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PIERRE GIFFARD

GRAND ROMAN D'AVENTURES INÉDIT

LA GUERRE INFERNALE

No.2. — LES ARMÉES DE L'AIR

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Illustrations de Albert Robida


Ex Libris

Publié en fascicule par A. Méricant, Paris,
La Guerre infernale, No. 2 : Les Armées de l'air,
le 02 février 1908.

Cette édition: Roy Glashan's Library, 2024
Version Date: 2024-07-10

Réalisée par Hugh Ortman et Roy Glashan

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Ces appareils bizarres, d'une forme si étrange, constituaient des
engins terribles de notre premier régiment d'aviateurs à hélices.


TABLE DES MATIÈRES


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L'arme pouvait tirer, sans arrêt, douze balles explosives (page 43).



À l'issue du banquet qui a clôturé les séances de la périodique conférence de la Paix, à La Haye, les ambassadeurs de l'Allemagne et de l'Angleterre se sont disputés pour une pitoyable question de préséance, Et, tout comme aux siècles anciens, cet incident a provoqué entre les deux empires une guerre qui, en quelques heures, est devenue générale, par suite des alliances et des ententes.

Le correspondant du grand journal parisien l'An 2000 a vite fait de quitter La Haye, où il suivait les travaux de la conférence, pour gagner le Mont-Blanc, où sont installés les prodigieux arsenaux de notre force nouvelle: la marine aérienne, officiellement dénommée l'aérotactique.

Il y arrive en compagnie du ministre de ce nouveau département, l'aéramiral Rapeau, et d'un officier d'état-major anglais, le lieutenant Tom Davis, chargé d'une mission qui se devine auprès des dirigeants de la République française par le gouvernement du Royaume-Uni.




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1. — La nichée des monstres

Abasourdis, pétrifiés par ce spectacle, oui certes nous l'étions, Pigeon et moi.

Le lieutenant Davis ouvrait des yeux admirateurs, tout autant que nous et que l'aéramiral lui-même.

Celui-ci eut alors un sourire de triomphe. Il nous regarda, comme pour dire: «Est-ce que je vous ai trompés?»

— Messieurs, nous déclara-t-il aussitôt à haute voix, afin d'être entendu des vingt ou trente officiers supérieurs qui se trouvaient en face de lui, vous êtes libres de circuler ici de tous les côtés sans redouter qu'on apporte aucune entrave à votre examen. Regardez, retenez, et télégraphiez à l'An 2000 le résultat de vos constatations. Ce sera là un article sensationnel qui donnera du coeur à toute la France. Elle en a besoin depuis que des esprits chagrins lui préchent sans cesse la déchéance... Vous allez voir, prête à partir, la première des armées de l'air.

Le ministre acheva ce petit discours en s'adressant d'une voix vibrante au brillant état-major qui se tenait devant lui, dans le décor prestigieux des Alpes couvertes de neige, que le soleil levant colorait d'une jolie teinte rose.

— La déchéance! Oui, messieurs, un parti sans nom ne cesse de nous la prédire. «Celui-ci vous guette, nous crie-t-on, cet autre vous attend! L'un et l'autre réunis seront plus forts que vous.» Nous avons laissé dire. Le ministre de l'aérotactique, fier de la confiance que le Parlement lui témoigne depuis dix ans bientôt, — ce qui ne s'était encore jamais vu — a laissé dire, messieurs. Il a laissé faire, estimant que son devoir lui commandait le silence, en même temps que le travail opiniâtre, sans relâche, dans cet arsenal de la guerre nouvelle, si magnifiquement installé par un gouvernement qui, fidèle interprète des espérances nationales, n'a pas regardé aux dépenses pour réussir! Je viens me mettre à votre tête, messieurs, et j'espère que bientôt les airs, qui vont nous voir à l'oeuvre, transmettront à Paris et à nos alliés des deux hémisphères la fulgurante nouvelle d'une victoire plus fulgurante encore, telle que les annales de l'histoire humaine n'en auront jamais enregistrée.

Une longue acclamation salua ces paroles enflammées.

Notre obligeant cicerone nous fit alors signe de la main qu'il prenait congé de nous pour courir à ses occupations.

Le lieutenant Tom Davis nous serra cordialement la main.

— Au cas où nous ne nous reverrions pas aujourd'hui, me dit-il, ni demain, car tout se joue ici sur des minutes et sur des ordres inattendus, le premier de nous deux qui verra miss Ada Vandercuyp lui donnera des nouvelles de l'autre et lui présentera ses hommages. Est-ce dit, monsieur mon grand ami?

— C'est dit, lieutenant. Bonne chance!

Le jeune officier fit un geste en levant les yeux au ciel.

Je compris, et l'accompagnai encore d'un salut amical, tandis qu'il disparaissait avec le ministre et le corps d'officiers au milieu des constructions de l'arsenal.

— Voyons, Pigeon, voyons, dis-je à mon compagnon lorsque nous fûmes seuls, autrement dit isolés, au milieu de la plus bizarre des forteresses, dites, mon bon, géographiquement d'abord, où sommes-nous?

— À quinze cents mètres d'altitude, sur le flanc occidental du Mont-Blanc. Du moins, il y a pour cela des chances...

— Soit. Mais autrement, car votre géographie me paraît un peu abstraite?

— Autrement? Dame, il me semble qu'on ne peut s'y tromper. Nous devons être à l'altitude de quinze cents mètres environ ; je pense ainsi parce qu'il fait frais, parce que l'installation de l'arsenal n'a pu se faire dans les vallées étroites qui serpentent au-dessous de nous, parce qu'enfin, notre vue s'étend sur un superbe cirque de montagnes et que le compère encapuchonné que nous apercevons là-haut n'est autre que le Mont-Blanc lui-même, qui doit être bien étonné d'assister aux manoeuvres de nos escadres volantes.

— Pour vous servir, messieurs, dit une voix aimable derrière nous, vous êtes au col des Montets, à une heure de Chamonix. Au Nord, les eaux s'en vont dans le Rhône ; au Sud, elles sont pour l'Arve. Et il en descend des tonnes par heure!

Nous apercevions aussitôt un jeune officier vêtu de laine noire, botté avec élégance, svelte et d'aspect décidé, rasé de barbe et de moustache, qui nous faisait le salut militaire.

— L'aéramiral, nous dit-il, me charge de vous servir de guide à travers notre citadelle, messieurs. Je suis à vos ordres.

Nous échangeâmes nos cartes. Le nouveau venu s'appelait M. Louis de Réalmont.

— Mille grâces, lieutenant, répondis-je en lui tendant la main, ce que Pigeon fit aussi ; nous voilà sûrs, à présent, de ne pas nous perdre! Prenez donc la tête du cortège! On vous suivra.

— Je pense que la première chose que vous désiriez voir, messieurs, c'est ce que nous appelons ici la Nichée des Monstres, le gigantesque pan de montagne, à peu près vertical sur le vide, et haut de cent vingt mètres, dans lequel cent cinquante abris, profonds de trois cents mètres en moyenne, ont été creusés pour la flotte aérienne de la République.

— Sans nul doute, lieutenant! Cette merveille avant tout!

— Cent pas et nous y sommes! Il suffit de contourner une masse de rochers qui nous la masque pour considérer face à face notre gare aérienne.

Ah! ce fut une apparition!

A première vue, on eût dit un titanesque assemblage de dominos, avec cette différence que les dominos étaient noirs, ici, et leurs trous blancs.

Chaque ouverture de la muraille presque lisse représentait assez à nos yeux le nid pour un oiseau déterminé, dénommé ou numéroté.


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Chacun des cent cinquante aérocars avait, dans
le flanc de la montagne, sa case pour se blottir.


Grand, moyen ou petit, chacun des cent cinquante aérocars avait, dans le flanc de la montagne, sa case pour se blottir.

A droite et à gauche de ce prodigieux pan de rocher, coupé à pic par la nature bien avant l'invention des guerres aériennes, mugissaient de véritables cataractes dont nous devinâmes vite l'emploi.

Elles couraient aux usines dont les toitures en tuiles s'apercevaient sur des hectares entiers, vers l'Ouest, à deux cents mètres plus bas que le point où nous avions quitté notre voiture blindée pour pénétrer dans l'arsenal.

Le cou tendu, la tête allongée, les yeux hors des orbites, nous regardions ces choses fantastiques en nous demandant, Pigeon et moi, si nous avions toute notre raison.

La grande muraille s'élevait à cinq cents mètres de l'observatoire superbe où le jeune officier nous avait conduits pour la contempler.

Nous l'apercevions ainsi, à contre-soleil, magnifiquement noire. Et comme la plupart des aérocars de guerre étaient dans leur «fourreau» — c'est, nous dit le lieutenant, l'expression technique pour indiquer ces logettes commodes — les pointes de leurs fuseaux de soie jaune, orange, rougeâtre, gonflées à bloc depuis quelques minutes, nous apparaissaient comme autant de clous en or, en argent, en cuivre, dont la muraille eût été tapissée.

— Cent cinquante aérocars de tout gabarit! dit Pigeon, les bras croisés, avec stupeur devant ce tableau. Et ils sont là, devant nous! Regardez, patron! Dix, onze, douze rangées de trous-refuges!

— L'année dernière, nous confia le lieutenant, l'arsenal n'en avait encore que soixante-dix. On a établi les quatre-vingts autres en moins de dix mois. Voyez, messieurs, à peu près vers le milieu de la muraille, que nous appelons ici la Plaque de Cheminée, ce qui n'est pas très respectueux pour un pareil morceau, voyez deux rangées de vingt-cinq fourreaux chaque, réservés aux grosses unités. C'est là dedans que sont au gite, avec leurs équipages prêts à appareiller au premier signal, depuis hier midi, les cinquante gros bâtiments de notre flotte aérienne, ceux qu'on pourrait assimiler par comparaison aux cuirassés de la marine. Avez-vous des jumelles?

— Voilà, voilà, répondîmes-nous, en braquant nos instruments.

— Ayez donc l'obligeance de regarder d'ici les installations. Nous irons, tout à l'heure, les voir de près.

Nous promenions les yeux, Pigeon et moi, sur la prestigieuse Nichée des Monstres.

Nous apercevions les deux lignes des gros esquifs superposés dont les avants multicolores pointaient hors de leurs terriers, comme des museaux de renards attentifs.

Le lieutenant s'amusait de nos exclamations.

— Ah! par exemple! disait Pigeon, mais ce ne sont pas des trous dans la muraille. Ce sont des demi-tunnels bétonnés, maçonnés......

J'ajoutais aussitôt:

— Eclairés à profusion par des lampes électriques! Ça doit être joli, la nuit! On voit, du reste, le fond des gaines illuminé à profusion.

— Regardez donc les promenoirs qui desservent chaque terrier! Est-ce assez bien compris pour l'accostage?

— Les équipages prennent l'air sur les balcons extérieurs.

— Avec leurs officiers!

— Ils attendent l'aéramiral.

— Quel coup d'oeil!

— Ont-ils du chic, ces marins du ciel, avec leurs jerseys sombres, leurs bérets et leurs bottes?

— Quelle installation! Y en a-t-il des tuyaux, des poteaux, des fils électriques! C'est à n'y rien reconnaître, murmurai-je.


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Les équipages prenaient l'air sur les balcons extérieurs.


M. de Réalmont expliqua:

— Vous apercevez imparfaitement tout l'attirail du gonflage. C'est aussi la charge des accumulateurs pour les moteurs électriques ; c'est l'envoi des essences aux réservoirs de ceux qui marchent aux essences, du gaz comprimé à ceux qui sont pourvus d'appareils au gaz comprimé...

— Et ces noms! Avez-vous lu, Pigeon, le nom de chaque navire affiché au-dessus de sa niche?

— Fameux! J'en distingue très bien quelquesuns d'ici: Montgolfier, Général Meusnier, Henry Giffard, Dupuy de Lôme... Renard. A la bonne heure, les précurseurs, les ancêtres!.... Et ceux-ci: Santos-Dumont, Lebaudy, Julliot, Surcouf, Juchmès, Archdeacon, Lenoir, Daimler. A la bonne heure!

Tout Wurtembergeois qu'a été celui-là, sans lui nous ne serions pas ici!

— Ni moi, dit le lieutenant, ni personne des sept mille hommes qui sont dans la place. C'est bien au petit moteur des premières automobiles qu'on doit le triomphe des dirigeables de l'air! C'est en les perfectionnant que nos anciens ont pu arriver à des poids insignifiants pour des moteurs qui font là-haut une force phénoménale.

— Très exact! proclama Pigeon en manière d'oracle. Les petits moteurs à essence nous ont conduits aux emplois pratiques de l'électricité, conquérante irrésistible du monde terrestre. Et encore aujourd'hui, que deviendrait plus d'une fois la fée victorieuse sans le secours partiel des petits moteurs?

— La preuve, dit le lieutenant, c'est que toutes nos unités ont la propulsion autonome, à essences ou à gaz comprimé, à l'exclusion des transformateurs électriques, dont nul ne saurait se prévaloir en temps de guerre, puisque les générateurs publics sont arrêtés par ordre, dans toute la France, provisoirement.

— Hélas! confirmai-je en pensant à notre Austral, à Morel et à Wang.

Je continuais à déchiffrer les noms, inscrits en lettres de cuivre au-dessus de l'abri de chaque aérocar: ceux de Pilâtre des Rosiers, Nadar, Godard, Lhoste et Mangot, Duruof, Tissandier, Fonvielle, Crocé-Spinelli, Sivel, Bradsky, Prince Severo, Henry Deutsch, Kapferer et d'autres serviteurs, tous passionnés, sinon tous heureux, de l'idée aérienne.

Le jeune lieutenant nous fit remarquer le Patrie, allongé dans son antre.

— Ce n'est plus le modèle révélateur de 1907, nous dit-il. Il serait de nos jours trop menu. C'en est un autre, le troisième du nom, le gouvernement ayant décidé, voilà déjà longtemps, qu'il y aurait toujours, dans notre flotte de l'air, un engin de première classe du nom de Patrie, autant pour rappeler la grande idée qui nous remue tous dès qu'elle est évoquée devant nous que pour commémorer à toute heure le souvenir du magnifique fuseau dirigeable qui fut au commencement de ce siècle notre premier aérocar de guerre.


2. — Les jalons de la frontière

Notre aimable guide nous fit alors diriger les jumelles sur les autres unités, moins mastodontes, plus maniables, en apparence.

— Cinquante navires de grand tonnage, dit-il, cinquante autres de capacité moyenne et seulement cinquante d'un modèle inférieur, voilà notre flotte actuelle de plus légers que l'air. C'est joli.

— Je crois bien!

