fiancée.
C'était délicieux.
Je m'informai de la santé de ses parents. M. Wouters m'apprit que l'incendie de La Haye, circonscrit après une demi-journée d'efforts, avait démoralisé la population. Le contraire m'eût étonné.
Se croire neutralisé par acte international authentique, à l'égal des Norvégiens, des Danois, des Suisses, et recevoir du ciel, par les mains d'un belligérant, des fusées et de la mitraille, sans avis ni prétexte, il y avait là, vraiment, de quoi révolter contre leurs agresseurs les Hollandais les plus placides.
Toutefois M. Vandercuyp, qui avait causé le matin même au téléphone avec sa fille, disait que l'abominable attentat n'était peut-être pas l'oeuvre des Allemands, comme on l'avait cru tout d'abord.
A Berlin le gouvernement s'en défendait. Il flétrissait une semblable violation des traités avec la dernière énergie, et se faisait fort de prouver, après la guerre, que jamais une escadrille d'aérocars allemands n'avait été envoyée au-dessus de la Hollande, dans la nuit du 20 septembre.
Ce démenti m'intriguait. Tout de suite j'en admis le bien fondé, pour me demander si mon Keog n'était pas pour quelque chose dans ce crime initial. Le triste individu en était bien capable. Je pensai que s'il ne s'en était pas vanté, dans la cambuse où il m'avait expliqué ses théories, c'est qu'il n'avait pas jugé que ce fût nécessaire pour la défense de sa cause, au contraire.
Un garçonnet vint embrasser Mme Wouters, puis son mari, puis Miss Ada. C'était le fils de la maison, M. Guillaume, âgé de douze ans, qui rentrait au lycée, ce premier mardi d'octobre, suivant la tradition.
Il portait, comme ses camarades, le casque et l'écu avec une crânerie amusante. Et vraiment dans cet attirail, son paquet de livres protégé contre la mitraille éventuelle du terrible Corsaire Noir par un bouclier de bronze, il méritait d'être photographié.
Miss Ada n'y manqua pas. Elle prit trois clichés de son cousin, l'écolier bardé de fer, en disant que plus tard on regarderait ces images avec un intérêt mêlé d'incrédulité.
Miss Ada ne manqua pas de photographier son cousin qui, le
bouclier de bronze à la main, rentrait au lycée. (Page 233).
M. Wouters réalisait le type du Hollandais calme, bon vivant, qui range les préoccupations politiques après celles de son estomac. Il me fit observer, et son excellente femme l'appuya, que j'avais rendu un signalé service à son beau-frère en ramenant Miss Ada en France dans une nuit d'horreur; que l'heureux voyage de l'Austral méritait d'être fêté le verre en main; que le triple sauvetage de Tom Davis n'était pas un moindre prétexte à festin; que son devoir à lui, Wouters, consistait à me témoigner ainsi qu'à mes compagnons de route sa gratitude et celle de Mme Wouters; que Tom Davis ne manquerait pas d'être bientôt à Paris, où l'appelait son poste de conseillèr militaire de l'ambassadeur, pour l'aérotactique plus spécialement; que l'extrême mobilité dont nous faisions preuve, le lieutenant et moi, laissait craindre que les instants dont nous pourrions disposer pour nous rencontrer à sa table ne fussent brefs; que nous devions, en conséquence, saisir le moment où l'officier anglais arriverait à Paris...
En d'autres termes, le papa Wouters voulait nous offrir un dîner commémoratif. Et chez un Vatel de son envergure, j'entrevis aussitôt à quel menu princier nous devions nous attendre pour ce soir-là.
Il eût été malséant de refuser. D'abord les beaux yeux de Miss Ada joignaient une irrésistible prière à l'invitation si cordiale de son oncle et de sa tante.
C'était exquis, au surplus, de penser, quelques jours à l'avance, à une agape de ce genre, où l'on mangerait autre chose que des berthelottes, où l'on boirait du vrai vin, au lieu de sucer des pastilles de bordeaux — bourgogne — chablis, comme au lunch de Rapeau!
Pauvre Rapeau! Il semblait déjà que sa mort remontât à six mois; personne ne parlait plus de lui. Avait-on le temps, dans cette fournaise des événements, de conserver le souvenir des faits — fussent-ils terribles — qui dataient de huit jours à peine?
Comme je m'abandonnais avec délices à la conversation, laissant tour à tour Miss Ada et ses parents me mettre au courant des menues histoires parisiennes, fondées toutes, depuis huit jours, sur l'infériorité possible de notre aérotactique et sur la crainte d'une terrible offensive allemande par la voie des airs, la porte du salon s'ouvrit et six étrangers entrèrent.
A vrai dire ce salon, au rez-de-chaussée de l'hôtel, était comme les autres à la disposition des voyageurs. M. Wouters me proposa de le quitter pour monter à ses appartements; mais je me déclarai satisfait du fauteuil où j'étais assis. D'autant plus que cette demi-douzaine de nouveaux venus eut tôt fait de m'intriguer.
A leur tête s'avançait un jeune officier de l'aérotactique, un lieutenant dont le bras droit s'entourait d'un large crêpe. Sa figure ne m'était pas inconnue, encore que je ne pusse mettre un nom dessus.
Je n'insistai pas autrement pour l'identifier, attentif que j'étais aux gestes et aux attitudes bizarres de ses compagnons.
C'étaient des Japonais de la plus petite taille, habillés à la mode de Paris par quelque commissionnaire de Yokohama.
C'étaient des Japonais de la plus petite taille habillés à la mode
de Paris par quelque commissionnaire de Yokohama. (Page 234).
Ils portaient drôlement notre jaquette et notre pantalon, mieux peut-être que nous ne porterions, après tout, leurs kimonos (1) et leurs kamichimos (2),
(1) L'ordinaire vêtement du Japonais.
(2) Costume d'un fiancé.
Leur peau couleur de citron, leurs pommettes saillantes, leurs petites moustaches noiraudes, rebelles aux frisures, telles des baguettes de tambour, leurs cheveux bleuâtres plaqués sur les tempes, enfin ces petits yeux fendus en amande, noirs, mobiles, inquisiteurs, dont la race jaune a le monopole ici-bas, évoquèrent, dans ce cadre parisien si luxueux, les pauvres villes de l'Extrême-Orient où je vis de près, jadis, la vie japonaise.
Le lot des Nippons me fut, dès son entrée, sympathique, parce que tous les défauts de leur race — et ils sont nombreux — les Nippons les effacent, à nos yeux de Français, par un courage indomptable, qui tient de la névrose, si l'on veut, mais qui n'en est pas moins du courage tout de même...
Les six amis semblaient embarrassés de nous voir là. Ils étaient intimidés, et pour un rien se fussent envolés comme des oiseaux si M. Wouters, que l'officier de l'aérotactique venait de saluer, ne m'eût demandé à voix basse:
— Connaissez pas?
— Non, fis-je du même ton. Qui est-ce?
— M. François de Réalmont!
— C'est vrai? m'écriai-je à haute voix en me levant pour tendre la main à mon compatriote. Mais alors c'est un ami!
M. Wouters nous présenta. Le lieutenant ouvrait de grands yeux surpris.
— Comment, monsieur, c'est vous qui...
Mais il ne put en dire davantage.
Au reste je ne le laissai pas achever. Déjà des larmes coulaient le long de ses joues. Il savait que j'étais de l'expédition sous l'Elbe, où son malheureux frère avait trouvé la mort. Sans hésiter je me fis un devoir de lui dire tout ce que je savais des dernières heures du regretté commandant.
Je lui rapportai les paroles suprêmes qu'il nous avait dites dans la cale du Chercheur, avant de partir pour l'expédition d'où il ne devait pas revenir...
Devant les deux groupes d'étrangers, Hollandais d'une part, Japonais de l'autre, qui nous regardaient avec compassion, ce récit de la fin du chef des hommes-crabes, fait par un témoin, prenait un caractère de grandeur héroïque.
Je pensai, au bout de cinq minutes, qu'il était convenable de ne pas insister et de chercher une diversion.
Je n'eus pas de peine à la trouver, en racontant au lieutenant de quelle façon brillante son frère cadet avait contribué avec les Voleurs, sous mes yeux, au succès de nos armes le 23 septèmbre — huit jours plus tôt — au pays d'Argonne. Il me remercia par deux fois avec effusion, salua les deux dames et nous présenta ses compagnons.
— J'arrive, dit-il, du Japon, où j'instruisais une douzaine d'officiers dans l'aérotactique.
— Monsieur votre frère me l'avait dit.
— Et j'ai ramené en Europe ce team exercé (1). Permettez que je vous présente nommément ces cinq amis. Ils ne savent ni les uns ni les autres un mot de français; mais leur intelligence est si vive que neuf fois sur dix ils devinent ce qu'ils n'entendent pas. Leur chef d'abord... c'est un capitaine de l'infanterie, dont la famille est des plus aristocratiques: le comte Mourata.
(1) Team est le mot anglais, fréquemment employé dans tous les pays, qui veut dire: équipe.
Le comte, invité par un geste affable de M. de Réalmont, salua les dames et tendit sa menotte à M. Wouters, puis à moi.
— Premier monte-en-l'air de l'école de Kobé, breveté par votre serviteur, voici M. le capitaine en second de l'artillerie Narabo.
A son tour M. le capitaine Narabo s'avança, fit un salamalec assez gauche, mais où l'intention d'être respectueux à l'européenne se trahissait; et c'était suffisant. Même shake-hands.
Ce fut un identique cérémonial pour nous faire connaître M. le lieutenant Sikawa, du génie;
M. le lieutenant Motomi, de la marine impériale, et le lieutenant Wami, encore un marin.
Il me sembla que c'était le même Japonais qui chaque fois saluait les dames et nous serrait la main, tant ces petits Jaunes ont, entre eux, des points de ressemblance.
Que de fois il m'était arrivé, en Extrême-Orient, de les confondre entre eux, même après plusieurs jours de patientes remarques!
M. François de Réalmont nous conta son cas très simple.
Rappelé en France par un ordre régulier dès le mois d'août, il avait pris un bateau belge, qui venait de le débarquer au Havre avec ses cinq amis. Lui resterait en France, à la disposition du ministère de l'Aérotactique, tandis que MM. Mourata, Narabo, Sikawa, Motomi et Wami se rendraient en Angleterre où leur place était réservée à l'école spéciale.
Je ne pus m'empêcher de dire aux Nippons, en anglais (tous tant que nous étions dans ce salon nous parlions l'anglais couramment), que leurs études en aérotactique eussent gagné sûrement à être parachevées en France.
Ils en convinrent, avec une expression de regret même, car chacun savait que la force de l'Angleterre n'était pas dans cette arme nouvelle de la guerre modernisée. Mais ils avaient des ordres; l'essentiel était de s'y conformer.
Les rares paroles qu'ils dirent furent modestes. A peine s'ils osaient lever les yeux sur nous. L'un d'eux, M. Motomi, portait des lunettes montées en or qui lui donnaient l'air d'un banquier placide ou d'un diplomate.
Sûrement les petits Japs allaient s'éclipser «à l'anglaise », si leur guide à Paris ne s'était lancé dans un panégyrique de leurs personnalités, toutes éminentes, à ce que je voyais.
M. de Réalmont nous apprit que ces officiers, tout gradés qu'ils fussent, se considéraient comme de simples marins de l'air et l'étaient de fait.
Aucune manoeuvre ne leur était étrangère. Ils connaissaient les moteurs aussi bien que le ballon. Mais au Japon les exercices ne pouvaient plus rien leur apprendre. On n'avait là-bas qu'un matériel embryonnaire. Ils comptaient donc se perfectionner chez leurs alliés, et la guerre qu'ils trouvaient férocement engagée — ils avaient débarqué la veille à Cherbourg — n'était pas pour leur déplaire.
Leurs yeux brillaient de contentement à l'idée de repartir pour Londres.
Je compris la fierté qu'éprouvaient ces petits hommes à se savoir les alliés de John Bull.
Ils devaient séjourner deux jours à l'hôtel, voir leurs compatriotes en résidence à Paris et repartir ensuite pour Londres par le ferryboat de Douvres; le va-et-vient des immenses navires porte-trains n'était pas encore interrompu.
Je les complimentai. Quand ils surent qui j'étais et les prouesses que je venais d'enregistrer de visu avec une surprenante vélocité, leurs yeux s'agrandirent. Ils parurent émerveillés, non pas tant de ce que j'avais pu faire personnellement cela va de soi, que des choses faites par les autres, auxquelles j'avais servi de témoin.
