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Au commandement «Feu de partout!...» quarante hommes coupèrent
d'un coup de couteau quarante fusées qui pendaient le long de la coque.
— Vous allez voir la flotte changer de route. (Page 68).
A l'issue du banquet qui a clôturé les séances de la périodique conférence de la Paix, à La Haye, les ambassadeurs de l'Allemagne et de l'Angleterre se sont disputés pour une pitoyable question de préséance. Et tout comme aux siècles anciens, cet incident a provoqué entre les deux empires une guerre qui, en quelques heures, est devenue universelle, par suite des alliances et des ententes.
Le correspondant du grand journal parisien l'An 2000 a vite fait de quitter La Haye, où il suivait les travaux de la conférence pour gagner le Mont-Blanc, où sont installés les prodigieux arsenaux de notre force nouvelle: la marine aérienne, officiellement dénommée l'aérotactique.
Il y arrive en compagnie du ministre de ce nouveau département, l'aéramiral Rapeau, et d'un officier d'état-major anglais, le lieutenant Tom Davis, chargé d'une mission qui se devine auprès des dirigeants de la République française par le gouvernement du Royaume-Uni.
Les visiteurs sont émerveillés du formidable appareil de guerre que représente l'arsenal du Mont-Blanc, avec ses abris creusés dans la montagne pour cent-cinquante navires volants, pour un régiment d'aviateurs, pour les provisions de toute sorte réunies à l'usage de l'armée aérienne.
Avant que douze heures se soient écoulées, on apprend qu'une audacieuse explosion souterraine a été provoquée à Belfort par les Allemands, à l'aide d'une mine creusée en hâte. Dans la cour même de l'arsenal, un obus lancé par un ballon mystérieux, à peine entrevu, a causé d'affreux ravages.
Sans perdre un instant, l'aéramiral, d'accord avec le gouvernement de Paris, expédie dans l'Est les Compagnies d'aviateurs et dirige en personne la première sortie de la flotte aérienne au grand complet.
J'avoue que je ne pus retenir un cri d'admiration.
Le ministre, satisfait de son oeuvre, et c'était justice, me remercia d'un sourire qui trahissait aussi sa nervosité.
Elle n'avait pas, en pareille circonstance, à m'être expliquée.
Quand je me vis emporté dans le ciel bleu, au bruit des hélices et des ventilateurs, par ce grand corps, bizarre autant que léger, dont le pavillon servait de guidon à cent quarante-neuf autres corps de même matière, quoique de formes et de tonnages différents, j'avoue que l'appréhension de n'importe quel danger s'éloigna bien vite de mon esprit.
C'était l'orgueil qui s'y installait en maître.
J'étais fier comme il m'est impossible de le dire, de me trouver là, moi simple plumitif, à côté de ces intrépides officiers et de ce Rapeau, le créateur génial d'un outillage, d'un matériel et d'un personnel tels que les Allemands ne pouvaient en avoir d'aussi redoutables, en dépit de leurs efforts et de leurs aptitudes scientifiques. Non, ce n'était pas possible, et l'opinion, là-dessus, ne devait pas se tromper.
En dépit de leurs efforts et de leur habileté à se procurer nos modèles, ils ne pouvaient pas avoir constitué comme nous une armée céleste forte de cent cinquante unités, dont les équipages, comptés en moyenne à trente-deux hommes formaient, officiers compris, un effectif tout proche de cinq mille monte-en-l'air!
Chacun à bord du Montgolfier occupant un poste d'où il eût été malséant de le distraire, depuis le commandant jusqu'au dernier graisseur, je n'avais guère que l'aéramiral à qui parler, maintenant que j'étais séparé de mon fidèle Pigeon.
Mais j'éprouvais quelque scrupule à détourner un chef aussi considérable des observations qu'il devait faire à tout instant.
Songez à la responsabilité d'un homme qui dirige dans les airs une pareille force!
Rapeau me mit pourtant à l'aise avec son inlassable courtoisie. :
— Monsieur, me dit-il quand on eut bien réglé à cinquante kilomètres la marche du Montgolfier et de sa ribambelle de suivants, contre un vent assez frais de dix mètres à la seconde, je suis enchanté que vous soyez des nôtres. J'aurai ainsi près de moi quelqu'un d'impartial, qui voudra bien, j'en suis sûr, me communiquer en toute franchise ses observations sur la tenue de nos bâtiments. Tout ici est nouveau. Nous avons besoin d'expérience et de conseils. N'eussions-nous que vos impressions.
— Avec grand plaisir, amiral, répondis-je. Jusqu'à présent je n'en connais qu'une : l'admiration sans bornes.
— N'est-ce pas, monsieur, que c'est beau?
A ce moment je vis des pavillons multicolores monter et descendre à l'arrière. Les aérocars prenaient aussitôt leurs distances pour avancer de conserve en ligne de file, suivant un dispositif qui rappelait à mon esprit les formations des armées navales.
En tête (points ronds) cinq petits croiseurs de seize mille mètres cubes qu'en d'autres temps on eût considérés comme des géants.
Ces cinq éclaireurs étaient suivis de dix transatlantiques, qui s'avançaient deux par deux, flanqués l'un à sa droite, l'autre à sa gauche, d'un trente-trois mille mètres cubes, type intermédiaire.
Les cinq éclaireurs étaient suivis de dix transatlantiques. (Page 68).
Après quoi cinq petits croiseurs derechef, disposés comme les premiers, suivis de même par dix unités de gros tonnage et dix de tonnage moyen.
Ainsi de suite.
Au total six groupes de vingt-cinq unités variées. Chaque bâtiment se tenait à cinquante mètres de ses voisins, devant, derrière et sur les flancs.
— Oh! magnifique, repris-je en agitant ma toque de fourrure pour saluer du même geste l'aéramiral, ses officiers, les monte-en-l'air, et aussi les contribuables de France, qui payaient depuis tant d'années pour assurer à tout prix une supériorité indiscutable à cette prodigieuse armée, lancée dans les cieux désormais conquis.
J'aperçus aussitôt, à la distance réglementaire sur ma droite, un civil qui faisait le même salut que moi.
C'était Pigeon! L'ordre de marche l'amenait à notre flanc sur-le Santos-Dumont, en compagnie du lieutenant Tom Davis qui regardait le défilé, les jumelles en main.
J'aurais voulu leur crier des choses folles, des vers, des phrases lyriques, je ne sais quoi, tant mon enthousiasme débordait :
Il me fut impossible de résister à l'envie qui m'étreignait de sortir un aveu grandiloquent.
Je le fis à l'aéramiral.
— Voir cela, lui dis-je avec chaleur, la main étendue vers ce troupeau de baleines qui nous suivait en si bel ordre, au bruit cadencé des moteurs, voir cela et mourir, monsieur le ministre.
Rapeau me répondit par un acquiescement muet, et par son sourire nerveux.
Il entrait en grande conférence avec le commandant Drapier. J'allais maintenant rêver seul.
Mais presque aussitôt M. Ravignac, qui n'était pas de quart, vint s'asseoir à côté de moi et me donner toutes sortes d'explications intéressantes sur la route que nous faisions, les chances que nous avions de rencontrer la flotte allemande...
— C'est donc elle que nous allons chercher? demandai-je.
— Je ne saurais l'affirmer, répondit à demi-voix l'officier méridional. Le grand chef vous dira ce qu'il en est dès qu'il pourra le faire. Pour les officiers, pour les hommes, pour l'armée des cinq mille monte-en-l'air qui nous environne, nous allons au-devant d'une force semblable, sinon égale en valeur, que les Allemands ont évidemment réunie, comme nous avons fait nous-mêmes de celle-ci, dans le plus grand secret.
— Et si nous la rencontrons, comment fera-t-on pour se battre? On ne peut pas songer à lui envoyer des coups de canon comme une batterie d'artillerie en enverrait à une autre batterie? D'abord, des canons, on n'en a pas. Ce sera pour le prochain siècle.
— Parbleu non! En l'air la tactique est tout autre que sur terre. Il le faut bien! En l'air notre objectif, dès que l'ennemi est soupçonné, c'est de monter le plus haut possible à travers l'espace, afin de le dominer, toujours. C'est surtout par la chute perpendiculaire de nos fusées que nous sommes redoutables. Il nous suffit de les laisser choir sur la terre, vous verrez cela cette nuit même ou demain matin, pour qu'elles produisent leur effet. Les lois de la pesanteur et de l'attraction terrestre valent pour elles toutes les poudres du mondé. Donc en vue de la lutte avec une flotte ennemie il faut rechercher les plus hautes altitudes.
— Mais si l'adversaire en fait autant?
— Il doit en faire autant.
— Alors?
— Alors les espaces désirables pour le combat sont escaladés. Les meilleurs sont ceux qui s'éloignent le plus de l'écorce terrestre, voilà. C'est à qui montera le plus vite très haut, toujours plus haut que l'adversaire, pour le frapper, si l'on peut dire, avec plus de sérénité.
Il y avait une heure que nous étions partis de l'arsenal; ma montre en faisait foi.
— Cinq heures, dis-je à M. Ravignac. Nous venons de voir défiler au-dessous de nous toutes les neiges de la Savoie.
— C'est un bien curieux spectacle, n'est-ce pas? Ce panorama tout blanc se déroule en bas et nous présente des neiges et encore des neiges — récemment tombées, on s'en aperçoit ici car il n'y fait guère chaud — tandis que nous nous déplaçons tranquillement vers de nouvelles perspectives.
Je regardai le paysage très spécial que nous parcourions ainsi, à deux mille mètres d'altitude, ce qui nous permettait de contourner encore des montagnes plus hautes que notre route.
Nous les évitions avec plus de facilité, encore que nous fussions cent cinquante unités diverses, qu'une flotte marine aussi nombreuse n'eût fait au milieu d'un océan.
A ma demande, M. Ravignac regarda l'une des boussoles qui se trouvaient à sa portée.
L'aiguille indiquait la route au Nord-Ouest.
— C'est bien cela, pensai-je, nous allons vers l'Alsace, la Lorraine, les Ardennes. C'est toujours par là qu'on s'est battu et qu'on se battra, aussi bien dans l'air que sur terre. Il y a des régions prédestinées.
Un grand croissant bleu se dessinait à notre gauche, vers le couchant, et déjà le soleil assez bas le colorait de reflets pittoresques.
Je reconnus le lac Léman, et Genève, et Lausanne, et Montreux.
— Diable, fis-je en riant, nous brûlons la politesse aux douaniers suisses.
Cette réflexion me reporta aux émotions de l'Austral et de la douane de Feignies, si fraîches encore dans mon esprit puisqu'elles dataient de l'avant-veille.
M. Ravignac jugea d'un mot cette question de douanes au regard des ballons. Elle est insoluble.
— Si vous êtes un bon voyageur, vous consentirez à passer à la douane ainsi que vous y invitent les règlements sur la circulation des aérocars. Mais si vous êtes un voyageur récalcitrant, rien au monde ne peut vous forcer à cet atterrissage. Que l'espace à deux dimensions, qui se résout en mètres carrés, longs et larges, comporte des douanes, soit! Mais la troisième dimension, la hauteur, n'en comporte pas. Dans les voyages que j'ai faits depuis plusieurs années en aérocars civils, je me suis toujours refusé à descendre aux douanes. Je leur ai dit : «Zut!» J'ai passé à deux mille mètres en l'air et personne n'est venu m'y relancer.
Comme mon voisin de poste achevait cette déclaration irrévérencieuse, je fus saisi d'une terreur folle, c'est le mot. De la partie inférieure de notre coque s'échappait une colonne de fumée noire, opaque.
C'était à n'en pas douter, le feu qui venait de prendre à bord.
Un grand découragement m'envahit.
Hélas! me disais-je, nous sommes encore trop novices dans cet art de la guerre aérienne. Voilà le feu à bord! Le feu, c'est-à-dire l'explosion de notre pyrotechnie, de nos essences, la mort la plus affreuse, la chute de Wang pour tout ce monde et pour moi!
Ma terreur fut bien autre lorsque je vis le Santos-Dumont fumer aussi.
Je me penchai vers M. Ravignac, le doigt étendu, sans trouver de mots pour formuler une question dont mes yeux suffirent à lui traduire l'angoisse.
Mais l'officier me regardait tranquillement. Il se mit à sourire, Ce qui me rassura un peu. Par contre, devant nous, les unités légères fumaient aussi.
— Ceci, Monsieur, n'est pas le résultat du hasard, c'est une manoeuvre que nos pavillons ont commandée à toute la flotte il y a juste une minute. L'aéramiral ne tient pas à ce que la Suisse entière sache où il va. Peut-être se dirige-t-il vers le Nord-Ouest, mais peut-être obéit-il à d'autres instructions? Alors pour masquer aux curieux la route qu'il va prendre, ordre vient d'être donné au commandant de chaque aérocar de faire de la fumée — la chose s'obtient aisément avec certains produits que vous connaissez comme moi. Constatez que vous n'apercevez plus la terre. Nous sommes au-dessus d'un énorme nuage noir. Grâce à cette nappe protectrice, qui va persister des heures, vous allez voir la flotte changer sa route; et personne, en bas, ne s'en apercevra
A partir de ce moment personne à bord du Montgolfier ne vit plus rien de la terre.
Le spectacle était dans le ciel.
La fumée, chassée doucement par le vent qui nous venait debout, s'enfuyait en masses noires derrière chaque aérocar; mais il était inévitable qu'elle remontât peu à peu, s'augmentant des tourbillons opaques que laissaient échapper cent cinquante fumigènes concentrés sur une quadruple ligne.
La fumée, chassée doucement par le vent, s'enfuyait
en masses noires derrière chaque aérocar. (Page 68).
Bientôt l'isolement de chacun fut complet. Comme les pavillons n'étaient plus visibles, les ordres de l'aéramiral furent transmis à toute la flotte par les appareils de la télégraphie sans fil.
— Venez donc voir, me cria M. de Troarec, qui suivait à la clarté finissante du jour l'opérateur du Montgolfier, abrité dans une cabine en tôle d'acier vernie, juste au milieu du poste.
Je m'avançai avec précaution, enjambant les sièges qui me séparaient du centre de la nacelle.
Le ministre de l'aérotactique, penché sur une carte ainsi que le commandant Drapier, interrompit son examen pour me dire simplement :
— Considérez cela de près, monsieur l'An 2000, vous me direz ensuite que c'est joliment compris.
Je m'introduisis donc, courbé en deux, dans la logette, où travaillait sur un appareil télégraphique très simplifié M. de Cailleville, le jeune aspirant.
Le chef d'état-major était entré derrière moi. Brièvement il dictait les ordres, en ayant soin de prendre des temps pour éviter la confusion :
— Route au Nord-Ouest, comme donnée au départ jusqu'à la chute du soleil dans l'horizon... Aussitôt après route à l'Est du monde. Vitesse réduite, vingt kilomètres. Grande prudence... Liberté d'évolution, mais s'assurer par signaux phoniques que la distance est au moins de deux cents mètres entre chaque unité, devant, derrière ou sur les flancs. Interdiction absolue d'allumer aucun feu. Seules les lampes du télégraphiste et du pilote sont autorisées.