Je lui demandai timidement s'il n'eût pas été préférable de donner le pas aux petits bâtiments, d'en construire un plus grand nombre, afin que la mobilité de notre flotte fût plus grande encore et conséquemment que l'ennemi eût la crainte de la voir plus souvent planer au-dessus de ses positions.

— Erreur, fit-il en souriant, du sourire d'un homme rompu aux difficultés de cette théorie nouvelle. On l'a commise, cette erreur, aux débuts de l'aérotactique, voilà quelques années, mais on en est revenu. Nous n'avons pas eu, à vrai dire, de guerre pour nous la démontrer. Seulement on a multiplié les essais et maintenant c'est tout le contraire qu'on nous enseigne à l'Ecole de Chamonix, d'où je suis sorti voilà trois ans déjà. Les brûlots que vous verrez tout à l'heure sillonner les airs, — nous les appelons familièrement les canetons, parce qu'ils nous paraissent de véritables petits jeunes, trop fluets à côté des autres — ont fait leur temps. On les utilise encore, mais ils n'auront pas de successeurs. On n'en fera plus...

— Diminution disproportionnelle des dimensions et des avantages, s'écria Pigeon d'un air entendu.

— Vous y êtes, monsieur. En diminuant les dimensions, c'est une loi mathématique, on diminue bien plus que proportionnellement les qualités diverses de l'aérocar militaire. Comme il en va pour les navires de la mer, au surplus. De deux types semblables comme forme, celui qui n'aura qu'un volume moitié moindre n'aura qu'un rendement général cinq fois moindre. C'est quelque chose, comme différence aux résultats!

— Vous croyez? hasardai-je, sans m'apercevoir de ma naïveté.

L'officier voulut bien se borner à sourire et à répondre très gentiment:

— J'en suis sûr.

— D'ici à Dunkerque, par exemple, quels points de secours ces aérocars rencontreraient-ils sur leur itinéraire?

Pigeon développa vite une carte, tandis que l'officier poursuivait, l'index sur les directions à suivre.

— Les petits, les moyens, les gros peuvent partir aujourd'hui pour Londres si l'ordre en est téléphoné de Paris. Ils ont pour point d'appui, pour relais assurés: Pontarlier, Besançon, Belfort, Epinal, Neufchâteau, Verdun, Givet, Valenciennes, Lille, Calais. Douvres et Sydenham, dont le fameux Crystal-Palace est dix fois agrandi, comme vous le savez, et transformé en arsenal pour la flotte aérienne de l'Angleterre... et pour la nôtre à l'occasion...

— Alors, sur tous ces points, questionnai-je avec curiosité, notre armée céleste trouvera demain?.....

— Des générateurs d'hydrogène énormes, de vraies usines monstres, des dépôts de tubes à gaz comprimé, des stations d'électricité, tout cela réservé uniquement aux unités de la flotte aérienne de guerre, tout cela bien abrité, défendu par des ceintures de forts d'arrêt qui ont coûté des millions.


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Une station d'électricité.


— Où les prend-on? ne pus-je m'empêcher de dire en levant les bras au ciel.

— Je me le demande aussi, murmura l'officier. C'est à sept et huit milliards que nous reviennent à présent, chaque année, les trois départements: guerre, marine, aérotactique, mais comme ce n'est pas notre affaire... la mienne tout au moins!...

— Je crois, avança Pigeon, qui décidément savait tout, que vous avez ici un certain nombre de chimistes...

— De chimistes? Mais, monsieur, l'arsenal du Mont-Blanc n'en compte pas moins de six cent soixante quinze. Ils forment ce que nous appelons le bataillon des Cornards, parce que leur arme, en temps de paix, c'est la cornue, où ils ne cessent de rechercher du nouveau. Vous allez les voir sur le pied de guerre. Ce sont tous des jeunes gens diplômés, qui reçoivent de l'Etat un salaire de six mille francs chacun, par an, pour servir cinq années et consacrer, bien entendu, tout ce temps de service aux recherches que dirigent leurs officiers, des savants parfois mûrs, fort bien rentés, plus heureux au service de l'Etat qu'ils ne le seraient dans le civil, où la chimie a un rôle assez terne.

— Ils doivent rendre des services à la guerre, opinai-je.

— S'ils en rendent! je ne veux rien vous dire, ceci n'étant pas de ma compétence. Laissez-moi simplement avancer que d'ici peu vous serez émerveillé de ce qu'il aura fait pour la patrie, le bataillon de nos chimistes alpins!

Notre guide fut interrompu par un concert singulier: c'étaient au-dessous de nous, à côté de nous, au-dessus de nous, des appels brefs de clairons, de trompes montagnardes, de sirènes à vapeur.

Pigeon regarda son chronomètre.

— Au méridien du Mont-Blanc, c'est évidemment sept heures qui sonnent.

— Oui, répondit l'officier, l'ouverture des ateliers dans tout l'arsenal... Voyez les cheminées fumer légèrement, nous usons le moins de charbon possible et c'est la houille blanche des glaciers qui constitue notre grande force motrice. Rien que dans la vallée d'Argentière, qui est en bas, à deux cents mètres en dessous de nous, les machines hydro-électriques dont on se sert pour la confection des aérocars, la production des divers gaz et essences, la manoeuvre des ascenseurs, plateaux élévateurs, derricks de toute forme et de toute capacité, force locomotrice à distance, développent 296.000 pégases. Nous n'arrivons pas encore à la puissance des usines du Niagara, qui faisaient, l'an dernier 1.248.000...

Ce mot de pégases m'interloquait. M. de Réalmont s'en aperçut. Il m'expliqua que c'était là le terme familier dont on se servait dans l'aérotactique pour remplacer celui de cheval-vapeur vraiment bien retardataire.

Il n'y a pas de chevaux dans les airs. Il n'y en eut qu'un, Pégase, aux temps mythologiques. D'où le vocable adopté.

— Les Américains sont toujours nos maîtres dans l'art d'utiliser leurs cours d'eau, déclara Pigeon. Avant dix ans, il y aura, sur tout le territoire de l'Union, dix millions de pégases employés, et il en restera pour les années à venir.

— Voilà une cavalerie dont les Japonais auront à se garder, dis-je à mon tour.

— Est-ce que les Japonais vont marcher contre les Yankees? interrogea le lieutenant avec un intérêt subitement excité. Savez-vous quelque chose?

Je sursautai.

— Que voulez-vous que nous sachions, mon cher monsieur? La guerre entre l'Allemagne et l'Angleterre n'a pas encore vingt-huit heures de date. C'est bien peu pour que les autres continents aient pris une attitude.

— Nous savons déjà depuis ce matin que l'Europe prend le parti... de s'abstenir provisoirement.

— C'est vrai? Mais hors d'Europe? .

— Washington et Tokio ne sont guère plus loin que Londres ou Rome, à présent. Avec la profusion de télégraphes, de téléphones et de mégaphones qui encerclent la boule terrestre, ça va vite, les nouvelles!

— Vous avez des intérêts en Amérique?

— Non, mon frère aîné était récemment encore au Japon. Il doit en arriver ces jours-ci.

— Diplomate, commerçant?

— Officier français en subsistance là-bas avec quinze de ses collègues. Il instruisait le personnel aérien de l'armée japonaise, comme nos aînés ont instruit il y a un siècle ses ingénieurs, ses marins et ses artilleurs. Car ces diables jaunes sont d'une adresse incroyable pour copier tout ce que nous voulons bien leur donner comme modèles.

Les appels beuglants, sifflants et trompettants répétés à une minute d'intervalle, s'étaient tus enfin.

La ruche était au travail.

— Vous dites, lieutenant, sept mille ouvriers? hasarda Pigeon.

— Oh! non, quinze cents au plus. Je dis qu'il y a ici, outre ces quinze cents artisans qui sont aux forges, aux usines de tout genre, une armée de sept mille hommes dans l'enceinte blindée dont nous allons faire le tour, si vous voulez bien m'y suivre. Après quoi nous irons là-haut voir de près les nids d'aigles d'où l'on vous regarde, messieurs, avec plus d'étonnement que de satisfaction, car on ne sait encore qui vous êtes et l'on craint toujours les espions.

— Même alors qu'on vous voit avec nous?

— Eh! oui! Nous avons bien arrêté, l'autre semaine, deux espions étrangers qui avaient pénétré dans la place. L'un faisait le touriste autorisé — comme vous l'êtes, avec cette différence qu'il ne l'était pas — l'autre, habillé comme moi, jouait l'officier chargé de donner des explications. C'est moi qui les ai fait coffrer tous les deux.

— De sorte que là-haut, ces messieurs supposent que vous venez de faire une seconde fois bonne chasse. Diable!...

— N'ayez crainte! Je vais les prévenir.

Aussitôt nous vîmes M. de Réalmont lever les bras en l'air, les étendre, en rabattre un, puis l'autre, faire en un mot toute une phrase avec des gestes empruntés à la timonerie des navires de guerre.

Quand il eut fini ses signaux, il nous dit en riant:

— Excellent exercice d'assouplissement, à cette heure matinale de la journée!


3. — L'homme-torpille

Le jeune officier n'avait pas achevé qu'un drame singulier interrompait notre visite.

L'aéramiral et sa suite venaient de s'arrêter devant nous, au cours de leur inspection. Chacun causait avec animation dans le branle-bas général de la forteresse.

Bientôt le cercle étant reformé autour du grand chef, je devinai, et Pigeon aussi, qu'il s'agissait là, d'une conférence technique devant quelque magasin. En effet, Rapeau seul parlait, expliquait, donnait ses instructions aux dix ou douze officiers supérieurs qui l'entouraient.

Tout à coup je vis s'avancer derrière le ministre un homme de l'aérotactique.

Son jersey, ses bottes, son béret, tout dans sa tenue le désignait, du moins, sous le long manteau qu'il portait jeté sur les épaules. Ce manteau ne rimait à rien, par le beau temps qu'il faisait. Il m'intrigua.

Je dois confesser qu'après avoir beaucoup voyagé en Russie jadis, au temps des premières tentatives de révolte sociale, j'ai conservé des machinations terroristes un souvenir ineffaçable. Ces gens ont poussé si loin l'art de l'attentat criminel, dissimulé sous les plus bizarres apparences, que mon esprit s'était accoutumé, je ne dirai pas à voir des terroristes partout, mais à les flairer partout où ces personnages se laissaient éventer.

Je vis donc avec déplaisir s'avancer l'homme au manteau. Que faisait-il là? Pourquoi ce vêtement ample alors que personne autre que lui n'en portait?

Mes yeux, fixés d'abord sur son costume, montèrent à ses yeux. Alors je sentis que mon sang se glaçait, que mes jambes fléchissaient.

L'homme que je voyais s'avancer vers l'aéramiral et le groupe de ses collaborateurs, je le connaissais: je l'avais vu dans un meeting d'anarchistes tenu à Moscou nombre d'années plus tôt. C'était, à n'en pas douter, le compagnon Karavaëff, un bonhomme qui avait tenu, ce jour-là, contre les armées permanentes, contre la guerre, les propos les plus odieux.

Qu'est-ce que ce Karavaëff faisait là?

Il devait être au Mont-Blanc pour y étudier quelque mauvais coup.

Peut-être, à cette heure, d'autres internationalistes mettaient-ils le feu aux quatre coins de Paris, comme ils avaient, la nuit précédente, contribué à l'incendie de La Haye?

Il devenait évident pour moi que mon Russe s'était introduit dans l'arsenal du Mont-Blanc pour y commettre quelque épouvantable crime, faire sauter la poudrière, détruire une partie de la flotte aérienne si possible, nuire, en fin de compte le plus qu'il pourrait à notre pays. N'était-ce pas le programme de ce qu'il appelait pompeusement son parti?

Tout cela se pressait dans ma tête, cependant que l'homme s'approchait de plus en plus du groupe au milieu duquel Rapeau pérorait.

Que voulait-il faire?

Tuer l'aéramiral, peut-être, pour décapiter du premier coup la nouvelle armée que nous supposions si bien préparée à nous révéler sa supériorité sur sa rivale du Nord?

J'étais placé à cinq mètres de l'aéramiral, avec Pigeon. L'anarchiste venait sur nous sans méfiance, ne perdant pas des yeux Rapeau et son groupe.

Indubitablement c'était au ministre qu'il en voulait. Sous ce déguisement emprunté ou volé, il devait circuler depuis la veille dans l'arsenal et y chercher l'occasion de faire le plus de mal possible.

Personne ne se méfiant de lui, le personnage se glissa derrière un pan de rocher.

Je l'observais du coin de l'oeil. Il y déposa un objet que je n'apercevais pas, mais qui ne pouvait être qu'une bombe.

Comme on connaît ses saints on les adore. Je n'hésitai pas, heureusement pour Rapeau, pour son état-major si brillant et pour nous-mêmes.

D'un bond je me précipitai vers l'engin. Il était muni d'une mèche assez longue, qui fumait.

Délicatement je le pris contre le pouce et l'index, pour écraser — avec quel bonheur! — la mèche sous mon pied.

Tout cela ne demanda que six ou sept secondes. Le Russe s'était défilé ; mais Pigeon que j'avais mis au courant d'un geste, se jetait vivement à sa poursuite.

— Arrêtez-le! criai-je alors. Arrêtez-le!

Rapeau et les officiers, me voyant tout bouleversé, s'approchèrent. Je leur montrai la bombe, une véritable marmite qui nous eût tous réduits en bouillie si elle avait éclaté.

La surprise de chacun fut grande, et je crois bien aussi, la satisfaction. On allait déjà me complimenter, mais je montrai Pigeon qui courait après l'anarchiste. En un instant des appels de trompette, des sifflets se firent entendre. Pigeon était distancé, mais on barrait la route au fuyard. Déjà dix ou douze braves marins de l'air se jetaient sur lui pour le saisir, sur l'ordre qui leur en était donné de partout, lorsque Karavaëff s'arrêta court.

Je le vis de loin qui faisait un geste de désespoir, puis joignait en l'air, au-dessus de sa tête, les deux mains comme pour se lamenter.

Le misérable, avec la tranquille abnégation de ses compatriotes, mettait en contact deux réophores et se faisait sauter lui-même, avec tous ceux qui l'entouraient, hélas!


Illustration

L'homme avait disparu en poussière, ainsi que les plus
proches des pauvres diables qui voulaient l'appréhender.


L'explosion provoqua dans les gorges de la montagne un lamentable fracas.

On ne trouva plus à l'endroit de l'auto-exécution que des lambeaux de vêtements.

L'homme avait disparu en poussière, ainsi que les plus proches des pauvres diables qui, le pistolet au poing, voulaient l'appréhender.

J'expliquai alors à l'aéramiral et à ses officiers que pour être sûr de tuer les autres en se tuant, cet internationaliste malfaisant avait transformé, comme on faisait en Russie, ses vêtements en autant de boîtes à plutonite.

