Roy Glashan's Library
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"?Lui?" Éditions G. Crès, 1927
"?Lui?" Éditions Pon, 1936
La rue, par cette nuit froide, était sévèrement déserte et silencieuse, — une petite rue équivoque, dans le quartier des Ternes.
Quelqu'un tourna le coin, silhouette élégante de gentleman: chapeau à haute forme, foulard blanc, macfarlane noir et souliers vernis. Les mains dans les poches, le bout de la canne dépassant l'épaule, l'homme, — «l'homme du monde », si l'on veut, — marchait très droit, d'un pas délibéré, rentrant chez lui, selon toute apparence.
La zone d'ombre, après le réverbère, ne lui fit marquer aucune hésitation. Il s'y engagea de pied ferme. Sa cigarette, par instants, piquait un point rouge. Il n'était plus possible de distinguer ses traits.
— Un peu de feu, mon prince!
C'était classique.
«L'homme du monde» s'arrêta, d'une seule pièce. Surgi d'une encoignure ténébreuse, un nocturne, à l'affût; lui barrait le passage.
— Au large! commanda l'interpellé fort paisiblement.
La voix reprit, — crapuleuse, certes:
— Faites pas le mariole, et videz vos profondes.
Mais, à défaut de revolver, et sans savoir au juste ce qui en résulterait, «l'homme du monde» braqua sur l'autre, en plein visage, le faisceau lumineux d'une lampe électrique.
La surprise, alors le fit s'exclamer.
Toutefois, il n'eut que le temps d'opérer une retraite de corps, pour éviter que sa lampe ne fût, d'une revers de main, jetée à terre; et tandis que cette passe s'exécutait, il prononça très vite:
— Minute! Pas de bêtise! Rentrez ce couteau, nom d'un chien!
Et, tournant la lampe vers lui-même, ce fut sa propre face qu'il éclaira.
L'escarpe, à cette vue, proféra sur un ton de terreur le court juron que l'on devine.
— Ah! mon bonhomme, tu reconnais cette figure-là!
Mais, sans répondre, l'agresseur tourna les talons, et s'enfuit avec une vélocité remarquable, au bruit mou de ses savates.
Immédiatement, «l'homme du monde» se mit à sa poursuite, courant avec légèreté, lui aussi, et criant à mi-voix (si l'on peut s'exprimer de la sorte):
— Arrête! Arrête donc! Je ne dirai rien, je te le jure! Mais arrête, mille tonnerres!... Causons! Il faut que je te parle!...
Muet, rapide, ne voulant rien entendre, l'Alphonse filait à toutes jambes. Il n'avait assurément qu'une idée; ne pas se laisser rattraper. Il y réussit. De rue en rue, le gentleman perdait du terrain. Il renonça bientôt à cette chasse inopinée.
— Ça, c'est trop fort! murmura-t-il en s'épongeant le front. Mais je le retrouverai. Ce doit être facile, parbleu!... Oui, il est indispensable que je mette bon ordre à cela! que je guérisse ce malheureux!...
«Il avait rebroussé chemin. Il souriait vaguement, sous le coup d'une stupéfaction qui ne s'atténuait pas et l'incitait à parler tout haut.
— Qui diable aurait, jamais supposé une chose aussi baroque, disons le mot: aussi monstrueuse!... Se trouver tout a coup en face de... Oh! Détrousseur! Non, c'est un scandale trop pénible, et j'y mettrai fin!... Certains diraient peut-être que je suis stupide; mais, vrai! cela m'a fait quelque chose. Toi, mon garçon, dès demain...
Mais il marchait rondement, à cause du retard; et sa voix murmurante se perdit dans la nuit.
Elisabeth, comtesse de Prase, assise devant un grand secrétaire Empire, vérifiait un bordereau d'agent de change.
Une crécelle discrète craqua plusieurs fois, Mme de Prase saisit le cornet du téléphone particulier. A cette seconde précise, l'aventure commençait.
— C'est vous, tante?
L'écouteur vibrait aux accents d'une voix jeune et fraîche.
— Mais oui, ma chère enfant.
La pendule sonna. Huit heures du matin.
— Vous avez bien dormi, tante? Au travail, déjà?... Est-ce que je pourrais vous parler?