Le manipulateur s'arrêta, prit un état imprimé des bâtiments de la flotte, et le crayon à la main, penché sous la petite ampoule, biffa l'un après l'autre les noms des aérocars à mesure que ceux-ci faisaient savoir, par la répétition de quelques mots et la «signature» qu'ils avaient reçu et compris les ordres partis du Montgolfier.
A ma stupéfaction profonde, cette opération, qui me paraissait devoir comporter au moins deux heures, pour la réception et les coups de crayon, dura tout juste trente-cinq minutes.
Les cent quarante-neuf commandants avaient tous reçu leurs ordres et se mettaient en devoir de les exécuter.
— C'est merveilleux, répétai-je une fois de plus — la centième depuis le matin de cette inoubliable journée — merveilleux, merveilleux!
— Revenons à la contemplation du ciel, me dit en riant M. de Troarec, ce sera plus poétique.
Nous sortîmes de la logette. Il faisait très beau. Pleine lune, disait le calendrier. Et le temps se maintenait au beau fixe. Les étoiles brillaient à miracle dans un ciel délicieux. Le froid seul était désagréable. Je m'enveloppai dans une pelisse. Une main généreuse — c'était celle de Rapeau — m'envoya une couverture par surcroît.
— Merci, criai-je au grand chef. Ce n'est pas la vôtre, au moins?
— Non pas. Regardez autour de vous; vous verrez que le confortable n'a pas été négligé par notre intendance, dont il est si aisé de dire du mal, sans la connaître.
— Regardez?.. Laissez-moi vous dire, amiral, que vous en avez de bonnes, sauf le respect que je vous dois. La lune ne nous éclaire pas assez.
— Vous allez voir, c'est le mot. Prenez cette lunette.
En effet, comme si ce diable d'homme eût été quelque magicien dont le coup de baguette transforme les objets, les change de place et fait le jour de la nuit, je vis distinctement apparaître au bout de la lunette une série d'objets que je savais groupés autour de nous, à l'arrière, où nous étions à présent réunis : l'aéramiral, M. de Troarec et moi.
Ce furent des instruments de précision, des volants, des agrès, des armes, qui subitement s'éclairèrent dans l'obscurité, mais d'une manière indécise, violâtre, fluorescente. La demi-obscurité se fit à nouveau; puis, comme si quelque projecteur mystérieux se fût promené sur toute la longueur du navire, j'aperçus, à quelques mètres de là, dans le fond de la coque, des corps, encore des corps étendus sous d'épaisses couvertures.
J'aperçus, à quelques mètres de là, dans le fond de la coque,
des corps étendus sous d'épaisses couvertures. (Page 69).
Tandis que la bordée de quart veillait, celle-ci dormait ou essayait de dormir, conformément aux instructions de l'aérotactique et aux exigences de la nature humaine.
Mais ces quinze ou vingt hommes, je les voyais comme j'avais vu les objets tout à l'heure, sous une clarté indécise, violâtre, fluorescente.
— C'est, me dit alors l'aéramiral, le perfectionnement d'un procédé découvert en Amérique voilà pas mal d'années par un savant d'origine française, M. d'Infreville. Elle est basée sur les trouvailles de Roentgen, bien entendu. Nous avons à bord un petit générateur de radiations obscures et un transformateur, qui les rend visibles à volonté. Voyez en bas, dans la coque, une lampe à arc enfermée dans une boîte; c'est la source des radiations obscures, de la lumière noire. Votre lunette, qui est celle du bord, au service de ces messieurs et de leur amiral, est constituée de telle sorte qu'il suffit d'une couche de sulfate de quinine sur une lame de verre pour lui donner toutes sortes de vertus indiscrètes. Ainsi l'observateur seul peut voir autour de lui, au travers de la lunette, alors que personne autour de lui ne voit. Nous sommes auprès de vous comme les spectateurs de la fable, attendant la lanterne magique. Elle n'éclaire que vous. Ayez l'obligeance de me la rendre; elle ne fonctionnera plus que pour moi, ensuite pour le commandant, pour ses lieutenants. C'est l'oeil diabolique des chefs. Très commode la nuit à bord des ballons dirigeables, où l'obscurité doit être absolue en temps de guerre, comme vous voyez...
— Pourtant, amiral, si les distances entre chaque aérocar venaient à n'être plus observées.
— N'ayez crainte! Il faudrait que le temps fût bien mauvais. En ce cas la théorie que j'ai codifiée de toutes pièces — j'y ai employé dix ans, monsieur l'An 2000 — indique aux états-majors d'autres formations de route... Mais tenez, entendez-vous les rossignols? Qui eût jamais dit que leur gazouillis nocturne pût atteindre ces hauteurs?
L'aéramiral plaisantait. Il était si heureux!
Je prêtais l'oreille, au surplus, depuis une minute aux roulades en question. Il en partait du Montgolfier de stridentes, qui allaient se répercuter, s'affaiblir dans l'immensité des airs.
Aussitôt d'autres roulades répondaient à nos siffleurs, fournissant ainsi à chaque officier de quart une donnée exacte sur la position des bâtiments les plus rapprochés du sien.
— Avec deux microphones placés à l'avant et à l'arrière du poste, me dit l'aéramiral, le quartier-maître qui est préposé à ce service sait d'où lui viennent les signaux phoniques de toute nature qui sont envoyés d'un point quelconque du vide. Chacun des microphones est en relation avec un récepteur téléphonique qu'on place à chaque oreille. Un tiers de seconde séparera toujours l'arrivée du signal dans les deux microphones, suivant qu'il proviendra de la zone d'air avant ou de la zone arrière.
Il indiquera par conséquent si c'est devant nous, qu'on avertit, ou si c'est derrière.
Un silence se fit, le commandant ayant emmené l'aéramiral à la cabine télégraphique.
Cette fois j'étais bien seul avec mes réflexions. Les officiers étaient tous, comme on dit à la mer, sur la passerelle, fouillant les plaines éthérées avec leurs lunettes de nuit. Les sifflets redoublaient d'acuité, ce qui m'indiqua que le vent faiblissait. J'en conçus un peu d'inquiétude, ce qui était contraire au bon sens.
Mais que celui qui eût fait autrement à ma place dans ces circonstances, à ces hauteurs, au milieu du danger permanent d'une irrémissible collision me jette la première pierre!
J'éclairai ma montre à phosphore. Huit heures! Où étions-nous? Où pouvions-nous bien être? Avec la direction Nord-Est indiquée par la boussole, au-dessus des cantons de Zurich ou de Thurgovie, à ce que je crus apprécier. Mais je suis un bien mauvais calculateur de distances. Que n'avais-je Pigeon sous la main!
Toutefois la persistance du froid m'indiquait que nous n'étions pas sortis du massif neigeux des Alpes Suisses.
La vue d'une grande quantité de foyers électriques, à peine gros comme des têtes d'épingle, me fit penser à Zurich ou à Constance, à Lucerne peut-être, et à leurs lacs. Mais sûrement c'était vers l'orient de la Suisse que nous dirigions notre vol.
Pourquoi? Quelle raison l'aéramiral avait-il de suivre une direction qui s'éloignait si nettement de la frontière française où les forces allemandes devaient travailler dur depuis vingt-quatre heures?
J'avais beau m'interroger. Seul Rapeau eût pu me donner une indication satisfaisante. Il n'y manquerait pas, le moment venu. C'est que le moment n'était pas venu, sans doute.
Peu à peu, l'air froid de ces altitudes m'ayant congestionné la tête, je sentis un invincible besoin de dormir.
Ayant arrimé de mon mieux bonnet fourré, pelisse et couverture, je m'étendis dans le fauteuil qui m'était réservé à l'arrière du bâtiment amiral.
Après tout, me disais-je en perdant peu à peu la notion de ce qui m'entourait, je n'ai qu'à me croire sur l'Austral.
Brave Morel! Il doit être paré à cette heure, et m'attendre anxieusement au hangar de Brochon!
Tout de même, qui m'eût dit avant-hier que cette nuit je bourlinguerais à travers les espaces à deux mille mètres au-dessus de la mer?
Qui m'eût prédit que je serais à cette heure étendu dans un fauteuil, à bord du Montgolfier, aérocar-amiral de la flotte française, entouré de cent quarante-neuf autres bâtiments, cherchant l'ennemi, volant au-devant de quelque tragédie peut-être, dont je serai la victime avec beaucoup d'autres?
Qui m'eût dit?...
Mais l'engourdissement s'emparait de toute ma personne. Il avait évidemment fait son oeuvre sur les monte-en-l'air couchés dans la coque, car je les entendais ronfler.
J'en restai là des : qui m'eût dit?
Au bruissement méthodique des hélices, au tac tac précipité des moteurs je m'assoupis lourdement, véhiculé vers l'inconnu par le navire aérien.
La sécurité des autres y garantissait la mienne, autant qu'il se pouvait. Je ne m'attardais plus aux craintes, j'étais rompu, moulu, inerte. Ce fut le sommeil de plomb.
Combien de temps dura-t-il?
Des heures, car déjà les éclats fulgurants du soleil, reparu à l'horizon, en face de nous à présent, me forçaient à détourner la tête, à changer de place, à me secouer tout frissonnant, quasi-gelé lorsqu'un vacarme assourdissant acheva de me rappeler à la réalité brutale.
C'était comme une clameur faite de mille clameurs, un hurlement de joie poussé par des hommes transformés en bêtes féroces.
Je regardai d'abord autour de nous. Sur tous les points de l'horizon apparaissaient symétriquement disposés en cercle, les aérocars de la flotte française.
Mon deuxième regard plongea dans le vide.
Sous nos pieds, à mille mètres au plus, s'apercevaient les monuments, les maisons, les faubourgs d'une grande ville.
— Où sommes-nous? demandai-je à l'aéramiral qui se trouvait à côté de moi, tout à fait à l'arrière du Montgolfier, en train d'adresser ses recommandations à M. de Cailleville.
— A Munich, cher monsieur. Vous avez bien dormi?
— Admirablement, merci! Alors nous sommes au-dessus de Munich, en Bavière?
— Mais oui. Avec la jumelle admirable que vous possédez vous allez trouver des points de repère qui vous sont, sans aucun doute, familiers.
J'armai l'instrument avec frénésie.
— Je crois bien! fis-je. Voici l'Isar qui traverse la ville, les rues tortueuses de la vieille cité, les avenues modernes, le délicieux hôtel de ville... la Glyptothèque et les deux Pinacothèques... Que de chefs-d'oeuvre de la sculpture et de la peinture, amiral, sont entassés là! Et la cathédrale! Et Saint-Boniface, un petit Saint-Pierre de Rome! C'est une ville délicieuse. Et quelle bière! Délicieuse aussi! Mais, dites-moi, qu'est-ce que nous sommes venus faire ici?
— Vous ne devinez pas?
— Ma foi, non.
— Regardez bien l'ordonnancement de notre flotte. Nous sommes à mille mètres.
— Je vois. Elle rappelle assez un manège de chevaux de bois qui s'apprêterait à tourner.
— Nous tournons, mais lentement. Attendez la musique.
Le ministre m'indiqua les deux hélices, qui battaient l'air en douceur, imprimant au navire un mouvement de translation en avant presque insensible.
Je ne comprenais pas encore, ou du moins j'avais peur de comprendre.
— Voyez nos équipages, continua l'aéramiral. Que font-ils?
— Ils sont rangés le long des bordages. Les hommes tiennent presque tous à la main... Ciel! C'est vrai? Ce sont des torpilles qu'ils vont lancer sur la ville?
— Oh! des torpilles... Non, des fusées.
— Ce n'est pas possible! Amiral, vous commandez un exercice, mais ce n'est pas sérieux. Vous n'allez pas.
— Si donc, je vais parfaitement mettre le feu à Munich. Vous allez voir cette flambée. D'abord sur la périphérie, puis sur un second cercle intérieur, puis sur un troisième plus circonscrit encore! Nous laisserons tomber sur la ville dix-huit mille fusées percutantes admirablement combinées par nos artificiers. Dix-huit mille foyers d'incendie! Vous jugerez de l'effet tout à l'heure. Après quoi nous irons renouveler l'expérience à Francfort.
— A Francfort?
— Là nous travaillerons la nuit. Ce sera plus joli.
— Mais ce sont là des villes ouvertes!
— Vous dites?
— Des villes ouvertes.
— J'ai bien entendu. C'est précisément pour cela que nous y entrons.
— Mais le droit des gens?
— Plaît-il?
— Le droit des gens, amiral, cette doctrine admise par tous les peuples civilisés...
— Qui... que... dont... riposta Rapeau en ricanant d'un rire diabolique. Vous venez me parler du droit des gens à cette heure! Pourquoi pas de la convention de Saint-Pétersbourg qui interdit l'emploi de tout projectile d'un poids inférieur à quatre cents grammes, chargé de matières fulminantes ou inflammables? Ah! ah! ah! vous en avez de bonnes! Je la connais la balançoire! Je l'ai apprise à l'école militaire. «Le seul but de la guerre doit être l'affaiblissement des forces militaires de l'ennemi... Pour l'atteindre il suffit de mettre hors de combat le plus grand nombre d'hommes possible. Ce but serait dépassé par l'emploi d'armes qui aggraveraient inutilement les souffrances de ces hommes, ou rendraient leur mort inévitable.»
— Joli galimatias, susurra M. de Cailleville en ricanant aussi.
— Tout cela c'est très joli sur le papier, continua Rapeau très nerveux, l'oeil attiré par les divers jeux de pavillons qui montaient et descendaient à l'arrière de chaque aérocar, en correspondance avec le Montgolfier. Très joli, mais je m'en fiche, voyez-vous, comme de ma première paire de savates. Ces jérémiades datent de 1868. Elles ont les cheveux blancs. Aujourd'hui nous ne connaissons qu'un moyen d'agir : l'épouvante, c'est bien simple. A qui terrifiera le plus vite l'adversaire. Voilà, ce me semble, un moyen d'activer les guerres et d'en abréger la durée. Au surplus qu'est-ce que les Allemands ont fait dans trente villes de France en 1870? Y ont-ils respecté le droit des gens? Non. Quand ils bombardèrent la rive gauche de Paris, respectaient-ils le droit des gens? Et quand ils prenaient mon grand-père pour otage, oui, monsieur, un brave homme de paysan picard qui ne leur avait rien fait, quand ils l'envoyaient mourir dans leurs citadelles, à Coblentz et à Koenigsberg, car il est mort à Koenigsberg, le pauvre villageois inoffensif qu'était mon grand-père, respectaient-ils le droit des gens? Tout ça, voyez-vous, monsieur, ce sont des mots. A la guerre comme à la guerre, voilà la vérité. Et l'on fait la guerre comme on peut, du mieux qu'on peut, avec les armes qu'on a, fussent-elles les plus terribles du monde. Tant mieux, sacrebleu, si elles sont irrésistibles! On vaincra plus facilement, donc plus vite.