Il s'était bardé d'explosifs ; il était devenu lui-même une torpille, terrible pour quiconque l'aborderait.

Plutôt que d'être fusillé dans les douze heures (tel était le sort qui l'attendait) il avait préféré détruire encore quelques vies humaines en détruisant la sienne.

On compta les morts ; il y en avait sept.

Sept hommes qui tout à l'heure étaient là, pleins de vie, et dont il ne restait aucune trace. Volatilisés!

L'aéramiral voulut bien me féliciter ainsi que Pigeon.

Je ne me plaignis pas de lui avoir rendu service. En lui sauvant la vie je m'étais créé des droits à sa reconnaissance. Tout eût été pour le mieux si l'anarchiste seul eût payé! Mais nous pensions aux pauvres diables qui n'avaient rien fait et que le malfaiteur expulsait ainsi de la vie.

Pendant quelques minutes nous restâmes tout tristes. Puis le souci des réalités nous revint. M. de Réalmont était toujours là.

Comme si rien ne s'était passé, il nous invita le plus courtoisement du monde à poursuivre notre visite.

Sur un signe de lui, nous entrâmes dans une galerie qui s'ouvrait juste devant nous.

— Descendons par la trappe, nous dit-il. Vous allez voir des choses curieuses.


4. — Le régiment des Voleurs

Je n'avais pas remarqué quatre potelets de fer qui, reliés par une chaîne et munis d'une sonnerie, commandaient cette trappe.

Nous descendîmes effectivement, en douceur, dans un puits profond de quelques mètres.

Là, nous trouvâmes une vaste crypte éclairée d'une lampe à arc. Un soldat s'y tenait en faction à côté d'un escalier mobile, qui nous transporta, au travers de courts tunnels pratiqués dans le roc et éclairés d'une électricité qu'on sentait répandue à profusion, jusqu'au sommet d'un large plateau, maître de l'horizon de plus en plus vaste.

— Seize cents mètres, dit l'officier. Halte! Je vous présente nos cerbères.

Nous étions dans une vaste salle ouverte sur le panorama des Alpes. Aussitôt se rangèrent, respectueusement, cinq hommes et un caporal dont l'uniforme noir m'était inconnu.

Avec les liserés jaunes qui couraient sur les cols boutonnés de leurs vareuses, autour de leurs poignets et le long de leurs pantalons, serrés à la cheville, ils me rappelaient les chasseurs à pied, les alpins, dont ils portaient aussi le béret commode.

Ils nous apparurent trapus, d'aspect vigoureux.

Un sergent se tenait aussi dans le poste. Avec une correction parfaite, il salua son officier et les étrangers que celui-ci amenait dans cette solitude.

Le poste, c'était la vaste pièce taillée dans le roc.

Deux fenêtres, ou plutôt deux jours sur le dehors. Et devant la porte grande ouverte une large esplanade en demi-circonférence.

Je m'attendais à trouver sur ce belvédère, qui dominait les vallées, deux ou trois canons de montagne accroupis derrière quelques gabions.

Quel ne fut pas mon ahurissement — et celui de Pigeon m'apparut au moins égal — lorsque je me trouvai, en avançant sur l'esplanade, en face d'appareils bizarres, d'une forme si étrange que je n'en compris tout d'abord pas l'objet.

C'étaient, pour les ramener à quelque chose de déjà vu, des espèces de chars romains comme on en voit, de loin en loin, au programme des hippodromes.

Ils étaient montés sur deux roues en fils d'acier, qui me parurent d'une extraordinaire légèreté.

Le métal dont ces chars étaient forgés ne devait pas être lourd non plus, car il avait tout au plus l'épaisseur d'une feuille d'acier.

La chose s'allongeait à la partie inférieure, comme si elle eût dû recevoir des corps d'hommes, assis ou couchés à demi.

Le reste se noyait dans l'ombre. Je n'y voyais que des parties bronzées et quelques éclats de nickel.

Nous regardions le lieutenant. Il riait en nous regardant, lui. Et le sergent, le caporal, les cinq hommes, tout le poste riait avec lui.

— Messieurs, nous dit alors le jeune officier, ce que vous voyez là constitue le plus secret de nos secrets. Ce n'est pas seulement pour garantir la flotte de nos P.-L.-G.-Q.-L.-A. ou Plus Légers Que l'Air que nous avons multiplié les sentinelles, les pièges de toute sorte, les fils barbelés et les mines au ras du sol, autour du cirque de douze kilomètres qui encercle l'arsenal du Mont-Blanc. C'est aussi pour préserver de la curiosité indiscrète de l'ennemi notre premier régiment d'aviateurs à hélices. J'ai l'honneur d'y commander ma section, et je vous en présente une escouade.

— Ah! par exemple, fit Pigeon incrédule.

— Déjà! complétai-je, quasi suffoqué.

— Déjà! Les premiers appareils datent de plusieurs années. Ils ont été construits aux ateliers d'en bas avec toutes les précautions imaginables, essayés cent fois depuis le printemps dernier. Et les voilà!

Nous n'avions rien à dire. Nous étions incapables de rien dire, tant la surprise déroutait nos esprits.

— Le régiment est à l'effectif de deux mille quatre cents hommes, recrutés parmi les meilleurs alpins, chasseurs à pied, sapeurs du génie, marins même. Chacun de ces gaillards est, bien entendu, un mécanicien par profession, ou l'est devenu par apprentissage. Il à signé un engagement de cinq ans et reçoit une haute paie de quinze francs par jour. Qui veut la fin veut les moyens. Nous demandions tout à l'heure où l'on trouve l'argent de la guerre. Nous savons, du moins, où il va.

Je regardais les hommes, le caporal et le sergent. Ils écoutaient à présent d'un air grave le jeune chef faire l'apologie de l'arme nouvelle dont ils auraient, d'ici quelques heures peut-être, à montrer les qualités devant l'ennemi.

Le sentiment de la responsabilité qui pesait sur eux donnait à leur physionomie quelque chose d'attentif et d'énergique.

Nous eûmes un même geste avec Pigeon: la main au bonnet de fourrure qui ne nous avait pas quittés depuis La Haye.

— Officier, sous-officier, caporal et soldats, fis-je d'un air enjoué, mais qui empruntait aux circonstances quelque peu de solennité très sincère, deux bons Français du civil vous saluent cordialement et se félicitent d'être mis par leur chef en présence de braves tels que vous. Braves, vous devez l'être deux fois, car enfin, ces engins nouveaux peuvent donner toute satisfaction en manoeuvres: vous ne savez pas encore si en campagne il sera aussi commode de les manier. Votre courage devra être double!

— On les connaît bien, déclara sans hésiter le sergent, avec l'approbation muette de ses hommes et de son jeune lieutenant. On saura se présenter au bon moment et se défiler de même. Le reste, au petit bonheur! Ça sera comme pour les camarades des autres coteries!

— Bien dit, sergent, voilà qui est parler en bon fils de France, ajoutai-je très ému.

Le lieutenant poursuivit:

— Le sobriquet du corps nouveau n'a pas été long à trouver. Ce sont nos hommes qui l'ont choisi. Ils s'intitulent assez drôlement les Voleurs, parce qu'ils volent. Nous sommes deux cent quarante officiers pour les commander. Il y a vingt-quatre compagnies de cent hommes au régiment, groupées en quatre bataillons.

On nous affecte pour commencer à six corps d'armée dans l'Est, à raison de quatre compagnies par corps d'armée. La nôtre, qui porte le numéro 1, est désignée pour Châlons avec la 2e la 3e et la 4e.

— Et par quels moyens irez-vous à Châlons, ou ailleurs?

— En trains routiers spéciaux, aménagés pour recevoir notre matériel, assez encombrant au premier abord, mais qui paraît bien peu de chose lorsqu'on est en plein vol, comme vous allez en juger.

Sur un signe de l'officier, le caporal s'avança, se saisit de sa machine et vint à deux pas de nous en faire la démonstration.

Pigeon s'y intéressa fort, demanda des explications sur le petit moteur électrique qui déterminait, à une vitesse inouie, la rotation de deux hélices, l'une à la tête, l'autre aux pieds du «voleur».

J'attendis complaisamment que l'officier lui eût fourni les renseignements dont ce curieux avait toujours soif, mais je bouillais. J'avais hâte ; comme les enfants, de passer outre aux boniments explicatifs et de voir manoeuvrer la chose.

Je n'attendis plus longtemps.

Sur un commandement bref de son officier, un homme vint se placer à côté du caporal, devant la machine faite pour porter deux voleurs.

Les camarades écartèrent des gabions qui laissèrent apparaître une large plate-forme, prolongée de quelques mètres sur le vide.

En dessous c'était bien le large cirque des montagnes soudées au Mont-Blanc proprement dit, dans le nord de Chamonix, en dessous de la Mer de Glace.

Je frémis en mesurant l'altitude.

Sûrement le gigantesque trou qui nous séparait des dernières constructions de l'arsenal avait mille mètres de profondeur.

— En face de nous, dit le lieutenant, se trouve un poste semblable à celui-ci. Le voyez-vous, messieurs?

— Parfaitement, répondis-je, et sans le secours d'aucune jumelle ; l'air est si transparent!

— Il est plus haut de cent mètres que le nôtre. Il en est distant de cinq cents mètres. L'un et l'autre sont donc suspendus ainsi, au bord d'une cuvette qui a bien mille mètres de profondeur et un demi-kilomètre de diamètre. Vous allez voir notre caporal et son camarade de machine volante s'élancer le plus tranquillement du monde au-dessus de cet abîme et le franchir. Tous deux seront portés à travers l'espace sur l'appareil. Au temps jadis, ils eussent abattu la distance équivalente sur la terre ferme soit à cheval soit sur des bicyclettes. Mais nous avons changé tout cela.

Deux ou trois ordres brefs, et le duo, couché à plat ventre sur la tôle d'acier qui affectait la forme d'un char romain très bas, mit, d'un coup de pouce énergique, le moteur en marche. L'un des deux compagnons manoeuvrait, l'autre s'apprêtait à lancer des bombes.

Nous vîmes les deux hélices prendre une allure vertigineuse dans le vide, l'une en haut de l'appareil, l'autre en bas, et produire un curieux bruissement.

Le caporal et son servant souriaient, penchés sur la jument, comme les Voleurs appelaient leur machine volante.

Un camarade leur passa la mitrailleuse portative qui, dans toutes les armées du monde, a succédé au fusil, dont elle conserve tout de même l'apparence.

Le caporal la plaça sur son dos, solidement bouclée comme un havresac, et regarda fixement son chef, pour dire: on est prêt.


5. — Infanterie ailée

J'avoue qu'à cet instant mes cheveux se mouillèrent d'une sueur froide. J'avais envie de fermer les yeux, tant le projet du lieutenant me semblait téméraire.

L'officier précisa la manoeuvre à effectuer pour nous convaincre. Il dit au caporal:

— Vous allez franchir la distance qui nous sépare du poste qui s'aperçoit là-haut. Vous planerez autour et vous reviendrez atterrir ici! Ouvrez les ailes!.... Volez!

Alors, je vis la machine étaler, par un mécanisme très simple, deux espèces d'ailerons flasques, dont la soie jaune s'enfla aussitôt que l'appareil eut été mis en mouvement.

D'un coup de pied sec, les hommes-oiseaux lancèrent vers la plate-forme la légère machine roulante, après s'y être couchés sur le ventre, les deux bras repliés, la tête protégée par le bras droit. Et le tout s'engouffra dans le trou béant comme pour un abominable suicide, dès que la terre vint à manquer sous les roues.


Illustration

Comme pour un abominable suicide, la
machine s'engouffra dans le trou béant.


Pigeon était très pâle ; je ne pouvais faire un mouvement en avant, car l'angoisse me clouait à la place où j'étais. J'eusse alors certifié que le malheureux caporal et son compagnon descendaient perpendiculairement dans la gigantesque cuve, pour s'y fracasser avec l'incompréhensible instrument.

Mais non! Le bruit des deux hélices, après avoir diminué lors du plongeon dans le vide, redevenait très sensible aux oreilles.

Nous finîmes par nous pencher sur l'abîme ; un geste amical du lieutenant nous y conviait et les attitudes des autres soldats nous y engageaient.

Quelle surprise! Les deux hommes, presque horizontalement portés à travers l'espace par l'aviateur, remontaient peu à peu, tout en se dirigeant à une jolie vitesse vers l'autre bord de l'abîme.

— Ils ont plongé de quelques mètres, dit l'officier; c'est un phénomène inévitable. Cette chute est aussitôt enrayée par le gonflement naturel des ailes. L'espèce de parachute ainsi formé suffit à maintenir l'appareil ; il plane les hélices arrêtées ; il descend insensiblement comme font les oiseaux, dans le même mouvement, puis le moteur repart, et l'ascension recommence.

— Ils ont déjà parcouru la moitié du trajet, fis-je avec admiration.

— À peu près. Le vol de ces appareils donne trente kilomètres à l'heure, done cinq cents mètres par minute... Est-ce exact? Voyez, la minute s'achève ; notre équipe tourne autour de poste, à trois mètres au-dessus du toit. Voyez-la causer avec les camarades! Ils lui envoient quelques plaisanteries pour la dérider. Là... Retour au bercail! Le mécanicien pique droit sur nous. La jument s'abaisse en douceur, ce qu'on obtient par un ralentissement gradué de ses propulseurs.... La voici maintenant à notre niveau. Ecoutez les hélices...

En effet, dans le grand silence de la montagne, que venaient seulement couper des coups de marteau lointains, frappés sur de sonores enclumes, on entendait bourdonner les deux hélices de la curieuse machine.

Quelques secondes encore et les deux hommes reprenaient, terre devant nous, le plus simplement du monde.

Ayant touché le roc, les roues se mirent à tourner tandis que le moteur se taisait, et que d'un coup de frein délicat, le voleur-mécanicien arrêtait devant moi, à deux pas, la machine à voler.

Je ne savais quels éloges adresser à ces deux vaillants. L'envie de les récompenser pour cet exploit ne me manquait pas ; mais je n'osai mettre une pièce de monnaie, fût-elle en or, dans la main du caporal devant son chef, qui, se doutant de mes intentions, probablement, s'obstinait à ne pas détourner la tête.

Il fallut s'en tenir à de bonnes paroles, sur la hardiesse des hommes, la souplesse du moteur et sa régularité.

— Car enfin, dis-je encore au caporal, s'il s'arrêtait en plein vol?...

— Dame, c'est arrivé à d'aucuns... Alors on tomberait, c'est clair, et ça ferait des bleus. Mais les occasions de voler à ces hauteurs-là sont rares, hors d'ici. On ne manoeuvre, d'après la théorie, qu'à de faibles hauteurs. On peut avoir besoin de s'élever à cinq cents mètres, sans doute. Mais dans la pratique, c'est à vingt mètres, vingt-cinq, trente, qu'on vole le plus souvent, au-dessus des plus hautes maisons.