Sur un échange de paroles flatteuses on se quitta. M. de Réalmont me promit de venir, au premier jour, causer avec moi une demi-heure aux balcons de l'An 2000.
Je ne pus m'empêcher de sourire en pensant que le temps où l'on causait ainsi, en fumant des cigarettes et en regardant Paris passer sur le boulevard, était déjà loin derrière nous et ne reviendrait pas de si tôt.
A peine nos Japonais avaient-ils esquissé leur dernière révérence que Pigeon descendait d'automobile devant l'hôtel, en trombe.
Une pensée maligne me vint à l'esprit. Pigeon ignorait encore que Tom Davis fût retrouvé. Indubitablement il venait faire un doigt de cour à Miss Ada, rafraîchir sa candidature.
Sans que j'eusse dit un mot, notre Pic de la Mirandole avait deviné ma pensée. Il rougit légèrement, ce que je mis au compte du trouble qu'un jeune homme éprouve devant la beauté qui le captive.
Mais il présenta hâtivement ses hommages au groupe hollandais, lequel les accueillit avec une cordiale gentillesse et prit congé.
Miss Ada était attendue à la légation des Pays-Bas pour y contribuer à l'organisation d'une ambulance, car les blessés et les fous d'épouvante commençaient à entrer par milliers dans Paris.
— Eh! bien, dis-je à mon collaborateur, quand nous fûmes seuls, quoi de neuf? Je vous croyais à Londres. Est-ce que vous me cherchiez? Tom Davis est retrouvé.
— Encore?
Ce cri du coeur me fit pouffer de rire. Heureusement que nous étions seuls dans le salon et qu'il avait été lancé à demi-voix.
— Comment, encore? Vous avez donc des entrailles de pierre? J'oubliais que c'est dans votre lot. Les rivaux en amour sont impitoyables. Faites donc votre deuil, cette fois encore, mon bon, de l'hymen entrevu! La place est toujours prise. Mais avec de la patience et les chances que l'on court, à présent, d'être tué du matin au soir, vous pouvez encore nourrir des espérances.
Pigeon fit contre mauvaise fortune bon coeur, et ne répondit rien. Au surplus, il me cherchait vraiment.
— Je viens de chez vous. On m'a dit que vous étiez sorti après votre déjeuner pour faire un tour. Comme il y a de ça trois grandes heures, sans reproche, j'ai flairé que vous étiez venu faire une visite de condoléances à Miss Ada.
— Tout juste. Elle m'apprenait aussitôt le sauvetage de son fiancé et de M. Chouquet. Ils sont tombés, avec leur ballon, en Norvège...
— Je n'y vois pas d'inconvénient.
— Au contraire, Pigeon. Soyez grand et généreux. Dites: au contraire!
— J'ai bien d'autres choses à vous dire.
— Lesquelles donc?
— J'ai que depuis ce matin je suis revenu de Londres, par le ferry-boat de nuit; que les affaires se gâtent là-bas et que le patron m'a prié de vous en prévenir. Mais, du reste, vous avez lu l'An 2000 de ce matin. Vous êtes au courant du grand coup de Trafalgar. Si c'en était un vrai, tout de même, pour les Prussiens, ce ne serait pas de refus!
Je crus que j'allais m'évanouir. Pigeon venait de dire une phrase qui me cassait bras et jambes. Vous avez lu l'An 2000 de ce matin?...
Eh! non, je ne l'avais pas lu! Pour la première fois depuis dix ans je n'avais pas lu mon journal au saut du lit!
J'avais si bien dormi, la tête copieusement farcie de tous les faits auxquels le destin m'avait mêlé, la veille encore, que l'idée quotidienne s'était évadée de mon esprit.
Et de la sorte, parbleu, des tas de choses s'étaient accomplies la veille dans le monde, que j'ignorais encore! Et le compte rendu de l'émeute? Et ma promesse, mon serment solennel? Tout cela s'y trouvait enregistré; je n'en savais rien. Mais on y devait lire bien d'autres choses, à en croire Pigeon, qui regardait, un peu ahuri, le remords se dessiner sur mon visage...
— Vite, un numéro! m'écriai-je.
Rien! Pas de journaux dans ce salon. Je sonne. Un groom paraît.
— Cours me chercher l'An 2000 chez le marchand le plus proche.
Il court; c'est à deux pas; il revient.
— Msieu, il n'y en a plus!
— Monte au salon de lecture! Apporte-m'en un exemplaire.
Il galope; c'est au premier. Il redescend, toujours galopant.
— M'sieu, il y en a trois exemplaires. Ils sont en main!
Je regarde Pigeon, qui m'a regardé faire, depuis trois minutes, d'un oeil narquois.
Alors, cet animal tire froidement un An 2000 de sa poche.
— J'ai pitié de vous, patron, fait-il, plus goguenard encore. Plongez-vous là-dedans. Ça vaut la peine! Pendant que vous allez lire, je vais travailler, car j'ai à faire sur ce qu'on dit à Londres, un bout d'article qui n'est pas facile.
Je lus alors avec avidité. La première page du journal contenait des nouvelles à la poignée.
Et lesquelles! Le canon tonnait partout, mais les résultats ne se précisaient nulle part.
On entendait bien que des efforts gigantesques se heurtaient sur la terre entière, mais aucun n'aboutissait nettement, comme autrefois.
Il semblait que la Victoire ne fût plus une expression possible pour l'un ou l'autre des belligérants, tant c'était devenu chose compliquée qu'une bataille, sur terre ou sur mer. On en jugera par ces courts extraits.
Après avoir donné tous les détails de notre retour mouvementé, de l'insurrection calmée la nuit précédente par mon discours et par l'inondation opportune des chaussées, l'An 2000 recommandait le calme à chacun, promettait au nom du gouvernement une vigilance de tous les instants et enregistrait les meilleures nouvelles de notre flotte aérienne.
Qu'on veuille bien jeter un coup d'oeil sur ces extraits cités au hasard. Ils donneront une idée de la fièvre qui s'était emparée de l'Europe entière et de l'Amérique du Nord.
EXPLOITS DE NOS AÉROCARS.
L'amiral de Troarec vient de faire exécuter simultanément des coups d'audace que l'opinion publique saluera, comme nous, avec une joie patriotique.
Les aérocars de 32.000 m. c. Alger, Strasbourg, Metz, Rouen, Orléans, Châteauroux, Marseille, Nîmes et Nancy, formant une escadre sous sa direction personnelle, ont quitté les refuges de Langres avant-hier au petit jour pour se rendre au-dessus de Metz, de Strasbourg, de Thionville et de Mayence.
Après avoir plané à 1.400 mètres pendant deux heures, en dépit des tirs furieux que l'artillerie spéciale de ces places essayait contre eux, les neuf aérocars sont rentrés à Langres sans avoir aperçu aucun engin suspect, avec un inestimable butin de photographies, de plans, de croquis, d'évaluations numériques dont l'état-major général de nos armées de l'Est a été immédiatement saisi. Les commentaires continuent au sujet de l'aérotactique allemande, qui consiste toujours à ne pas se montrer, preuve évidente d'une grosse tentative en préparation.
DEUX ESCADRES À PARIS.
Pour rassurer la population parisienne contre les apparitions éventuelles d'un engin dont on a peut-être exagéré la valeur offensive (c'est le représentant du ministère de l'aérotactique qui a rédigé cette phrase. Note de la rédaction) le gouvernement a transmis à Langres l'ordre d'expédier ici demain à la première heure cinquante ballons dirigeables des trois catégories, dont quinze de la première.
Ils occuperont à Chalais, au Mont-Valérien, à Cormeilles, à Vaujours et dans huit autres forts du camp retranché, les hangars-monstres que des équipes nombreuses d'ouvriers ont aménagés depuis huit jours à leur intention.
Il est inadmissible qu'un seul aérocar, fût-il manifestement supérieur à nos derniers modèles, soit capable de tenir en échec un ensemble d'unités aussi formidables que les nôtres.
On ne doit pas oublier que toute l'aérotactique est dans la conquête d'une altitude supérieure à celle que l'adversaire peut maintenir. Or nos grands croiseurs aériens de 70.000 m. c. sont capables de monter jusqu'à trois mille mètres sans perdre une seule de leurs qualités. Il convient donc de se rassurer et de se défier des paniques irréfléchies... (C'est toujours le représentant du ministère, optimiste par situation, qui rédige ces notes dont nous déclinons la responsabilité. Note de la Rédaction.)
JOURS SANS PAIN, MISÈRE EN PRUSSE.
Des avis téléphoniques de la frontière russo-prussienne portent que la misère est grande dans la Poméranie, dans le Brandebourg, la Silésie et toute la Pologne allemande depuis l'ouverture des hostilités. En moins de dix jours, par suite de l'effondrement du cours des billets de banque et du poids excessif des impôts, ces contrées ont pris l'aspect lamentable qu'elles devaient offrir aux siècles lointains des pestes et des famines.
On n'y trouve plus ni viande, ni légumes, ni blé. Ceux d'entre les habitants qui se croyaient, par leur fortune, à l'abri de la détresse, ont été obligés de s'enfuir en Russie pour échapper aux attaques furieuses de la plèbe, qui les accuse d'avoir accumulé tous les maux de la guerre sur l'empire allemand.
Des files de pauvres et de pauvresses en haillons se pressent devant les hôtels de ville et exigent la charité des bourgmestres. Toutes les transactions ont cessé; aucune dette n'est plus reconnue; les échéances ne comptent plus. Jusqu'aux huissiers qui refusent d'instrumenter contre les débiteurs, certains qu'ils sont de n'être payés par personne.
Chaque jour la situation s'aggrave. Dans maints villages les autorités, désarmées, car la landsturm est partout appelée vers l'ouest pour faire face aux hécatombes déjà commencées, laissent piller et incendier les maisons de campagne et les châteaux.
On s'attend à une prochaine ruée en masse des affamés sur Berlin.
A bas la guerre infernale! Cette inscription est partout sur les murs. Les journaux ne paraissent plus, faute d'argent.
L'ACCAPAREMENT.
Par câble de Buenos-Aires on apprend que les Etats-Unis ont, en trois jours, accaparé toute la viande disponible dans la République Argentine, le Paraguay, le Brésil et la Bolivie. Les usines frigorifiques de ces républiques n'acceptent plus de commandes. Elles ne travaillent désormais que pour les Yankees et les Allemands dont les marchés de blé, d'avoine, de fourrages, ont depuis longtemps été passés à New-York en vue des éventualités qui se réalisent aujourd'hui.
Le gouvernement des Etats-Unis a nolisé 300 vapeurs de commerce armés en guerre pour surveiller les ports de l'Atlantique dans les deux parties du Nouveau-Monde. Du Nord aussi bien que du Sud aucun navire de denrées ne peut plus partir à destination de l'Europe à dater du 1er octobre, sous peine d'être coulé.
L'OR DE LA FRANCE.
Il est consolant pour nous de penser que la réserve en or de la France était encore à la date d'hier de 4 milliards et 200 millions. Sans prétendre qu'un tel trésor soit inépuisable, on peut dire qu'il défie la comparaison, même avec l'Angleterre, citée pourtant depuis des siècles comme la plus riche des nations du monde.
LE PRIX DE LA GUERRE.
Sans nous attarder à faire le compte de ce que peut coûter chaque journée de la guerre actuelle à nos alliés aussi bien qu'à nos adversaires, nous nous bornerons ici à rappeler quelques chiffres. Ils représenteront ce qu'elle nous coûte, à nous. On a parlé d'un milliard par semaine. Le chiffre sera certainement atteint.
Notre armée: active, réserve et territoriale, compte à dater d'aujourd'hui 4 millions d'hommes en chiffres ronds, sur le pied de guerre, soit une dépense de 40 millions par jour, près de vingt francs par homme, pour la solde, les vivres, les fourrages, l'équipement, le campement, etc. Autant pour les munitions, l'entretien du matériel sur terre, sur mer, sous la mer et dans les airs, et l'on trouve deux fois 280 millions, soit 560 millions.
Autant pour les pertes en matériel (navires de tout tonnage coulés, forteresses démolies, sous-marins, aérocars, assurances sur la vie des officiers et des hommes engagés dans des corps d'élite: monte-en-l'air, sous-l'eau, chimistes, etc.) voilà par à peu près le milliard dévoré en une semaine.
En mettant les choses au mieux pour le succès de nos armes, nos ressources ne nous permettront pas de prolonger un effort aussi colossal plus de trois mois.