Au même moment un pavillon rouge était hissé à l'arrière du Montgolfier. C'était le signal de l'effroyable incendie.
J'entendis M. de Troarec commander, au centre du poste :
— Feu de partout!..... Coupez!
D'un coup de couteau féroce quarante hommes coupèrent quarante fusées qui pendaient depuis cinq minutes le long de la coque. Je vis la même manoeuvre s'exécuter à bord des aérocars les plus rapprochés de nous.
Instinctivement tout l'équipage se pencha pour voir ce qui allait se passer.
Rapeau ne fut pas le dernier à s'arc-bouter sur la lisse pour juger de l'effet que cette première descente de six mille fusées percutantes allait produire.
Je le regardai. Il était effrayant à voir.
Sa figure se contractait; sa bouche grimaçait un rire qui escomptait le triomphe. Il avait les yeux vissés à sa lorgnette, attendant les premiers résultats.
Les officiers et les hommes, courbés sur l'abîme, qui à droite qui à gauche, n'avaient pas poussé à nouveau la clameur sauvage que j'avais entendue lorsqu'on leur avait donné, à mon réveil, l'ordre de prendre les fusées et de les parer pour l'horrible exécution.
Ils regardaient avec une espèce d'anxiété, car ils se demandaient ce qu'on allait voir.
Il y eut d'abord un grand silence de quelques secondes. Puis ce furent des volées de cloches qui montèrent à nos oreilles. Instruits du sort qui les attendait sans nul doute, les Munichois sonnaient le tocsin dans toutes leurs églises.
A quoi bon? me demandai-je. Et quel secours peuvent-ils espérer? Les armées de la Bavière sont en Lorraine, aujourd'hui, ou elles y seront demain. La capitale du royaume n'a plus que quelques bataillons de landwehr pour la défendre. Comment et contre qui? Contre des ennemis de terre. Mais nous sommes dans les airs; c'est du ciel que nous leur faisons cet envoi dévastateur; et ce n'est que le premier!
A peine le son des cloches était-il perçu par nos tympans que ce fut un formidable crépitement, comme le bruit de six mille fusils déchargés en trois secondes.
Il me sembla bien entendre au même instant des voix humaines crier la douleur et implorer notre pitié; mais ce fut, à vrai dire, une sorte d'hallucination rapide.
La voix des Munichois terrorisés, en fuite dans toutes les directions, ne pouvait monter jusqu'à mille mètres, ni surtout y parvenir en même temps que les explosions.
Alors s'aperçurent très nettement les premières colonnes de fumée des incendies.
Ce fut d'abord comme un cercle de bivouacs. Sur les six mille projectiles, bien peu s'étaient laissé choir sans incendier quelque chose.
Rapeau se frottait les mains.
Vite il donna l'ordre à la flotte de resserrer le cercle. Une seconde chute de mitraille et de feu tomba sur la ville. Puis ce fut la troisième, et les ballons incendiaires s'engagèrent en ligne de file dans le ciel devenu brumeux, le cap au Nord-Ouest. L'opération sinistre était achevée.
Le Montgolfier quitta le dernier la zone abominable, où des colonnes de fumée et de flammes se couchaient sur la grande ville comme pour mieux l'embraser.
Je ne disais rien. Je ne pouvais en vérité rien dire qui n'eût été malséant en pareille circonstance.
Rapeau non plus ne disait rien. Mais ses pensées étaient autres que les miennes. Penché sur le vide, il regardait, les yeux allumés par la joie de cette revanche prise, la superbe ville de Munich flamber comme un gigantesque punch.
Du Nord au Sud, de l'Est à l'Ouest, la capitale bavaroise brûlait.
Avec ma lunette, merveille de précision et de portée, je voyais distinctement les musées et l'hôtel de ville, et les églises, et les vieilles maisons archaïques, et la gare, et tout ce qui naguère encore était debout, se consumer en dépit de coupoles protectrices dont quelques monuments avaient été revêtus.
Je pensais aux chefs-d'oeuvre inestimables qui n'existeraient plus dans une heure, aux misères que cet acte effroyable de vandalisme allait créer dans ce malheureux pays. Je voyais des milliers et des milliers d'humains se sauver par les rues, n'importe où.
— Eh bien, me dit alors l'aéramiral en me frappant familièrement sur l'épaule, voilà un joli début! Quel ouvrage pour les pompiers de toute la Bavière, monsieur! Jamais ils n'arriveront à bout d'un pareil feu. Et des pompes? Où trouveront-ils assez de pompes?
La plaisanterie du grand chef s'acheva dans un gros rire auquel je finis par m'associer. Il le fallait bien.
Mais tout de même j'étais attristé. Quelle guerre! Quelle affreuse guerre!....
A vrai dire un pressentiment m'obsédait. Je songeais au vieil adage de chez nous : on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs, et je me disais que ce serait miracle si, au milieu de ces manoeuvres aériennes, une fausse interprétation des ordres, une inadvertance, un oubli n'allaient pas causer à l'un ou à l'autre de nos aérocars quelque accident.
Or à ces hauteurs, et même beaucoup plus bas, l'accident devenait vite une catastrophe.
L'aéramiral achevait à peine sa plaisanterie plus ou moins spirituelle — plutôt moins, telle fut mon impression spontanée — que sa figure changea.
Ses traits se contractèrent. Il saisissait sa jumelle avec un trouble visible, en même temps que les officiers du bord faisaient le même geste et que les hommes de l'équipage proféraient une clameur de découragement.
Il fallut toute l'énergie du commandant Drapier pour empêcher les monte-en-l'air de se jeter tous sur le même bord de la nacelle et de compromettre ainsi l'équilibre du vaisseau-amiral.
Que regardaient-ils donc avec cette espèce d'anxiété, de stupeur, pour mieux dire?
J'armai ma lorgnette et pointai, à mon tour, dans la direction que m'indiquait l'attitude de tout ce monde désolé.
Bientôt ce ne furent à bord du Montgolfier que des jurons de colère. Je compris bien vite ce qui les provoquait. La constatation me fit froid dans le dos.
Sur l'un des points de la circonférence que formaient à mille mètres au-dessus de Munich nos brûlots aériens, un incident grave venait de se produire.
Deux unités de même classe — deux 33.000 m. c. — le Cherbourg et le Toulouse s'étaient heurtés, puis engagés par l'avant l'un dans l'autre.
Etait-ce une conséquence de Ia fumée des incendies, dont les volutes montaient, montaient toujours dans le ciel?
Etait-ce le résultat de quelque évolution maladroite ou malheureuse? Je n'avais guère l'esprit à rechercher la cause d'un événement aussi fâcheux. D'ailleurs le moyen?
Le constater suffisait à ma peine, pour l'instant. Et je n'eus qu'à écouter ce qu'en disait l'état-major du Montgolfier pour compléter les indications que me fournissait la lorgnette.
Comme deux tireurs qui s'enferrent, les deux aérocars, ayant exécuté l'un ou l'autre un faux mouvement, s'étaient embrochés. Ils faisaient à présent des efforts pour se déhaler, sans y parvenir.
On apercevait leurs Monte-en l'air, hardis jusqu'à la témérité, qui s'avançaient à l'extrême pointe des postes pour dégager les agrès et faciliter à l'un comme à l'autre un mouvement de recul.
Tout à coup, au moment où il semblait qu'ils dussent y réussir, l'une des deux enveloppes, celle du Cherbourg, éclata.
La déchirure devait être énorme, car aussitôt le ballon se mit à descendre. Le commandant du Toulouse était bien obligé de le suivre.
Qu'allait-il se passer? Accrochés si malheureusement l'un à l'autre, les aérocars allaient-ils se perdre tous les deux?
La destruction d'une de nos unités, c'était déjà un gros chagrin. Serait-il accru par l'accomplissement d'un double malheur? Verrions-nous le Toulouse se perdre sans que rien l'eût autrement condamné, uniquement parce que le Cherbourg l'entraînait dans sa chute?
Un premier soupir nous soulagea lorsque nous vîmes la disjonction des deux aérocars s'opérer.
A coups de hache les Monte-en-l'air du Cherbourg, qui descendait dans l'abîme, aussi bien que ceux du Toulouse, lequel continuait à se maintenir intact dans l'air, venaient de couper tout ce qui s'opposait à la manoeuvre de salut.
Mais alors notre angoisse, pour concentrée qu'elle fût désormais sur une seule unité, n'en devint que plus poignante.
Le Cherbourg descendait lentement, lentement; il était évident qu'il ne pouvait pas ne pas descendre ainsi jusqu'à la terre.
Or la terre c'était la ville en feu. C'était même, avant la ville en feu, les projectiles de sa petite garnison, de ses gendarmes mobilisés, de ses policiers enrégimentés, de ses tireurs volontaires, au fusil ou au canon.
C'était la fusillade de représailles, contre laquelle nous n'avions rien à dire, et la mort tragique, dans les airs, de tous ces braves.
Nous les apercevions, les officiers et leurs hommes, qui se tenaient debout dans le poste, sans faire aucun mouvement — tous les mouvements n'étaient-ils pas devenus inutiles?
Il me semblait — c'était aussi l'avis de l'aéramiral et de notre état-major, que le commandant eût réuni son monde autour de lui pour une suprême conférence.
Le ballon baissait, baissait toujours, perdant du gaz par son trou béant. On jetait du lest pourtant, de la nacelle, et nous avions la sensation que les malheureux naufragés remontaient légèrement, de quelques mètres, pour redescendre à nouveau. Dès le premier coup le Cherbourg avait quitté notre altitude prudente de mille mètres pour choir à huit cents. Il était à présent à six cents mètres au plus de la terre. Les projectiles de l'ennemi ne manqueraient pas de l'atteindre bientôt.
Au milieu du silence poignant qui régnait autour de moi, je faisais de lugubres réflexions sur cette première catastrophe. Ainsi dans la guerre nouvelle du plein ciel il serait impossible à des frères d'armes de secourir leurs frères d'armes en péril! Aller à leur aide ce serait aller à la mort soi-même, sans utilité!
Que pouvait faire en effet l'aéramiral pour son Cherbourg, qui se perdait là, sous ses yeux, à moins d'un kilomètre de lui, à trois cents mètres des aérocars qui lançaient toujours leurs fusées dans son voisinage?
Rien.
S'il donnait à quelque autre navire aérien l'ordre de descendre à la hanche du Cherbourg pour y sauver le personnel, il exposait cet autre à un péril certain en lui faisant quitter l'altitude de mille mètres, où l'on défie à peu près sûrement les projectiles terriens, si puissantes que soient les armes qui les lancent.
Et quel risque pour le commandant sauveteur s'il tentait, fût-ce avec la plus grande habileté du monde, un pareil bord-à-bord!
Il faut pourtant espérer, me disais-je, qu'on va tenter quelque chose!
Cent-quarante-neuf aérocars sont là, qui assistent au naufrage du cent cinquantième et rien ne serait fait pour atténuer l'horreur d'une semblable catastrophe? Est-ce possible? Non ce n'est pas possible! Eh bien, si, ce fut.
L'aéramiral ne cessait pourtant de donner des ordres au timonier qui faisait avec les pavillons des signaux successifs. Que voulait-il dire?
— Adieu aux pauvres amis qui vont mourir, me glissa tout bas M. de Cailleville.
Le jeune homme voyait bien mon anxiété.
— Que cela? fis-je tout bas. C'est bien platonique!
— Hélas! Que voulez-vous qu'il fasse? Nous ne sommes pas à la mer. A la mer on enverrait des embarcations chercher les officiers et leurs hommes, et le navire abandonné, coulerait au fond, à moins qu'on ne réussit à le remorquer. Mais dans les airs! Pas de remorquage possible. Un aérocar blessé est un aérocar perdu. Il tombe et son équipage avec lui. Nous sommes tous prévenus.
— Attendez donc! Ne voyez-vous pas que le Toulouse a fait une descente rapide pour se placer au-dessus du Cherbourg?
— Oui. Mais écoutez les ordres que transmet l'appareil de la Sans-Fil! Tac, tac, tac.....Remontez.. Tac, tac, tac. A mille mètres. Advienne que pourra!... Nous saluons ceux d'entre nous qui furent choisis par le destin pour devenir les premiers de martyrs de l'aérotactique... Et la réponse? Ecoutez la réponse :
M. Ravignac, qui faisait le relais entre le poste du télégraphiste et l'aéramiral, la cria d'une voix émue, la réponse des braves du Cherbourg, signée de leur commandant :
— L'ennemi commence à nous atteindre, mais il ne nous aura pas vivants. Nous allons faire tout sauter quand vous aurez reçu ce dernier message. Vive la France! Vive la République! Vive l'Aérotactique!
Je trouvai cela sublime, au point que je sentis de grosses larmes emplir mes yeux et courir le long de mes joues.
A l'instant même la promesse faite par le commandant du Cherbourg — son nom était Gagelin, me dit le jeune midship — se réalisa.
Une explosion formidable volatilisa le ballon, la nacelle, les hommes qui la montaient, tout.
Ce fut comme un tour de prestidigitation, à vrai dire, et j'en restai confondu.
On aperçut à peine un peu de fumée, puis avec sa lenteur coutumière le son nous arriva. Puis la fumée disparue, on ne vit plus rien
Nous n'avions pas perdu un seul des mouvements du Cherbourg jusqu'alors; impossible de les suivre désormais par la simple raison que le Cherbourg n'existait plus, que les hommes qui le montaient n'avaient plus de corps, que leurs membres disjoints, s'il en était resté quelques-uns dans leur entier, venaient d'être projetés par la violence des explosifs dans les airs, d'où ils étaient déjà retombés dans les brasiers fumants qui s'allongeaient au-dessous de nous.
Une explosion formidable volatilisa le ballon, la nacelle, les hommes
qui le montaient. Ce fut comme un tour de prestidigitation. (Page 75).
Cette manière de périr me parut atroce.
Je compris qu'il fallait, pour manoeuvrer ces aérocars militaires, des natures particulièrement trempées, et une fois de plus j'admirai tous ces vaillants.
Je les comparai, en quelques secondes, à ceux de la terre ferme et à ceux de la mer.
Il me sembla que l'élément nouveau dans lequel les hommes allaient s'entretuer pour la première fois serait le plus tragique, le plus désespérant.
Et ce fut d'un geste las, découragé, que je promenai encore quelques instants ma lorgnette sur Ja ville en feu. Un fourmillement dans les rues indiquait bien que la foule armée guettait l'arrivée du Cherbourg à bonne portée pour le fusiller. Elle devait, à présent, se demander ce qu'étaient devenus le navire et ses matelots.
Effets stupéfiants de la plutonite, que j'avais déjà constatés au Mont-Blanc! Rien ne restait plus de ce qui avait été le ballon et son équipage.