— Le but, compléta l'officier, le but que poursuit le commandement avec ces auxiliaires d'un nouveau genre n'est pas dans l'air, mais à terre. Ce sont des fantassins qu'il s'agit de transporter vite et en dépit des obstacles, à des distances assez faibles: quelques kilomètres, ou bien des artilleurs volants, dont le mousqueton à magasin représente une petite batterie, plus mobile que n'importe quelle batterie à roues.

J'examinai l'arme. Elle pouvait tirer, sans arrêt, douze balles explosives, par un canon très court, sous la pression d'un dispositif automatique.

Pensifs, nous nous éloignâmes.

La rapidité avec laquelle tout cela se passait me frappa. Comme je venais de regarder ma montre, à mon tour, je constatai qu'elle marquait, au méridien de Paris, sept heures et trente minutes. Il n'y avait pas une heure que nous étions dans la forteresse avec Pigeon. Et déjà que de choses nous avions vues! La réception, le nid des monstres, l'expérience concluante des aviateurs! C'était cinématographique.

— Voilà le plus extraordinaire, dis-je en quittant la place pour aller voir plus loin.

— Parce que c'est plus nouveau, hasarda Pigeon. Songez donc, patron, que jamais personne n'a révélé l'existence de ce régiment, dans aucun journal, dans aucun livre.

— Parbleu, répondis-je, on connaît son code. Et la loi sur les indiscrétions de ce genre, faite précisément en vue de protéger les secrets du Mont-Blanc, quel est le plumitif de notre pays qui ne la connaisse par coeur?

— Sans doute, sans doute... Mais les étrangers? Comment expliquez-vous que nul écrivain militaire allemand, ou anglais, ou russe, n'ait eu l'idée de publier là-dessus quelque article dans une revue de son pays, laquelle eût tranquillement apporté ledit article en France, où la censure est abolie et le colportage libre?

— Ma foi, je n'explique pas.

— Et les indiscrétions commises par quelqu'un des sept mille hommes qui sont ici, ouvriers ou combattants désignés? Ces sept mille hommes sont enfermés, soit, mais pas tout le temps! Ils ont des permissions ; ils sortent du quartier ; ils se répandent dans les villages de la région et dans les villes ; ils vont à Genève, à Lyon, dans leurs familles, au diable bouilli! Tous les ans, il en est dont l'engagement expire, qui ne le renouvellent pas. Ceux-là rentrent dans la vie civile. Comment expliquez-vous que çà et là des bavards n'aient pas dévoilé quelques-unes des expériences qui se font au Mont-Blanc?

— Je n'explique pas davantage, mon cher patron, je constate. Assurément ces faits sont étranges ; il est surtout étrange que nulle langue ou plume indiscrète ne les ait rendus publics. Mais que voulez-vous? Ils sont là.

— C'est indiscutable.

— Sommes-nous environnés ici de navires aériens qui probablement n'ont pas leurs pareils, comme nombre et comme valeur, dans le monde entier?

— Oui.

— Venons-nous de voir un caporal des aviateurs à hélices exécuter une manoeuvre étourdissante sur le plus inattendu des instruments de transport que l'industrie humaine ait jamais construit?

— Oui.

— Alors, mon cher patron, tenons-nous-en à ce que nous voyons, à ce que nous pouvons toucher, palper et ne cherchons pas midi à quatorze heures. Nous sommes bien vivants et bien éveillés, n'est-ce pas? Le reste nous sera sans doute plus aisé à comprendre plus tard. En attendant, voyez le lieutenant qui sourit de nos étonnements. Il a raison.

Le jeune Réalmont souriait, c'était exact, et semblait attendre que notre dialogue fût achevé pour nous proposer de reprendre le programme et de visiter les autres points curieux de la forteresse.

On devine quel empressement nous mîmes tous les deux à le suivre.

Rapidement, avec les quelques mots d'explications qui convenaient à chaque halte, il nous fit admirer, tantôt sur une hauteur, tantôt dans un vallon les ateliers de construction, de réparations, les toileries, corderies, tréfileries, les usines de préparation pour des métaux légers dont les noms inconnus frappaient mes oreilles pour la première fois.

Pigeon ne cessait de prendre des notes à l'aide d'un joli phonographe que lui avait prêté le chef dépensier, dans l'énorme salle où s'employaient deux cents comptables militaires.

Nous descendîmes, nous remontâmes, par des escaliers, par des treuils, par de rapides ascenseurs, traversant les galeries remplies de tonnes d'essences, d'huiles, de produits chimiques, sillonnées de prises de courant, de courroies en mouvement, d'appareils à produire le froid ou le chaud, que sais-je?

Plus longue fut notre halte aux laboratoires, où le corps des chimistes s'empressait à faire le plein d'une quantité innombrable de récipients de toutes les capacités.


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Dans les laboratoires du Mont-Blanc, des chimistes militaires faisaient
le plein d'une quantité innombrable de récipients de toutes capacités.


Partout le meilleur accueil nous était fait, comme si quelque signe de ralliement eût été, dans chaque quartier, dans chaque section de travailleurs, échangé entre les représentants de l'autorité militaire et notre jeune guide.

Nous fîmes ainsi, avant qu'il fût huit heures, une promenade hygiénique sur deux ou trois kilomètres, dans cette ruche en plein travail, assourdis çà et là par le bruit des cascades torrentielles qui se précipitaient dans les turbines, par le tapage infernal des forges et des menuiseries.

Partout on travaillait à force, comme il sied au lendemain de l'ouverture d'une guerre.

C'était féerique, déconcertant et très beau.

— Nous pourrions aller de la sorte encore des heures, fit le lieutenant, mais ce serait toujours la même chose. Montons au pigeonnier des aérocars. Vous m'en direz des nouvelles, messieurs!


6. — Le tour d'un molosse

Là, ce fut littéralement grandiose.

Quand nous fûmes amenés par un petit chemin de fer de montagne au pied de la gigantesque Plaque de Cheminée, nous échangeâmes, Pigeon et moi, un nouveau regard d'indicible émerveillement.

— C'est le cas de répéter le mot de M. Perrichon, dit mon collaborateur drôlement. Que l'homme est donc petit lorsqu'on le contemple de la Mer de Glace! Voyez donc là-haut ces niches pour mammouths!

Quelques secondes dans la cage de l'un des dix ou douze ascenseurs dont le va-et-vient rapide nous étourdit tout d'abord, et nous arrivions en haut, sur le palier de la grotte parfaitement tubulaire où le Montgolfier, aérocar amiral, attendait accroupi, la panse bien gonflée, l'ordre de sortir.

D'un coup d'oeil nous aperçûmes les autres, au repos aussi sur la même rangée! Quelle inexprimable vision!

J'éprouvai surtout un sentiment de fierté en levant la tête vers le monstre. De la plate-forme où nous étions déposés par l'ascenseur, il me parut aussi haut qu'une maison de Paris.

Il se balançait à l'aise, retenu par ses amarres, dans la gaine où quatre locomotives eussent tenu à l'aise, hissées les unes sur les autres.

Vu d'en bas, l'orifice de ce refuge cylindrique nous avait fait l'effet d'une gueule de canon. A présent c'était un tunnel au diamètre considérable. Sa clef de voûte nous dominait d'une quarantaine de mètres.

Sur le balcon extérieur, qui pouvait passer pour la coupée de ce léviathan aérien, se tenait l'état-major.

M. de Réalmont nous présenta au commandant et à ses officiers, qui nous reçurent avec la plus parfaite affabilité.


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Sur le balcon extérieur formant coupée, le commandant et
ses auxiliaires nous reçurent avec la plus parfaite affabilité.


A leur tour, ils nous furent présentés par leurs noms, avec leurs titres respectifs:

— Monsieur le commandant Drapier, monsieur le chef d'état-major Alain de Troarec ; monsieur le second lieutenant Ravignac ; monsieur l'aspirant Robert de Cailleville ; monsieur l'officier d'intendance Lontin.

Le commandant était tout grisonnant, soucieux, avec une peau tannée de buveur d'air. Ses compagnons, blonds ou bruns, apparaissaient souriants et pleins de santé. Tous portaient le même vêtement bleu sombre, sobre de galons.


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Le commandant Drapier.


Ils étaient prévenus par l'aéramiral de notre visite. Ce fut avec la plus grande courtoisie qu'ils s'offrirent à nous faire examiner de près leurs installations.

A ce moment, M. de Réalmont nous tendit la main pour prendre congé.

— Ces messieurs, nous dit-il, sont chez eux ; ils vont vous donner sur leurs monstres tous les détails que vous souhaiterez.

— Vous nous quittez si tôt? demandai-je avec intérêt.

— Il le faut. Je viens d'entendre un appel qui me paraît précéder de quelques heures, tout au plus, le départ du régiment.

— Nous irons vous embarquer,

— Ce sera un grand plaisir pour moi, messieurs.

— Et vous souhaiter bonne chance!

Pigeon connaissait un Réalmont dans la marine.

— Vous êtes le parent de M. de Réalmont, capitaine de vaisseau? demanda-t-il au jeune officier d'aviateurs.

— Son frère, monsieur. Nous sommes trois frères.

— A la bonne heure! Le meilleur des hommes! Je l'ai connu en Amérique, aux Antilles, voilà une demi-douzaine d'années! Depuis lors je l'ai revu rarement ; permettez-moi de vous dire que je le considère comme un véritable ami, et de vous charger pour lui de mes meilleurs souvenirs.

— Je n'y manquerai pas, monsieur, si je le revois. Car nous partons pour une guerre où les risques sont grands.

— Tous nos voeux vous accompagnent. Comptez sur nous, dis-je, si le cas se présente jamais où nous pourrions l'un ou l'autre vous rendre service.

— Grand merci, messieurs! À tout à l'heure!

De chaleureuses poignées de mains et M. de Réalmont, ayant salué le commandant et l'état-major du Montgolfier, descendit à toute la vitesse de l'ascenseur dans les profondeurs de la montagne.

Le commandant Drapier nous invita aussitôt à l'accompagner, et ce fut, là encore, une incroyable leçon de choses.

Le superbe engin de guerre nous apparut dans son tube de granit, ou étincelaient des lampes à arc, vingt fois plus grand comme l'Austral. Je dis vingt fois!

Il était amarré par des câbles et retenu par ses crampons latéraux à de solides barres de fer qui couraient le long du tunnel. Sur son dôme se dressait une sorte de petite tribune destinée aux vigies ; un fil téléphonique la reliait aux postes de la direction du combat.

Dans les parois de maçonnerie étaient scellés des escaliers en fer, dont les rampes astiquées étincelaient sous les flots bleuâtres de la lumière électrique.

Nous franchîmes deux petits paliers d'une vingtaine de marches pour arriver au niveau du ballon dirigeable, en dessous duquel le poste — c'est le nom adopté pour désigner ce qu'on appelait jadis la nacelle — se balançait majestueusement, protégé par un solide blindage, avec ses instruments de route, ses engins de combat, ses munitions, ses provisions, ses machines électriques pour la lumière, le tout agencé avec la précision que nous admirons dans la marine.

L'étoffe du ballon, d'un or mat, était cousue avec une visible solidité. Cette constatation m'enleva du coup les appréhensions que j'avais longtemps conçues à ce sujet, lorsqu'on préparait l'enveloppe de l'Austral.

— Descendons, fit le commandant ; vous verrez mieux, messieurs. Je ne vous expliquerai pas la manoeuvre ; vous la connaissez comme nous, puisque vous-mêmes naviguez dans les airs. Au surplus, la locomotion aérienne est aujourd'hui si répandue dans le civil que beaucoup de sportsmen vont être pour l'aérotactique d'excellents réservistes... La mobilisation amène actuellement à Langres des ballons de toutes les formes que nos collègues vont préparer peu à peu au rôle offensif autour des places, soit avec le concours de leurs propriétaires, soit avec des hommes des divers contingents. Remarquez les innovations que nous avons soigneusement cachées jusqu'ici: suppression du lest en sable, son remplacement par la combustion, quand il le faut, d'un peu de pétrole pour vaporiser de l'eau, qui sous cette forme dilate le gaz et lui rend une quantité de force ascensionnelle Grâce à ce système nos aréocars peuvent rester non plus des heures, mais des jours et des nuits dans les airs.

Je reçus un choc. C'était Pigeon qui exprimait son allégresse en se reculant un peu vite.

— Comment, commandant! Telle est la nouvelle que vous nous donnez pour débuter! Vous pouvez désormais rester des journées dans les airs sans être obligés de redescendre aux provisions de lest?

— Absolument! C'est même là le grand secret de notre force, car il paraît très peu probable, d'après tout ce que nous savons des ballons étrangers, que ce dispositif soit connu ailleurs.

Nous continuâmes l'examen du poste.

Ses provisions de combat, ses tubes lance-torpilles et lance-fusées à l'air comprimé, deux mitrailleuses démontables pour les opérations à terre, l'arrimage et le classement de sa pyrotechnie protégés par des claires-voies en acier que recouvraient des plaques de verre, me donnaient positivement la chair de poule, autant pour les braves gens qui s'en allaient au combat sur cette nauf diabolique que pour les malheureux humains qui, sur la terre, étaient destinés à périr des blessures que leur ferait la forteresse volante.

— Imaginez-vous la puissance de chacun de nos cinquante colosses? demanda le commandant à Pigeon, dont la nervosité admirative le flattait. Avez-vous idée de la capacité de ces transatlantiques, comme les appellent nos équipages.

— Je n'ose dire, commandant.


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L'aérocar-amiral Montgolfier, d'une capacité de soixante-dix
mille mètres cubes de gaz, était un véritable léviathan aérien.


— Soixante-dix mille mètres cubes de gaz, dix fois le Patrie des premiers temps... avec une force ascensionnelle de quatre-vingt-dix tonnes. D'ailleurs, voyez cette longueur: deux cents mètres et ce diamètre: vingt-huit! Nous avons dû renoncer à l'emploi de l'électricité pour éviter les surprises désagréables d'un arrêt subit dans l'envoi à distance des forces motrices, et l'événement nous prouve, dès le premier jour de cette guerre, que nous avons bien fait. Nous avons à bord deux moteurs à pétrole de quinze cents pégases, qui actionnent quatre propulseurs énergiques. Ils donnent au Montgolfier, comme à toutes les unités du même type que vous voyez alignées dans leurs niches, une vitesse possible de cent kilomètres à l'heure.

— Vrai? fit Pigeon plus surexcité encore, si possible, qu'il ne l'avait paru devant les aviateurs de M. de Réalmont... Mais les pressions?...