L'Angleterre, si riche soit-elle de son côté, n'arriverait pas à faire davantage.
Elle pourrait emprunter; la France aussi, mais à qui?
Les Etats-Unis sont engagés dans la guerre; il ne reste pas une seule nation au monde qui soit capable de nous venir en aide, puisque c'est nous-mêmes, avec les Anglais et à l'occasion les Américains, qui sommes venus en aide aux autres, lorsque le cas s'est présenté.
Où allons-nous? Où va l'Europe? Où va le monde avec cette guerre abominable?
Nous devons nous raidir contre le malheur en nous disant que si notre vaillante armée peut maintenir infranchissables nos frontières de l'Est, la victoire finale, qui n'affecte plus aujourd'hui les formes tangibles du passé, nous appartiendra néanmoins, parce que nous aurons pu tenir, avec notre or, plus longtemps que notre adversaire. Aujourd'hui tout est là. Plus que jamais l'or est le nerf de la guerre.
DÉSESPÉRANT TÉLÉGRAMME.
La bataille engagée autour de Belfort vient de se terminer d'une façon inattendue, que nous pouvons qualifier de désespérante.
Deux cent mille hommes étaient en présence, c'est-à-dire qu'à douze kilomètres l'une de l'autre les deux armées ont commencé à s'envoyer des rafales de canon.
Douze cents canons ont ainsi tiré pendant quinze heures, et, à plus courte distance, cent soixante mille fusils Browning (automatiques) ont fait de même sans que personne ait pu s'attribuer un avantage sérieux, et cela sur une étendue de trente kilomètres...
Un phénomène, redouté des techniciens, s'est alors produit. Des deux côtés les munitions ont manqué beaucoup plus tôt qu'on ne le supposait.
Les convois qui en apportaient de nouvelles aux Allemands ont été détruits par les Voleurs du Mont-Blanc. Mais en un mouvement tournant très audacieux, un ramassis de deux mille automobiles requisitionnées en Allemagne a jeté vingt mille hommes sur nos convoyeurs, qui ont dû rétrograder.
Un ramassis de deux mille automobiles réquisitionnées en Allemagne a jeté
vingt mille hommes sur nos convoyeurs, qui ont dû rétrograder. (Page 239).
Il s'en est suivi que la bataille a cessé faute de munitions.
Il était impossible d'atteindre au front de l'ennemi sans
rencontrer des défenses fort dangereuses, explosifs semés
comme les grains de blé, sensibles au moindre choc. (Page 239).
Nos soldats ont, sur certains points de la ligne, enfoncé les bataillons allemands à l'arme blanche, comme au temps de Napoléon Ier, mais les généraux ont cru prudent de refréner ces accès de bravoure, car il était impossible d'atteindre au front de l'ennemi sans rencontrer des défenses fort dangereuses: fils de fer barbelés, trous de loup dissimulés sous les feuilles, explosifs semés comme les grains de blé, sensibles au moindre choc.
De telle sorte que le succès, qui nous appartenait sans conteste avec le retour au corps-à-corps, cher à notre tempérament bouillant, n'a pu être qu'entrevu.
Pour en obtenir d'utiles effets, il eût fallu le payer trop cher, en admettant que trois de nos soldats sur dix eussent pu arriver jusqu'aux lignes allemandes.
GRANDE BATAILLE NAVALE.
Quinze cuirassés allemands, escortés par une nuée de torpilleurs, sont sortis ce matin de la baie de Jahde et de l'embouchure de la Weser, pour se ruer à toute vitesse sur la flotte anglaise, à peu près égale en force. Celle-ci croisait au large depuis les explosions de l'Elbe, dont l'effet moral a été désastreux dans tout l'empire. On pense que les Allemands ont voulu le balancer, si possible, par une surprise victorieuse.
Jusqu'à présent on ne sait rien de précis. Le canon tonne avec un bruit formidable. Des côtes de la Hollande et de celles du Danemark on l'entend depuis plusieurs heures sans discontinuer.
Dernière heure. — Le résultat de la bataille navale reste indécis. Les Allemands ont perdu sept navires de différents types, les Anglais six. Le brouillard, qui s'était levé pendant toute cette journée, est retombé plus épais que jamais sur les combattants. Il les a séparés sans que l'on sache qui a vaincu l'autre. Malheureusement, sur mer comme sur terre, il en sera souvent ainsi désormais.
AVIS AUX VOYAGEURS.
Les ferry-boats passeront encore entre Calais et Douvres aujourd'hui 1 octobre, mais pour la dernière fois.
De même les paquebots en service sur les côtes de la Manche, entre la France et l'Angleterre, ne quitteront plus les ports jusqu'à nouvel avis.
Où a dû prendre cette mesure par suite des difficultés excessives de la surveillance et des dangers de la navigation. Le détroit est sillonné de mines flottantes excessivement dangereuses.
Dorénavant les relations entre les deux pays seront assurées par des navires de guerre, munis d'appareils dénonciateurs des mines, qui ne prendront à leur bord que des passagers militaires ou diplomatiques, sur réquisitions des autorités.
Je venais d'apprendre là beaucoup de choses en peu de mots, assez penaud, ma foi, de ne pas les avoir connues plus vite, comme c'était mon devoir. Mais j'opinai à la muette que le résultat de ces divers événements n'en eût pas été changé.
Pigeon, qui avait écrit pendant que je lisais, vint se planter devant moi, son papier à la main.
— Qu'est ceci? fis-je.
— A mon tour, si vous le permettez, patron, je vais vous lire l'articulet que je rapporte de Londres. Il est destiné au numéro de cette nuit. Vous me direz s'il est à votre convenance.
Pigeon lut alors, d'une voix ferme, les quelques lignes ci-après. Il leur donnait pour titre: Le Siège de Londres, ce qui me fit sursauter. Mais d'un geste mon lieutenant me fit comprendre qu'il n'y en avait pas d'autre pour dépeindre la situation:
«Depuis quelques jours, disait-il, la ville de Londres présente un spectacle vraiment extravagant. Nous arrivons de là-bas; nous parlons de visu. C'est encore la Tortue Noire qui produit chez nos voisins cette crise d'affolement, trop connue chez nous pour que nous ayons besoin de la décrire ici. Le peuple de Londres, fier de l'inviolabilité séculaire de l'Angleterre, jamais compromise depuis l'équipée des Normands, s'est cru tout d'un coup livré sans protection aux attaques possibles d'un ennemi aérien. A l'annonce d'une invasion allemande il s'était ému; il a positivement perdu la tête à la lecture de l'An 2000. Aussi depuis ces quelques jours le Conseil municipal, d'accord avec le ministère de la Guerre, a-t-il pris, en vue d'un siège par les airs, des dispositions radicales pour soustraire la population aux horreurs d'un bombardement.
Au cas où la flotte de 2.000 aérocars allemands dont le Royaume-Uni est, dit-on, menacé, existerait pour de bon et s'aviserait d'apparaître au-dessus de l'église Saint-Paul et de Westminster Abbey, la grande masse des habitants trouverait sous la terre un refuge commode. Tandis qu'à Paris nous nous évertuons à protéger nos monuments par des blindages et nos personnes par des cuirasses, des heaumes, des boucliers pittoresques à miracle sous le beau soleil de France, l'Anglais pratique descend au sous-sol. Grâce à d'ingénieux systèmes, connus en France depuis quelques années, pour l'exécution rapide des galeries souterraines, les Londoniens ont déjà creusé à toute vitesse près de cent kilomètres de catacombes dans lesquelles un peuple entier peut s'engouffrer à la première alerte. Ces abris sont d'une ingéniosité telle.
Pigeon en était là de sa lecture lorsque tout à coup je le vis s'arrêter.
On faisait beaucoup de bruit dans la rue; le vestibule même de l'hôtel s'emplissait de brouhaha.
J'ouvris la fenêtre. Des cris. Des cris de galopins vendeurs de journaux. Je reconnus les voix aigrelettes de nos concurrents. Jamais M. Martin du Bois n'eût consenti à compromettre la dignité de son journal en publiant des placards alarmistes à propos de bottes, à toute heure de la journée. C'était une raison pour que l'An 3000 eût pris le contre-pied de cette décision.
Jusqu'à trois et quatre fois par jour il paraissait, avec d'énormes manchettes qui souvent déguisaient les plus ridicules canards.
Nous entendions les voix se rapprocher en criant:
— Demandez l'An 3000, édition sensationnelle!
— Vite, Pigeon, courez! fis-je.
Mais nous étions devancés. Sur un signe de M. Wouters, qui, du seuil de sa porte, contemplait le mouvement de la rue du Bac, un groom nous rapportait déjà une poignée d'exemplaires de l'édition sensationnelle.
Certes, l'adjectif n'était pas exagéré. On lisait, en effet, en caractères d'affiches, au beau milieu d'une seule page blanche, ces simples mots:
Par téléphone, de Londres, 1er octobre, 3 heures.
La Tortue Noire vient d'apparaître au-dessus de Trafalgar-Square.
Emergeant subitement du brouillard, elle a culbuté d'un coup de canon la statue de Nelson.
Celle-ci est tombée à terre, du haut de la colonne qui la portait, tuant et blessant plusieurs personnes.
Les canons de la caserne des Horse-Guards ont aussitôt mitraillé le ciel, mais le diabolique aérocar avait déjà disparu.
On pense que ce n'est là qu'un prélude. Chacun voit déjà les 2.000 aérocars allemands planer sur la capitale.
La terreur est à son comble. Bourse effondrée en clôture.
Et en dessous ce post-scriptum d'une ironie insolente:
L'occasion est tout indiquée pour le fanfaron qui nous a promis hier soir la peau de Jim Keog d'aller la chercher dans les brumes de l'Angleterre.
Au-dessus de Trafalgar-Square, la Tortue Noire culbuta,
d'un coup de canon, la statue de Nelson. (Page 242).
Je venais de recevoir un choc.
Jim Keog à Londres! Et c'était l'An 3000 qui nous l'annonçait!
Oh! mais je m'étais assoupi dans les délices de Capoue!
Que faisais-je donc à Paris?
C'était à Londres qu'il fallait désormais chercher mon homme, si je courais vraiment après sa carcasse de bandit!
Tout mon ressentiment, tous mes remords faisaient bloc à présent avec ma vanité professionnelle insultée.
Me précipiter au mégaphone pour demander au journal ce qu'on y pensait de la nouvelle colportée à travers Paris par le confrère, fut l'affaire d'un instant.
Elle était confirmée, la nouvelle. J'en appris même d'autres.
L'Angleterre demandait le concours immédiat de la flotte aérienne française, de toute notre aérotactique.
Comme on s'attendait chaque jour à cet appel, on était prêt à Langres pour le départ. Les dix aérocars promis à la population de Paris demeureraient toutefois sur les bords de la Seine. On comptait bien que les cent trente et quelques unités disponibles de M. de Troarec, jointes aux 60 dirigeables que le Royaume-Uni possédait sous les halles du Crystal-Palace suffiraient à tenir tête aux envahisseurs allemands, dont le nombre n'atteindrait certainement pas ce chiffre fabuleux de deux mille, comme le répétait la crédulité populaire.
Enfin Napoléon, retenu dans un quelconque ministère, avait laissé une note pour m'inviter à mettre l'Austral en état, c'est-à-dire à l'armer de quelques fusées par une précaution bien légitime et à filer le lendemain matin sur l'Angleterre.
Il résultait de ma courte conversation avec la rédaction que l'heure venait de sonner, à l'horloge de l'histoire, où la partie tant prévue allait s'engager entre l'Allemagne et l'Angleterre, par la mer et par l'air en même temps.
Je restai pensif une grande minute.
C'est que je sentais bouillonner dans ma tête une idée, mais une idée telle que je me demandai si tous les incidents qui venaient coup sur coup de bouleverser ma vie n'avaient pas troublé ma raison.
J'entrevoyais, et cette fois sans que mon directeur m'y invitât, une expédition nouvelle, plus tragique encore, si c'était possible, que celles que j'avais suivies depuis dix jours.
Au demeurant pouvais-je me soustraire aux serments que j'avais réitérés publiquement devant l'émeute?
Non, je ne le pouvais pas. J'avais souscrit une traite; il n'y avait plus qu'à la payer.
Et le ressouvenir du crime commis là-haut revenait m'objurguer sans cesse.
La première chose à faire c'était de partir pour Londres, où le Keog opérait, vigilant éclaireur, sans doute, de la descente allemande.