La jeune fille téléphonait avec tant de vigueur que Mme de Prase percevait, dans la chambre au-dessus, la claire sonorité de ses paroles.
— Me parler? fit Mme de Prase. Veux-tu que je monte, Gilberte?
—Ah! Non, tante! Et la civilité, qu'est-ce que vous en faites? Je descends!... Mme de Prase raccrocha le cornet, soucieuse. C'était, dans sa robe noire, une petite femme desséchée, aux yeux éteints où le Créateur semblait avoir ménagé la couleur. L'approche de la cinquantaine blanchissait la blondeur sans reflets de ses cheveux tordus, à la mode de sa jeunesse. Son profil manquait d'accent. Ses photographies les plus nettes semblaient mal mises au point, tant son visage offrait d'imprécision en sa douceur mélancolique.
Elle s'accouda sur l'abattant du secrétaire, et, tandis qu'elle songeait, l'inquiétude pinçait ses lèvres pâles, qui blanchirent encore.
Mais, étouffée par la portière de tapisserie, une descente tumultueuse dégringola. Un crépitement sourd et précipité tombait des hauteurs. Et la porte s'ouvrit en coup de vent, au passage d'une très jeune fille aussi délicieuse que pétulante. Des mules de soie chaussaient ses pieds nus. Elle s'enveloppait d'un saut-de-lit vaporeux comme un nuage rose, déshabillé charmant, mais peut-être un peu trop «jeune femme» pour, cette enfant, rieuse, à peine sortie de l'adolescence.
— Bonjour, ma petite Gilberte, dit Mme de Prase soudain souriante.
— Bonjour, ma petite tante! claironna la jeune fille.
Et sans plus de formes, Mme de Prase subit l'assaut de sa nièce, qui lui jeta les bras autour du cou, fit claquer sur ses joues lugubres deux baisers bruyants, et resta là, étouffant d'une robuste accolade la chétive créature.
— Tu me décoiffes! récriminait Mme de Prase.
— Ça ne fait rien, tante! Ça n'a aucune importance! Les joues vermeilles, la bouche en fête, Gilberte Laval appuyait ses boucles brunes contre la morne tête qui se détournait, et, toute à quelque pensée qui la ravissait, elle fixait, de ses beaux yeux mutins, la fenêtre pleine de lumière. Mme de Prase faisait, de l'autre côté, triste figure.
— Tante! invoqua Mlle Laval. Tante! Tante!
— Quoi?... Eh! ne me serre pas si-fort! Qu'est-ce que tu as à te trémousser ainsi?
— Je suis heureuse, tante! Si heureuse!
— Allons, laisse-moi, diablotin!
— Non! Ne me regardez pas... Pas encore!
La bouche écarlate s'approcha, de l'oreille décolorée, comme pour une confidence, et Gilberte proclama d'une voix de stentor:
— Je vais me marier! Vous voulez bien, n'est-ce pas?
Fut-ce un tressaillement? Mme de Prase maintint brusquement contre sa joue celle de sa nièce.
— Te marier? dit-elle. Avec qui?
Dans un souffle, cette fois, elle lui répondit:
— Jean Mareuil.
— Qui est-ce? Je ne le connais pas.
— Mais si, tante, vous savez bien: Jean Mareuil! On vous l'a présenté chez les Pauillac... Oh! tante, quoi?
Les deux femmes s'étaient séparée si Mme de Prase montrait une face d'effarement. Gilberte la considérait, interdite, consternée.
— Je n'ai rien, mon enfant. Un peu d'émotion, bien naturelle...
Cependant Gilberte avait senti tout à coup, entre elle et sa tante, tomber un froid indéfinissable, qui la stupéfiait. Mme de Prase s'en rendit compte; et ce fut elle qui se rapprocha de la jeune fille, dont elle prit la main.
— Vois-tu, Gilberte, je t'aime comme si j'étais ta pauvre maman... J'ai bien peur que tu ne te sois décidée à la légère. Tu viens d'avoir dix-huit ans, ma chérie: tu ne sais encore rien de la vie. Es-tu sûre que ce M. Mareuil soit fait pour te rendre heureuse?
Changeante, Gilberte fronça les sourcils. Ce que voyant, Mme de Prase, câline, l'attira contre elle et caressa cette chevelure de garçonnet, que rien ne pouvait empêcher de boucler.