— Oh! les pressions! Il à fallu s'en préoccuper. Tâtez donc cette enveloppe! Elle est composée de six épaisseurs de soie de Lyon, soigneusement superposées, cousues, et vernies.

— Et le combustible? demandai-je à mon tour. J'en vois des barils, des touries, mais combien?

— Assez pour exécuter mille kilomètres en pleine vitesse, ou trois et quatre mille kilomètres à vitesse réduite. Tout cela, bien entendu, comprend — c'est le principal — le transport de nos explosifs, et plus d'un millier de fusées, et de l'équipage avec ses officiers, en tout, soixante personnes. Douze s'occupent des moteurs et les autres du reste.


7. — Les monte-en-l'air

Le commandant Drapier nous considérait avec quelque malice. Il n'avait pas encore eu l'occasion d'énumérer ces choses à des profanes ; il jugeait par notre effarement de l'effet considérable que les révélations de l'An 2000 produiraient dans le pays lorsqu'elles seraient imprimées.

— Et le vent? risquai-je pour dire quelque chose qui ressemblât à une question sensée.

— Le vent? Nous ne le redoutons plus guère, avec nos «transatlantiques». Notre vitesse maxima nous permet de naviguer vent debout trois cents jours par an. Il va de soi que par tempête violente nous ferons comme à la mer, nous resterons au port, si possible. Mais il n'est pas dit non plus que nos forces ne nous donnent le droit de défier un choc des éléments, à l'occasion.

— Et vos équipages? demanda Pigeon. Comment les recrutez-vous? Ceci n'est pas du service à terre, loin de là ; ni à la mer. Il n'est pas prévu dans la loi, pas encore du moins. On ne peut donc y contraindre le contingent ordinaire...

— Bien entendu. Mais du contingent ordinaire, mon cher monsieur, nous ne voudrions pas! Il ne nous offrirait pas de garanties suffisantes. Songez donc! Voilà que depuis quelques années la durée du service militaire est réduite à dix mois. Que voulez-vous faire dans notre spécialité avec des soldats de dix mois?

— Peu de chose.

— Rien. Au surplus, ils pourraient se prévaloir, comme vous le dites, du silence des textes sur le service dans les airs, en attendant que le Parlement mette la loi militaire en harmonie avec les exigences de l'aérotactique. Mais je crois que les compétences du Parlement n'en ont pas envie, et elles ont raison. Nous avons là cent cinquante engins de guerre dont les dimensions ne sont pas semblables. Mettez que l'équipage de chaque unité soit de trente et quelques hommes en moyenne, abstraction faite des officiers. Cela donne près de cinq mille hommes, n'est-ce pas? Pour les trouver, nous n'avons eu qu'à ouvrir un registre d'engagements volontaires. Devinez combien il s'en est présenté?

— Dix mille?

Le commandant, pour être plus sûr de son chiffre, se tourna vers son second, M. de Troarec. qui, d'une voix fluette, déclara:

— Exactement dix mille deux cent soixante-quatorze.

— C'est admirable, fis-je.

— Oui, reprit le commandant, c'est admirable, messieurs, vous pouvez le dire! Mais pour qui connaît bien notre pays de France, ce n'est pas étonnant. La vaillance, l'audace, l'humeur aventureuse y resteront toujours en honneur, quoi qu'en puissent dire des déclamateurs affolés par la peur des coups! Ainsi voilà une arme nouvelle, créée pratiquement depuis dix années à peine et dangereuse, il faut bien le dire, à elle seule dangereuse comme toutes les autres réunies! Il s'agit d'exposer sa vie dans les airs, à des hauteurs d'où l'on est certain de tomber écrabouillé dès qu'on en tombe, car tout ce qu'on a trouvé jusqu'ici en fait de parachutes est impraticable ou insuffisant. Eh bien, malgré les dangers réels et apparents que présente la carrière nouvelle, il suffit de demander cinq mille hommes au pays pour qu'il s'en présente... vous avez dit, Troarec?

— Dix mille deux cent soixante-quatorze, interrompit vite Pigeon, qui n'avait pas ses oreilles dans sa poche.

— N'est-ce pas merveilleux?

— Superbe, fis-je à mon tour, superbe! J'espère au moins que les risques énormes que courent ces braves mathurins du ciel en s'engageant sous vos pavillons, commandant, sont compensés par de réels avantages?

— Oh! ça, oui, par exemple! Le ministre des Finances vous dirait mieux que moi ce qu'ils coûtent au pays. Ils lui coûtent chaud, voilà ce qui est indubitable. Chaque monte-en-l'air...

— Vous dites?

— C'est le petit nom qu'ils se donnent entre eux, comme les aviateurs que vous venez de voir se sont baptisés les «voleurs». Chaque monte-en-l'air de la flotte nationale touche par jour une solde de vingt francs, qui double en temps de guerre. Voilà donc des gaillards qui vont encaisser.

— Douze cents francs par mois, quatorze mille francs par an. Pour peu que la guerre se prolonge cent ans, comme aux temps héroïques.

Les officiers se mirent tous à rire, le commandant plus que les autres.

— Oh! monsieur, dit-il avec une sérénité qui me frappa, une guerre aujourd'hui ne peut même plus durer cent jours. Vous allez voir ça. Nous en recauserons, si vous voulez bien, dans trois mois, pour peu que nous soyons encore vivants les uns et les autres...

— Ce qui est peu probable, déclara d'une voix de basse-taille le lieutenant Ravignac, dont l'origine méridionale se trahit aussitôt.


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Le Lieutenant Ravignac.


A l'entendre pronostiquer de cette façon funèbre, je sentis un frisson.

— Peu importe, continua le grand chef, voilà des paies et des hautes paies qui nous éloignent du vieux prêt de l'armée française, fixé jadis à un sou par jour! Je me rappelle que mon père, un brave cultivateur de la Manche, me faisait sauter sur ses genoux en chantant un refrain, toujours le même, qui a décidé, je crois bien, de ma carrière:


Petit pioupiou,
Soldat d'un sou!


Mais ce n'est pas tout. Chacun de ces hommes-là est assuré sur la vie pour un capital de dix mille francs, payable à ses héritiers. Et je vous prie de croire que les Compagnies ne se gênent pas pour demander à l'Etat primes et surprimes. M. de Réalmont a dû vous dire que c'était la même chose dans son régiment

— C'est énorme! Quelle dépense chaque année pour le Trésor!

— Ah! dame, on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs! Additionnez et multipliez...

— Et les officiers? hasarda Pigeon. Autre question onéreuse!

— Ils sont payés en proportion. Nous entrons dans l'aérotactique par le même procédé que les hommes d'équipage: engagements volontaires. On avait besoin de six cents officiers environ. Il s'en est présenté deux mille, et beaucoup n'ont pas pris la peine de se faire inscrire, sûrs qu'ils étaient d'avance qu'on les refuserait faute de place. Eh bien, un aspirant reçoit ici huit mille francs par an, pour commencer. Un lieutenant en second touche douze mille, un lieutenant en premier seize mille, un commandant vingt-quatre mille. Et, bien entendu, contrats d'assurances sur la vie dont le capital varie, en cas de mort, entre vingt mille et cent cinquante mille francs. Haute paie, c'est-à-dire double solde en temps de guerre, comme les hommes d'équipage, toujours...

— C'est bien payé fis-je ; mais tout de même...

— Ah! Il y a des risques, beaucoup de risques! Ainsi quand on a parlé d'instituer des ambulances volantes pour nous suivre et recueillir nos blessés, j'ai appuyé, avec tous mes collègues, la réponse de l'aéramiral Rapeau à la Commission du budget: Bien inutile, messieurs, de se préoccuper des ambulances avec nous. Un monte-en-l'air mort à son poste est devenu un danger pour la manoeuvre: on le balance par-dessus bord. Un blessé n'est pas moins encombrant: on l'achève.

— Comment! m'écriai-je avec indignation.

— Que voulez-vous? C'est la guerre d'aujourd'hui. Elle a ses exigences comme l'ancienne. Elles sont différentes, voilà tout. «Dès qu'un homme du bord, dit notre théorie, frappé de manière à ne plus pouvoir servir d'aucune façon à la manoeuvre ou au combat, devient un danger pour l'équipage, le commandant a le devoir de lui ôter la vie par le moyen le plus rapide et le plus humain.» Nos chimistes ont découvert pour cet objet des petites bouteilles extraordinaires. Il suffira qu'on nous les tienne une seconde sous le nez. Nous n'aurons que l'embarras du choix.

— C'est effroyable.

— À qui le dites-vous? Impossible, pourtant, de véhiculer dans l'espace des morts et des mourants! Mais ne nous arrêtons pas à ces considérations mélancoliques — aussi bien vous êtes pressés et les minutes, à présent, sont comptées pour tout le monde.

Voici, en dessous du poste, le phare destiné à projeter des flots de lumière sur l'ennemi et les antennes de télégraphie sans fil. Voici, sous ces banquettes, douze cents fusées percutantes, destinées à mettre le feu aux villes, aux villages, aux récoltes, aux fermes, à tout ce que le commandement en chef nous dira d'incendier.

— Mais c'est affreux, commandant!

— Tant pis! La guerre sera féroce, infernale, désormais, ou elle ne se fera plus.


8. — Explosions mystérieuses

Le commandant achevait à peine cette phrase qu'une explosion sinistre ébranlait les parois de la montagne et se répercutait avec une angoissante lenteur dans toutes les vallées.

Le tunnel où nous étions avait tremblé: le Montgolfier frémissait sur ses amarres ; tous les visages pâlissaient, et au dehors c'étaient aussitôt d'épouvantables clameurs.

Quitter le poste, descendre les escaliers et nous précipiter sur les balcons extérieurs fut pour l'état-major, les hommes du bord, Pigeon et moi, l'affaire d'un instant.

Personne ne parlait, car personne n'osait dire ce qu'il appréhendait.

Sur tous les balcons semblables j'aperçus le même groupement inquiet des officiers et des monte-en-l'air. Tous se penchaient sur l'abîme, comme si l'abîme dût leur crier sans délai des explications.

Comment l'idée me vint-elle, à moi simple civil, de braquer ma jumelle sur le ciel? Je n'en sais rien

Peut-être était-ce le cauchemar de l'attaque qui, la veille, m'avait coûté mon pauvre Wang!

Alors que chacun autour de moi cherchait en bas, je cherchais en haut. J'avais raison.

— Commandant! m'écriai-je, commandant! Messieurs! Là-haut, voyez! À mille mètres d'ici, peut-être? Je ne saurais dire. Mais voyez, appréciez vous-mêmes! Un croiseur! Un croiseur qui n'est pas des nôtres. Vite, regardez! Il va entrer dans les nuages! C'est un ballon noir. Encore! On dirait le même!

Le commandant Drapier se saisit de ma jumelle et trois secondes, dans un geste furibond, la tint fixée sur le point que je lui désignais du doigt.

— C'est vrai, dit-il, avec un juron. C'en est un, mais je ne crois pas qu'il soit noir. Illusion d'optique! Et il n'est pas gros. Quel sabot! Plus de doute, c'est un éclaireur allemand qui nous a lancé son défi sous la forme de quelque fusée dans le genre des nôtres, sans doute? Ah! les sales bêtes! Il leur en faut tout de même, un toupet! Le voilà en fuite vers le Nord, protégés par des nuages! Et dire que nous sommes encore ici! Mais qu'on nous lâche donc! Que nous allions donner la chasse à ces corbeaux! Qu'attend donc l'aéramiral?

Rapidement, le commandant se pencha sur le vide, pour voir ce qui se passait aux étages inférieurs de la montagne. Je regardai à mon tour. Des files d'hommes couraient tous vers un même point. On eût dit de là-haut des fourmis pressées.

M. de Troarec s'était précipité au mégaphone dont j'avais remarqué le grand tableau à l'entrée du tunnel.

On se tut, car il fit des signes de la main pour indiquer qu'il apprenait du nouveau.

La plaque vibrante de l'appareil, large et haute de cinquante centimètres, lança dans l'amplificateur en métal qui la recouvrait:

— C'est, croit-on, une fusée qui est tombée d'en haut sur le laboratoire des chimistes. Tout a sauté! Il y a cinquante morts au moins, et plus de cent blessés. L'aéramiral demande tous les commandants au rapport, avant dix minutes, dans la Salle des Conseils.

Coiffé d'une casquette blanche, le commandant disparut comme dans une trappe, en s'excusant de nous quitter si brusquement.

M. de Troarec l'accompagnait.

— Vous pouvez descendre aussi, messieurs, nous dit M. Ravignac, dès que le plateau sera remonté. Ce sera pour vous un triste sujet d'article que celui-là. Mais vous devez vous attendre, à dater d'aujourd'hui, à en rencontrer de bien pénibles.

— Nous avons déjà commencé, répondit Pigeon en prenant congé, comme je fis moi-même, des officiers cloués par la consigne à leur observatoire.

Je remarquai que des signaux de toute nature, optiques et électriques traversaient les airs et se trahissaient à l'orifice de chaque tunnel. J'eus l'impression que quelque chose d'imminent se préparait. Il était à peine dix heures du matin.

L'ascenseur nous déposa en trente secondes dans le fond de la plus basse vallée. Nous étions seul à seul pour la première fois depuis notre arrivée au Mont-Blanc.

— Ça commence à ronfler, dit Pigeon avec l'air sarcastique qu'il savait prendre lorsque, par profession, il abordait un événement d'importance.

— Cinquante morts et cent blessés! répétai-je. Allons voir cette boucherie.

Mais nous ne vîmes pas grand'chose.

Un cordon de mitrailleurs à pied, l'arme sur l'épaule, montait déjà la garde autour du laboratoire des chimistes.

L'ordre le plus parfait présidait au dégagement des décombres fumants de l'édifice, construit de matériaux légers. Comme à l'exercice, des escouades d'ambulanciers transportaient les morts au bâtiment spécial destiné à recevoir pendant quelques heures les hommes qui succombaient dans la place.

Quant aux blessés, c'était pitié d'entendre leurs plaintes et leurs gémissements.

Avec de grandes peines, on les retirait de ce brasier où ils brûlaient après avoir été mutilés.

Un sous-officier nous expliquait que des tonnes d'acide sulfurique, de benzine, d'éther, et bien d'autres liquides étaient entassés là, par quantités variées, à la disposition des préparateurs. Tout avait été projeté en l'air par l'explosion de l'obus, entré dans le toit du grand laboratoire, après avoir perforé la cuirasse protectrice qui le recouvrait dans toute sa longueur.


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Des escouades d'ambulanciers transportaient les blessés
dont on entendait les plaintes et les gémissements.