— Allons, dis-je à Pigeon qui me regardait, un peu ému de mon trouble. Vite, l'Austral. Où est-il?
— Au garage, dans la plaine de Saint-Denis.
— Il me faut Morel et ses hommes ce soir. Cherchez-les! Nous armerons vite, pour partir demain matin au lever du jour. Pourvu qu'il ne soit pas trop tard! C'est que je ne veux pas manquer le coup d'oeil de ce choc-là!
— Ni moi, patron. Mais...
— Quoi, mais? Mais quoi?...
— Il n'y a plus de Morel, patron; et l'équipage de l'Austral n'existera pas davantage avant longtemps.
— Comment?
— Morel est sergent de la territoriale. Il a été mobilisé avant-hier. Parti à Troyes, au 63. M'a même prié de vous souhaiter le bonjour quand vous seriez «de retour des eaux », a-t-il dit assez drôlement.
— Brave Morel! Voilà qui n'est pas drôle!... Et ses hommes?
— Oh! partis dès le troisième jour de la mobilisation, celui-ci pour Evreux, celui-là pour Nantes, Bourges, je ne sais trop. Ils étaient deux; tous les deux sont réservistes de l'active. Envolés! Tout le monde n'a pas la chance d'être comme nous autres, les jeunes de la presse, classé dans le service auxiliaire des informateurs de guerre...
— De sorte que nous voilà sans équipage?
Je gesticulais, mon index sans cesse agité.
Au même instant la porte s'ouvrait et je voyais faire une rentrée déconfite nos cinq Japonais de tout à l'heure. M. de Réalmont ne les accompagnait plus. Ils tenaient tous une feuille volante à la main, l'An 3000, édition sensationnelle, évidemment .
Je les présentai à Pigeon. Ils nous dirent toute leur tristesse. Plus de ferry-boats, plus de paquebots pour aller à Londres! Et leur gouvernement qui les y croyait déjà installés!
— A tout prix, dit le capitaine Mourata, il faut que nous allions occuper notre poste. Ou sinon...
Je me demandai in petto si cette réticence ne voulait pas dire que dans le cas contraire tous s'ouvriraient le ventre, à la mode de leur pays.
Soudain un éclair me traversa le cerveau.
— Capitaine! m'écriai-je en prenant familièrement le petit homme jaune par les deux bras...
Mais ce mouvement, la joie d'avoir trouvé une idée de salut commun me le dictait. Il le comprit bien, car il se mit à rire, ainsi que ses compagnons, d'un rire qui espérait.
— Capitaine! vous connaissez la manoeuvre des aérocars?
— Oh! oui.
— Vous connaissez les moteurs à essence?
— Oh! oui.
— Electriques au besoin?
— Oh! oui.
— Et ces messieurs?
— Brevetés tous par M. de Réalmont.
— Alors je vous emmène.
— A Londres?
— Dans mon Austral. Vous le connaissez à présent de réputation.
— Oh! oui, dirent les cinq Japs en riant, avec une pointe d'admiration.
— Eh bien, mon Austral est là, qui m'attend. Mais son équipage est à présent sous les drapeaux. Voulez-vous remplacer l'équipage?
— Avec enthousiasme!
— Affaire entendue...! Prenez vos dispositions. Nous partons demain. Dès à présent M. Pigeon va vous conduire au garage, où vous ferez connaissance avec notre yacht aérien. Pas une minute à perdre!
Tandis que les Japonais, ravis, s'entassaient dans l'automobile de Pigeon pour aller à Saint-Denis prendre contact, je me précipitais au journal, où j'avais la chance de trouver M. Martin du Bois.
— Parfait! Heureuse idée! s'écria-t-il dès que je lui eus fait part de la combinaison sans laquelle il n'était plus de reportage aérien possible avant la fin de la guerre. Un équipage japonais! C'est une trouvaille. Mon cher, je vous félicite de celle-là. Je vois d'ici la tête de Gaudichon.
Ainsi s'appelait le chef du clan qui avait jeté l'An 3000 dans les jambes de M. Martin du Bois. Evidemment l'Austral nous donnait une fois de plus la supériorité.
— Mais dites, ça se gâte chez nos voisins, continua Napoléon. Les voilà sûrement avec un siège par les airs en perspective! De tous côtés on affirme que la descente des Allemands n'est plus qu'une question d'heures et de brume... Que je voudrais donc aller avec vous à Londres! Mais la gravité du moment me retient ici. Ça doit être curieux, la vie souterraine qu'ils ont inaugurée là-bas. Vous avez de la chance de voir de près des choses aussi baroques... Faites vite vos préparatifs, mon bon. Je vais annoncer votre départ pour demain matin dans les phonographes.
— Est-ce bien utile? risquai-je, un peu gêné par cet accès de réclamite, comme j'appelais la douce manie de mon directeur.
— Je crois bien que c'est utile! Avez-vous donc envie de vous envoler à la muette? Aurions-nous quelque chose à cacher?
— Certes, non.
— Au contraire, mon ami, au contraire! Que faites-vous, en partant pour l'Angleterre par la voie aérienne, au risque de tomber dans la Manche avec votre équipage improvisé, au risque d'être surpris par une flottille ennemie et torpillé comme un simple sir Harry Newhouse, vous exécutez une promesse que vous avez faite au peuple de Paris. Vous prenez l'air à destination de Londres pour y combattre Jim Keog. Laissez-moi vous dire que votre rôle est superbe. Il a quelque chose d'héroïque même. Vous me rappelez un peu Thésée partant à la recherche du Minotaure, Jason s'élançant à la conquête de la Toison d'Or, et plus près de nous, Renaud de Montauban, sur son coursier Bayard, et Roland, et Roger, et Lohengrin, autant de braves dont les poètes, à force de génie, nous ont fait prendre les silhouettes fantaisistes pour des réalités.
Je ne pus m'empêcher de sourire à cette énumération flatteuse. De la part d'un autre, elle eût blessé ma modestie.
Mais je connaissais le petit travers de mon directeur; j'ai eu déjà l'occasion de le signaler.
In petto j'ajoutai à la liste des grands terrasseurs de monstres qu'il dévidait avec emphase l'incomparable don Quichotte de la Manche, dont M. Martin n'avait rien dit, et son écuyer Sancho Pança, que Pigeon pouvait, à la rigueur, représenter sous une allure plus élégante.
Puis je songeai aux minutes, qui faisaient des heures, et à la nuit qui allait venir.
Il s'agissait de nous munir de projectiles, tout au moins de fusées incendiaires et de petite mitraille, aisée à lancer du bord. En trois minutes M. Martin du Bois eut obtenu du ministre intérimaire de l'Aérotactique, le brave agriculteur Bouvier, qu'une équipe du fort de La Briche, où se trouvait un stock d'approvisionnements spéciaux, vint arrimer notre provision de pyrotechnie à bord de l'Austral, de concert avec les Japonais et Pigeon, qui servirait d'interprète.
Tandis que Coquet, mandé en toute hâte, rédigeait le boniment pour les phonographes, M. Martin du Bois téléphonait à l'ambassadeur du Japon pour l'informer de l'heureuse circonstance qui... que... dont...
Mais l'ambassadeur, prévenu depuis une heure déjà par le capitaine Mourata, venait de courir à Saint-Denis dans l'aérocar du ministère des Affaires étrangères, une espèce de sabot, réformé par l'Aérotactique, que le gouvernement mettait toute la journée à la disposition du corps diplomatique.
A vrai dire, depuis quelques jours, il n'y avait pas foule pour en occuper la nacelle. Mais le petit Jap qui représentait le Mikado à Paris, M. le marquis Tsou, ne redoutait ni la Tortue Noire ni tels autres monstres qu'il plairait à l'ennemi de risquer au-dessus de Paris.
Ce genre de locomotion, même avec ses dangers, le passionnait, et il n'était pas de jour, pour ainsi dire, qu'il ne circulât à bord du Hanneton au-dessus de la capitale. Hanneton! c'était le nom familier que de jeunes diplomates donnaient au dirigeable affecté au service du quai d'Orsay, à cause de la couleur spéciale de son enveloppe.
Je partais bientôt avec le grand chef pour l'aérogare de Saint-Denis.
Série de halles en bois, de dimensions énormes, où sont remisés au compte de leurs propriétaires une douzaine de ballons de plaisance, appartenant à des sportsmen, pour la plupart.
Il y a ainsi autour de Paris vingt et quelques stations d'aérocars civils, installées par la grande Compagnie G. O. H. P. T. V. N. A. Nous avons eu l'occasion de déplorer l'inaction subite de cette intéressante institution par suite de l'arrêt du courant au départ des grands générateurs électriques essaimés à travers la France.
Le soleil baissait rapidement. Nos Japonais avaient quitté la rue du Bac depuis deux heures au plus. Je ne fus pas peu surpris de les apercevoir en l'air, décrivant des orbes, virant avec une sûreté magnifique, s'élevant à toute vitesse, par la rapide manoeuvre de plans inclinés, redescendant, remontant comme de véritables conquérants de l'air.
M. Martin du Bois restait stupéfait, Pigeon aussi. Je fis comme eux.
Jamais l'Austral, sous la main pourtant experte de Morel, ne nous avait donné une aussi jolie impression de docilité. C'était à croire que ces petits Jaunes en savaient plus que lui.
Ma foi, ils avaient joliment profité des leçons que M. de Réalmont leur avait données!
On eût dit qu'ils connaissaient l'Austral depuis des semaines.
Autour du hangar affecté par la Compagnie à l'aérocar de l'An 2000 grouillaient une centaine de lamaneurs d'occasion: sans-travail de la plaine de Saint-Denis, manoeuvres des chantiers environnants, gratteurs de terre maraîchère, qui, sur un avis donné par trois pétards bruyamment tirés, accouraient pour saisir les cordages, sortaient le ballon de sa haute remise et l'aidaient à y rentrer, moyennant un léger salaire que leur comptait le gardien.
Machinalement je jetai les yeux sur un groupe de ces aérostiers d'occasion. Il me sembla que l'un d'eux ressemblait, par le haut de la figure, au misérable Pezonnaz, à ce factotum de Gaudichon, qui manifestement avait donné au grand Petit, l'autre soir, devant la gare de la Chapelle, le conseil, sinon l'ordre, de me faire boire un coup dans l'Elbe...
Mais je ne m'attardai pas à ce détail. L'Austral redescendait, se posait presque à terre, comme un oiseau, puis réintégrait son garage, la pointe en avant.
Nos cinq Japonais riaient, s'essuyaient les mains sur les cottes bleues d'ouvriers qu'ils avaient enfilées pour se mettre plus commodément à l'ouvrage.
Il y en avait un sixième. C'était le marquis Tsou, l'ambassadeur. Il se présenta, ravi, complimenta M. Martin du Bois et me remercia de la bonne idée que j'avais eue en invitant ses compatriotes à prendre la place de nos monte-en-l'air absents.
Alors, se tournant vers ses compatriotes redevenus subitement graves, il tint, en anglais, ce petit discours, que les officiers écoutèrent la main gauche à la hauteur du front:
— Vous veniez en Angleterre pour vous perfectionner dans cette science nouvelle. Les circonstances veulent que vous ayez la chance d'y arriver en pleine guerre. Remerciez-en la destinée. Vous ne manquerez pas ainsi d'occasions pour apprendre, mieux que par des manoeuvres pacifiques, ce que valent ces admirables engins, si joliment perfectionnés en France. Dans les mains de braves tels que vous, ils doivent accomplir des merveilles. Vous n'oublierez pas que vous êtes partout les serviteurs de notre empereur très vénéré, que les Anglais sont les alliés du Japon, que la France est l'alliée de l'Angleterre; que par suite tout ce que vous avez d'intelligence, d'audace, de courage, de vie, appartient à la cause que défendent la France, l'Angleterre et le Japon. Portez à nos ennemis les coups les plus terribles et soyez à chaque instant prêts à mourir pour notre empereur. Banzaï!
— Soyez à chaque instant prêts à mourir pour notre empereur. Banzaï!
Cette harangue patriotique avait été prononcée par l'ambassadeur d'une voix menue, mais fort bien articulée. Les cinq officiers répétèrent le cri de guerre et d'assaut qui remplace pour les Japonais nos sonneries de clairons à l'heure de la charge.
Banzaï! Ce hourra féroce d'Extrême-Orient me rappelait le souvenir estompé de la guerre déjà lointaine où le prestige de la Russie avait si tragiquement sombré. Je l'associai, pour l'avenir comme dans le passé, à d'abominables tueries, mais ce ne fut qu'un éclair.