— Allons, allons, dit-elle, laisse-moi connaître ce jeune homme, prendre sur lui les renseignements indispensables; et s'il est tel que tu le crois...
— Oh! pour ça, tante, je suis tranquille!
— Eh bien, va t'habiller, ma chérie. Nous reparlerons de tes projets tout à' l'heure... Tu ne m'embrasses pas?... Oh! Gilberte!
Sensiblement refroidie; l'enfant gâtée baisa d'une lèvre molle le front de sa tante, et sortit beaucoup moins brillamment qu'elle n'était entrée.
Mme de Prase, restée seule, laissa son âme anxieuse errer dans ses yeux troubles.
Pendant quelques minutes, elle marcha lentement, de long en large, les mains jointes derrière le dos.
Le silence régna. Mme de Prase, perdue dans une âpre méditation, passait et repassait devant les meubles austères de ce cabinet de travail qui lui était réservé, — qui était comme le boudoir de cette femme d'affaires, et dont l'ornement principal consistait en un coffre-fort imposant, placé vis-à-vis d'un cartonnier.
Cette pièce, pourtant, avait ceci de particulier que les murailles étaient garnies de trophées sauvages, de panoplies africaines: boucliers de cuir et d'écorce, d'où rayonnaient des lances barbares, des flèches, des sagaies.
Mme de Prase, levant les yeux, jeta sur tout ce fatras un regard chargé de songe. Des souvenirs douloureux se reflétèrent dans ses prunelles. Puis, arrêtant sa marche, elle eut un geste de découragement, suivi d'un geste de décision.
— C'est à voir! murmura-t-elle.
Elle toucha, sur le tableau du téléphone, un bouton étiqueté «Monsieur le Comte», et décrocha le cornet une seconde fois.
— Allô! Lionel...
Mme de Prase appelait à voix-basse, la main posée en étouffoir entre ses lèvres et l'embouchure de l'appareil.
— Lionel...
Enfin on lui répondit, par une façon de grognement..
— Allô, Lionel?...
— Hum! Hum! Oui, maman.
— Tu es encore couché?
— Vous pouvez même dire que je ne suis pas éveillé.
— Rentré tard?
— Sais pas l'heure...
— C'est bon. Attends-moi.
Mme de Prase ouvrit la porte avec précaution. Elle traversa le vestibule sur la pointe des pieds, et monta deux étages en sourdine.
Dans la chambre de son fils, apparaissait le désordre d'une rentrée houleuse. L'habit de soirée gisait à terre; le chapeau à haute forme, du genre claque, coiffait de travers la pendule; le gilet blanc, fripé, voisinait sur une chaise avec une bottine vernie; enfin l'on voyait de-ci de-là: une de ces lanternes à verre rouge qui indiquent, la nuit, les chantiers de voirie, — l'enseigne d'un herboriste, — et une plaque émaillée dont l'inscription avisait les lecteurs que «dans l'autre sens, l'autobus passait rue de Provence». Tout un butin de noctambule.
— Bon Dieu! maman, fit un grand garçon qui se dressa sur le lit. Je m'étais rendormi!
Mais, désignant les objets hétêroclites qui ne témoignaient que trop d'une nuit déréglée:
— Lionel, dit Mme de Prase, quel âge as-tu?
— Vingt-trois ans, fit l'autre avec un rire sournois.
— Mauvais sujet!
Elle l'embrassa cependant avec admiration.
Beau, indiscutablement. Mais sympathique, c'est une autre question.
— Et où es-tu? continua Mme de Prase. Chez qui es-tu?
Elle s'était assise au bord du lit, et plongeait son terne regard dans les yeux fuyants de son fils.
— Réponds-moi, Lionel.
— Allons! dit-il. Qu'est-ce qui vous préoccupe? Il y a du nouveau?... Vous êtes blême, maman.
— Lionel, que t'ai-je dit quand ton oncle Laval est mort, il y a trois ans?
— Vous m'avez dit combien vous seriez heureuse que j'épouse Gilberte, et que je devais tâcher d'être aimé d'elle... C'est cela?
— Parfaitement. C'était mon rêve. Eh bien; où en es-tu, aujourd'hui?
— Je...