Rien de rien, si ce n'est, par-ci par-là, un agrès, un morceau de fer, un fragment de fonte, qui s'en allèrent frapper au loin quelque Munichois empressé à sauver ses nippes de la catastrophe.
L'incident navrant du Cherbourg n'était pas pour en ralentir les effets. Rapeau, exaspéré, donna des ordres en conséquence, et la violence des incendies redoubla.
La fumée fut bientôt si épaisse au-dessus de Munich que nous ne vîmes plus rien, que du noir. Un gigantesque voile s'étendait entre notre oeuvre et nous.
Chacun, à bord, se mit à grignoter le déjeuner du matin. Le Montgolfier reprit la tête de la flotte comme la veille au départ du Mont-Blanc, ce qui me rapprocha du Santos-Dumont dont les manoeuvres de la nuit et de l'incendie m'avaient séparé.
Pigeon me guettait. Dès que nous pûmes échanger des signaux, nous agitâmes nos bonnets de fourrure; ce fut tout. Il ne fallait pas songer à causer. Cent mètres et plus nous séparaient.
On eût dit que ce diable de Rapeau devinait mes pensées les plus intimes.
— Vous voulez causer avec M. Pigeon? me demanda-t-il, très affable. Comme c'est simple! M. de Cailleville va vous mettre dans la main l'appareil téléphonique sans fil, après avoir invité le commandant du Santos-Dumont à en faire autant pour votre ami.
Dans la même minute je causais avec Pigeon comme s'il eût été assis sur le fauteuil voisin. Après avoir exprimé tous ses regrets de la catastrophe du Cherbourg il me parla de notre rôle d'incendiaires sur le ton des plus guilleret. Ah! celui-là ne s'attristait pas de l'incendie de Munich! Je le dis au plus vite à l'aéramiral qui s'empressa de venir à l'appareil et de remercier pour les compliments dont on l'accablait.
Tom Davis fit connaître aussi son sentiment. Il était plus enthousiaste encore, si possible, que mon collaborateur. Décidément je n'étais pas dans la note du temps, car autour de moi je n'entendais voltiger que des phrases laudatives sur cet exploit, lancées par les officiers du bord, par les sous-officiers mêmes et les plus modestes monte-en-l'air.
Chacun se félicitait d'avoir assisté au premier «feu» allumé par une force aérienne solidement constituée.
Sûrement ma mentalité n'était pas, ou n'était plus au niveau des autres, car ce haut fait ne m'inspirait qu'un profond chagrin.
Je songeais au nombre de pauvres gens qu'on avait ainsi chassés de leurs maisons en flammes, à ceux qui n'avaient pu se sauver, bien qu'on eût opéré en plein jour; car il y a partout des impotents, des affolés et des infirmes. Où était le mérite militaire de cette expédition? On avait incendié une ville sans défense. Après?...
Dans une sorte de diorama, rapide comme tout ce qui défilait devant mes yeux depuis trois jours à peine, je vis repasser les héroïques combats de jadis, la guerre en dentelles, les tableaux d'histoire plus ou moins corrigée par les peintres, qui nous ont représenté Fontenoy, ou le comble de la courtoisie : Messieurs les Anglais, tirez les premiers!
Comme dans un diorama je vis repasser
les héroîques combats de jadis. (Page 77).
Je comparais cette époque chevaleresque, et aussi celle des défis, des tournois, des champs clos, avec la sauvagerie des guerres modernes, singulièrement aggravée par l'apparition des armées de l'air; je communiquais mélancoliquement mes réflexions à Pigeon, qui les écoutait par déférence hiérarchique, lorsqu'un cri tumultueux de joie, semblable à celui qui m'avait réveillé deux heures plus tôt, me fit abandonner la conversation à distance.
L'amiral faisait de grands gestes, ainsi que le commandant Drapier, pour empêcher M. Ravignae et le jeune Robert de Cailleville de se disputer une faveur.
Quelle faveur? Je ne pouvais entendre, mais je comprenais qu'il y avait là une compétition professionnelle. Je ne sus que plus tard dans la matinée l'étrange honneur que ces messieurs se disputaient avec tant d'animation.
Mon attention d'ailleurs fut détournée de leur colloque par un spectacle saisissant qui se déroulait au-dessous de nous.
Ces lunettes d'approche omnibus permettaient de
regarder d'en haut ce qui se passait en bas. (Page 77).
A présent que Munich était à quelques kilomètres dans le sud de notre route, avec ses flammes et ses fumées, nous apercevions des trains de secours qui se dirigeaient à toute vitesse vers la capitale.
Pour la première fois je remarquai que sur les plats-bords du Montgolfier l'ingénieur-constructeur des aérocars de ce type avait disposé plusieurs lunettes d'approche omnibus, sortes de lorgnons gigantesques qui se rabattaient, en s'inclinant suivant plusieurs angles pour la commodité des gens de l'équipage.
Quatre ou cinq hommes pouvaient ainsi regarder d'en haut ce qui se passait en bas. Et ils voyaient aussi bien qu'avec une jumelle les choses et les gens s'agiter à mille mètres de profondeur, à la surface de la planète hors de laquelle nous étions si fiers de nous diriger.
— Voilà, me dit l'amiral après avoir apaisé le différend qui l'avait occupé quelques minutes, des trains de secours qui n'iront pas loin. Aussi quelle imprudence! Comment le roi de Bavière, grand allié de Sa Majesté l'empereur de l'imbattable Allemagne, ou soi-disant telle, ne sait-il pas que la distance à travers les espaces n'est rien pour nous? Il laisse circuler des trains sur ses chemins de fer alors que cinq mille monte-en-l'air ont quitté leurs colombiers du Mont Blanc pour lui rendre visite? C'est de la dernière imprudence.
— Peut-être n'a-t-il plus d'idée fixe là dessus? insinuai-je, s'il a été rôti dans son palais royal, tout à l'heure?
— Oh! que non! Les grands sont des malins. Il en a toujours été ainsi. A tout hasard ils savent se garer des surprises désagréables. Ainsi ce bon roi de Bavière est actuellement, n'en doutez pas, sur nos frontières de France, avec l'état-major de l'armée impériale, jalousement encadré par deux ou trois cent mille hommes. Nous n'avons aucune nouvelle de ces gens-là parce que notre Sans-Fil est sûrement influencée dans ses transmissions par des ondes pertubatrices. De sorte que nous ne savons ici ce que font les nôtres, d'armées, en face de celles-là! Mais soyez certain que le roi de Bavière est bien tranquille quelque part tandis que ses sujets reçoivent dix-huit mille fusées sur la tête. Pourtant il reste à Munich des fonctionnaires de tout ordre. Ce sont ceux-là qui organisent le sauvetage comme ils peuvent, qui commandent aux pompiers, dont nous parlions tout à l'heure.
— Et ce sont eux qui ont appelé ces trains de secours.
— Vous l'avez dit. Voyez autour de nous, à cent kilomètres.
— Si loin?
— De mille mètres en hauteur l'oeil perçoit fort bien jusqu'à 113 kilomètres. Voyez à travers votre bonne jumelle, comme font nos monte-en-l'air, les lignes de chemins de fer qui convergent sur Munich, voyez, voyez. Elles se couvrent de trains. Les uns ont été mandés en toute hâte à Rosenheim, les autres à Augsbourg, jusqu'à Salzbourg même. Ceci ne me plaît pas. Aussi vous allez voir comment nous allons les arranger, leurs trains. Si vous connaissiez le langage de nos pavillons, vous comprendriez tout de suite. Mais voici mieux...
Ce fut atroce.
Un train bondé de voyageurs passait précisément au-dessous du Montgolfier, à toute vitesse. Il venait ainsi s'exposer sans défense au feu des aérocars qui nous suivaient.
Désigné par un signal aux coups de toute la flotte, il finit pas être touché. Les fusées de nos hommes tombèrent trop tard; mais celles de la deuxième escadre l'atteignirent. Ce fut une explosion effroyable. La locomotive se dressa en l'air, renversant par le choc en retour dix-huit wagons au fond d'un ravin.
Cette fois-ci je ne fus pas le jouet d'une illusion. J'entendis fort distinctement les cris des blessés, pris sous les wagons, culbutés avec le matériel.
Une petite ville de deux mille habitants, Neuheim, se trouvait là pour son malheur. Elle se mit à flamber; la plupart des torches sinistres qui avaient manqué le train furent pour elle.
Les fusées de la deuxième escadre atteignirent le
train. Ce fut une explosion effroyable. Dix-huit wa-
gons furent renversés au fond d'un ravin. (Page 78).
Les pavillons continuaient à signaler un ordre, toujours le même, car en peu d'instants deux autres trains que nous apercevions sur une ligne adjacente étaient torpillés et prenaient feu au passage d'une rivière. Les mécaniciens avaient bien essayé de rebrousser chemin en nous apercevant, mais il était trop tard. Deux ou trois petits cachalots de l'arrière s'aventuraient en dehors de la ligne de file, donnaient la chasse aux imprudents et bientôt les clouaient, incapables d'avancer ni de reculer, flambant d'un bout à l'autre au milieu d'un interminable pont. Chacun d'eux était bondé.
Je vis distinctement, de loin, des femmes se jeter dans la rivière pour ne pas être brûlées vivantes, des hommes se suspendre par les mains au tablier du pont et tomber à leur tour dans l'eau, d'une hauteur impressionnante.
— Que vous disais-je? fit Rapeau en reprenant sa même plaisanterie. Les pompiers sont bien partis, mais ils n'arriveront pas. Ceux qui sont hors de notre feu s'en retournent vers la frontière de la Basse-Autriche et Salzbourg. Voyez! Voyez!
Le commandant Drapier venait d'apparaître à l'arrière pour la première fois de la journée. Il rayonnait.
— Voyez-vous, monsieur, me dit-il, avec ça sous les pieds on peut donner la colique à toute la terre! Au feu! Au feu! Ha, ha, ha!
Rapeau resté rêveur depuis quelques instants ne put s'empêcher de répéter, tout haut cette fois, une phrase qu'il avait dû dire souvent entre ses dents depuis la veille :
— Mais où donc est cette flotte allemande? Pas signalée en Alsace, pas en Westphalie!
Je pensais que le moment était venu de l'interroger.
— Le gouvernement vous a donné mission d'aller au-devant d'elle, amiral?
— Parbleu!
— Et de l'attaquer?
— Parbleu!
— Et jusqu'à présent?
— Chou blanc! Nous ne savons pas où elle est. La télégraphie sans fil avec Paris ne fonctionne plus; les autres ont brouillé les cartes; on ne se comprend pas; on ne sait même pas si c'est avec Paris que l'on communique. Bref rien à faire de ce côté-là. Alors j'ai exécuté les instructions permanentes qui forment la base de l'aérotactique en cas de guerre avec l'Allemagne : chercher la flotte ennemie : 1° au-dessus du Rhin; 2° si elle ne vous est pas signalée sur le Rhin, autour du lac de Constance et en Bavière. En son absence, incendier Munich, puis Francfort et d'autres villes dont suit la liste, pour l'engager à se montrer. Détruire tout ce qui pourrait venir en aide à l'ennemi. Terroriser par le feu. Comme vous voyez, cher monsieur, c'est le paragraphe 2 qui marche, pour le quart d'heure... Ne trouvant nulle part la flotte, qui n'est certainement pas en Alsace, je brûle en Bavière. J'écoutais le programme sauvage de Rapeau, et tout en l'écoutant j'accueillais une réminiscence des Orientales qui venait chanter dans ma tête :
Mais le bon Canaris, dont un ardent sillon
Suit la barque hardie,
Aux mâts de ses vaisseaux comme son pavillon
Arbore l'incendie!
Je compris à ce moment-là pourquoi les deux officiers du Montgolfier s'étaient un peu querellés.
L'un d'eux, celui qui avait eu gain de cause devant le ministre — c'était M. Ravignac — me mit en quelques mots au courant, comme je lui demandais l'explication de faits nouveaux et subits : la vitesse réduite, la libre allure accordée à chaque unité avec un point de ralliement très proche désigné au Nord-Ouest; Rapeau subitement appelé au téléphone, le Montgolfier abandonnant la tête pour passer au centre de la flotte.
— Quelques aérocars de la troisième catégorie, me dit-il, signalent un appauvrissement inquiétant de leur cube de gaz. Il serait à la rigueur possible de regagner à petite allure nos pénates ou tel autre point de notre frontière du Sud-Est pour nous y ravitailler; mais la prudence commande à l'aéramiral d'atterrir à brève échéance, aux abords d'une ville importante. Là nous saisirons l'usine à gaz, avec son personnel. Le ciel se couvre; voici des nuages qui nous annoncent la fin du beau temps. La pluie va encore alourdir nos éclopés.
— Combien sont-ils?
— Une dizaine, tous de la troisième catégorie, des seize mille mètres cubes. Voyez-les peiner à l'arrière, convoyés par les camarades plus résistants. Décidément, c'est une affaire réglée. Des petits tonnages, il n'en faut plus! C'était bon au début de la navigation aérienne. On restait effaré devant leurs seize mille mètres cubes. Nous avons changé tout cela.
— Alors?.. que va-t-il se passer?
— Il va se passer que nous piquons droit sur Augsbourg, ville ouverte, comme Munich, avec soixante-dix mille habitants. Nous allons faire choix d'une plaine avoisinante, débarquer environ deux mille hommes pour tenir en respect la population et les troupes, s'il y en a, prendre aux gazomètres tout ce qu'il faudra pour ranimer nos malades, et repartir. En raison du service que les Augsbourgeois vont nous rendre, bien malgré eux, sans doute, l'aéramiral a décidé qu'on ne leur enverrait aucune fusée. Voilà des gaillards qui vont l'échapper belle! Pour un peu nous leur offririons de payer le gaz que nous allons consommer. Est-ce assez respectueux du droit des gens, cela?
M. Ravignac se moquait agréablement de son interlocuteur. Il continua, plus grave :
— Je me suis disputé tout à l'heure avec M. de Cailleville pour le commandement de la section du Montgolfier qui va descendre à terre. Je réclamais le droit de la conduire comme étant son supérieur et son ainé. Lui se prévalait de sa jeunesse, au contraire, pour occuper un poste très dangereux, disait-il, où les officiers plus capables et plus expérimentés n'avaient pas d'intérêt à risquer leur vice.
— L'aéramiral vous a donné raison?
— Sans débat, pour ainsi dire.
— Il a bien fait. J'eusse jugé comme lui. Vous emmenez combien d'hommes?...
— Vingt-cinq. C'est le contingent fourni par les bâtiments de la première catégorie, avec un officier chacun. Soit douze cent cinquante monte-en-l'air numéro 1, comme ils disent. Les unités de deuxième classe fournissent chacune douze hommes : soit six cents, et vingt-quatre officiers seulement. C'est tout. Quarante bébés de la troisième catégorie resteront en haut pour veiller autour du camp de ravitaillement que nous allons former, d'après la théorie établie par l'aéramiral... Vous avez lu ce petit bouquin vert?
— Non. Je voudrais bien le parcourir.