Les lamaneurs avaient été si frappés par cette courte scène qu'ils avaient, comme nous, ôté leur couvre-chef et écouté tête nue le couplet de Son Excellence.
M. Martin répondit. Il souhaita que l'Austral permit à nos nouveaux amis, devenus inopinément nos collaborateurs, de faire avec les deux rédacteurs de l'An 2000 un excellent voyage, et donna rendez-vous au marquis Tsou pour le lendemain matin, 8 heures, au journal.
C'était de la terrasse où Keog m'avait déposé qu'il voulait voir partir l'Austral pour l'Angleterre. Je pensai que mon directeur entrevoyait surtout, au boulevard Haussmann, plus de curieux que dans la plaine de Saint-Denis à cette heure matinale, même pour acclamer un homme qui partait, tel Thésée, à la recherche du Minotaure.
On prit congé du marquis Tsou, que M. Martin reconduisit à l'ambassade dans son automobile, et je demeurai à Saint-Denis avec les cinq autres Japonais, pour y recevoir ce que nous appelions pompeusement notre artillerie.
Elle arriva comme la nuit tombait; deux phares électriques éclairaient le hangar à ses deux bouts et nous permirent de travailler à l'arrimage dans une demi-clarté, jusqu'à 9 heures du soir.
Comme nous allions partir, on chercha des yeux le gardien du local. Il nous apparut dans la pénombre, coiffé d'une casquette à insignes, engoncé dans un caban pour la nuit. Je lui recommandai de veiller sur l'Austral avec plus de soin que jamais, en lui mettant une belle pièce dans la main.
Cette fois encore — était-ce bien de l'obsession? — il me sembla voir la figure du Pezonnaz éclairée par deux yeux mauvais.
— Ne vous préoccupez pas, me dit le capitaine Mourata. Tandis que nous allons à Paris, deux de ces messieurs et moi, prendre les valises et faire nos adieux à M. de Réalmont, les autres vont veiller sur l'aérocar. Nous serons de retour, au surplus, dans trois ou quatre heures, pour faire le plein des réservoirs, placer des embarcations en toile à l'avant et à l'arrière, en cas de descente dans la mer. Ne vous préoccupez pas! Vous verrez que nous connaissons notre affaire. Demain, à 8 heures, au boulevard Haussmann, sur la terrasse de l'An 2000 vous n'aurez qu'à embarquer avec M. Pigeon. Tout sera prêt.
— Nous serons sept voyageurs, si je compte bien?
— Il en pourrait tenir encore trois, car nous pesons, à nous cinq, moins que quatre Européens; mais le lest n'est pas chose difficile à trouver. A demain, messieurs. Grand merci pour le service que vous nous rendez.
— Et vous messieurs, vous nous en rendez un autre. A demain!
Devant une foule immense, qui ne cessait de nous crier des souhaits de bon voyage et de réussite, nous partions de la terrasse indiquée, à 8 heures exactement, le lendemain matin.
M. Martin du Bois, le marquis Tsou, M. de Réalmont et toute la rédaction du journal se tenaient sur la plate-forme. On agitait les mouchoirs.
En bas, dans les rues, cent mille têtes nous regardaient gagner l'azur.
Au long de quelques boulevards, des musiques jouaient la Marseillaise. Quantité de fenêtres étaient pavoisées. Les phonographes vociféraient des voeux ardents qui dominaient les clameurs de la foule.
Enfin, quand nous fûmes à cent mètres en l'air, se produisit une surprise que Napoléon m'avait annoncée, à la dernière minute, dans le tuyau de l'oreille. Le canon des Invalides tonna.
L'ingénieux réclamiste avait obtenu du président du Conseil cette manifestation bruyante. On nous la devait bien, après tout, et je suis certain qu'elle fut plus désagréable à Gaudichon et à sa bande que l'arrêté du ministre de l'intérieur qui m'octroyait le même jour, à l'Officiel, les palmes académiques.
Heureusement que je partais pour un voyage de plusieurs semaines! Je n'aurais pas à subir les quolibets de mes amis.
Vingt et une fois les canons de l'Esplanade, réservés par la tradition historique à la célébration des grandes joies de la patrie, me transmirent le salut du président de la République, du Conseil des Ministres, du Congrès, de la France tout entière, représentée à Paris par ces grands personnages et par les corps constitués.
Tandis que le capitaine Mourata, une carte sur les genoux, était assis au milieu de la nacelle, le lieutenant Motomi, de la marine, manoeuvrait en avant le moteur, assisté de son collègue Sikawa, du génie. Ces deux petits-là se tenaient où se tenait Morel.
Le poste des vigies était occupé par le capitaine Narabo et par le lieutenant Wami.
Cette fois les Japonais avaient endossé leurs uniformes, assez semblables aux nôtres. Inutile de dire qu'ils avaient été autant que nous-mêmes acclamés.
Pigeon s'occupait à répondre du mouchoir aux adieux des terriens et je venais de constater, à côté du capitaine Mourata, que nous montions très vite à huit cents mètres pour pointer droit vers la baie de Somme lorsque mes yeux s'arrêtèrent, ébahis, sur une chose ficelée comme un paquet, qui gisait au fond de la nacelle, entre nos fauteuils à pivot et le poste du pilote, sur les valises.
— Qu'est-ce que c'est que ça? fis-je en tâtant du pied la chose en question.
Un homme! cria Pigeon, penché sur l'extraordinaire comestible, car il était impossible de ne pas comparer l'homme ainsi bardé de cordes à un énorme saucisson.
Au même instant je voyais deux yeux briller au fond de la nacelle.
Le visage qu'ils devaient éclairer disparaissant sous une couverture de voyage, je n'avais que ces deux points luisants devant moi. Mais on sait qu'il n'en faut pas davantage pour établir par réminiscence l'identité d'un homme. L'expression tout entière de notre visage est dans nos yeux
Je reconnaissais bien ceux-là. Sûrement je les reconnaissais! Mais à qui diable appartenaient-ils?
Et pourquoi l'individu qui en était le propriétaire occupait-il, ficelé solidement, prisonnier de mon équipage, une place aussi peu relevée à bord de mon aérocar?
J'interrogeais du regard le capitaine Mourata. Pigeon faisait de même.
Le chef de l'équipe japonaise souriait, et nous vîmes bientôt que ses camarades riaient aussi. Quelle était donc cette plaisanterie?
Ma foi nous prîmes le parti d'en rire à notre tour et d'attendre que la route fût établie pour insister auprès du capitaine.
Dès que l'Austral n'eut plus qu'à s'avancer vers la mer, à raison de quarante-cinq kilomètres à l'heure, contre un tout petit vent du Nord, le capitaine Mourata mit de côté carte et jumelles pour nous donner la clef de l'énigme.
— Regardez bien cet individu, nous dit-il, vous le connaissez certainement, messieurs.
D'un oeil impérieux il ordonna au prisonnier de découvrir son visage.
— Pezonnaz!
C'était Pezonnaz! Ah! par exemple, j'étais bien vengé. Mais encore, par suite de quelles circonstances le vilain bonhomme, que Gaudichon avait attaché à mes pas et qui m'espionnait partout se trouvait-il là, dans cette posture? J'avais hâte de le savoir.
— Regardez bien cet individu, messieurs, vous le connaissez certainement. (Page 247).
— C'est'très simple, reprit le capitaine. Quand nous sommes rentrés hier soir au hangar nous avons surpris ce coquin en train de découper des trous dans la toile de nos canots pliants. Wami s'était déjà méfié de sa tête et lui attribuait une légère avarie du moteur, causée par l'introduction, certainement volontaire et maladroite, d'un morceau d'étoffe entre deux pièces importantes. Je l'ai fouillé, bien qu'il fût habillé comme le propre gardien du hangar; mais précisément un homme de peine était venu nous dire, par signes, de nous méfier; que ce gaillard-là, désireux de faire le mal, était chargé par votre concurrent de vous perdre — et nous avec, peut-être...
— Probablement, confirma Pigeon.
— C'est ce que j'ai pensé. Mis au courant par M. de Réalmont de ce qui vous est arrivé ces jours-ci, j'ai bien compris que nous avions affaire à un espion. Sur l'espionnage, voyez-vous, il ne faut pas prétendre à nous en remontrer.
A peine si nous l'avions saisi, Narabo et mot, que
l'espion nous suppliait de ne pas le mettre à mal.
J'acquiesçai d'un sourire, car je connaissais de longue date la prodigieuse aptitude des Japonais pour ce genre de travail, qui n'est pas apprécié chez nous comme chez eux.
— Au surplus, à peine si nous l'avions saisi, Narabo et moi, que le gaillard suppliait de ne pas le mettre à mal. J'insistai pour qu'il fît des aveux. Alors devant la terreur que nous sûmes lui inspirer, il nous a raconté de telles choses que nous avons cru de toute nécessité que vous lissiez vous-même son interrogatoire. Comme il était trop tard pour vous prévenir, nous avons pris le parti tout simple de l'emmener. Il nous fallait 500 kilos de lest en plus de celui que représentent nos sept personnes. On a pris quatre cent trente kilos de sable, et ce traître pour le reste.
— Mais...
— Quand on aura besoin de se donner de l'air? Eh bien, on le passera par-dessus bord. Il est prévenu. Interrogez-le à présent, il vous en dira de belles. Pour couronner sa carrière, nous l'enverrons plonger, quand il vous plaira, dans les eaux de la Manche. Vous n'aurez qu'à faire un signe.
Pigeon ne pouvait s'empêcher de rire. Ma foi j'étais si content de dominer ainsi, grâce à mes subtils Japs, le méprisable agent de nos ennemis, que je partis d'un éclat de rire, à mon tour.
Rire sonore, rire victorieux, rire implacable! Sarcasme caractéristique d'une revanche.
Ah! mon bonhomme, tu as voulu me faire noyer dans l'Elbe! Eh bien, causons un peu de cet épisode, pour commencer! A nous deux!...
Alors j'interrogeai le coupable.
Pigeon lui promit un peu vite, mais j'acquiesçai néanmoins, que s'il disait tout ce qu'il savait, j'intercéderais auprès des Japonais pour qu'on ne se débarrassât de sa personne, comme lest encombrant, qu'au-dessus de la terre ferme.
L'effroi décolorait, depuis le départ, le visage de Pezonnaz. L'homme reprit, sur cette promesse, un peu d'assurance. Mais il parlait d'une voix que couvrait le bruit du moteur.
Je l'invitai à hausser le ton. Alors, ligotté sur le dos, dans cette attitude humiliée, presque ridicule, Pezonnaz me déballa, comme on dit, tout le paquet.
Il me rappela des faits antérieurs, oubliés ou inaperçus, qui montraient comment les gens de l'An 3000 s'étaient juré de nous perdre tous — si possible, bien entendu — sans reculer devant les moyens. Il me donna maints détails intéressants au sujet des tentatives faites à chaque instant pour nous aliéner la faveur populaire: campagnes de dénigrement, calomnies sournoises, colportées partout, démarches astucieuses, télégrammes mensongers, fausses lettres, pièges de toute sorte tendus autour de Martin du Bois, et de moi-même.
C'était surtout depuis le commencement de la guerre que cette persécution outrancière avait atteint toute son acuité. Jaloux de notre succès sans cesse croissant, de nos idées, de nos initiatives, l'An 3000 ne reculait devant aucun sacrifice, suivant la formule, pour nous jouer les tours les plus canailles. Ainsi Pezonnaz avoua-t-il qu'il avait remis 500 francs à Petit pour me noyer dans l'Elbe ou ailleurs, exactement «pour m'isoler des hommes-crabes au moment qu'il jugerait le plus favorable », c'est-à-dire où j'aurais le moins de chance d'échapper.
Si je disparaissais, Petit recevait à son retour en France vingt-cinq mille francs. C'était bien payé.
Après m'avoir énuméré toutes les cabales (celle de l'Esplanade entre autres) qu'il était chargé d'organiser contre mon directeur et contre moi, le misérable avoua que Gaudichon lui avait promis les vingt-cinq mille francs que Petit ne toucherait jamais, s'il parvenait à m'empêcher de gagner Londres.
— De sorte, ajoutait assez drôlement le coquin, que ma mission n'est pas encore compromise tout à fait, puisque vous m'emmenez avec vous et que nous ne sommes pas arrivés. Mais soyez tranquille, je n'ai plus envie de vous taquiner. D'abord vous êtes sept contre moi seul.
Je traduisis cette boutade au capitaine, qui parla de balancer l'intrus incontinent. Mais j'intercédai pour que le débarquement de notre mouchard fût retardé.