Lionel se tut, les yeux durcis et en dessous.
— Je vais te le dire, repartit Mme de Prase d'un ton navré. Tu en es à ceci: que Gilberte s'est toquée d'un certain Jean Mareuil, et qu'elle veut l'épouser!
Cette annonce eut pour effet d'enlaidir comme par enchantement la physionomie du beau Lionel, qui ne retint pas un blasphème.
— Elle vous l'a dit? demanda-t-il.
— Tout à l'heure!
— Et qu'avez-vous répondu?
— Rien de précis. Elle est libre!
— Libre? J'espère que vous allez faire valoir vos droits, montrer de l'autorité...
— Quels droits? Quelle autorité? Réfléchis donc, mon pauvre grand! Gilberte est la maîtresse. Je ne suis, moi, après tout, que son intendante. Nous sommes ici chez elle. Que gagnerais-je à m'opposer sans raison à la volonté de ma nièce mineure? Armée du code, elle aurait vite fait de se débarrasser de moi et d'exiger des comptes qui... Tes dettes de jeu, Lionel, tu sais bien que...
— Stop! Je comprends. Ça va! Ça va, maman!
— J'ai toujours manoeuvré, continua Mme de Prase qui semblait près de larmoyer, avec l'idée que tu l'épouserais et que c'est toi, son mari, qui aurais à régler la situation, à me donner quitus de ma gestion...
— Oui, oui, s'impatienta Lionel. Mais tout n'ést pas perdu, voyons! J'ai été stupide, je le reconnais. J'aurais dû, depuis longtemps, chercher à lui plaire. Il n'est peut-être pas trop tard... Il ne serait pas trop tard si vous aviez une bonne raison d'évincer ce Mareuil. Cela fait, je n'aurais qu'à réparer ma négligence... Par guignon, nous tombons mal avec Mareuil. C'est un type épatant, une espèce de modèle comme on n'en fait plus.
— Tu le connais donc?
— Autant qu'un homme comme moi peut connaître un homme comme lui.
— Explique-toi.
Lionel avoua, dans un sourire de coin:
— C'est un garçon sérieux, travailleur, artiste, — un dilettante. On ne le rencontre ni au dancing, ni au bar... Moi, n'est-ce pas.
— Il est riche?
— Très. Hôtel avenue du Bois. Chevaux. Rolls. Mais pas de défaut. Ni dame de coeur, ni dame de pique dans son jeu. Irréprochable, enfin!
Mme de Prase parut tristement incrédule.
— On peut toujours se renseigner, dit-elle. Un homme irréprochable, est-ce que ça existe!
— Ma foi, maman, ce que vous dites n'est pas sot. Et l'essai ne nous coûtera pas grand'chose. Si nous échouons, il sera temps de chercher une autre combinaison pour que la fortune des Laval ne m'échappe pas.
— Oh! La fortune seulement? Ta cousine est charmante!
— Peuh!
— Je te voudrais riche et heureux à la fois, mon chéri...
— Quand on est riche, on est heureux.
— Allons! je vais aujourd'hui même entourer le Mareuil d'une étroite surveillance. Si c'est un phénix, au moins nous le saurons!
Et il reprit au bout d'un instant, cynique:
— En somme, si, l'année dernière, la grippe de Gilberte avait mal tourné, nous n'en serions pas aujourd'hui à cette extrémité. Vous auriez hérité; si je ne m'abuse...
Sa mère le considéra fixement, de ses prunelles blafardes où montait un effroi.
— Bah! reprit-il. Je ne ferais pas de mal à une mouche, non! Mais quand les circonstances vous sont favorables, quand la fatalité se met de la partie, — que voulez-vous! — il faut se faire une raison.
— Ainsi, tu ne l'aimes pas du tout?
Il secoua la tête négativement. Mme de Prase demeura pensive, et soupira:
— Elle est aimable, pourtant! Et je te jure que j'aurais voulu faire son bonheur.
— Mariez-la à Jean Mareuil!
— Ne plaisante pas. Tu sais bien qu'il n'y a que toi qui comptes pour moi, mon grand! Depuis que tu es né, toi seul existes!
— Et papa?
— Je ne l'aimais pas autant que toi.
— Et... mon oncle?...
— Je ne l'aurais épousé que pour que tu sois riche.