— Quand nous serons au calme, je vous prêterai le mien. C'est intéressant. Tout y est prévu. Ainsi la descente que nous allons faire pour parer à des besoins impérieux.. Page 48
Le lieutenant ouvrit son livre, petit et commode comme les théories de l'officier à terre ou sur mer. Il lut posément, tandis qu'autour de nous les hommes faisaient les préparatifs de l'atterrissage prochain :
— «Si pour parer à des besoins impérieux de gaz, de munitions ou de vivres, la flotte ou l'escadre fait une descente, cette opération sera entourée de précautions minutieuses, afin d'éviter les avaries au matériel, et si possible, des combats à terre, qui resteront, quoi qu'on fasse, une cause de trouble pour le réembarquement.» Suit la nomenclature des précautions dont il s'agit. Mais vous les verrez tout à l'heure mises en action par mes collègues et par moi-même.
M. Ravignac regardait le ciel; moi aussi, car un brouillard gênant s'abattait à présent sur nous.
D'où venait-il? Des collines de la Souabe ou du Jura de Franconie?
Le vent soufflait, faible, debout à nous, c'est-à-dire du Nord-Ouest. Il n'était pas gênant, mais nous allions sûrement au-devant de la pluie.
En cinq minutes le bâtiment amiral se trouva complètement isolé du reste de la flotte, dans un nuage opaque, humide, jaunâtre.
Je regardai les instruments barométriques.
Pour protéger de plus près nos infirmes, nous étions redescendus à cinq cents mètres.
La télégraphie sans fil fonctionnait toujours d'un bout à l'autre de l'armée aérienne et encourageait leurs commandants.
C'était même très curieux de se sentir ainsi transporté dans la nuée opaque, ouatée, sans entendre autre chose, de la place où j'étais, près du centre, que le bruit des hélices et les ordres de amiral, répétés à l'appareil par le jeune aspirant.
M. de Troarec, auprès du pilote, secondait le commandant Drapier dans la manoeuvre de l'aérocar, devenue délicate puisqu'on retombait du plein jour en pleine nuit.
Cet incident qu'on préparait : la mise à terre d'un régiment de monte-en-l'air, avec ses mitrailleuses portatives, ne laissait pas de m'inquiéter.
Nous n'étions pas chez nous, à proximité de Besançon ou de Langres. Nous étions en pleine Bavière, à quelques kilomètres d'Augsbourg, c'est-à-dire dans un pays ennemi, où la fureur devait être montée à son paroxysme contre les Français depuis qu'on savait Munich incendié par leur flotte aérienne, et les trains de secours détruits sans pitié.
Comment cent aérocars et plus, sinon les cent cinquante de l'armée, se poseraient-ils sur le sol sans l'aide de lamaneurs? Car enfin les citadins bavarois n'allaient pas se précipiter au-devant de nous pour nous offrir le coup de main nécessaire et saisir nos amarres!
Comment les bâtiments reprendraient-ils leur vol?
La chose eût été simple au Mont-Blanc, où tout était préparé pour ces opérations délicates. Mais là, en rase campagne?
Le pays était plat, je le savais de longue date pour l'avoir parcouru en automobile et en chemin de fer, dix fois. C'était déjà quelque chose. C'était même une bonne note, car une quarantaine de sentinelles — les bâtiments de la troisième classe restés valides — pourraient nous y garder à hauteur convenable pendant la durée des réapprovisionnements.
Tout de même je me demandais si nous n'allions pas risquer gros, pour le plaisir d'essayer une opération prévue dans l'aérotactique de Rapeau.
Le plaisir? Mais non, ce n'était pas le plaisir, puisque voilà qu'une dizaine d'unités ne pouvaient plus suivre les autres, faute de gaz!
On avait eu tort d'emmener ces types déjà vétustes — ils dataient de deux ans à peine — à la suite des transatlantiques et des croiseurs. Mais puisque c'était fait? Il n'y avait plus à barguigner. Il fallait les remettre au plus vite en état de nous accompagner jusqu'au bout, jusqu'au but, qui, était... Ma foi, où était-il, le but? Je n'en savais toujours rien.
J'alignais ainsi mes réflexions lorsqu'un crépitement sec se fit entendre au-dessous de nous.
Le baromètre indiquait six cents mètres d'altitude.
— On nous tire dessus, cria Rapeau furieux. Par exemple, voilà du toupet! Ce sont les gens d'Augsbourg; nous sommes sur la ville. Envoyez dix fusées pour leur faire comprendre que nous arrivons bien au-dessus de leurs têtes, comme ils paraissent le croire. Ils apprendront que le sort de Munich les attend s'ils recommencent cette audacieuse plaisanterie.
— Descendons un peu, conseilla le commandant Drapier. Le brouillard m'a l'air de filer par en haut.
Un plongeon de deux cents mètres. L'appréciation était exacte. Subitement nous fûmes au-dessous des nuées.
Un assez grand nombre des nôtres y arrivait au même moment.
Au moins on voyait clair à présent, et la vieille ville qui joua un si grand rôle dans l'histoire de l'Allemagne nous apparut tout ensoleillée, avec son Dom, cathédrale admirable, avec sa magnifique Rathhaus, ou maison de ville, la plus belle qui soit dans tout l'Empire. Je me souvins alors d'y avoir admiré une salle tout en or, et à profusion des tableaux d'Holbein, un enfant du pays. A l'idée qu'une fusée avait peut-être déjà mis le feu à ces chefs-d'oeuvre, je frémis... Mais heureusement non. Pas encore!
Je repérai vite au bout de la lorgnette le Lech et la Wertach, les deux rivières qui se confondent là, puis l'école polytechnique, l'arsenal et la fonderie de canons... J'aperçus distinctement des soldats en armes qui manoeuvraient dans la cour de cet arsenal inquiétant, en assez petit nombre, à vrai dire.
Il importait tout de même, à mon avis, de ne pas nous exposer à leur tir.
Attentif à ces détails je ne remarquais pas un carré d'étoffe qui tout à coup se développa au-dessus de la cathédrale.
— Le drapeau blanc, cria victorieusement Rapeau, en me montrant du même geste l'emblème d'une capitulation implorée et trois ou quatre incendies allumés dans la ville par ses fusées. A la bonne heure! Voilà des gens qui comprennent ce que parler veut dire. Faites arborer le drapeau blanc, Drapier, et au-dessous le signal : accepté.
Je vis aussitôt le carré d'étoffe monter à la drisse du Montgolfier et une flamme bleue l'y suivre, symbole de l'acceptation par l'aéramiral d'une suspension d'hostilités. L'avertissement avait suffi aux Augsbourgeois.
— Tout ira bien, leur cria joyeusement Rapeau comme s'il pouvait être entendu d'eux. Vous êtes bien sages, on ne vous fera plus de bobo. On vous prendra seulement un peu d'argent.
Puis il commanda :
— Descendez à trois cents mètres!
Pour le coup nous étions sur les toits, ou presque.
Du moins le rapprochement fut si rapide que notre oeil en exagérait la valeur.
— Diable, dis-je tout bas à l'aspirant qui venait prendre son poste à l'arrière pour l'atterrissage, nous serions frais si ces gens-là mettaient à présent le drapeau blanc dans leur poche. Il suffirait d'un exalté pour nous crever bel et bien...
— Aucun danger! Ils ont bien trop peur. Et ils ont raison. Mettons-nous à leur place! S'ils bougent, s'ils trahissent la trêve consentie, leur ville n'est plus bientôt qu'un monceau de ruines. Voir Munich...
— Oh! monsieur de Cailleville! On ne ferait pas cela. Vous ne mettriez pas le feu au Dom d'Augsbourg, ni à cette exquise maison de ville moyenâgeuse...
— Mais si, mais si! Détrompez-vous. Je mettrai très bien le feu à toutes ces choses dès que j'en recevrai l'ordre. Vos préventions sont d'un autre âge, cher monsieur. A la guerre, voyez-vous, il faut avant tout réussir.
— Je sais, je sais... Je connais... N'insistons pas.
J'essayai de sourire, mais je pense que je fis plutôt une grimace.
Nos aérocars reprenaient peu à peu, dans le ciel assez clair la formation circulaire qu'ils avaient maintenue au-dessus de Munich. Cercle étroit, tracé autour du coeur de la ville.
Tous se tenaient à six cents mètres d'altitude, dans une expectative prudente.
Seul le Montgolfier battait l'air majestueusement à cent cinquante mètres à présent, tournant autour de la cathédrale comme un léviathan paresseux.
— Demandez le bourgmestre au téléphone sans fil! cria Rapeau.
Une minute, illustrée par un jeu de pavillons, et l'aéramiral, s'emparant des récepteurs, attendit que le bourgmestre d'Augsbourg eût pris le temps d'obtempérer.
Un mètre à peine me séparait de la logette où le ministre s'était isolé. Je vis Son Excellence me faire un petit sourire amical et triomphant, oh! combien! Puis elle me tendit un troisième récepteur en m'invitant à le placer contre mon oreille.
J'estimai qu'en un pareil moment cette offre eût mieux fait l'affaire du commandant Drapier ou de M. de Troarec, mais il était écrit que l'aéramiral bouleverserait toutes mes idées en matière de «communications à la presse». Et puis il pensait toujours à l'incident terrible du Mont-Blanc, sans doute. Il payait sa dette de reconnaissance.
Je saisis le récepteur avec un empressement fébrile.
A bord tout s'était tu. Les hommes observaient un silence religieux. On n'entendait que les battements très lents des hélices et le ronflement assoupi du moteur à essence, diminué encore par un «silencieux».
Tout à coup un bruit sec se fit dans l'appareil et une forte voix dit en allemand :
— Le bourgmestre d'Augsbourg est là.
Dans nos armées de terre et de mer on compte encore les officiers qui parlent l'allemand. Il n'en était pas de même dans la jeune armée aérienne, à ce que je vis.
Neuf sur dix s'exprimaient fort bien dans la langue de Bismarck; je pus l'apprécier plus d'une fois en connaissance de cause, moi qui l'avais, si j'ose ainsi m'exprimer, sucée avec le lait de ma nourrice.
— Monsieur le bourgmestre, reprit courtoisement Rapeau, j'ai l'honneur de vous saluer. Voulez-vous tout d'abord me dire qui a tiré sur nous, tout à l'heure?
— Une compagnie de la landsturm, monsieur l'aéramiral, malgré les supplications que j'avais adressées à son hauptmann.
— Aucun projectile ne nous a atteints, mais il eût pu en être autrement. Savez-vous qu'en pareille circonstance, vos aïeux les Bavarois de 1870 ont brûlé chez nous plus d'une ville?
— Je le sais, monsieur l'aéramiral. Aussi est-ce pour épargner à Augsbourg les horreurs d'un pareil sort que j'ai déterminé le général von der Pfalz, qui commande l'arsenal et la fonderie, à faire hisser par un de ses hommes le drapeau blanc sur notre cathédrale.
— Combien de soldats a-t-il autour de lui, M. le général von der Pfalz, et de quelle sorte?
— Douze cents hommes de la landsturm, monsieur l'aéramiral.
— Bien.
— Le général est à côté de moi qui vous écoute au second récepteur, monsieur l'aéramiral.
— Bien. Je somme M. le général von der Pfalz de me rendre ses armes avant une heure, dans la cour de l'arsenal.
Il y eut un instant de silence : hésitation du général ou simple délai nécessité par le changement de main du transmetteur?
La réponse arriva pourtant, au bout de trois secondes qui me parurent interminables.
Une voix plus cassante dit :
— Monsieur l'aéramiral, les armes seront rendues dans la cour de l'arsenal, avant midi.
Je regardai ma montre. Il était dix heures à Paris, donc dix heures cinquante-cinq à Augsbourg, c'est-à-dire au méridien de l'Europe centrale.
— Monsieur le bourgmestre, reprit Rapeau, je vous somme à votre tour de mettre à la disposition de ceux de mes officiers qui en auront besoin, le gazomètre de la ville d'Augsbourg, avec ses hommes de service et tout ce qui pourra être nécessaire à mes équipages pour se ravitailler en gaz d'éclairage, à défaut d'hydrogène, en benzine et en vivres de toute espèce.
— Je conduirai moi-même, monsieur l'aéramiral, les corvées qui seront nécessaires à Votre Excellence avec le directeur de notre usine.
— Mêmes conditions pour les ravitaillements à la station centrale d'électricité.
— C'est entendu.
— Je désire aussi que les trois derniers numéros de la Gazette d'Augsbourg me soient remis, en cent exemplaires chaque, ainsi que copie unique de tous les télégrammes reçus ce matin des agences.
— Ce sera fait, monsieur l'aéramiral.
— J'exige encore que les hommes désarmés de M. le général von der Pfalz se rendent dans la plaine de Koenigsdorf, à l'ouest de votre cité, et qu'ils y donnent un coup de main à nos équipages pour fixer un certain nombre de nos ballons à terre, notamment en saisissant avec exactitude et loyauté les amarres qui leur seront lancées. Ils amèneront une centaine de camions chargés de fonte ou de vieux fers, pour assurer la tenue à terre en cas de vent subit.
Il y eut encore un petit délai, le même que tout à l'heure.
— Nous acceptons! confirma la voix du général.
— Monsieur le bourgmestre, reprit Rapeau toujours courtois, mais ferme, je vais mettre à terre dans cette grande plaine de Koenigsdorf un certain nombre d'aérocars, tandis que les autres feront leur plein de gaz à l'usine. J'exige que nul habitant d'Augsbourg, hormis les soldats désarmés et les représentants de la municipalité, ne s'approche de cette plaine, et pour assurer l'exécution d'une mesure aussi difficile je défends à la population de sortir des maisons avant la nuit.
— C'est aujourd'hui dimanche, monsieur l'aéramiral. Il y a les offices.
— On remettra les offices à demain. Les magasins devront rester ouverts et leurs tenanciers demeurer à l'intérieur, prêts à vendre à nos hommes ce que ceux-ci jugeront utile de leur acheter.
En disant ces mots, l'aéramiral me lançait un coup d'oeil malicieux, pour me faire sentir qu'il consentait là une concession à mes théories sur la guerre à l'ancienne mode.
— Bien entendu, ajouta-t-il aussitôt, en me regardant du même oeil narquois, c'est la ville d'Augsbourg qui réglera les frais de ces achats. D'autre part vous voudrez bien réunir avant trois heures à la Rathhaus une contribution de guerre de deux millions de marks. J'en frappe votre ville pour les coups de fusil de tout à l'heure.
— Oh! monsieur l'aréamiral, nous ne pourrons jamais réunir une pareille somme... en si peu de temps.
— On dit toujours cela pour commencer. Chargez vos échevins de faire les démarches et vous trouverez.
— Dans le cas contraire, monsieur l'aéramiral?
— Je me verrais forcé de procéder comme vos ancêtres chez nous en 1870. Je prendrais une douzaine d'otages que j'emmènerais dans l'espace, je ne sais pas exactement où, par exemple.