Sans que je pusse m'expliquer pourquoi — les pressentiments ne s'expliquent guère — j'avais l'idée que cet otage sans scrupules, tout à fait indigne de pitié, d'ailleurs, pourrait nous servir à quelque chose.
Une heure au-dessus de la mer, et l'événement démontrait que je ne me trompais pas.
A midi nous quittions la baie de Somme pour nous diriger vers la côte anglaise.
Le soleil, qui nous avait favorisés depuis Paris, menaçait de se cacher derrière d'épais nuages. Les instruments indiquaient mille mètres d'altitude et la direction nord quart nord-est.
En vérité les petits Japs manoeuvraient l'Austral comme jamais on ne l'avait manoeuvré.
Je les félicitai tous avec de grands éclats de voix, car le moteur gênait les conversations à distance, lorsque nous commençâmes à emmancher. C'est le mot dont se servent les marins pour dire qu'ils pénètrent dans la Manche.
Depuis une demi-heure chacun de nous fouillait l'air de sa jumelle vers l'Est, avec l'espoir d'y apercevoir la flotte de M. de Troarec.
Son départ avait dû s'effectuer de Langres aux environs de six heures du matin. Mais la mise en route d'une pareille quantité de navires aériens prenait du temps. La distance aussi était plus considérable entre Langres et la mer. Il fallait compter avec d'inévitables retards.
Pas trop pourtant, car les yeux perçants de nos vigies découvrirent au loin, comme les premiers nuages allaient nous envelopper, la longue file des cent et quelques unités qui gagnaient la côte anglaise.
Les Japonais, qui désiraient tant voir notre armée de l'air en route, eurent cinq grandes minutes pour la considérer.
C'était un plaisir pour moi de les regarder, eux, absorbés dans leur contemplation.
Jamais au Japon ils n'avaient pratiqué, ni même vu que des petits aérocars d'expérience. La flotte aérienne du Mikado n'existait pas encore. Elle en était au point où les Français de 1880 connurent sa flotte maritime. A telles enseignes que ces cinq officiers nippons venaient tranquillement pour compléter leur instruction chez nos voisins, confiants dans la paix universelle, lorsque la guerre les avait surpris.
Aussi ouvraient-ils des yeux de convoitise sur ce vol monstrueux de nos engins de guerre qui se préparaient à passer le large bras de mer à la hauteur d'Etaples.
Mais les nuages s'amoncelèrent si vite qu'il fallut renoncer au magique spectacle. On revint à la surveillance étroite de notre route, non sans que le capitaine Mourata m'eût exprimé toute son admiration pour l'aérotactique française.
— Si les Allemands et les Anglais ont quelque chose d'approchant ou même d'analogue, me dit-il en guise de conclusion, nous aurons ces jours-ci une fameuse bataille.
Un frémissement de ses lèvres, un clignotement de ses yeux, un sourire farouche, et je compris tout ce que ce nouveau procédé de combat mettait de joie sauvage au coeur des diables jaunes, batailleurs-nés, cruels dans la lutte jusqu'à l'oubli de toute pitié, comme de tous ménagements pour eux-mêmes.
Je me dis alors que plus tard, quand le Japon aurait fait son éducation aérotactique chez nous comme il avait fait, cinquante ans plus tôt, son apprentissage de la guerre terrestre et navale, il n'aurait pas de peine à recruter des monte-en-l'air intrépides, qui lui assureraient dans l'espace, comme ailleurs, une supériorité avec laquelle les plus grandes puissances devraient compter.
Nous nous tenions, depuis Paris, à un millier de mètres.
Tant qu'on était au-dessus de la terre de France il nous semblait, à Pigeon comme à moi-même, que la sécurité de l'air y fût complète. Keog à Londres, M. de Troarec et son armée sur notre droite, les Allemands nulle part, puisque c'était leur tactique depuis dix jours de ne pas se montrer, tout cela nous donnait de l'assurance.
De temps en temps le capitaine Mourata me demandait des renseignements. Je lui donnais les seuls que j'eusse, toujours les mêmes. Il va sans dire que ses questions n'avaient pas la crainte pour mobile, mais au contraire, un secret espoir, que je devinais, de rencontrer au plus tôt l'occasion de manoeuvrer, sinon de combattre.
Avec les projectiles insuffisants dont nous disposions, le combat m'eût plutôt troublé, je l'avoue.
Mais la manoeuvre eût été suggestive, à voir la façon dont nos Japonais se tiraient d'affaire.
Chacun de nous, penché sur sa tâche, coopérait de son mieux à l'accélération du voyage et Pezonnaz, toujours ficelé, soupirait dans le fond de la coque, c'était parfait.
A quelque distance du rivage picard, l'enregistreur de vitesse accusa deux cents kilomètres. Il nous en restait autant à parcourir, à peu près, dont cinquante au-dessus de la Manche.
Si les malencontreux nuages ne s'étaient pas amoncelés, nous pouvions apercevoir nettement la côte anglaise et beaucoup plus loin, les plaines du comté de Kent.
Mais les nuages se montraient inexorables. Nous quittions la zone bienheureuse de la Sunny France (1), décidément, pour entrer dans celle des brouillards britanniques.
(1) Expression familière aux Anglais: la France ensoleillée.
Comment vivre dans l'une ou l'autre de ces îles où deux cents jours au moins par an l'on est transi dans une brume épaisse, humide, telle que les Anglais et les Irlandais disent au revoir pour six mois à notre père le Soleil, dès les premiers soirs de l'automne?
Les Japonais, par leurs gestes, exprimaient au bout de l'aérocar leur étonnement de se trouver ainsi transportés dans le royaume de l'aveuglette. Mais la fraîcheur de l'atmosphère ne paraissait pas les gêner.
— Sans doute, nous dit le capitaine, nous avons aussi des brouillards, sur les 3.800 îles de notre archipel, mais pas comme nos alliés. Nous connaissons mieux les froids secs, et quelques-uns de nos territoires jouissent d'un printemps éternel,
— Voilà qui va vous changer, dit Pigeon, en boutonnant sa pelisse.
Cette fois nous étions bien dans la suie. La nappe brumeuse était considérable, puisqu'à mille mètres de terre nous y flottions. J'invitai le capitaine à redescendre. Brume pour brume, mieux valait filer à faible hauteur au-dessus de l'eau que de risquer une rencontre, ou la panne du moteur, n'importe quel incident à mille mètres.
— C'est absolument mon avis, répondit-il.
Tout en avançant à la vitesse réduite, honorable encore, de vingt-cinq kilomètres à l'heure, nous constations au baromètre la descente progressive de l'Austral.
Elle ne s'arrêta qu'à trente-cinq mètres au-dessus de la mer. L'avis commun fut de se tenir à cette altitude, l'oeil aux aguets, le pavillon tricolore déployé à l'arrière.
Entre Pigeon et moi j'avoue qu'il y eut des échanges de regards assez inquiets. Nous étions à présent à la merci d'une mauvaise rencontre: navires de guerre allemands, anglais français même!
Et les aérocars? Pourquoi pas? Il guettaient peut-être le passage de M. de Troarec et de sa flotte?
D'autre part, avec nos canots de toile nous pouvions parer à un accident grave et nous sauver par la mer.
— On ne peut tout avoir, pensai-je, et la prudence commande évidemment de se tenir dans le voisinage de l'eau par un temps pareil.
C'était le brouillard épais de l'autre nuit qui recommençait, cette fois en plein jour. Il était une heure de l'après-midi — treize heures comme disaient eux aussi les Japs — et l'on n'y voyait goutte.
Seule la boussole nous indiquait où nous allions: Nord quart Nord-Ouest, à présent, pour éviter de nous laisser entraîner dans les développements de M. de Troarec. Périr de la main d'un de ses monte-en-l'air eût été vraiment humiliant pour l'Austral, pour Pigeon et pour moi!
Une demi-heure se passa ainsi. Le moteur tapait avec son ordinaire régularité; le ron-ron de l'hélice nous semblait moins sensible qu'à terre; nous n'apercevions rien, que le brouillard autour de nous, au-dessus et au-dessous de nous. De la mer montait pourtant jusqu'à nos oreilles le bruissement berceur des lames courtes qui dans la Manche caracolent presque sans trêve. La moindre brise les agite; elles chantent plus fort, à ce qu'il m'a toujours semblé, que celles de l'Océan.
En vain nous efforcions-nous de percevoir au lointain quelque bruit de sirènes ou de moteurs puissants. Rien... Pourtant le vent restait faible.
Au surplus les navires de commerce n'avaient plus droit de passage depuis la veille et les vaisseaux de guerre, anglais ou français, se tenaient en masse vers le détroit, s'ils n'étaient allés plus loin, au large de Wilhemshaven rouvrir le feu de l'avant-veille.
Dans ce silence de l'infini, souligné par l'éternelle chanson de la mer et par quelques cris de mouettes ou de canards sauvages, le capitaine Mourata nous demanda, tout en reprenant sa carte, des détails sur la bataille en question.
Pigeon sortit de sa poche le numéro du jour de l'An 2000 et nous en fit la lecture. Les pertes des Anglais étaient précisées: deux cuirassés, trois croiseurs, une demi-douzaine de petites unités volantes. On évaluait celles des Allemands, mais sans garantie: trois cuirassés, sept autres navires, cinq torpilleurs, deux sous-marins.
Tout cela, disait la dépêche, signée de Malaval et datée de Dunkerque, faisait beaucoup de braves gens que charriaient lentement vers l'Atlantique les courants capricieux de la Manche.
— Ecoutez, dit tout à coup Pezonnaz, qui ne comprenait rien à ce que nous disions, puisque la lecture et la conversation se faisaient en anglais. Ecoutez, messieurs... Oh! c'est horrible!
Je le regardai. Les yeux lui sortaient de la tête. Une grande épouvante s'emparait évidemment de l'infâme individu.
— Le canon, cria-t-il, le canon! Ecoutez, messieurs!
Et l'oreille collée au fond de la coque il écoutait à nouveau.
Je remarquai que toutes les dix ou quinze secondes, à mesure qu'il entendait une détonation, le traître portait la main à sa gorge, et qu'il tremblait.
— C'est la peur, pensai-je.
Mais au même instant, nous fûmes tous secoués par un phénomène singulier. Nous entendions à présent ces détonations dont parlait Pezonnaz avec terreur, et comme lui nous ressentions à chaque coup de canon — si c'était là du canon —une sensation d'angoisse à la gorge.
Les Japonais se faisaient des signes de surprise amusée.
— Ce n'est pas du canon, dit alors le capitaine Mourata. Le canon fait boum... Et ceci fait broum.. Ecoutez: broum! Ce n'est pas du canon. Je connais bien le bruit du canon.
En effet, à force d'attention nous perçûmes nettement le broum caractérisé par une sorte de trémolo sinistre dans l'air. Puis, après une dizaine de broum irrégulièrement espacés, tout se tut.
Pigeon seul n'avait rien dit. Mais il souriait.
— Vous avez raison, capitaine, fit-il enfin. Ce que vous entendez là, messieurs, n'est pas du canon. C'est le grondement mystérieux des mistpoëffers, ou des zeepoëffers comme on dit chez nous, en Flandre et plus haut. Bruits étranges, que la science n'a pu encore définir, ou du moins dont elle n'a pu encore découvrir l'origine. Sont-ils souterrains? Sont-ils aériens? Volcaniques? Electriques? Personne ne vous le dira. Mais les marins du Nord vous raconteront que par un temps comme celui-ci, par brume après beau temps, les décharges de mistpoëffers se succèdent sur la mer ou sous la mer, dans cette région, avec une intensité telle qu'on croit tout de suite à des tirs au canon. J'ai été bercé, moi qui vous parle, dans mon pays dunkerquois, par les mistpoëffers. Et chaque fois qu'ils détonent, c'est un fait positif qu'on éprouve à la gorge l'angoisse que nous ressentons tous et qui a tant apeuré cet imbécile...
— Merci, Pic, merci, déclarai-je avec reconnaissance. On s'instruit vraiment, à voyager avec vous.
Je venais à peine de prononcer ces derniers mots que Pezonnaz poussa de nouveau des sons gutturaux pour exprimer sa terreur.
— Y a du monde en dessous, me cria-t-l. Y a du monde en dessous, messieurs. Ecoutez! Ah! les pauvres gens! Ah! les pauvres gens! Comme ils pleurent! comme ils pleurent!