— Vous êtes une brave femme, maman. Ceci dit, voyez-vous un inconvénient à ce que j'aille trouver votre ancien maître d'hôtel, Aubry, pour dresser avec lui un plan de surveillance?
— Aucun inconvénient. C'est un bon serviteur.
— Il est concierge du 47 de la rue de Tournon, n'est-ce pas? Et je crois me rappeler qu'il n'aime guère Gilberte...
— Dame! C'est elle qui a désiré que je le congédie!
— Fort bien.
A ce moment, une admirable voix de mezzo monta vers eux, emplissant, l'espace de l'hôtel. Gilberte chantait, pour elle-même, L'Invitation au Voyage.
— Elle est encore dans sa chambre, remarqua Mme de Prase. Tant mieux. Je préfère qu'elle ignore la visite que je t'ai faite.
Sur quoi elle redescendit en silence, noire et falote, et rentra dans son cabinet de travail.
Là, ayant réfléchi quelque temps aux faits qui contrecarraient ses espoirs. Elisabeth, comtesse de Prase, tira de son corsage une petite clef qui ne la quittait jamais, et se mit en devoir d'ouvrir le coffre-fort.
Un à un, les quatre secrets cliquetèrent sous sa main. Le lourd vantail tourna sur ses gonds.
Des titres tassaient leurs vignettes du haut en bas de l'armoire fortifiée. Mme de Prase commença d'en sortir quelques liasses, dont le toucher lui sembla voluptueux, et elle allait replonger le bras dans tes profondeurs obscures, lorsque la voix qui chantait se tut «comme un oiseau se pose». Aussitôt, Mme de Prase remit tout en place: les valeurs dérangées sur les autres valeurs, la porte d'acier dans son épais chambranle, les verrous dans leurs gâches, et la clef contre sa maigre poitrine.
Jean Mareuil, qui avait préalablement téléphoné, sonna, vers sept heures du soir, à la porte de son ami, M. Feuillard, le notaire le plus «homme du monde» de Paris. Jean Mareuil, par exception, devait assister, ce soir-là, comme M. Feuillard lui-même, à la première représentation d'un drame lyrique. Ils avaient convenu de dîner ensemble au cabaret, puisque Jean Mareuil éprouvait le besoin de causer avec le tabellion gentleman. Celui-ci, sous les armes, attendait. Le même uniforme de soirée les habillait tous deux d'un mac-farlane noir. Ici et là, le même haut de forme de soie mate, le même foulard blanc et presque, la même canne de bois foncé tentaient d'égaliser le notaire et le dandy. Il y avait pourtant bien des différences, entre la distinction de Jean Mareuil et le chic beaucoup plus banal de l'officier ministériel. Mais leur face-à-face prouvait à quel point il est difficile d'identifier, la nuit, dans l'ombre d'une rue mal éclairée, tel clubman ou tel autre.
— Te voilà, jolie personne! dit le notaire. Et comme Jean Mareuil protestait d'un geste cocassement offusqué, il reprit:
— Laisse, laisse, Prince Charmant! Tu le sais bien, canaille, que tu es délicieux! Regarde-moi ce jeune Antinoüs! Marche un peu, Mareuil, que je te voie! Personne se marche comme toi. Où diantre as-tu pris cette souplesse? Non? Tu ne veux pas m'être agréable? Alors, raconte-moi ton affaire. Car je suppose que c'est une affaire qui me procure le plaisir... Qu'est-ce? Placement par hypothèque? Acquisition d'immeuble? Parle. Tu t'expliqueras tout en allant. Descendons.
— Voici, dit Jean Mareuil. Il m'arrive une chose exquise...!
— Mariage?
— Tu l'as dit.
— Contre qui?
— Mlle Laval, la fille de l'explorateur. Pourquoi souris-tu comme ça?
Ils montaient en voiture, M. Feuillard commenta:
—Je souris pour deux raisons, mon vieux. D'abord parce que je suis content, très content, de ton choix. Mlle Gilberte Laval est une jeune fille adorable, dont on dit le plus grand bien, trop gâtée sans doute (tu permets?), mais, au dire de tous, un beau caractère, ferme et droit.
—Je ne t'aurais pas cru si documenté...