Il y eut un nouveau silence, le plus long des trois. Il dura bien trois minutes.
Sûrement le bourgmestre consultait ses édiles, rassemblés autour de lui dans la salle du téléphone sans fil, à la Rathhaus.
— J'apprends de mes collègues, répondit la voix du bourgmestre, j'apprends, monsieur l'aéramiral, que la somme pourra être péniblement réunie, mais en billets de banque; point en or ni en argent; nous n'avons déjà plus aucun métal, le dernier train nous ayant emporté hier ce qui nous restait vers Spandau, où se reconstitue, comme vous le savez, au fur et à mesure des besoins , le trésor de guerre de notre Empire.
— Je sais, monsieur le bourgmestre, je sais. Mais j'accepterai volontiers des billets de la banque impériale. L'or et l'argent seraient trop lourds pour mes bâtiments aériens. Nous voilà bien d'accord?
J'entendis un gros soupir, puis la confirmation :
— Parfaitement monsieur l'aéramiral. Il le faut bien.
— Prenez donc sur votre tête la responsabilité de tout ce qui peut survenir, monsieur le bourgmestre. Qu'une seule clause de nos conventions verbales, tout aussi valables que si elles étaient signées et paraphées, soit inexécutée et je brûle Augsbourg comme j'ai brûlé Munich, sans autre avis.
— Vous êtes le plus fort, monsieur l'aéramiral.
— Je le sais bien, monsieur le bourgmestre. Nous descendrons à midi dans la plaine que je vous ai désignée, et à la même heure dans la cour de l'usine à gaz. Veillez d'ici là, je vous prie, à ce que tout soit prêt aux gazomètres. Nous ne voulons pas perdre une minute. |
— Vos ordres, monsieur l'aéramiral, vont être exécutés.
Rapeau rendit le récepteur au sous-officier qui s'occupait du téléphone sans fil.
Je fis de même, abasourdi par ce que je venais d'entendre.
Ainsi c'était vrai! Du haut des nuées l'ennemi faisait à présent une apparition foudroyante au-dessus d'une ville, mandait la municipalité au téléphone, et lui dictait ses conditions à cent cinquante mètres d'altitude!
— Décidément, me dis-je en regardant avec admiration Rapeau qui s'empressait de commander aux signaux, tout arrive! C'est un vieux proverbe qui sera vrai longtemps encore sur la terre, et dans le ciel!
L'heure n'était plus au dialogue, mais à l'action.
En quelques secondes le Montgolfier eut signalé à la flotte l'ordre de se concentrer dans la plaine de Koenigsdorf.
Elle m'apparut des plus commodes, cette plaine, pour l'atterrissage d'aérocars par centaines.
Elle touchait à la ville. On y serait à l'aise : nous l'embrassions très nettement à l'oeil nu, du point très bas où nous planions alors.
Le mouvement s'exécuta de la façon la plus correcte.
Nous allâmes nous placer au centre de l'arène que la nature avait creusée là. Les soixante-dix mille m. c. se rangèrent sur deux files à notre droite et à notre gauche. Les trente-trois mille prirent position, en nombre égal sur les deux ailes, et les seize mille comme il avait été dit, restèrent en l'air pour garder l'horizon.
Rapeau leur prescrivit l'altitude de cinq cents mètres, d'où la vue atteint quatre-vingts kilomètres à la ronde.
C'était suffisant pour surveiller par éclaircies, car les nuages se formaient assez denses et passaient par groupes compacts à toutes les hauteurs, les mouvements de la garnison d'Ulm, la forteresse de la région, située à cette même distance dans l'ouest d'Augsbourg, et même un peu moins loin.
J'avais entendu Rapeau recommander par deux fois aux officiers de la troisième catégorie, qualifiés en pareil cas de Reste-en-haut, la surveillance de ce point dangereux.
Sans aucun doute nous n'avions rien à craindre d'Ulm par les airs et la flotte allemande n'était décidément pas dans ces parages. Mais une fois à terre nos hommes pouvaient être exposés à quelque agression soudaine venue d'Ulm par trains électriques. Il fallait être prêt à anéantir sous une pluie de fusées n'importe quelle troupe qui s'approcherait de nous par la terre.
Les téléphones avaient indubitablement informé le gouverneur d'Ulm de notre présence, et de la trêve consentie, à l'insu même du bourgmestre.
Ne savait-il pas que Munich brûlait depuis le matin?
— Mais voilà, m'avait glissé l'aéramiral entre deux séries d'ordres au téléphone, contre nous la citadelle d'Ulm, avec tous ses moyens d'action, ne peut rien. Elle est terrienne et nous sommes en l'air.
Je n'avais pas assez de mes yeux pour suivre la belle manoeuvre qui commençait. Je saisis Martine par la taille... C'est ainsi que j'avais baptisé ma précieuse jumelle en souvenir de mon directeur, M. Martin du Bois, qui me l'avait offerte l'année précédente.
Peu à peu la place se nettoyait. Les gens et les bêtes se retiraient au large. On n'apercevait que le bataillon de la landsturm, rangé sans armes sur quatre files.
Dans la ville au surplus, même aspect, recroquevillement général, puisque c'était l'ordre.
Comme on achevait de sonner aux églises la sortie de la messe, je constatai qu'il ne restait plus un seul être vivant dans les rues.
Sur les marches de la Rathhaus, le bourgmestre, son conseil municipal, ses cantonniers, sergents de police, employés au gaz, se groupaient et se passaient autour du bras un ruban jaune comme signe distinctif, puis s'acheminaient vers Koenigsdorf.
Un quart d'heure de sifflets stridents, d'appels des sirènes, et cent ballons descendaient comme des requins ailés sur le territoire ennemi.
J'en eus un grand frisson.
Tout de même, me disais-je, l'adversaire pourrait les anéantir sans gros danger pour lui.
Il suffirait de quelques braves ou de quelques brutes, décidés à se sacrifier, une arme quelconque à la main, pour que toute la flotte de Rapeau, crevée, éventrée, blessée à mort par les sabres et par les balles, sombrât dans les plaines de la Souabe. Et de façon peu reluisante!
J'aurais voulu faire sentir à l'aéramiral, à M. Drapier et aux autres partisans de la force à outrance que la parole donnée vaut encore quelque chose, puisque sur une simple convention passée au téléphone avec un bourgmestre qu'il ne connaissait pas, à la seule vue d'un drapeau blanc arboré au clocher d'une cathédrale, lui, l'aéramiralissime de France, livrait aux aléas d'une destruction possible l'admirable flotte volante que le pays avait constituée au prix de sacrifices inouïs, cette flotte que la France entière, depuis vingt-quatre heures, depuis les révélations sensationnelles de l'An 2000, suivait de loin, pleine d'espérances et de crainte aussi.
Mais ce n'était guère le moment de raisonner. Le coup téméraire de Rapeau s'accomplissait. A plus tard les méditations! Non erat hic locus.
Presque à la même minute les cent aérocars des deux premières catégories, les géants et les croiseurs, lancèrent par-dessus bord leurs cordages, longs de vingt mètres.
Aussitôt cent cris, en allemand, partirent des nacelles.
— Greifen sie die Taus! commandaient les officiers aux douze cents Bavarois de la Landsturm désarmée. Saisissez les amarres!
— Greifen Sie die Taus! commandaient les officiers aux Bavarois
de la Landsturm désarmée. Saisissez les amarres! (Page 86)
Ceux-ci, de bons pères de famille, ventrus et barbus pour la plupart, se mirent en devoir de courir, ainsi que l'ordre leur en avait été ponctuellement donné, aux câbles qui déjà labouraient le sol.
Le général von der Pfalz, les bras croisés, une badine à la main, surveillait d'un oeil résigné ce travail consenti par lui-même — il l'avait bien fallu sous la menace d'une destruction totale.
Nos officiers donnaient aux Bavarois les ordres dans leur langue maternelle; aussi ces auxiliaires inattendus se montraient-ils dociles, empressés même. Le général et le bourgmestre n'avaient-ils pas promis en leur nom de l'exactitude et de la loyauté?
Rapidement chaque ballon fut ainsi retenu par des bras solides, à dix mètres de terre.
Les moteurs ne tournaient plus. Pour la première fois depuis la veille — depuis vingt et une heures — ils prenaient un temps de repos; le métal de leurs cylindres ne pourrait que bénéficier de ce refroidissement.
Dégringolant comme des singes, les équipes de nos monte-en-l'air se substituèrent bientôt aux pères de famille embataillonnés, pour exécuter avec précision la manoeuvre du fixage au sol.
Le général von der Pfalz surveillait, d'un oeil
résigné, le travail qu'il avait consenti. (Page 86).
Grosse opération, mais qui réussit parfaitement sous l'oeil attentif de Rapeau. L'adresse de nos travailleurs m'émerveilla.
Comme des automates, les Bavarois, libérés de cette première corvée, rejoignirent leur général et se reformèrent en sections derrière lui, les mains sur la couture du pantalon, les yeux fixés avec une sorte d'hébétude sur ces engins fantastiques, dont ils avaient entendu parler, car l'Allemagne en possédait aussi toute une flotte, qu'ils avaient peut-être vus passer de loin en loin, deux par deux, trois par trois, avec le pavillon impérial, mais jamais en aussi grand nombre.
Les équipes de nos Monte-en-l'air dé-
gringolaient comme des singes. (Page 87).
A considérer leurs têtes je supposai une fois de plus que rien d'aussi beau ne leur avait été ni montré, ni même décrit.
Il fut entendu que nos équipages resteraient dans les postes, sauf les contingents désignés pour descendre à terre et former la défense autour du camp.
C'était un spectacle curieux que celui de ces cent mastodontes, balancés à la hauteur d'une maison sur les câbles solidement fixés au sol par des ancres énormes et par de pesantes charges de fonte.
— Pourvu que nous ayons beau temps, dit Rapeau, en me montrant les longues files de carapaces jaunes, oranges, rouges qui s'inclinaient doucement sur le même côté. Si nous ne sommes pas dérangés par un coup de vent, vous verrez cette manoeuvre, monsieur. Elle comptera dans l'histoire de la guerre qui commence.
— Vous aurez le droit d'en être fier, amiral.
— A présent que nous voilà fixés à terre, vite, la section de débarquement! En bas par les échelles! Et nous, à l'usine à gaz avec les désenflés de là-haut... Vous nous accompagnez, monsieur l'An 2000?
— Je n'osais vous demander cette faveur, monsieur le ministre!
— Osez! A moins que vous ne préfériez jouer aux cartes avec ces messieurs en attendant notre retour.
— Jouer aux cartes! En un pareil moment! Amiral, vous aimez à rire. Je suis des vôtres! Je ne vous quitte plus, sur terre, dans les nuages, je vous suis partout.
J'acceptais avec d'autant plus de joie la proposition si rondement faite que je pensais bien retrouver Pigeon et causer avec lui quelques quarts d'heure, sur le plancher des vaches temporairement reconquis.
Nous descendîmes par les échelles de corde. Ce fut avec un certain plaisir, je l'avoue, que je touchai terre.
Le camp des ballons était curieux à voir d'en bas.
Côte à côte les géants et les croiseurs, aussi ventrus, aussi pansus qu'au départ du Mont-Blanc, dodelinaient en cadence et faisaient crier leurs amarres, sur lesquelles veillaient des sentinelles attentives, toujours prêtes à consolider les piquets d'attache, les pattes des ancres enfoncées dans le sol, recouvertes d'une épaisse couche de terre.
Dans chaque poste les hommes d'équipage s'occupaient aux menues réparations, à l'astiquage des cuivres, à la vérification des pièces les plus sensibles des moteurs.
Au-dessus de chaque ballon les vigies s'étaient élancées, la lunette à la main, guettant les signaux que leur faisaient du zénith les quarante équipages de la flottille en surveillance là-haut.
La lunette à la main, les vigies guettaient les signaux que leur
faisaient les équipages de la flottille en surveillance. (Page 87).
Au-dessous les sections de débarquement s'étaient formées en hâte, chaque homme ayant à l'épaule sa mitrailleuse.
M. Ravignac commandait les débarqués du Montgolfier; c'était convenu. A côté de l'officier qui rassemblait ceux du Santos-Dumont, j'aperçus, à cent mètres de nous, mon fidèle Pigeon, l'appareil photographique en bandoulière.
Lui non plus n'avait eu garde de manquer l'occasion de faire un tour à terre!
Rapeau donna brièvement des ordres.
Les sections se dispersèrent aussitôt pour s'établir autour du camp suivant une ligne continue. Puis je vis des officiers revenir, une quarantaine environ, pour se grouper autour de l'aéramiral.
Alors apparut un cortège pédestre d'une centaine de personnes : le bourgmestre à la tête de son conseil municipal.
C'était un vieillard de belle prestance, avec une longue barbe et le teint mat d'un homme d'étude, avocat ou notaire.
Il portait au bras gauche, ainsi que tous ceux qui le suivaient, le ruban jaune distinctif sans lequel aucun habitant ne pouvait sortir de chez lui.
— Monsieur l'aéramiral, dit-il à Rapeau en lui présentant ses conseillers, d'accord avec M. le général von der Pfalz, nous avons exécuté à la lettre les instructions que Votre Excellence nous à imposées tout à l'heure.
— Je le constate, monsieur le bourgmestre, et je vous en félicite, ainsi que M. le général von der Pfalz que j'aperçois là-bas à la tête de ses troupes.
— Si vous voulez bien prendre place avec vos officiers dans les quinze automobiles que nous avons amenées à votre intention, monsieur l'aéramiral, je vous accompagnerai, ainsi que mes échevins, à notre usine à gaz, puis à la Rathhaus, où nous exécuterons de point en point les termes de la convention passée entre nous.
— Volontiers, monsieur. Les conventions font la loi des parties.
Le bourgmestre fit un signe. Je vis alors s'avancer les voitures en question, des landaus électriques évidemment réquisitionnés en notre honneur.
L'aéramiral prit place dans le premier avec le bourgmestre.
J'allais me faufiler n'importe où. Le grand chef m'invita gracieusement à m'asseoir en face de lui, tandis que le général von der Pfalz, mandé par l'autorité civile, prenait la quatrième place.
Tom Davis m'apparut avec Pigeon dans le landau suivant.
Les officiers de la flotte se casèrent par quatre et cinq dans les autres voitures, et l'on se mit en route, ainsi qu'une noce, pour l'usine à gaz, tandis que les conseillers municipaux, la cérémonie de la visite officielle achevée, s'en retournaient à pied vers la Rathhaus, comme ils en étaient venus.
L'usine se trouvait à l'autre extrémité de la ville. Nous traversâmes ainsi dans toute sa largeur Augsbourg morne, sans vie. En exécution de la convention passée avec Rapeau, tous les habitants s'étaient retirés à l'intérieur de leurs maisons. Le silence de cette grande ville déserte était sinistre.
On ne voyait derrière les carreaux de chaque fenêtre que des visages curieux de contempler nos visages, ne fût-ce qu'un instant.