Nous nous regardâmes, surpris. Tous nous avions entendu, cette fois encore, mais c'était un bruit perçant, comme un cri de détresse, une adjuration désespérée.
— Bah! dit avec une effrayante indifférence le capitaine japonais, ce sont des noyés qui se lamentent après la mort...
Ce petit Jaune me fit froid dans le dos. L'idée me vint aussitôt que ces noyés pouvaient fort bien ne pas l'être tout à fait, puisqu'ils se lamentaient.
— Arrêtez le moteur, je vous prie, criai-je à notre mécanicien.
Aussitôt que le chant du moteur eut cessé, nous entendîmes nettement. C'était affreux.
Juste, au-dessous de nous, et sur l'eau, de toute évidence, des voix d'hommes s'élevaient.:
Dans une plainte déchirante elles imploraient de Dieu, du hasard, de la destinée, un salut qui leur paraissait improbable, car le ton des gémissements et des plaintes était désespéré. On n'entendait pas de mots distincts, mais des mélopées pitoyables.
— Sûrement, criai-je aux Japonais, ce sont des naufragés qui errent sur quelque épave. Ils ne peuvent nous voir, mais ils ont entendu notre moteur. Ils nous crient à l'aide! Ils nous implorent comme des génies bienfaisants qui vont sortir de la brume pour leur porter secours. Vite, capitaine, descendons encore! Pour sauver des hommes, capitaine! A quelque nationalité qu'ils appartiennent, ce sont des hommes! Sauvons-les, faisons quelque chose pour eux, tout au moins...
Ce correctif m'était commandé par la situation et aussi par un regard de Pigeon qui voulait dire:
— Sans doute, sans doute, mais comment?
— Vous y tenez? demanda le capitaine avec un sourire dédaigneux, que j'aperçus à la même seconde sur les autres faces jaunes.:
— Mais certainement! L'humanité n'est-elle donc pas inscrite dans vos lois?
— Ma foi, non.
— Sauvages! grondai-je au dedans de moi, car il n'eût pas été poli de dire des sottises à cet équipage d'amis, qui tenait notre vie entre ses mains.
Je fus au contraire des plus aimables avec le rébarbatif Mourata.
— Faites-vous violence, lui dis-je en souriant. Ayez pitié une fois par hasard.
— Vous êtes le patron du bord, répondit-il avec le même sourire d'un homme fort peu touché par les malheurs des autres. Allons-y! Voyons d'abord ce qu'ils font là, ces morts-vivants. Ils doivent être quelques-uns, après une pareille bataille navale.
Les cris de détresse continuaient. Comment opérer la reconnaissance? En descendant au ras de l'eau? Mais il fallait encore éviter de tomber sur l'embarcation où se débattaient les naufragés, débris de quelque navire coulé l'avant-veille, sans doute. Dans leur furie joyeuse de se voir secourus ils se jetteraient sur la nacelle et feraient tout basculer.
— On va leur envoyer un éclaireur, dit le capitaine.
— Un éclaireur? Et qui donc?
— Ce vilain monsieur.
Il désignait Pezonnaz. Je ne protestai pas, au contraire. Le moment arrivait donc de malmener un peu le méchant personnage.
Le capitaine donna des ordres brefs à ses compagnons. Le moteur fut remis en marche pour permettre à l'Austral d'évoluer doucement. On entendait toujours des cris sur la mer, et comme on descendait, ils se distinguaient mieux à présent. C'étaient dix ou douze voix d'Allemands qui les poussaient.
Quand le moteur se reprit à ronfler ils redoublèrent, comme si c'eût été pour les malheureux, dans la brume épaisse où ils se débattaient, le signal d'un abandon.
Avec toutes sortes de précautions MM. Narabo et Wami s'emparèrent de Pesonnaz, qui se demandait ce qu'on allait lui faire.
— Grâce, implorait-il, grâce! J'ai tout dit, tout révélé. Vous n'allez pas me jeter à la mer à présent?
— Non, répliquai-je dès que le capitaine m'eut mis au courant de son dessein, mais vous allez nous aider à sauver de pauvres gens. C'est bien le moins que vous fassiez après avoir comploté la mort de votre semblable. On va vous attacher sur un fauteuil où vous resterez assis, comme sur une escarpolette. On vous descendra jusqu'aux gens qui sont là. Vous verrez qui c'est; on vous remontera; vous nous le direz. Après quoi, s'ils n'ont pas de mauvaises intentions, vous irez leur porter une remorque, par le même procédé, et nous les conduirons en Angleterre.
— Mais jamais je n'aurai la force de faire tout ça, monsieur! De grâce, épargnez-moi cette acrobatie en un pareil lieu? C'est donc ma mort que vous voulez! Vous m'avez promis de ne pas me jeter dans la mer...
— Mais on ne t'y jette pas, imbécile, lui cria Pigeon impatienté. On t'invite, une fois pour toutes, et en voilà assez, n'est-ce pas?... à te rendre utile. Allons, oust! Passez-moi la corde, capitaine. Je vais l'amarrer. Bon. Un porte-voix, à présent.
Nous faisions des prodiges pour que le ballon ne fût pas déséquélibré par l'opération.
Celle-ci fut rapidement menée. Plus mort que vif, Pezonnaz, à qui l'on rendit l'usage de ses jambes et de ses bras, fut élevé au-dessus du bordage par le jeune Wami et par Pigeon, qui possédait une poigne de fer.
La scène se passait à l'arrière, que j'avais dégagé pour faire le contrepoids. En une minute le vilain singe, blafard d'épouvante, était suspendu au-dessus de l'abîme.
Blafard d'épouvante, le vilain singe fut
suspendu au-dessus de l'abîme. (Page 252).
— Descendez-le! cria le capitaine. Filez doucement les deux câbles.
Et Pigeon, en marin consommé, se mit à filer son câble à côté du capitaine Narabo, qui en faisait autant du sien, celui-ci sur bâbord, celui-là sur tribord.
Bientôt nous ne vîmes plus rien. Pezonnaz était à son tour plongé dans l'abîme de brume assis comme au théâtre, avec son porte-voix.
— Halte! cria-t-il au bout d'une minute. J'y vois clair à présent. Je suis à dix mètres au-dessus de l'eau.
Mais on ne percevait plus ce qu'il criait, tant les clameurs des naufragés se faisaient bruyantes. Nous l'entendîmes les objurguer avec impatience, de son siège balancé dans l'air:
— Taisez-vous!
Le silence se fit.
— Bon. A présent parlez! Qui êtes-vous?....
Le reste se perdit dans le bruit de la mer. Nous comprenions bien que Pezonnaz entendait, lui.
Quand le dialogue fut terminé entre notre éclaireur suspendu — malgré lui, mais c'était bien son tour de flirter avec l'abîme — et les naufragés, il nous envoya d'une voix forte dans le porte-voix
— C'est un radeau! Ils sont douze là-dessus! Sept Allemands, quatre Anglais et un Français. Sans celui-là nous ne nous serions jamais compris. Remontez-moi! Je leur descendrai la remorque! Ils sont à moitié morts de froid et de faim.
J'étais satisfait de ce résultat. Il soulageait ma conscience. Nous allions donc arracher quelques victimes à la mort! Comment mes Japonais ne comprenaient-ils pas que la guerre n'abolit pas la pitié?
Sensibilité d'hommes blancs, morale chrétienne, je donnai plusieurs noms à l'étrange impression de bien-être que me faisait éprouver l'incident. A coup sûr il laissait les Jaunes parfaitement indifférents.
Avec une courtoisie remarquable, néanmoins ils exécutèrent sous mes yeux la manoeuvre dont ils ne voyaient guère la nécessité. Nous perdions une heure à organiser ce sauvetage, voilà ce qu'ils y trouvaient de plus clair. Leur figure contractée le disait, sinon leurs lèvres.
Pezonnaz fut rehissé, non sans peine.
— Reste là, lui dit Pigeon quand il fut à deux mètres en dessous de l'arrière, on va te passer une amarre de cinquante mètres.
J'interrogeai alors notre homme.
— Ah! monsieur, quel supplice! Et dire qu'il va falloir redescendre. Mais on me remontera, dites?
— Je pense... Mettez-moi d'abord au courant. Qui sont ces Allemands, ces Anglais et ce Français?
Des marins de trois navires qui ont sauté en même temps avant-hier. Il paraît qu'il y a eu deux mille hommes de noyés, rien que pendant la bataille. Ceux-ci se sont débattus dans l'eau pendant des heures; ils ont fini par se réunir sur un radeau de service qui flottait. Amis ou pas, il a bien fallu qu'ils fissent bon ménage pour sauver leur peau. Ils ont passé la nuit au large de Calais, croyant atterrir. Les courants les ont rejetés au Nord-Ouest. La brume les a enveloppés dès ce matin. Ils n'ont pas mangé depuis avant-hier. Ont-ils au moins l'air de s'entendre?
— Ils obéissent au Français, qui est un officier.
— Qu'est-ce qu'il faisait là?
— Il était avec une section des hommes-crabes, en subsistance à bord d'un croiseur anglais.
Que disait ce Pezonnaz? Je frémissais.
— Vite, lui dis-je, demandez-leur d'ici, avec votre porte-voix, le nom de cet officier!
L'objet braqué vers la mer, dans la brume toujours épaisse et glacée l'homme cria:
— On demande le nom de l'officier français!
Un silence... Mon coeur battait fort. Et mon anxiété, le lecteur la devine.
Il se prolongea même, le silence, au point que je me demandais si la distance n'était pas encore trop grande pour que la question eût porté.
Mais je compris bientôt. Les naufragés, pour se faire entendre plus sûrement, avaient réuni leurs efforts; et sur un ordre de l'officier, cela se devinait, ils se mirent à crier son nom de toute la force de leurs poumons.
Alors de la surface de la mer, de ce radeau où douze hommes se désespéraient tout à l'heure, de cette épave encore invisible pour nous, montèrent, par deux fois, scandées, ces syllabes dans la brume:
— Marcel Duchemin! Marcel Duchemin!
Marcel Duchemin!
Naufragé sur ce radeau!
Seul Pigeon put comprendre tout ce qu'il y avait pour moi de sinistre et de joyeux à la fois dans une pareille révélation.
Ainsi le malheureux jeune homme avait été l'une de ces victimes qu'avait faites, par milliers, la bataille navale du 30 septembre, et par une providentielle rencontre l'Austral passait là pour le sauver de la mort! Quelle catastrophe et quelle chance!
— Vite, criai-je au capitaine Mourata, vite, capitaine! Sauvons ces pauvres gens! L'officier qui les commande est un de nos amis, le beau-frère de M. Martin du Bois!
— Oh! fit simplement le petit Jaune, en mettant, cette fois, toute son activité au service de l'opération.
Nous chargeâmes Pezonnaz de l'amarre qu'il devrait descendre aux naufragés.
Pigeon lui emplit les bras de tout ce que le bord portait en fait de comestibles et la manoeuvre recommença, l'Austral gouvernant doucement dans le noir, dans le gris, dans cette indéfinissable chose qu'est le brouillard intense au-dessus de la mer. On ne criait plus, en dessous. Il était évident que Marcel Duchemin avait obtenu le silence de ses compagnons de misère, en leur expliquant comment le salut allait leur venir d'en haut.
— Vous allez appeler l'officier français, dis-je à Pezonnaz et lui crier que c'est moi qui suis là, moi et un autre rédacteur de l'An 2000, à bord de l'Austral. Ça lui fouettera le sang et lui redonnera des forces, s'il est exténué par ce vagabondage au raz de l'eau.
Heureusement que le vent soufflait à peine, léger, léger du Nord-Est! Par une forte brise toute tentative de ce genre eût été impossible.
Les cordages roulèrent à nouveau sur les galets et le traître redescendit lentement, assis dans son fauteuil, embarrassé de tous ses paquets, au coeur de la nappe humide. Il y disparut bientôt.
En attendant qu'il eût achevé sa descente, je ne pus m'empêcher de relier ces deux faits si bizarres: lui Pezonnaz, le drôle, portant secours de ma part à Marcel Duchemin, après avoir excité le grand Petit à me séparer, sous les eaux de l'Elbe, de ce même Marcel Duchemin!
— Ça va bien! cria la voix de notre «envoyé spécial » comme l'appelait Pigeon. Je leur lance le câble et la mangeaille! Mais il faudrait descendre un peu, monsieur le Japonais! Descendez de trente mètres, vous serez encore au-dessus de l'eau.
— Il a trouvé cela tout seul, cet imbécile?