Car, pour lui, c'était un obus qui avait fait le coup. On le retrouverait plus tard. On aurait ainsi la preuve d'un fait singulier ; tandis que nos aérocars n'étaient encore que d'admirables brûlots, capables d'incendier les villes, mais non de les bombarder, l'ennemi possédait un canon volant, positivement, un aérobusier qui envoyait de gros projectiles! L'aéramiral en ferait, une tête, quand il apprendrait ça!

Puis il ajouta, montrant les morts couchés sur des civières:

— Quand on pense qu'on sera comme ça, demain, ou après-demain, à moins que ce ne soit la semaine prochaine, vrai de vrai, on a le dos qui vous picote.

— Pourquoi? lui dis-je. Tout le monde n'est pas tué à la guerre!

— Ah! monsieur, reprit-il, c'était bon autrefois ces consolations-là. Elles avaient un peu de sens commun. On allait à la guerre et on en revenait, sans doute. Mais à présent, c'est changé. Tout le monde y restera. Vous verrez ce que je vous dis. D'ailleurs, il faut ça, pour que la guerre ne soit plus possible. C'est embêtant, par exemple, de faire brigade avec ceux qui vont servir à la démonstration.

Nous étions seuls sur une grande place couverte d'herbe et de fougères, qui s'étendait devant les bâtiments démolis.

L'idée ne me vint pas un instant de me demander comment les sentinelles placées autour de ces bâtiments nous avaient laissé avancer jusque-là.

Nous nous sentions si bien chez nous que la chose me sembla toute naturelle, alors que j'apercevais des colloques bruyants de tous côtés, entre les sentinelles et des camarades, amis des chimistes morts et blessés, qui cherchaient à se renseigner, à voir les victimes.

Nous entrâmes dans l'hôpital tout proche. Les chirurgiens secondés par des infirmiers actifs y coupaient déjà bras et jambes comme les bouchers écartèlent le bétail.

Du sang giclait sous nos pas. Les lits en étaient teints. Par des plaies béantes s'échappaient des flots rouges qui faisaient peine à voir.

— Sortons, dis-je bientôt à Pigeon, en prenant le bras de mon lieutenant ; ce spectacle, ces cris de douleur me désolent.

Mais nous ne pûmes sortir, car à l'instant même, l'aéramiral entrait, suivi de ses officiers en troupe compacte.

Tout aussitôt il nous aperçut et ce fut pour nous faire un signe de pitié en nous montrant, tour à tour le ciel d'où était venu le coup et le sol où les flaques sanglantes attestaient le carnage.

Il passa auprès de chaque lit, parlant aux blessés d'une voix compatissante. Mais nous devinions que c'était là le simple accomplissement d'un devoir de chef. Le ministre avait l'esprit ailleurs.

Il songeait au plan qu'il s'était tracé avant de venir, plan dans lequel n'était pas entrée, sans doute, l'idée que les Allemands pussent oser, avec une telle audace, incendier la citadelle même de cette aérotactique dont ils redoutaient l'offensive, on le savait chez nous, par maints rapports d'espions.

— Ecoutez! me dit tout à coup Pigeon.

J'écoutai. Et en écoutant je regardai l'aéramiral.

Il faisait de même, arrêté devant un moribond, et ses officiers l'imitaient.

Alors, en dépit du brouhaha qui secouait l'immense dortoir, en dépit des cris de douleur qui partaient de cent bouches et des ordres que les travailleurs se passaient bruyamment au dehors, pour l'extinction rapide de l'incendie, nous entendîmes distinctement un bruit sourd, mais faible et lointain, lointain.

Il fut suivi de deux autres, plus faibles mais rapidement consécutifs. Nous crûmes à un tremblement de terre lorsque se fit entendre ce commandement bref:

— Au sismographe!

— Venez voir, messieurs, dit une voix derrière nous.

C'était celle de Tom Davis.

Le lieutenant anglais, rembruni, tout soucieux, me prit par le bras et m'entraîna au dehors.

Mais déjà le sismographe avait parlé. Le curieux appareil venait de dénoncer avec précision que la terre avait tremblé trois fois et rudement, à moins de cinq cents kilomètres du Mont-Blanc.

L'officier du génie qui nous donna cette nouvelle en courant promit à Tom Davis de lui fournir bientôt des détails, lorsqu'il aurait conféré avec l'aéramiral.

Nous attendîmes quelques minutes, anxieux. Nous avions raison de l'être. Notre informateur reparut.

— Les détonations que vous avez entendues, nous dit-il, ont bien trahi trois secousses, mais grâce à nos appareils, nous établissons très nettement que ce ne sont pas là des tremblements de terre. Ce sont des déflagrations de poudres formidables qui ont remué le sol dans un rayon de cinq cents kilomètres du point où elles se sont produites. À mon avis il faut conclure à l'explosion de quelque fort de première classe.

— Mon Dieu! fit Pigeon tout ému.

— Attendez, monsieur, riposta l'officier. Peut-être ce fort n'est-il pas en France. Nous devons au moins l'espérer.

Espoir inutile!

Dix nouvelles minutes ne s'étaient pas écoulées que par le fil souterrain qui reliait la place au cabinet du gouverneur de Lyon, arrivait au ministre une épouvantable nouvelle.

Ce fut le lieutenant Davis qui, tout chagrin, nous l'apporta dans le coin d'un petit bois jaunissant où nous nous tenions avec Pigeon, tous deux mornes, pensifs.

— C'est inconcevable, dit-il à voix presque basse. La ville de Belfort tout entière a sauté d'une effroyable manière. Sans que les forts qui la protègent aient été un instant menacés par l'ennemi, qui n'a pas paru encore dans la contrée, tout ce qui constitue la ville a été projeté en l'air comme par la poussée de lave d'un volcan. Les incendies sont innombrables ; les maisons sont détruites dans les proportions de deux sur trois ; on n'a aucune idée du nombre des morts, mais il sera énorme: des milliers sans doute. Le fort de la Miotte, qui domine la ville, a reçu cet insolent télégramme de Mayence: «Cherchez la clef de ce mystère, vous la trouverez sous terre, mais à de grandes profondeurs. Salut, Totenfabrik


9. — Les nouvelles de Paris

Pigeon répéta tristement le mot barbare:

Totenfabrik!

— Qu'est-ce que cela veut dire? demandai-je à l'homme qui restait rarement en panne devant une difficulté.

— Que le souvenir des pertes infligées aux Allemands par nos aînés, les courageux défenseurs de Belfort, pendant les 103 jours du siège de 1870-71, n'est pas sorti de leurs mémoires, là-bas!... Totenfabrik, en allemand, signifie fabrique de morts. C'est le sobriquet macabre que les assiégeants donnaient alors à la ville héroïque dont la résistance prolongée et meurtrière restera toujours comme un exemple pour les Français soucieux de défendre la France...

Le lieutenant Davis nous quitta ; il avait hâte de rejoindre le ministre en des conjonctures aussi graves.

— Venez avec moi là-haut, nous dit avec affabilité l'officier du génie: nous saurons, au poste de sans-fil, les nouvelles avant quiconque.

A toute vitesse un ascenseur nous hissa vers les sommets que nous n'avions pu qu'entrevoir jusqu'alors.

Sur l'une des plus hautes crêtes de la forteresse, un pylône dressait son antenne vers le ciel.

A sa base les employés transmetteurs occupaient une maisonnette où commandait un peu notre cicerone. Il se fit remettre les bandes de papier sur lesquelles s'imprimaient directement en caractères usuels, par un ingénieux mécanisme, les messages lancés en échelons de la tour Eiffel vers tous les points de notre territoire.

Ils ne parlaient que de l'explosion formidable de Belfort, énuméraient les conséquences de la catastrophe initiale, les morts et les blessés qu'on relevait dans les rues.

Ainsi cette tragédie se jouait, toute pantelante, à je ne sais combien de lieues de nous, et minute par minute, l'insaisissable fluide, capté par le génie de l'homme, traversait les espaces pour nous mettre, à l'aide de signaux aussitôt transformés en clair, au courant de chaque épisode! Et ces signaux avaient déjà fait le voyage de Belfort à Paris ; c'était Paris qui nous les renvoyait, de postes en postes toujours plus élevés!

La curiosité professionnelle reprenant le dessus, nous attendions, à présent, il faut bien l'avouer, une explication de l'inquiétant mystère.

Comment cette explosion terrible avait-elle pu se produire en pleine ville, sans que l'ennemi eût encore apparu, même au large des forts protecteurs? Quelque espion sans doute? Une bande de traîtres dissimulés parmi les Français avait préparé le coup dans quelque maison?

Ce fut bien plus extraordinaire.

Un télégramme du gouvernement à l'aéramiral — le quarante-sixième de la matinée — vint bientôt nous fixer.

Moins de dix minutes après l'explosion, on avait cherché sous la terre, comme l'odieuse dépêche y invitait les Belfortains, et l'on avait trouvé la clef du mystère, en effet.

Une mine creusée à près de cent mètres de profondeur venait des pays rhénans. Son puits de descente s'ouvrait dans quelque place forte, évidemment.


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Une charge formidable de plutonite, placée dans une mine creusée à cent mètres
de profondeur et venant des pays rhénans avait anéanti la ville de Belfort.


Le gouverneur de Belfort l'avait reconnue sur une distance de cinq cents mètres, venant de l'Est. Elle était large et haute, et nécessairement ce n'était pas de la veille que les sapeurs d'Allemagne l'avaient creusée.

La vraisemblance ordonnait de croire, au contraire, que depuis longtemps, en prévision d'une guerre voulue, nos voisins s'étaient occupés à ce travail de taupes, et que la galerie qui aboutissait au coeur de Belfort partait des roches éruptives de la Forêt Noire pour traverser le sous-sol friable de l'Alsace.

En vingt-quatre heures la distance nécessaire à la pénétration finale avait été déblayée par des machines perfectionnées, vrilles géantes actionnées à distance par l'électricité.

Une charge formidable de plutonite, la dernière venue et la plus terrible des matières explosives, s'était trouvée, vite aussi, entassée dans le puits d'accès. En peu de temps, le crime était donc consommé.

Nous n'avions rien à dire. Les hostilités n'étaient-elles pas ouvertes depuis la veille?

— Si les choses vont de ce train-là, dis-je, alors que la première journée de guerre n'est pas encore écoulée, que nous réservent les autres?

Pigeon eut une idée.

— Si notre obligeant informateur, dit-il, voulait nous faire un grand plaisir, il nous mettrait au courant de ce qui se passe à Paris. Nous n'en savons rien. Depuis douze heures, il a dû s'y produire des choses!.. Et au dehors? Que dit-on? Que fait-on? L'An 2000 paru ce matin n'arrivera pas à Chamonix avant l'après-midi, s'il y arrive, par des voies et des routes encombrées de réservistes, de canons, de trains militaires de toute espèce! ;

— Très volontiers, messieurs, répondit l'officier en remettant au sergent du poste les dépêches dont il venait de prendre connaissance. Voici ce que je sais: la guerre n'est pas universelle, comme on l'a dit tout d'abord, et pour cause. En Europe, sans doute, toutes les puissances sont, par l'intérêt commun, réunies en faisceau contre l'Allemagne, dont l'insupportable morgue et l'humeur conquérante ont lassé les plus patients. Depuis qu'elle a démembré l'Autriche et occupé Trieste, les Italiens ont beaucoup récriminé contre leur ancienne alliée. Mais c'est tout. L'action des autres peuples est précisée depuis ce matin ; elle reste expectante, car tous ont peur

La guerre qui commence met donc face à face, aujourd'hui, les Allemands, tous les Allemands, dont le rêve ambitieux est de germaniser le monde, à la façon dont les Romains le romanisèrent autrefois, et les Anglais alliés aux Français, sous l'oeil attentif de tous les autres peuples, prêts à intervenir pour achever la déroute d'un ennemi commun. Les ennemis séculaires sont réconciliés depuis longtemps déjà, devant le péril semblable. Telles sont les positions prises sur notre continent. Que si nous passons dans l'autre hémisphère, c'est aussi clair. Les Etats-Unis, joignant aux griefs qu'ils ont contre les Anglais ceux qu'ils nourrissent contre les Asiatiques, ont annoncé à l'Allemagne qu'ils épousaient sa cause. Ils s'occuperont là-bas avec les Japonais, tandis que John Bull et nous, messieurs, nous besognerons par ici. Telles sont les dernières nouvelles arrivées ce matin pour l'aéramiral. C'est une grosse partie qui commence ; mais il fallait qu'elle fût jouée. Si la France l'avait ajournée d'un demi-siècle encore, c'était trop tard. L'heure paraît, à mon avis, propice pour tenter avec le concours de l'Angleterre, avec celui des Japonais et de ce qu'ils ont pu armer de la Chine, le combat décisif où nous devrons vaincre ou périr. Comme le loup-cervier qui depuis si longtemps parle de s'agrandir encore à nos dépens et de nous manger, s'élancera un jour pour nous mordre à la gorge et qu'il cherchera brutalement à nous étrangler dans l'espoir de dominer seul le vieux monde, en face d'une Grande-Bretagne privée d'alliances européennes, par l'évanouissement de la nôtre, allons-y carrément! Nous avons une occasion de placer nos atouts ; plaçons-les et que cela finisse! Le vieux monde et le nouveau se ruinent en dépenses de guerre sous la perpétuelle menace d'un Croque-mitaine. Sus au Croque-mitaine! C'est l'existence de notre pays qui va se décider. La chose en vaut la peine. Potius mori! Plutôt mourir!

— En se disant toujours qu'il faut vaincre, fis-je.

— Parfaitement, monsieur!

Des appels de clairons vinrent donner à ce petit discours une conclusion martiale.

— Attention, nous dit l'officier ; c'est le rassemblement des aviateurs. Descendons plus bas ; vous allez voir un curieux spectacle!


10. — Vengeance!

En trois minutes nous étions à mi-côte, sur l'une des esplanades qui servaient aux aviateurs pour leurs ordinaires exercices. Les clairons sonnaient ; les anfractuosités de la montagne se renvoyaient leurs notes joyeuses.

Dans l'air très pur nous vîmes aussitôt apparaître des nuées d'hommes noirs, poussant devant soi la petite machine à deux roues.

Sur un champ de manoeuvres qui s'étendait au fond de l'énorme cirque, des vols de dix, vingt, trente couples d'aviateurs se posèrent le plus doucement du monde, après nous avoir donné l'impression qu'ils se lançaient désespérément dans un précipice pour y chercher la mort.

L'expérience du caporal et de son aide, renouvelée par des centaines de tirailleurs volants se multipliait devant nos yeux.

Du haut des plates-formes avancées les escouades piquaient dans les airs au coup de clairon, planaient un instant et descendaient droit vers le point de la grande route où s'accumulait, depuis le matin, le matériel roulant destiné à les emporter dans le Nord.

Bientôt les compagnies se formèrent avec netteté.