Sans doute, nous avions pour les populations que surprenait ainsi notre flotte, la première du genre qu'on eût jamais lancée dans les airs, quelque chose de démoniaque.
Nos officiers gardaient une attitude froide et digne : la situation leur imposait la gravité et prohibait le moindre sourire.
Il n'en était pas de même pour les indigènes. Augsbourgeois et Augsbourgeoises, vieux et jeunes, paraissaient si heureux d'avoir échappé par une providentielle circonstance aux horreurs de l'incendie qu'ils battaient des mains sur notre passage, nous exprimant ainsi le soulagement qu'ils éprouvaient à nous savoir au milieu d'eux plutôt qu'au-dessus de leurs toits.
Je vis même très distinctement des jeunes femmes élever de petits enfants dans leurs bras et nous les montrer d'une main, qui nous envoyait ensuite un tendre baiser en signe de remerciements.
— Voilà, me dis-je à part moi, qui donne une fière idée de notre puissance! On nous aimerait presque à force de nous redouter. Quel dommage qu'il n'en puisse être partout ainsi! La guerre serait charmante, réduite à ces menaces sous condition, lancées à distance par le plus fort au plus faible.
Le général, très humilié, ne desserrait pas les dents; c'était son droit. Le bourgmestre, très ému, plaçait quelques phrases de circonstance; c'était son devoir.
Rapeau lui répondait par monosyllabes ou par des phrases courtes, mais toujours suivies, ou précédées, de la formule polie : monsieur le bourgmestre.
Quand nous arrivâmes aux gazomètres, quatre aérocars, le Flammarion, le Jules Verne, le Juckmès et le Fonvielle faisaient déjà leur plein de gaz.
Aidés par les employés de la Compagnie, les équipages activaient le réapprovisionnement. Au-dessus de l'usine, à deux cents mètres, les six autres invalides attendaient en croisant dans les airs que leur tour vint de descendre.
Rapeau s'entretint avec les commandants. Il écouta leurs rapports verbaux, rapidement faits, sur les circonstances dans lesquelles le gaz leur avait manqué : cube mal proportionné aux exigences d'un moteur trop gourmand.
Puis, s'étant assuré que tout suivait une marche normale, le grand chef, qui n'était pas descendu de voiture, ordonna l'acheminement du cortège vers la Rathhaus.
Là, ce fut très curieux.
Une sorte de palabre improvisée par les échevins évoqua dans l'esprit de mes compatriotes et dans le mien le souvenir d'Eustache de Saint-Pierre apportant avec ses amis les clefs de Calais au roi d'Angleterre.
Sur le perron le corps municipal s'était groupé, attendant notre arrivée, car il avait fait, bien qu'à pied, un trajet plus court que le nôtre.
Le bourgmestre, aussitôt descendu de voiture, se présenta officiellement à Rapeau et lui ouvrit toute grande, avec une énorme clef, la porte centrale de l'hôtel de ville.
Nous comprîmes que le geste était symbolique. Il signifiait que nous étions sans coup férir en pays conquis.
Tête nue, seul devant le cortège silencieux que nous formions, le premier magistrat d'Augsbourg monta le grand escalier. De la main il nous invitait à suivre ses pas, comme au théâtre.
De la main, le bourgmestre nous invitait à
suivre ses pas, comme au théâtre. (Page 89).
On traversa les belles salles historiques dont je me rappelais la prestigieuse décoration pour l'avoir étudiée quelques années plus tôt, au cours d'un voyage de vacances.
Quand on fut dans la fameuse chambre en or, nous prîmes la formation en demi-cercle, l'aéramiral au milieu.
Le bourgmestre dit alors, en faisant apporter des ballots de journaux d'un côté, et de l'autre des billets de banque par liasses :
— Voici, monsieur l'aéramiral, ce que vous avez exigé de nous : cent collections toutes prêtes des trois derniers numéros de notre célèbre journal la Gazette d'Augsbourg. Vos officiers et vos équipages, dont la soif de nouvelles s'explique tout naturellement, trouveront là de quoi se mettre au courant des faits les plus récents. A vrai dire la guerre que nous déplorons date de deux jours à peine; mais nous vivons en un temps où les heures sont aussi remplies que l'étaient les semaines autrefois. Veuillez recevoir d'autre part deux millions de marks en billets de la banque impériale allemande. Je vous demanderai de vouloir bien m'en signer un reçu, aux fins que de droit, et faire procéder par vos officiers comptables à une indispensable vérification.
Le ministre de l'aérotactique fit un geste.
Trois officiers de l'intendance, dont M. Lontin, celui du Montgolfier, se firent conduire dans une salle voisine par les huissiers pour y compter la somme en présence des caissiers de la ville.
Tandis que cette opération aride s'accomplissait, nous étions invités courtoisement par le bourgmestre à poursuivre la visite de la Rathhaus.
Un quart d'heure plus tard, les liasses de banknotes ayant été reconnues sincères, les journaux et la forte somme en papier-monnaie furent chargés dans l'un des landaus, sous la garde des officiers comptables.
Chacun de nous fut alors autorisé par l'aéramiral à faire une promenade dans la ville, à la condition qu'on demeurât par groupes de cinq au moins, et que tout officier qui ferait une emplette quelconque délivrât un bon de sa valeur au marchand.
Rapeau, ayant salué les autorités, sortit le premier, entre Tom Davis et le commandant Drapier. Je le suivais comme son ombre, et il est inutile de dire que Pigeon me suivait.
Nous nous serrâmes la main, mon lieutenant et moi. On eût pu croire que nous ne nous étions pas vus depuis un an. Et il n'y avait pas encore vingt-quatre heures que l'embarquement pour la randonnée céleste nous avait séparés!
Attachés aux pas de l'aéramiral, nous fîmes avec lui, pour sauver les apparences, car nous avions d'autres préoccupations en tête, quelques pas de promenade jusqu'à la cathédrale.
Instinctivement je regardai si le drapeau blanc y flottait toujours.
— J'ai eu la même idée, patron, me glissa Pigeon. Le mouchoir est toujours là. Mais voyez donc comme il claque! C'est du gros temps pour cette nuit. Quant à la pluie, qu'on nous prédisait ce matin, je crois que la voici...
En effet, de larges gouttes d'eau venaient de tomber d'un nuage, peu épais heureusement, qui courait au-dessus de la ville, de l'Ouest à l'Est.
Plus haut que lui j'en voyais de fort déplaisants accumuler leurs masses noirâtres au-dessus de Koenigsdorf, précisément.
L'aéramiral avait levé aussi les yeux vers le ciel, et manifesté son ennui.
Vite, délaissant la visite aux monuments, il fit demi-tour et appela nos voitures.
Des automobiles suivaient chaque groupe d'officiers.
En quelques minutes, nous fûmes ramenés à l'usine à gaz, où le gonflement s'achevait.
Mais il s'achevait trop lentement au gré de Rapeau. i
Voilà qu'il était quatre heures et les opérations du huitième éclopé prenaient fin tout juste. On avait assez bien employé ces quatre heures. Douze mille mêtres cubes étaient passés des gazomètres dans les huit enveloppes! C'était honnête, pensai-je avec Pigeon.
Certes, mais pas assez rapide au gré de l'aéramiral devenu nerveux.
L'ingénieur de la Compagnie protesta de la bonne volonté de ses hommes et de la sienne.
— La pression manque, déclara-t-il assez confus; la pression manque... Il ne faut pas espérer, monsieur l'aéramiral, que les deux derniers aient leur compte avant la nuit.
Rapeau jura très fort, se dirigea vers les gazomètres, examina les tuyaux d'adduction, regarda dans le blanc des yeux les employés augsbourgeois qui aidaient les équipages des deux derniers ballons, puis donna un coup d'oeil aux autres, qui déjà rejoignaient le gros des surveillants, à cinq cents mètres en l'air.
— Je n'aime pas cette absence de pression, grommela-t-il lorsqu'il revint vers nous, en compagnie de Tom Davis et du commandant Drapier. Je parie pour quelques coups de canif dans les conduites en toile. Cela n'est pas dans notre convention. Oh! mais non!
L'ingénieur avait pris sur lui d'envoyer quérir le bourgmestre.
Celui-ci, très ému, protesta de la loyauté de ses administrés.
— Il y a là, monsieur l'aéramiral, dit-il tout navré, un fâcheux phénomène; mais il est aisé de l'expliquer. Monsieur l'ingénieur a fourni, plus de douze mille mètres cubes de gaz depuis midi. C'est énorme... nous n'étions pas prévenus. Songez à cela, monsieur l'aéramiral... Un peu de patience. Vous serez prêts à partir à six heures. I1 fait encore grand jour à six heures, le 22 septembre... C'est à peine l'automne... Hier encore nous étions en été... |
Rapeau ne répondit rien. Il tourna le dos au magistrat municipal, dont la bonne foi ne faisait pas doute, puis fit demander les commandants du Sivel et de l'Andrée, les deux aérocars mal en point.
Cinq longues minutes il donna des instructions à ces messieurs, après quoi nous remontâmes en voiture avec lui pour regagner Koenigsdorf. Il y avait deux grandes heures que nous en étions partis.
L'aéramiral n'avait cessé, dans le landau découvert, d'interroger le ciel devenu très sale. Les nuages s'étaient vite amoncelés, comme il arrive aux équinoxes, sans que rien eût pu faire prévoir autre chose qu'une grosse averse. Et c'était la tempête qui accourait!
Rapeau ne s'y était pas trompé à midi, lorsqu'il avait exprimé sa crainte d'un coup de vent. Il le redoutait par expérience; il le flairait. Déjà le sable et les chaumes de la plaine commençaient à voltiger en tourbillons désagréables.
Nous descendîmes de voiture en toute hâte.
L'aéramiral s'assura que la contribution de guerre avait été divisée, suivant ses instructions, en dix paquets et logée dans les coffres de dix aérocars de première catégorie.
Il commanda que toutes les dispositions fussent prises pour un départ simultané à six heures, car il fallait protéger jusqu'au bout, et à terre, les opérations de nos deux retardataires.
Les Reste-en-haut n'étaient plus visibles à cause de la brume humide qui chargeait à présent le ciel, précédant la chute d'inévitables cataractes.
Mais le téléphone sans fil fonctionnait toujours. Or les commandants de garde aux cinq cents mètres signalaient qu'ils n'avaient absolument rien vu à quatre-vingts kilomètres à la ronde depuis midi, si ce n'est l'orage, qui de la Forêt Noire arrivait rapidement.
— Faites prendre aux équipages les dispositions prescrites à la théorie pour laisser passer un orage à terre, dit l'aéramiral aux commandants qui l'entouraient : vérifier les câbles d'attache; protéger vos hommes le plus possible; ouvrir les robinets de vidange partout où il s'en trouve... Avant de regagner vos postes, messieurs, veuillez vous partager les gazettes. Il importe que nous soyons tous, aussitôt que possible, au courant de ce qui se passe hors d'ici. Quant aux hommes débarqués, qu'ils mettent leurs manteaux et suroîts, sans cesser d'ouvrir l'oeil autour du camp!
Je me proposai, avec Pigeon, pour éventrer les ballots de journaux et diriger les hommes qui prépareraient une collection de la Gazette d'Augsbourg destinée à chaque unité. C'était notre lot et la chose fut vite faite.
Il n'était que temps. La pluie commençait à tomber à torrents.
Dans cet immense champ de manoeuvres une seule maisonnette se dressait, non loin du Montgolfier. Nous nous y réfugiâmes; nous y installâmes la distribution des gazettes et bientôt chaque officier supérieur put emporter à son bord sa provision de nouvelles.
La lumière se faisait avare; l'eau crépitait sur le toit de la cambuse où nous étions tant bien que mal installés. Ce fut aux dernières lueurs de cette maussade après-midi — la première de l'automne, à vrai dire — que nous établîmes le dernier paquet de journaux.
Pigeon l'emporta, ainsi qu'un autre. Il avait hâte, me dit-il, d'être à bord, pour parer à tout événement; c'était sage.
J'en eusse fait autant que lui si l'aéramiral n'avait trouvé bon de s'établir dans la maisonnette pour y mieux juger des dispositions que ses commandants prenaient en vue de l'orage.
Tom Davis s'y assit à côté de moi. On n'y voyait goutte. Un quartier-maître du Montgolfier eut vite fait d'installer trois lampes électriques au bout d'un fil, le long duquel la lumière nous fut envoyée par le petit-cheval du bord.
Alors Rapeau, de plus en plus nerveux, s'assit sur une mauvaise chaise en face de moi, et me demanda la Gazette d'Augsbourg.
Je lui remis une collection; j'en donnai une deuxième à Tom Davis; la troisième fut pour moi.
Et sans autre délai la maisonnette isolée fut transformée en cabinet de lecture.
Parcourir les premières dépêches du numéro paru le jour même fut pour nous l'affaire d'une brève minute.
Nous y apprenions que les armées allemandes et françaises, mobilisées en vingt-quatre heures, se concentraient en Lorraine et dans les Ardennes sur un front de cent-cinquante kilomètres. On ne pouvait encore dire si des combats partiels avaient été livrés, chaque chef d'armée ayant proscrit sévèrement de son quartier général les correspondants de journaux, et la nouvelle artillerie ne produisant plus ni détonations ni fumée.
C'était tout ce que le journal était autorisé à dire sur les opérations militaires engagées. Le visa de la censure s'étalait au surplus, très visible, au bas de cette unique communication, combien maigre!
Elle ne nous apprenait pas grand'chose, vraiment.
Plus nourris étaient les télégrammes qui, de Tokio et de Washington, annonçaient la guerre comme engagée entre les Etats-Unis et le Japon par une grande bataille navale à Honolulu.
L'abstention de la Russie et des petites puissances était d'autre part confirmée. La Gazette persiflait tant de recueillement sournois, ce qui manquait évidemment de bienveillance.
Une chronique régionale donnait déjà de longs détails — plus de trois colonnes — sur la destruction de Munich, opérée par la flotte aérienne des Français, et sur les catastrophes de chemin de fer provoquées par la «sauvagerie» de l'aéramiral Rapeau.
Puis c'étaient des faits divers locaux, des études scientifiques, économiques, sans intérêt pour nous.
Je passai au numéro de la veille. Mes deux compagnons le tenaient déjà.
Il ne me paraissait pas devoir nous renseigner beaucoup plus que le précédent, toujours à cause de la censure pratiquée par l'autorité locale sur les communications relatives aux hostilités, lorsque d'un geste synchronique,comme si un même ressort eût élevé en l'air trois poings et les eût rabattus sur la table de la cambuse, ces trois poings frappèrent le bois avec force.