Le capitaine avait en effet commencé de manoeuvrer pour descendre vers la mer.
Trente secondes et nous fûmes au point voulu. Le brouillard persistait, mais un peu moins dense. On apercevait au-dessous de l'Austral les douze naufragés debout sur leur radeau, cramponnés à trois ou quatre gaffes qui simulaient un petit mât. Quelques-uns mangeaient déjà gloutonnement les comestibles que leur avait jetés Pezonnaz.
Lorsque nous apparûmes ils s'interrompirent pour pousser avec les autres un hourra formidable!
— Vive l'Austral Vive l'An 2000! cria de sa voix vibrante mon pauvre Marcel Duchemin.
Les officiers japonais le saluèrent tous de leur képi agité trois fois, tandis que Pigeon et moi nous lui disions toute notre joie en faisant tournoyer nos mouchoirs.
Il ne s'agissait pas de causer, évidemment, mais de frapper l'amarre au bon endroit. Je vis de mon observatoire Marcel qui s'y employait avec plusieurs marins anglais, les plus solides du tas.
— Ça ira! cria-t-il en nous montrant la corde abraquée. Tirez doucement, à présent. Doucement!
Les officiers japonais prenaient d'infinies précautions pour assurer le succès de la manoeuvre. Ils se glissaient d'un bout à l'autre du poste comme des chats, et faisaient preuve d'une dextérité incomparable. Bientôt la remorque fut tendue, le moteur de l'Austral accéléra son mouvement.
On s'aperçut alors — le drôle se chargea bien de faire remarquer l'oubli — que Pezonnaz n'était pas remonté.
Je criai à Marcel Duchemin de prendre sa place sur le fauteuil et de venir nous rejoindre, tandis que l'autre expierait ses méfaits en naviguant un peu plus près de l'eau, avec les naufragés.
Mais l'enseigne ne voulut pas abandonner ses compagnons; je reconnus là son grand coeur et la noblesse des sentiments qui animent toujours un officier français. Il avait pris charge de ces malheureux. Il se devait de les accompagner jusqu'à la côte, où apparaissait déjà le salut définitif.
Qu'allait-on faire de Pezonnaz?
— Laissez-le donc là, dit Pigeon en riant. Il ne risque rien. Il est très bien, dans son fauteuil! Il fera la liaison avec le radeau.
— Au fait, dit le lieutenant Motomi, c'est réglementaire.
— C'est-à-dire, ajoutai-je, un peu méchamment (mais la vengeance est un mets si doux à savourer!) que si le gaillard n'occupait pas son poste de vigie supplémentaire, il faudrait le lui colloquer!
L'odieux bonhomme réclama, comme on pense, par des cris de détresse et de terreur. Mais je lui fis comprendre qu'il devait rester ainsi jusqu'à la terre anglaise et qu'on le remonterait plus tard.
Enfin, dans ce singulier équipage, l'Austral se mit en route. Il était 2 heures et demie. Si nous voulions arriver à Londres avant la nuit, il faudrait larguer la remorque au plus tard vers quatre heures. Pourrions-nous atteindre Hastings ou Bexhill d'ici là?
Comment le traînage du radeau allait-il se comporter?...
Grâce à la faiblesse du vent, l'Austral pouvait remorquer
le radeau jusqu'au petit port de Hastings. (Page 254).
Le plus simplement du monde, grâce à la faiblesse du vent: car en moins d'une heure nous arrivions cahin-caha, lentement, devant le petit port de Hastings.
Ce furent les torpilleurs de guet qui nous l'apprirent à trois milles de la côte. La vue de notre bizarre assemblage, celle des drapeaux anglais et français agités ne laissèrent à leurs officiers aucun doute sur la pureté de nos intentions. Nous leur jetâmes au plus vite la remorque; il était temps, car la nacelle fatiguait. L'effort de traction sur les attaches, encore qu'elles fussent à toute épreuve, avait été considérable, et nous étions portés à présent tout de guingois.
La note comique de cette remise des naufragés à la marine britannique fut fournie par Pezonnaz. Comme il était inutile de perdre du temps à le remonter et que nous n'avions rien à faire avec ce sale monsieur, Pigeon le prévint qu'on allait l'envoyer porter à Marcel Duchemin nos amitiés, en attendant que l'officier nous rejoignit à Londres.
Quels cris! Quelles lamentations! Les Japonais riaient comme des enfants.
— Larguez l'amarre! commandai-je, quand je me fus assuré que le polisson tomberait avec son fauteuil, en pleine eau, et non point sur le radeau encombré.
L'homme et le siège, l'un suivant l'autre, firent un plouf de vingt-cinq mètres.
L'homme et le siège, l'un suivant l'autre, firent un plouf de vingt-cinq mètres.
Puis nous n'entendîmes plus rien, car le poids de Pezonnaz en moins, c'était pour l'Austral un délestage de quatre-vingts kilos environ.
L'aérocar bondit en hauteur et parcourut ainsi je ne sais quelle distance à toute vitesse, au milieu du brouillard de plus en plus épais.
Il s'agissait à présent de rallier Londres au plus vite.
Je n'osais dire: regagner le temps perdu; ce n'était pas possible. En plein brouillard, dans un ciel qui n'était ni celui du capitaine ni le mien, il nous était difficile d'avancer vite.
Parbleu, la boussole sous les yeux, nous n'avions pas de peine à nous maintenir dans la bonne direction: Ouest Nord-Ouest. Mais c'était l'appréhension qui nous oppressait, la crainte de nous buter dans quelque autre véhicule aérien: anglais, français, peut-être allemand. Pourquoi pas?
Et si Jim Keog se promenait par là?
Je remarquai la physionomie du capitaine Mourata, lorsque je lui fis envisager cette hypothèse. Elle s'éclaira d'un sourire féroce. On sentait que le sang de ce petit Jaune bouillonnait à la perspective d'une rencontre possible, qui fatalement dégénérerait en bataille.
Hélas! nous n'étions pas de force à nous mesurer avec le Sirius ! Moins que tout autre, l'Austral, aérocar de plaisance armé en guerre pour la circonstance, pouvait entrer en comparaison avec la redoutable Tortue.
Que ma bonne étoile, me disais-je, veuille bien faire en sorte d'écarter de ma route, pour aujourd'hui, le Corsaire Noir et ses canons, et je la remercierai une fois de plus de la constance qu'elle met à me protéger.
Ma bonne étoile me fut encore fidèle, car entre Hastings et Greenwich, où nous arrivâmes à 5 heures du soir, aucun incident ne marqua notre route.
Le capitaine Mourata, très audacieusement, nous avait enlevés jusqu'au sommet des couches de brume qui enveloppaient comme d'un linceul les Iles Britanniques.
Nous avions fait ainsi la seconde partie du voyage dans un ciel pur, ayant au-dessous de nous une mer nouvelle, celle des real fogs ou vrais brouillards de la Tamise, que nous savions profonde de deux mille mètres.
Les jumelles nous permirent d'apercevoir à une très grande distance, en retard sur nous, l'armée de M. de Troarec, tout au moins son avant-garde, qui avait fait la même manoeuvre que l'Austral et s'avançait vers Londres dans un azur immaculé.
—Si notre route s'est régulièrement accomplie, dit le capitaine Mourata, à la vitesse réduite et prudente que j'ai fait maintenir, nous ne devons pas être loin de Greenwich.
— Descendons, nous verrons bien, fit Pigeon.
— Certes. Mais si les gens de Greenwich nous prennent pour Jim Keog et son équipage, nous sommes fricassés...
Alors Pigeon sortit du coffre plusieurs pancartes en parchemin. Chacune d'elle était munie d'une chaînette qui la fixait à quelque objet en fer: boule creuse, crochet, palet, destiné à l'entraîner à terre.
Voici le bureau de poste, dit-il en riant. Nous n'avons plus qu'à écrire et à lancer nos cartes. Le vide sera notre facteur. Qu'est-ce qu'on va mettre là-dessus?
Nous fîmes chacun deux pancartes. Elles étaient grandes comme une feuille de papier écolier. Nous écrivîmes la même phrase sur toutes les quatre: French aerial. Nous y joignîmes la date et l'heure: Mercredi, 2 octobre, 5 h.10 du soir, à l'aide de gros crayons noirs dont le tiroir était pourvu.
— A présent, dis-je, descendons le plus près possible de terre...
Quelques secondes et nous plongions à nouveau dans l'océan de brume épaisse.
Tout à coup l'aérocar cessa de descendre pour planer à cent mètres, le moteur arrêté.
Nous écoutâmes. Des bruits caractéristiques se faisaient entendre au-dessous de nous. Ceux d'une batellerie, les cris ordinaires d'un port. Nous étions au-dessus des docks de Londres, à moins que par un écart bien possible, nous ne fussions allés nous égarer dans l'Est, jusqu'à Gravesend, à l'embouchure de la Tamise.
Le lieutenant Motomi donna encore quelques tours d'hélice. Nous arrivions à soixante mètres du sol. On n'y voyait toujours goutte, mais on entendait distinctement des roues de camions et des moteurs. Nous avions franchi la Tamise et l'Austral planait, invisible, au-dessus d'un quai.
— Lâchons deux pancartes, fis-je à Pigeon.
— Lâchons! répondit joyeusement mon lieutenant.
Et nous laissâmes partir deux de nos avertissements, curieux de savoir dans quelles mains ils allaient tomber.
Il fallut attendre cinq grandes minutes.
Ce délai n'était vraiment pas excessif. Il s'achevait à peine que nous entendîmes sonner des trompettes. Puis des porte-voix monstres nous crièrent:
— Vous venez de passer Greenwich. Continuez! On vous attend là-bas! Le lord-maire en personne est à Trafalgar-Square!
Nous obéissons. L'Austral remonte doucement la rive gauche de la Tamise, à faible altitude, salué par des vivats incessants qui partent de la rue, qui montent des carrefours.
Je remarque qu'il n'y a personne aux fenêtres des maisons.
Bientôt nous passons entre la Tamise et Saint-Paul. Le dôme de la célèbre cathédrale est démoli, troué, presque effondré.
— Voilà, dis-je à Pigeon, de la besogne signée Keog, sûrement.
Nous avançons toujours. Voici la place grandiose de Trafalgar-Square, noire de monde, avec des détachements de soldats en habits rouges qui contiennent la foule. Au pied de la colonne, que Keog a si insolemment décapitée le matin, se tiennent, en effet, le lord-maire et ses aldermen, dans toute la pompe de leurs costumes archaïques, avec des massiers, des hommes à perruques et à baguettes.
On nous crie de ne pas quitter notre nacelle, de faire halte à cinq mètres de hauteur, pour écouter une harangue de bienvenue.
— Stop! commande notre Mourata, dès que les cordages ont été saisis par des Ecossais de la garde royale, si drôles avec leurs petites jupes et leurs bonnets à poil!
Le contraste entre ces costumes du passé et notre barque aérienne, symbole suggestif des progrès présents et à venir ne manque pas de me sauter aux yeux. Mais il ne s'agit pas de rêvasser. Je suis tout oreilles aux paroles du lord-maire, car c'est à moi que son discours s'adresse.
Sa Grâce me dit, en excellents termes, que la flotte aérienne anglaise n'est pas négligeable; mais que, pour des raisons trop longues à développer en un pareil moment, sa valeur tactique est restée bien au-dessous de celle qui rend si redoutable la nôtre.
Pigeon me regarde. J'ai compris. Le lord-maire me prend pour l'aéramiral.
D'un geste courtois je l'interromps pour lui expliquer sa méprise.
Il s'excuse. De quoi donc? Je le remercie, moi, d'avoir si patiemment attendu nos compatriotes. Qu'il veuille bien prendre patience! Ils ne sauraient tarder à se montrer à présent. Greenwich tire le canon! Les voilà!
J'articulai ces choses dans l'anglais très pur que j'ai parlé dès ma prime jeunesse. Elles produisirent l'effet d'un baume sur ce peuple démoralisé.
— Lâchez tout! criai-je alors aux Ecossais. Nous laissons la place aux aérocars militaires! De là-haut nous allons les regarder manoeuvrer devant vous, ladies and gentlemen! Après quoi nous irons chercher un gite à Sydenham, avec eux. Hourrah! Hourrah! Hourrah! Alors nous remontâmes à soixante mètres, salués par une musique militaire qui exécuta deux fois la Marseillaise en notre honneur.
La flotte aérienne française traverse la Manche pour aller secourir
Londres que les Allemands investissent par terre, par eau et par l'air!
Roy Glashan's Library
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