— C'est que tu as de la chance, comme toujours: je suis le notaire de la famille.
— Mais j'ai souri également à cause de la tante, Mme de Prase, et de son coquin de fils!
— Et pourquoi donc?
— Comment! Tu ne sais pas que tu ruines leurs plus chères espérances?...
— Mon Dieu, fit Jean Mareuil avec détachement, je dois t'avouer que j'ignore à peu près tout de la famille Laval, et que...
Le notaire le fixa d'un oeil méfiant assez comique. Jean Mareuil baissait les paupières et jouait avec ses gants, l'air distrait.
— Ah ça, fit M. Feuillard, est-ce que tu te fiches de moi? Avec toi, on ne sait jamais...
— Je t'assure, mon cher ami! Et si tu pouvais...
— Tu ne plaisantes pas?
De grands yeux, d'un bleu pâle, des yeux de bonté, d'intelligence et d'énergie, le regardèrent.
— Si tu es à même de m'entretenir des Laval et des Prase, dit Jean Mareuil, je te demande très simplement de bien vouloir le faire, te déclarant, sans plus, que j'aime Mlle Laval; que je l'épouserai, et que, jusqu'ici, je ne me suis nullement préoccupé d'approfondir les desseins de Mme de Prase et de son fils. Je n'ai fait, d'ailleurs, qu'apercevoir cette excellente dame; quant à Lionel de Prase, que je rencontre de loin en loin, il m'est indifférent, pour ne pas dire antipathique. J'ajoute que je n'étais pas venu te voir dans l'intention de t'interroger là-dessus, mais simplement pour m'enquérir auprès do toi des mystères du contrat de mariage.
— Bon, dit le notaire. Et pardonne mon hésitation. Mais cela me paraît si drôle, à moi, qu'on s'engage comme cela, à l'aveuglette... Nous autres, vois-tu, nous ne fiançons pas des êtres qui s'aiment, nous accordons des familles qui croient se convenir. D'où mon étonnement, tout à l'heure.
— Et puis, mon vieux tu sais, je ne pourrai jamais m'habituer à ces airs que tu prends parfois...
— Ces airs? Seigneur! je prends des airs, moi?
— Eh oui, quand tu te mets à rêvasser, quand tu t'isoles en toi-même. Tu parais alors si lointain, si absorbé ou si distrait, qu'on se demande: «Sait-il seulement ce qu'il vient de dire?»
Jean Mareuil se mit à rire:
— C'est, que je poursuis quelque travail! C'est qu'un problème quelconque me revient à l'esprit!
1. Feuillard le regarda longuement.
— Quel type! dit-il enfin, Je mourrai sans t'avoir compris, ô poète! ô philosophe! ô artiste! ô toutes sortes d'individus énigmatiques!
— Je t'écoute, fit Jean Mareuil. Allons: «Il était une fois...»
— Il était une fois deux soeurs, les demoiselles Osmond. L'aînée, Elisabeth, épousa le comte de Prase, officier sans fortune. La seconde, sensiblement plus jeune et qui s'appelait Jeanne, fut distinguée par un homme remarquable et fort riche, Guy Laval, l'explorateur de l'Afrique Centrale. Quelque dix ans après le mariage de l'aînée, son mari, le capitaine de Prase, mourut de sa belle mort, ce qui signifie pour un militaire: sur le champ de bataille. Il laissait un fils, Lionel... Tu me suis, Jean Mareuil? Oui?
— Mais certainement, mon vieux!
— C'est que tu as l'air d'être dans la lune... Je reprends. Voici donc Mme de Prase veuve et peu fortunée. Mais sa soeur, Mme Laval, — la si jolie Mme Laval, — est plusieurs fois millionnaire; elle habite à Neuilly, en bordure du Bois, un hôtel des plus vastes, et elle passe l'été dans le beau domaine de Luvercy, l'un des bijoux de la vallée de Chevreuse (tous ces biens venaient du père Laval, l'industriel), Guy Laval et sa femme furent d'accord pour prier Mme de Prase de venir s'installer chez eux, avec son fils, et prendre ainsi sa part d'une existence luxueuse. Ce qui fut accepté d'enthousiasme.