Nous étions tombés en arrêt devant l'article ci-après, que nos yeux dévorèrent en quelques secondes, pour le relire encore par deux et trois fois, stupéfaits d'abord, puis inquiets, enfin parfaitement incrédules:
La chose était intitulée: Le Corsaire Noir, et pouvait se traduire ainsi:
Depuis quelques heures à peine la guerre est l'état nouveau de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord. Tout permet de prévoir qu'avec les dernières inventions portées à leur maximum d'effet: canons sans bruit, poudres sans fumée, projectiles asphyxiants, tirs à vingt-cinq kilomètres, flottes sous-marines, flottes aériennes, le carnage dépassera en horreur tout ce qui s'est vu jusqu'à présent sur la terre, au-dessus de la mer et en dessous.
Les combattants de l'air vont faire leurs débuts et ajouter à d'autres épouvantes celle de la mort promenée sans pitié à travers les abîmes de l'espace infini.
On signale déjà l'apparition d'un aérocar mystérieux, dont personne ne peut indiquer exactement les dimensions, ni la nationalité, qui se livre sur les frontières à des prouesses surprenantes.
Il a déjà causé, depuis hier, des morts et des incendies par explosion.
Comme ses attaques ont été coup sur coup dirigées contre des aérocars et des forts français, on en conclut que l'équipage qui le monte opère pour le compte de l'Allemagne. Pourtant, sans le désavouer, l'aéramirauté de Berlin déclare, ce matin encore, qu'elle ne connaît aucun ballon militaire auquel elle ait donné l'autorisation d'opérer seul.
Celui dont il s'agit — si c'est un ballon, et les témoignages diffèrent sur la définition qu'il convient d'attribuer à cet engin singulier — présente aux yeux une forme noire qui rappelle assez la carapace d'une énorme tortue. Mais sa vitesse est telle, disent les gens qui l'ont aperçu, que l'oeil n'a pas le temps de se pénétrer de sa silhouette,
D'aucuns prétendent que sa forme même se modifie suivant les circonstances. Sans s'arrêter à des propos fantaisistes que ne manqueront pas de provoquer la terreur et l'ignorance populaires, on peut avancer que le mystérieux appareil est actionné par une force nouvelle; il dégage, dans un ciel obscur, des éclairs soudains, peut-être voulus, peut-être involontaires.
Tout ce que l'oeil perçoit de cette machine volante est peint en noir. Mais ce qui la caractérise surtout, c'est la faculté qu'elle paraît avoir de lancer sur la terre de véritables projectiles, et non des fusées incendiaires ou des boîtes à mitraille, comme la plupart des aérocars de guerre jusqu'à présent connus. Elle porte un ou deux canons; le fait semble acquis.
Elle a été signalée hier (le 20) après midi aux environs de Verdun et ce matin (le 21) au-dessus de la Savoie. On lui attribue l'explosion qui s'est produite dans l'arsenal du Mont-Blanc, quelques heures avant le départ de la flotte française.
Déjà la légende s'attache à ses brusques apparitions. On l'appelle le Corsaire Noir. Les Français en ont grand' peur et croient le voir partout à la même heure.
L'aéramiral regardait Tom Davis, qui me regardait aussitôt, et j'avoue que ce fut avec une indicible inquiétude que je les regardai tous les deux.
Rapprocher cette description, fût-elle fantaisiste, de mes deux visions, à bord de l'Austral et sur le balcon du Montgolfier fut pour mon esprit effaré l'affaire d'un instant.
— Messieurs, m'écriai-je, cet article n'est pas un conte; je retrouve dans ses quelques lignes l'ennemi que j'ai par deux fois entrevu. De la forme de l'aérocar dont il s'agit, je ne saurais rien dire; mais la couleur! La couleur, point de repère certain! L'aérocar que j'ai distingué par deux fois dans les nuées était noir, messieurs, noir, noir, noir!.... |
Rapeau ne disait rien, mais sa main droite, fébrilement promenée dans sa barbe, indiquait que le fait ne le laissait pas indifférent. Par contre Tom Davis ne parut pas prendre l'histoire au sérieux.
— Voulez-vous mon opinion, amiral, fit-il d'une voix placide. Canard! Canard!
— Sûrement, confirma l'aéramiral. Si quelqu'un à cette heure connaît depuis A jusqu'à Z tout ce qui s'est fait jusqu'à ce jour dans la navigation aérienne dirigeable et pratique, c'est bien moi, n'est-ce pas? Or de près ni de loin je n'ai entendu parler de ce ballon-canon, jamais! C'est un mythe.
— Mais celui que j'ai vu hier et avant-hier, amiral?
— Illusion d'optique, cher monsieur! Vous avez vu un ballon comme les autres, peut-être, que des jets de lumière, à travers les nuages, faisaient paraître noir. Quant à celui que nous annonce la Gazette d'Augsbourg, chimère, vous entendez, chimère ridicule!
D'un geste dépité, le ministre de l'aérotactique se leva et sortit de la maisonnette. Nous le suivîmes.
Pour ma part je n'étais guère satisfait du peu de nouvelles que le journal nous avait apprises.
Que faisait-on sur notre frontière? Où était cette flotte aérienne de l'Allemagne, que personne ne signalait nulle part?
Et autour de nous? Pouvais-je admettre que le vandalisme de Rapeau n'eût pas excité la fureur de nos ennemis et qu'on n'eût déjà préparé contre nous quelque expédition sournoise, depuis midi qu'on nous savait atterris là, dans cette plaine que le mauvais temps allait bientôt transformer en marécage? ii
— Pourvu que ce ne fût pas en un guêpier! murmurai-je.
Je ne savais pas si bien dire.
A peine étions-nous dehors que des coups de trompette répétés descendirent de l'amas des nuages au-dessus desquels planaient, et combien mouillées! nos unités de la troisième catégorie.
Je reconnus le signal d'alerte, destiné à suppléer les pavillons et les avis téléphoniques dès que ceux-ci deviennent impraticables aussi bien que ceux-là,
Nous nous précipitâmes vers le Montgolfier, suspendu à dix mètres au-dessus de nos têtes, pour y demander ce qu'on savait à bord. Stoïque sous le déluge, Rapeau interrogea.
— Deux trains blindés arrivent d'Ulm à toute vitesse, cria dans un immense porte-voix le commandant Drapier. J'avise les officiers à terre de se concentrer avec leurs hommes sur le chemin de fer qui est à mille mètres d'ici, et nos amis de là-haut de descendre au plus vite pour opérer à coups de fusées. S'ils reçoivent nos appels, les trains n'arriveront pas entiers.
— Ils ne les recevront pas, cria Rapeau. C'est du temps perdu! Larguez les amarres du Santo-Dumont. Ce sera plus vite fait.
En un clin d'oeil, les piquets d'attache
du Santos furent déterrés. (Page 94).
En un clin d'oeil les ancres du Santos, les piquets d'attache furent déterrés, le moteur tourna bruyamment et les hélices battirent très fort dans la pluie, comme dans l'eau d'une rivière.
On y voyait encore.
Rapeau, tant par signes que par cris, indiqua au commandant du bord ce qu'il avait à faire: s'élever à cent mètres, le moins possible, juste au-dessus des premières épaisseurs de nuées, pour se maintenir invisible, attendre que les deux trains électriques, qui se suivaient, fussent arrêtés dans la plaine, où les combattants que nous envoyait la forteresse d'Ulm seraient évidemment mis à terre, et alors lancer tout ce qu'il pourrait de fusées explosives — chaque poste en renfermait un millier — sur les soldats rangés le long des trains, prêts à combattre. |
L'instant était critique et l'expédition dangereuse, à cause de la faible altitude que les circonstances imposaient au bâtiment.
— Compris, amiral, cria le commandant, M. Mathelin, d'une voix de stentor.
Dans la pluie je crus voir Pigeon qui se frottait les mains et me faisait ensuite de grands gestes; mais je ne distinguais déjà plus très nettement les choses. Sa silhouette me parut indécise.
Le Santos, alourdi par les averses qu'il recevait, comme les camarades, depuis bientôt une heure, s'éleva pourtant avec une admirable docilité.
A cinquante mètres on ne l'apercevait plus.
— C'est excellent pour lui, dit l'amiral, ce rideau mouillé. Ah! les autres vont être bien arrangés!
Sans se soucier de la boue, l'aéramiral et Tom Davis se couchèrent côte à côte sur le sol pour apprécier la distance à laquelle se trouvaient les trains de nos agresseurs.
— Tout près, dit Tom Davis... Ce sera tôt fait.
Nous n'attendîmes pas cinq minutes.
Les équipages attentifs et les officiers penchés sur les lisses voyaient très sûrement la manoeuvre de l'ennemi derrièreles verres grossissants. Nous ne pouvions d'en bas la suivre que par leur intermédiaire.
A bord du Montgolfier les signaux à bras, destinés à renseigner l'aéramiral, se succédaient avec rapidité.
Je devinai que Rapeau se morfondait, qu'il eût préféré s'élancer sur l'échelle de corde et se hisser à bord du Montgolfier pour dominer la situation. Mais je réfléchis qu'il avait aussi la responsabilité des deux mille hommes mis à terre, et celle des deux aérocars attardés à l'usine à gaz.
L'aéramiral était fiévreux; mais pas une fois sa voix ne donna un ordre contradictoire.
Tous se complétaient, se coordonnaient.
Il faisait manoeuvrer ses fantassins, qu'il ne voyait pas, par les pavillons du Montgolfier qu'à cette distance les officiers du débarquement apercevaient, eux, sans difficulté. La vue restait possible; mais la pluie tombait toujours, droite, épaisse, diluvienne.
Soudain j'éprouvai une grosse émotion; hélas! il faut bien le dire, une joie sincère, une satisfaction bestiale d'homme tiré d'un gros danger par la mort de ses semblables.
Le Santos avait déchargé sa mitraille sur les trains bondés de soldats et de munitions.
Une suite d'explosions formidables avait crevé le rideau de pluie et nous arrivait aux oreilles, sonnant la victoire.
Les résultats? Nous allions les connaître par les porte-voix du Montgolfier.
«Succès complet, lui disaient les pavillons du Santos. Les sections de débarquement achèvent notre oeuvre. Il n'y aura bientôt plus de vivants sur les dix-huit cents hommes qu'on nous envoyait. Quinze cents au moins sont morts. On achève le reste.»
Le Santos avait déchargé sa mitraille sur les trains
bondés de soldats ennemis et de munitions. (Page 94).
Mais à cet instant le porte-voix cessa de nous instruire.
Pendant un court silence nous entendîmes le fracas lointain d'une explosion supplémentaire.
Rapeau blêmit.
— Malheur! cria aussitôt M. Drapier. Malheur effroyable, amiral! Les Reste-en-haut avaient bien reçu mes appels. Ils ont dû descendre, dans le brouillard, sans se douter que le Santos manoeuvrait au-dessous d'eux. Ils l'ont torpillé croyant torpiller l'ennemi. On vient de le voir sauter. C'est atroce!
Le commandant n'avait pas achevé sa phrase qu'une clameur lamentable s'élevait dans les airs.
Je l'attribuais à la douleur des équipages, qui de loin avaient vu s'accomplir l'affreuse besogne, par les mains de leurs camarades, invisibles et inconscients.
Mais c'était bien autre chose qui les ahurissait et aussi l'aéramiral, déjà démoralisé par la fin tragique du Santos, et Tom Davis, et moi donc, qui voyais déjà mon pauvre Pigeon mutilé, réduit en une bouillie sanglante avec tous ses compagnons.
Nul ne regardait plus au loin, mais en l'air. Je fis de même, comme Rapeau et Tom Davis.
Alors je vis cette chose terrifiante:
— Le Corsaire Noir! m'écriai-je. (Page 95).
Dans le fond du ciel sombre, par conséquent très près de nous puisque l'atmosphère était opaque et qu'on ne distinguait rien à cent mètres, un point noir, je veux dire une boule noire, dont le diamètre grossissait très vite, sortit du rideau brumeux, et sous la pluie battantes avança vers nous à toute allure.
— Le Corsaire Noir! criai-je.
Cette fois c'était bien lui. Personne ne pouvait plus nier son existence; il était là, devant nous; il tombait comme un bolide sur nous.
Aucun de nos Reste-en-haut ne l'avait signalé. Donc pas aperçu.
Le mauvais temps le favorisait, de toute évidence, et son pilote, loin de redouter la tempête, la recherchait. Supériorité sur nos transatlantiques, amarrés dans cette plaine pour y laisser couler un orage!
Quand je revois à présent ce dixième de seconde effarant, je me rappelle fort bien qu'à mon esprit désorienté se présenta la comparaison de l'épervier qui fond du haut des cieux sur une compagnie de perdreaux blottie dans la luzerne.
Puis je me dis que ce corsaire noir était fou, qu'il venait, au contraire, s'enferrer, seul au milieu du camp formidable où nous étions cent, un cent d'aérocars de guerre dont le moindre était autrement gros que lui, car à la vue j'estimai sa capacité à six mille mètres cubes, à peine.
— A mitraille! criait Rapeau d'une voix rauque en désignant l'intrus, à mitraille! Envoyez!
Les commandants les plus rapprochés de la trajectoire de cet aérolithe n'avaient pas attendu l'ordre.
De douze bords à la fois partaient les fusils, tous dirigés vers le ballon noir, dont la forme apparaissait très nette à présent: celle d'une tortue géante sous le ventre de laquelle une coque blindée portait d'invisibles navigateurs.
Mais nos tireurs étaient mal placés pour atteindre le pirate.
La masse des soixante-dix mille mètres cubes écrasait les nacelles. On risquait de crever des enveloppes en tirant à angle aigu.
Au surplus les balles des magasins ricochaient sur la carapace étrange du sphinx aérien.
Son dos bombé semblait défier la bombe. Et la bête invulnérable s'avançait toujours vers le sol, comme si elle eût voulu s'y poser, elle aussi.
Mais la vitesse dont elle était animée ne permettait pas de lui supposer une idée aussi folle.
Une seconde encore, et le surprenant aérocar, de forme et de matière encore invues, fut à quelques mètres, sur nous.
Je ne regardais plus ni Rapeau, ni Tom Davis, ni personne des nôtres, ni nos ballons alourdis par la pluie toujours battante.
Je ne voyais plus que la redoutable tortue noire qui s'abattait sur notre camp.
Que se passa-t-il exactement? Je ne pus le distinguer, et pour cause.
Ce que je sais, c'est qu'à dix mètres de terre, passant entre le Montgolfier et le Dupuy-de-Lôme, dans l'espace où se balançait tout à l'heure le Santos-Dumont, l'engin fondit intentionnellement sur notre groupe.
J'entendis Rapeau crier: Couchez-vous!
Je le vis donner l'exemple et se jeter à nouveau dans la boue.
Je vis Tom Davis en faire autant.
Mais comme j'hésitais à exécuter ce déplaisant exercice — qui les sauva— je me sentis frappé tout le long du corps par des mailles humides; j'aperçus deux hublots qui me regardaient, sinistres, béants, effarants.
En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, je fus happé par ce filet d'acier qu'on venait de jeter du bord et emporté dans le vide, affolé de terreur, tel un poisson que le pêcheur enlève de la mer au fond de son chalut.
Affolé de terreur, je fus enlevé comme un poisson et emporté dans le vide.
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