A bonne distance les unes des autres, elles nous parurent beaucoup plus vite rangées que des escadrons de cavalerie.

Leurs longues files s'alignaient sous le soleil. Les officiers vérifiaient les paquetages, les moteurs, les trousses de réparation que chacun portait en bandoulière.

Les hommes, coiffés du béret, leur pèlerine en sautoir, manoeuvraient à terre avec une incroyable agilité les appareils volants, grâce aux deux petites roues parallèles qui les faisaient ressembler, disait à présent Pigeon, à des tondeuses mécaniques pour le gazon.


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Les escouades piquaient dans les airs au coup de clairon.


Nous prîmes congé de l'officier du génie pour nous diriger vers le quai d'embarquement où nous revîmes bientôt M. de Réalmont, fort occupé en un pareil moment.

Bientôt une sonnerie d'honneur retentit. Les deux mille quatre cents hommes prirent la position rectiligne et attendirent, la mitrailleuse suspendue à l'épaule, la main droite fièrement appuyée sur le cou de la «jument».

— Voici l'aéramiral qui vient les passer en revue avant le départ, dit Pigeon, dont la lorgnette fouillait au loin.

Ce fut un quart d'heure des plus intéressants.

Le grand chef, toujours suivi de l'état-major, passa d'abord devant le front de chaque compagnie, regardant de près les équipements, l'armement, touchant du doigt tel et tel accessoire, dont il connaissait la destination mieux que personne ; quelques-uns même étaient de son invention.

Les officiers, postés à distance devant leurs sections, dans la même attitude que les hommes, nous procurèrent une émotion grandiose lorsque le colonel fit avancer le drapeau.

— Vite, opina Pigeon, quelques clichés de ces tableaux-là! On ne les a pas vus souvent, dites, patron!

Et les clac, clac de son objectif résonnèrent dans le grand silence qui s'était fait autour de nous.

A distance nous suivions l'aéramiral.

Chose singulière, personne n'y voyait à redire. Aucune observation. Pas l'ombre d'un planton ou d'un factionnaire pour nous demander ce que nous faisions là, non plus que pour nous inviter à porter plus loin nos pas civils. Les officiers supérieurs nous connaissaient déjà de vue ; c'était peut-être là l'unique raison de tant de mansuétude.

— En vérité, dis-je à Pigeon tout bas, il faut venir ici pour être reçu comme nous l'avons été. Que d'articles, mon bon! Et quels articles nous aurons à faire tout à l'heure!

— Ce Rapeau est vraiment un homme bien aimable.

— Et Tom Davis, donc! C'est vers lui que doit aller surtout notre reconnaissance, car sans lui peut-être...

— Par conséquent, vers miss Ada, dites?

— C'est juste! Bonne et charmante miss Ada! Dans quelles transes doit-elle être à cette heure, chez son oncle Wouters! Avec quelle impatience elle doit attendre que son lieutenant revienne à Paris, ne serait-ce que pour un quart de jour!

— Mais il n'y retourne pas.

— Vous croyez?

— Parions! Vous voyez bien qu'il suit l'aéramiral comme son ombre.

— Eh bien?

— Eh bien, c'est qu'il est venu ici avec Rapeau pour combiner une manoeuvre de la flotte aérienne, manoeuvre à laquelle il doit participer par ordre, lui, délégué de l'état-major anglais. Et bien probable que l'expédition qui se prépare n'ira pas se promener à Paris. Mais va-t-elle bientôt partir, cette flotte?

— Vous êtes impatient, Pigeon.

— J'ai soif de vengeance.

— Vous n'êtes pas le seul ici que ces atrocités aient exaspéré. Ecoutez Rapeau haranguer les aviateurs!

Nous tendîmes tous deux les oreilles.

L'aéramiral criait, face à la troupe nouvelle, massée par compagnies sur quatre colonnes profondes, son colonel en tête — un ingénieur des mines qui n'avait pas quarante ans, nous dit-on:

— Officiers, sous-officiers, caporaux et soldats du 1er aviateurs à hélices!...

— C'est drôle tout de même, risqua Pigeon en me poussant le coude, d'un geste amusé.

— C'est drôle? C'est drôle? Pourquoi drôle? répondis-je avec humeur. Parce que vous n'y êtes pas habitué! Comment voulez-vous qu'on les qualifie, ces braves, si ce n'est par leur désignation logique? On s'y fera, et elle paraîtra, dans quelques années, aussi naturelle que les autres. L'originalité d'aujourd'hui, Pigeon, c'est la banalité demain. Ecoutez Rapeau!

— Je suis heureux et fier, continuait l'aéramiral, d'avoir reçu du gouvernement de la République la mission de vous constituer, de vous instruire, enfin de vous mettre en route aujourd'hui pour les divers corps auxquels vous êtes affectés!... Vous avez tous prouvé, depuis la création de votre beau régiment, que la patrie pouvait compter sur votre dévouement, sur votre intelligence, sur votre adresse!... La guerre est aujourd'hui allumée sur l'Europe occidentale. Un ennemi qui depuis tant d'années nous cherche, va nous trouver prêt à le recevoir, à l'attaquer, à le poursuivre jusque dans ses repaires! Il n'a pas hésité sur le choix des moyens. Comme à toutes les époques de ses incursions chez le voisin, c'est par la terreur qu'il entend procéder. Depuis 1870, nous connaissons sa manière. Mais cette fois-ci, nous saurons lui rendre coup pour coup, et adopter, nous aussi, puisqu'on nous y contraint, la formule germanique: terroriser. La France compte sur vous ainsi que sur les autres fractions de l'aérotactique pour remplir cet office et porter à un ennemi qu'il faut abattre des coups terribles, soudains, tels qu'il n'en aura jamais reçu. Soyez braves et malins, mes voleurs! J'ai toute confiance en vous. Vive la France! Vive la République! Vengeance!

Ce fut une clameur tonitruante, dont les flancs des montagnes se renvoyèrent les échos pendant une grande minute.

Enthousiasmés, Pigeon et moi, nous poussâmes aussi les trois cris avec une véhémence patriotique.

Alors l'embarquement commença.

En une heure, tout fut casé, le matériel et les hommes, dans deux ou trois cents voitures automobiles cuirassées qui sortaient d'un petit vallon comme d'une trappe de féerie.

Le lieutenant de Réalmont vint à nous, comme nous le cherchions. Ce furent de cordiales poignées de mains, des souhaits sincères.

— Et l'esprit de vos voleurs? lui demandai-je.

— Excellent! Ils ont la conscience de leur supériorité ; ils en ont juste ce qu'il faut pour aiguiser leur audace naturelle. Je crois que nous ferons de la besogne.

Une à une les voitures s'éloignèrent vers Chamonix, sous l'oeil attentif du ministre.

A midi juste, la dernière se mettait en route.


11. — N'oublions pas le principal!

Je compris que Rapeau, une fois ses voleurs expédiés, allait procéder au grand lâcher des monstres, car un branle-bas général se manifesta.

Partout dans la montagne, ce furent des appels brefs de clairons, des coups de sirène de toutes modulations, dont les notes bizarres constituaient un langage inédit pour nos oreilles.

Pigeon me fit remarquer, en posant la main sur mon bras, que dans cette immense arène, personne ne criait, ne jurait.

Le contraire eût paru tout simple. Il semblait que chacun comprit la gravité du moment.

Des milliers d'hommes montaient et descendaient par les appareils mécaniques, accomplissant d'obligatoires corvées, couraient aux magasins, en sortaient chargés de provisions de toute sorte, qu'ils portaient sur leurs bras, sur leur dos, dans de larges mannes, et disparaissaient au fond des fourreaux, là-haut, comme des couvées d'hirondelles dans leurs nids.

Qu'allait-il se passer? L'aéramiral seul pouvait nous le dire. Je pensai que le plus simple serait de le lui demander. Pigeon approuva.

Excellente idée, car dès qu'il nous aperçut, Rapeau nous invita tous les deux à déjeuner avec son état-major.

— À deux heures précises, messieurs, au mess des commandants! Après quoi, vengeance! La flotte tout entière prendra le départ à trois heures!

Nous trouvâmes une fois de plus que ce ministre de l'aérotactique était vraiment un type peu commun ; qu'il reculait à des distances insoupçonnées jusqu'ici les bornes de la courtoisie ; que jamais, depuis qu'il existe au monde des ministres spécialisés dans les choses de la guerre et des plumitifs chargés de suivre leurs opérations, jamais pareille façon de procéder, si cordiale, au grand jour, n'avait été encore inaugurée.

Ainsi nous allions apprendre, en déjeunant avec le grand maître du moment, ce qu'il se proposait de faire de la flotte, vers quel but il allait diriger son vol, sur quel point il surprendrait l'ennemi. A coup sûr, les autres membres du gouvernement n'en savaient pas plus que nous. C'était inespéré.

Pigeon ne put s'empêcher de faire un geste de satisfaction qui lui était familier.

Ouvrant sur toute la largeur de sa figure placide un rictus qui laissait apercevoir une mâchoire solidement meublée, il se frotta les mains avec frénésie pendant quelques secondes, dès que notre amphitryon eut disparu derrière un bâtiment, courant avec ses subordonnés à de suprêmes examens, aux ateliers, aux poudreries, aux magasins de l'intendance, partout.

La rumeur des préparatifs grandissait de tous côtés.

— Croyez-vous, patron, me dit mon précieux aide, que l'An 2000 va rouler ses confrères, pour les renseignements? Sommes-nous en mesure de publier, oui ou non, sur les secrets du Mont-Blanc des colonnes de révélations, d'imprévu, d'inédit? Quel succès, dites?

Mais à l'instant même, le pauvre Pigeon devint un tout autre homme.

De mon côté je dus pâlir ou rougir, car un mouvement violent du coeur me troubla.

Nous en parlions bien à notre aise, des renseignements qu'on nous prodiguait depuis le matin! Mais ce n'était pas tout, il fallait les résumer et les transmettre à Paris.

Ce n'était pas pour notre édification personnelle et le seul plaisir de nous instruire que Rapeau nous les confiait avec cette prodigalité. C'était pour que la nation en eût à bref délai connaissance.

Le gouvernement, après tant d'efforts secrètement multipliés dans cet arsenal incomparable, unique au monde, rompait tout d'un coup avec les habitudes de silence qu'il s'était jusqu'alors imposées. Et c'était nous, les représentants de l'An 2000 qu'il chargeait, le hasard nous ayant aidés, de faire connaître à la France tant de choses réconfortantes!

Voilà qui était parfait. Mais nous n'avions pas l'air de nous douter qu'il fût grand temps d'écrire tout cela, ou du moins d'en écrire «le plus gros» et de le transmettre à notre journal.

Suivant le voeu qu'avait formé M. Martin du Bois, le directeur, nous devions mettre en moins de quarante-huit heures le public au courant de ce que nous avions appris, et ni Pigeon ni moi, nous ne semblions nous soucier de commencer un travail aussi urgent!

— Midi vingt! m'écriai-je. Il n'y a pas à hésiter, Pigeon! Il faut nous y atteler avant de déjeuner.

— Nous en aurons pour deux petites heures.

— Sans trop nous étendre sur la première dépêche, vite à la besogne et expédions-la, dare dare! Nous verrons à reprendre la suite plus tard. En une heure et demie ou deux, on peut déjà envoyer quelques colonnes à l'An 2000.

Nous eûmes bientôt fait de découvrir au fond de la ruche industrielle le bureau des télégraphes affectés au service de la correspondance électrique entre les autorités de l'arsenal, Lyon et Paris.

C'était une grande salle, plus longue que large, avec des tables énormes.

Sur ces tables, des commis de l'intendance frappaient avec frénésie de petites machines à écrire. Nous pûmes constater qu'elles étaient reliées aux appareils transmetteurs par des fils. De cette façon, les expéditeurs correspondaient directement du Mont-Blanc avec les bureaux de Paris ou de Lyon. Ils envoyaient eux-mêmes leurs dépêches aux destinataires.

A peine si je m'étais nommé au receveur principal du bureau, que cet aimable fonctionnaire, prévenu décidément, comme tous ses collègues, de notre arrivée à l'arsenal, nous offrit deux chaises, tandis que lui restait debout, dans une attitude respectueuse qui nous gênait.

— Si vous voulez bien patienter trois minutes, messieurs, nous dit-il, je vais faire établir la communication avec le bureau télégraphique de votre journal, pour deux opérateurs. Vous pourrez ainsi travailler simultanément. Les touches de vos machines, vous le savez, ne se borneront plus, comme jadis, à imprimer des lignes sur une feuille de papier qu'il faudrait ensuite transmettre à Paris par le fil souterrain. C'est vous-même qui, en imprimant votre article en clair sur les machines à écrire, le transmettrez à vos collègues du journal, à Paris.

À l'aide d'un petit téléphone, le receveur avait donné les ordres nécessaires: nous n'attendîmes même pas trois minutes.

— Messieurs, nous dit-il toujours souriant, les machines 14 et 15 sont à votre disposition, sur la grande table de droite.

Nous nous installâmes de notre mieux, et au bruit assourdissant de vingt autres appareils qui claquaient sans trêve sous les doigts des manipulateurs, nous prîmes contact avec les bureaux de l'An 2000.

Sans nous attarder à demander des nouvelles, nous conformant, en ceci, aux consignes maintes fois répétées, nous divisâmes en deux parties le compte rendu de notre extraordinaire visite.

Et alors, concentrés tous deux sur la besogne, frappant les touches à tour de bras, comme des sourds, en dépit de la fatigue qui nous accablait après une telle nuit et une telle matinée, nous n'eûmes de cesse que quatre colonnes de typographie fussent ainsi transmises au journal où elles étaient impatiemment attendues.

Après quoi, ayant remercié le receveur et payé quelques centaines de francs au guichet, nous partîmes en hâte pour nous présenter au déjeuner — sommaire évidemment et combien rapide — que le ministre offrait au corps des officiers avant de s'élancer dans les airs avec son armée.


12. — Toast vibrant

On mangea debout autour d'une immense table en bois blanc, sans nappe ni couverts. Quelques bouquets seulement la décoraient, de place en place.

Je constatai avec surprise que devant chacun des convives (nous étions cent cinquante-quatre exactement: les commandants de chaque unité, Rapeau, Tom Davis, Pigeon et moi) les ordonnances chargées du service n'avaient placé qu'une assiette.

Point de verres, ni de couteaux, mais une série de rondelles de couleurs différentes dans cette assiette unique. C'était le régime de la nourriture «concentrée» qui commençait.

Nous regardâmes avec curiosité nos voisins. Ils se sustentaient à l'aide du procédé expéditif que nous connaissions déjà. La faim aidant, nous les imitâmes.