«C'était, il faut que tu le saches, c'était un couple charmant et un ménage parfait que ces Guy Laval qui seraient aujourd'hui tes futurs beaux-parents, si la destinée ne les avait ravis à ton affection. Ils adoraient leur fille, qui était alors une gamine espiègle et gentille au possible. Cependant Guy Laval suivait son irrésistible vocation. Plus forte que l'amour, plus puissante que l'affection paternelle, la passion du danger, des voyages, des expéditions lointaines, l'enflammait. Il était absent plus de six mois sur douze. Dans ces conditions, tu t'expliques qu'il ait saisi avec joie l'occasion d'héberger sa belle-soeur et son neveu; c'est-à-dire de faire une bonne oeuvre en donnant à sa femme la compagnie de sa soeur affectionnée. Entre parenthèses, il se trouva que cette bonne oeuvre prit rapidement tournure de bonne affaire; car Mme de Prase était aussi méthodique, aussi économe que Mme Laval — si captivante! — était brouillonne et dépensière; et il arriva que bientôt ce fut la veuve qui régna sur l'office, la cuisine et la cave, pour le plus grand bien de la maison Laval.
» Ainsi allait les choses... — Tu m'écoutes? Tu es sûr de m'écouter?... — Ainsi, dis-je, allaient les choses, lorsque Mme Laval mourut. Il y a, si je me rappelle bien, un peu plus de cinq ans. Elle mourut à Luvercy, pendant un séjour de Guy Laval et par sa faute. Ce fut tragique.
» Il était revenu depuis quelques jours, des profondeurs africaines, rapportant, entre autres curiosités, un lot de serpents qu'il comptait offrir à l'Etat...
— Ça, je sais! interrompit Jean Mareuil. Je me rappelle. Les journaux en ont parlé. Une des bêtés s'échappa, n'est-ce pas. Vrai? et Mme Laval fut piquée pendant son sommeil.
— C'est bien cela. Guy Laval en resta frappé. On craignit pour sa raison; et il faut dire, à la louange de Mme de Prase, qu'elle soigna son beau-frère avec beaucoup de dévouement, malgré son propre chagrin, qui était grand.
«Mais Guy Laval demeurait inconsolable. Ce malheur, son oeuvre, le hantait de remords torturants. Dès qu'il fut en état de repartir, il prépara une nouvelle expédition pour le Haut-Niger. Ceux qui le fréquentèrent à cette époque eurent l'impression qu'il n'en reviendrait pas. On fit l'impossible pour l'empêcher de partir. Au bout de six mois il partit néanmoins, — et n'est pas revenu.
«Aussi bien, son testament, qu'il avait déposé chez moi avant de quitter la France, était significatif. En cas de décès, il confiait sa chère petite Gilberte à Mme de Prase, et cela dans des termes tels qu'on ne pouvait douter du sort qu'il se préparait à lui-même. Il tomba sous les coups d'une tribu sauvage, follement provoquée, au cours d'une reconnaissance pour laquelle il avait refusé toute escorte. On retrouva son corps percé de flèches et atrocement mutilé.
«La nouvelle jeta la désolation dans le home de Neuilly. Et à ce propos, le bruit courut que Mme de Prase ne pouvait cacher une douleur où plus d'un distinguait toute l'amertume de la déception. Elle s'était ingéniée à retenir son beau-frère en France. Sans doute des horizons nouveaux s'étaient-ils ouverts devant elle, par suite de la mort de sa soeur. Il fut visible qu'une fois consolée de ce deuil, elle aspirait à devenir la seconde Mme Laval. Et, comme Mme de Prase semble peu faite pour l'amour, les méchantes langues prétendirent qu'elle ne pouvait se résoudre à voir lui échapper les millions de l'explorateur.
«Ces millions, elle ne les désiràit que pour son fils. Cela est évident. Car cette femme modeste, humble parfois, est mère passionnée. Lionel, avait alors, dix-sept ou dix-huit ans, Mlle Laval treize environ. Il est certain que, de tout temps, Mme de Prase avait caressé le projet de marier son fils avec sa nièce. Mais, en attendant de réaliser ce projet que mille circonstances pouvaient contrarier, elle eût aimé, par son mariage avec Guy Laval, s'assurer prudemment d'une partie de sa fortune. Cet espoir étant ruiné à jamais, puisque Guy Laval n'existait plus, Mme de Prase n'avait plus qu'une, ressource, comme auparavant: unir Lionel à Mlle Gilberte Laval.