C'est ainsi qu'en deux minutes, exactement, au milieu du brouhaha des conversations, chaque convive eut ingurgité du boeuf à la mode, du lapin rôti, du faisan et des ananas en guise de dessert, le tout, ma foi, très acceptable.

Pour boire il nous suffit de passer la langue sur une tablette d'aspect vineux.

J'avais bien entendu parler du bordeaux concentré, mais je n'y avais encore jamais goûté. C'est, ma foi, très savoureux.

Celui que l'intendance fournissait là devenait délicieux au contact de la salive. Il fondait positivement dans la bouche, en y produisant le double effet d'une gorgée rafraîchissante comme la glace, et tonique comme le Château-Margaux.

— Il est impossible, me glissa Pigeon dans le tuyau de l'oreille, que Rapeau ne porte pas un toast. Comment fera-t-il? Il n'y a pas un seul verre sur la table.

Le ministre, comme s'il eût entendu la question de mon fidèle et judicieux collaborateur, se chargea d'y faire une immédiate réponse.

Chaque officier d'aérocar portait à la ceinture, retenue par des attaches dorées et brodées, une épée très courte, qui rappelait le couteau de chasse.

L'aéramiral tira vivement la sienne et ce fut le signal d'une effrayante clameur.

— L'épée haute! criait-on autour de la table.

— L'épée haute! L'épée haute!

Puis le silence religieux... On eût entendu bourdonner une guêpe.

Rapeau, l'air plus soucieux que jamais, le visage contracté par l'évident chagrin que lui causaient les malheurs survenus dans le courant de la matinée, et aussi la supposition du sous-officier rapportée plus haut, brandit son arme et parla, d'une voix vibrante

— Messieurs, cria-t-il brusquement, mes chers officiers, vous tous dont la vie dépend de moi, comme celle de vos hommes dépend de vous-mêmes, ce n'est pas un verre qu'il faut lever aujourd'hui pour porter haut un toast à la République notre mère, c'est un glaive! Avec ce glaive, symbole de la guerre sans merci qui commence, qui est déjà commencée, nous venons d'en avoir les tristes preuves, nous détruirons l'adversaire que le gouvernement de la France nous a désigné! Il est probable que la campagne dont nous serons les héros ou les victimes, vous, messieurs, et moi-même, sera féroce, impitoyable, sauvage à ce point que les peuples n'en voudront plus jamais risquer de semblable. Souhaitons, pour l'honneur de l'humanité stupidement encliné à d'irréparables massacres, qu'il en soit ainsi! Mais jurons que l'ennemi arrogant qui prétend nous contraindre, qui depuis tant d'années cherche à nous asservir, ne connaîtra par nos mains que la dévastation, le feu, la ruine et la mort! Enfants perdus dans les espaces infinis, champions intrépides de cette marine nouvelle qui va bouleverser les lois de la guerre telle que les hommes l'ont faite jusqu'ici, jurons de donner tous notre vie au besoin pour assurer à la France et à ses alliés les avantages de la victoire. Entre nos mains elle consacrera la paix définitive dans le monde. Vive la France! Vive la République! Vive l'aérotactique, la nouvelle reine des batailles!

Le couteau pointé à bout de bras, les yeux hors des orbites, la bouche démesurément ouverte, tous les officiers de la flotte répétèrent les trois cris.

Je crus que la salle s'effondrait sur nous.


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— Vive l'aérotactique, la nouvelle reine des batailles!


Le vacarme dura deux longues minutes. Il était deux heures trente, exactement.


13. — Le départ de la flotte

Alors ce fut un curieux concert de signaux.

Sur un mot de Rapeau, tous les convives disparurent par les portes, par les fenêtres, qui n'étaient guère hautes au-dessus du sol, et s'élancèrent vers les ascenseurs.

De la Plaque de Cheminée, là-haut, s'échappaient de formidables notes.

Les sirènes, les sifflets, tout ce qui pouvait envoyer aux équipages le suprême appel tonitruait dans la montagne.

En un clin d'oeil, tandis que les officiers remontaient à la plus grande vitesse des cages vers leurs navires respectifs, plusieurs milliers de soldats, mitrailleurs alpins de la garnison, ouvriers des ateliers, infirmiers mêmes, désertant pour quelques minutes le chevet des malheureux blessés, furent réunis sur la grande place occupée par les bâtiments administratifs.

Du fond de la gigantesque cuve on verrait admirablement le départ de la flotte. Et qui donc eût laissé passer un semblable événement, le premier du genre dans l'histoire humaine, sans se précipiter au dehors pour le voir, le suivre des yeux le plus longtemps possible, de façon à pouvoir dire plus tard, si tout le monde n'était pas tué au cours de cette guerre: j'étais là, j'ai vu cette chose inoubliable...

Nous sortîmes de sa salle les derniers, avec l'aéramiral et Tom Davis.

— Eh bien, nous dit le ministre, entre deux ordres donnés à toute vitesse aux sous-officiers de l'intendance et de l'artillerie qui surgissaient autour de lui, êtes-vous satisfaits, messieurs?

— Nous sommes confondus, monsieur le ministre, déclarai-je.

— D'admiration, compléta Pigeon.

— À trois heures, nos cent cinquante cachalots, grands et petits, seront tous en l'air et feront route vers...

Nous attendions là une fin de phrase qui ne vint pas. Tom Davis avait regardé Rapeau avec inquiétude, comme s'il eût redouté que le ministre n'en dît trop long, cette fois, sur le but de l'expédition combinée d'accord avec lui, avec l'Angleterre, c'était de toute évidence.

Mais l'aéramiral n'avait pas eu besoin d'être rappelé à la prudence. Il s'était arrêté à temps.

Pigeon, toujours questionneur, risqua une phrase tendancieuse:

— C'est dommage, dit-il, que nous ne puissions vous accompagner dans les airs?

— Pourquoi donc pas? répondit aussitôt le ministre de l'aérotactique avec l'approbation, souriante cette fois, de Tom Davis. Je ne peux pas vous dire où nous allons parce que c'est un secret qui ne m'appartient plus. Mais rien ne m'interdit de vous prendre à bord de quelqu'un de nos aérocars, messieurs, si le coeur vous en dit. Il est certain que par ce procédé vous continueriez à être furieusement supérieurs à tous vos confrères, car tandis qu'ils continueraient, eux, à ramper sur cette pauvre terre, vous atteindriez, vous autres, avec nous les hauteurs du ciel. Vous assisteriez ainsi à nos évolutions, à nos batailles. Ce sera, un peu mouvementé, je vous en préviens. Mais vous avez, je pense, fait le sacrifice de votre vie avant de partir pour cette campagne.

— Comment donc! s'écria Pigeon. Deux fois pour une!

Je fus moins prompt à la riposte. Ce Pigeon, lui, ne doutait de rien et ne redoutait rien. Il était célibataire! Moi, qui venais de voir ma petite famille s'accroître, trois mois plus tôt, d'une charmante fillette, j'eus un court moment d'hésitation.

Mais le devoir professionnel, stimulé par un légitime amour-propre, eut bientôt pris le dessus.

— Vous consentez à nous embarquer? fis-je en tendant la main à l'aéramiral. Topez là, monsieur le ministre!

— À la bonne heure, messieurs de l'An 2000! Je vous affecterai aux bâtiments que vous me désignerez. Choisissez! Un gros? Un petit?

Pour ma part, je sollicitai l'honneur d'être placé à bord de l'aérocar amiral.

— C'est entendu. Vous venez avec moi sur le Montgolfier. Courez vite vous y installer. Vous avez déjà fait connaissance avec Drapier, m'a-t-on dit?

— Oui, monsieur le ministre.

— Parfait! Quant à monsieur votre lieutenant...

— Envoyez donc M. Pigeon avec moi, dit Tom Davis très affectueux, à bord du Santos-Dumont.

— Comme il vous plaira. Vous voilà casés, messieurs, et aux premières places pour voir de près toutes nos opérations. A présent, je ne vous garantis pas que vous rencontrerez des bureaux télégraphiques à travers les nues pour y expédier vos dépêches. Mais la Sans-Fil est là pour quelque chose.

— On se débrouillera, monsieur le ministre, déclarai-je avec la joie sauvage d'une aussi invraisemblable aubaine, on se débrouillera.

Une fois encore nous fûmes séparés les uns des autres par la fièvre des suprêmes préparatifs. J'en profitai pour échanger avec Pigeon des impressions et des confidences qui sans être précisément funèbres, empruntaient à la situation quelque chose de mélancolique.

Je lui fis mes recommandations paternelles en cas de malheur — nous pouvions à chaque minute rencontrer l'un ou l'autre la mort de Wang — il me fit les siennes, et sans autres discours nous nous précipitâmes vers nos ascenseurs respectifs, moi pour le Montgolfier, lui pour le Santos-Dumont.

Ce fut une belle arrivée que la mienne dans le fourreau du navire aéramiral.

Le commandant Drapier, informé de ma venue, me salua de la casquette avec un geste large et satisfait. Ses officiers me firent de petits signes d'intelligence, occupés qu'ils étaient aux derniers préparatifs du départ.

— Le ministre m'a téléphoné que vous étiez des nôtres, me dit le commandant, tout en surveillant l'embarquement de ses dernières provisions. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous allez voir de l'inédit.

J'étais de plus en plus surpris de la prévenance de Rapeau. Ainsi, dans un moment pareil il avait trouvé le temps de prévenir au gîte du Montgolfier!

Et sûrement il en avait fait autant pour Pigeon au Santos?

Quel admirable auxiliaire pour la presse qu'un ministre comme celui-là!

Il est vrai, me disais-je, que l'aérotactique naît à peine — c'est aujourd'hui qu'elle entre en ligne pour la première fois depuis que le monde est monde — et que son grand manitou a tout intérêt à la présenter telle qu'elle est, de visu, par l'intermédiaire de reporters impartiaux et dûment renseignés

Je n'avais pas achevé ma réflexion qu'un coup de canon formidable ébranla une fois de plus toutes les parois de la montagne. Le Montgolfier trembla sur ses amarres.

— C'est le signal du départ, me dit M. de Troarec, en m'indiquant du balcon la place qui m'était réservée à l'arrière du bâtiment.

— Mais l'aéramiral? demandai-je. Je ne le vois pas.

— Oh! il a le temps de venir à bord. Nous partons les tout derniers, pour reprendre la tête de la flotte en passant une revue de l'ensemble.

Un frémissement de joie me courut par tout le corps à l'annonce de cet extraordinaire spectacle. Le ministre, très leste, apparut à ce même moment.

Le temps restait merveilleux. Il y a ainsi, vers la fin de septembre, des séries de beaux jours qui rappellent le printemps au moment même où l'automne s'apprête à sévir.

Massés sur le balcon du fourreau n° 1, les officiers du Montgolfier m'invitèrent à prendre place à côté d'eux pour assister au départ de l'Armada céleste, la première du genre qui eût jamais pris son vol à travers les nuées.

Tous ensemble, avec une régularité mathématique, tous sauf le Montgolfier, les gros et petits aérocars de guerre s'élancèrent dans le vide, au bruit assourdissant de leurs moteurs.


Illustration

Tous ensemble, les gros et les petits aérocars de guerre s'élan-
cèrent dans le vide, au bruit assourdissant de leurs moteurs.


On eût dit des poissons ailés, des baleines volantes, des requins fantastiques, des squales sortis des eaux profondes pour nager dans l'air léger, dont aucun nuage n'altérait la pureté, même au sommet du Mont-Blanc.

La vue de ces innombrables et fantastiques navires aériens, dont les équipages poussèrent de formidables vivats en l'honneur de la France et de la République me produisit une telle sensation de fierté, d'orgueil même, que je me sentis grandir tout à coup.

Il me sembla que ma taille et celle des autres homoncules, mes voisins, avait subitement doublé, dépassé celle des Titans mythologiques.

Nous l'avions décidément conquis, l'air impondérable et fuyant, cette admirable flotte en était la preuve étonnamment vivante.

Devant nos yeux émerveillés, devant Rapeau qui ne cessait de promener sa jumelle sur les gros et petits navires, ceux-ci et ceux-là montaient sans à-coups vers le zénith pour prendre leurs distances et défiler dans un ordre voulu.

Ils évoluaient avec une si parfaite aisance! Il me sembla, ma foi, au bout de deux minutes, que rien ne fût plus naturel. Je commençais à me demander, mes yeux s'habituant à cette féerie de la stratégie aérienne, si toute ma vie je n'avais pas vu naviguer ainsi, dans les plaines de l'air, des vaisseaux de tout tonnage, naguère encore fantastiques, invraisemblables, impossibles, aujourd'hui visibles, tangibles tout autant que ceux qui sillonnent la mer.

Mais un coup de sifflet du maître d'équipage me rappela aux réalités qui m'entouraient.

J'embarquai le premier, cérémonieusement, sur l'invitation de Rapeau, toujours prévenant.

— À la bonne heure! me dit-il avant de donner l'ordre du départ, vous avez pris le bon parti en venant avec nous. Ce que nous allons faire ne sera pas banal, vous verrez.

Je remerciai d'un signe de tête et laissai le grand chef tout à son oeuvre d'inspection.

M. Drapier commanda la manoeuvre avec un sang-froid qui me rappela Morel, en beaucoup plus grand, avec du galon et de l'artillerie par surcroît.

Le gros Montgolfier sortit doucement de son tunnel, son hélice arrière battant seule, et à peine. Mais bientôt il planait dans l'air. Deux coups de sifflet et nous nous élevions à deux cents mètres au-dessus du pic le plus haut de l'arsenal.

Dans la plaine infinie les cent quarante-neuf autres aérocars commençaient à prendre les positions qu'ils devaient observer pour attendre le Montgolfier, dont la route restait lente au début de la manoeuvre.

Insensiblement la kyrielle des cigares, des poissons, des saucissons et des bondons, comme les monte-en-l'air appelaient leurs bâtiments suivant leur gabarit, s'établit très nette sur un demi-cercle de trois kilomètres, à vue d'oeil.

C'était splendide.

Tous s'avançaient à petite allure, observant cette formation en croissant, dont la pointe extrême, en arrière, était représentée par le Montgolfier.

Alors le commandant Drapier fit lancer notre aérocar à toute allure.

Tirant ainsi la corde de l'arc, le navire aéramiral vint se placer en tête de l'armée, pavillon et flammes tricolores au vent.

Dans un bond furieux, nous étions transportés en tête à la vitesse de cent kilomètres à l'heure.

Et ce kaléidoscope me parut dépasser en grandeur tout ce qu'il m'avait été donné de voir jusque-là.

FIN

Le prochain fascicule contiendra:
LA GUERRE INFERNALE, No. 3 Les Semeurs d'Épouvante

Imp. de Vaugirard. H.-L. Motti, Dir.

Le Secrétaire Gérant: A. Vavasseur


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