«Et voilà que c'est toi qui l'épouses! Juge un peu... — Eh bien, Mareuil, tu dors? A quoi penses-tu?
Le jeune homme cligna des yeux, et parut sortir d'un rêve.
— Je pensaisi dit-il, à une petite lampe romaine que j'ai aperçue, cet après-midi, à la devanture d'un antiquaire. Une petite lampe de bronze, dont l'anse d'or figure un orvet. Elle ferait bien dans ma collection... Je crois que je vais me la payer.
M. Feuillard, ahuri, ne trouvait rien à répliquer. Tant d'insouciance le confondait. Il prit le parti de se fâcher.
— Au-diable,! — fit-il, tout rouge. — C'est bién la peine que je m'évertue! — Je me, demande vraiment ce qu'il faut penser de toi! Original! Voilà: tu est un original! Et je ne te l'envoie pas dire.
— Fantaisiste plutôt, corrigea Jean, Mareuil avec un sourire, amusé.
— Ecoute, conseilla le notaire après un moment, méfie-toi de la comtesse. Crois-moi, mon vieux...—Non, merci, je ne fume pas avant de me mettra à table.
Jean Mareuil alluma une cigarette, et dit, en lançant la première bouffée:
— Alors, voyons, explique. Un contrat de mariage, qu'est-ce que c'est, au juste?...
La voiture s'arrêta. Ils entrèrent au cabaret.
Gilberte ayant fait part à sa tante du désir qu'elle avait de recevoir Jean Mareuil chez elle, Mme de Prase n'eut garde de s'y opposer. Outre qu'il entrait dans ses habitudes de ne rien refuser à sa nièce, — tradition quelle ne pouvait rompre, — Mme de Prase se félicita d'un état de choses qui allait lui permettre d'étudier de plus près ce fâcheux séducteur. Jean Mareuil fut donc admis chez Mlle Laval, au nombre de ses familiers. Lionel en profita pour pénétrer dans la vie du jeune homme, autant que l'y autorisait la politesse plutôt froide de l'intéressé. Il s'arrangea de façon à le rencontrer fréquemment sur les terrains qui pouvaient leur être communs: au golf, au tennis, à la salle d'armes. Mais, au bout de quelques jours, cet espionnage lui parut tellement inutile, sinon grotesque, qu'il résolut de l'abandonner, et cela d'autant plus logiquement qu'Aubry, l'ancien maître d'hôtel, chargé par lui d'une surveillance plus étroite, — plus policière, en quelque sorte, et qui nécessitait l'action d'un homme inconnu de Jean Mareuil, avait suivi ce dérnier, et le suivait encore dans toutes ses sorties, sans rien apercevoir qui fût suspect. Lionel fit part de sa décision à Mme de Prase. Il trouva en elle une résistance qui, pour sembler instinctive et sans raison, n'en était pas moins opiniâtre.
— Depuis que j'observe M. Mareuil, dit-elle, si peu que je l'aie vu jusqu'ici, je me suis fait une opinion. Je sens, je suis sûre qu'il nous cache quelque chose. Ses rêveries, ses préoccupations ne sont pas naturelles. Il y a je ne sais quel mystère dans sa vie...
— Mais quoi? demanda Lionel avec irritation. Précisez, bon Dieu! Puis que je vous dis...
— Quoi, nous le saurons. Sois gentil. Et cherche. Pour le moment, ce n'est qu'une impression que j'ai. Mais tu sais que mes impressions me trompent rarement.
C'était vrai. Lionel s'était souvent incliné devant la pénétration de sa mère.
— Je reconnais, dit-il, que vous ne manquez pas de flair. Je crains seulement, aujourd'hui, que vous ne preniez vos désirs pour des pressentiments. Pardieu! maman, je suis comme vous, je voudrais bien que Gilberte devienne ma femme, car la petite a le sac.
— Il faut que tu l'épouses! fit Mme de Prase.
Lionel l'examina fort peu respectueusement:
— Qu'est-ce qui vous prend? «Il faut, il faut»... Il faudrait, oui! Mais si nous ne pouvons pas convaincre Gilberte de l'indignité de Jean Mareuil, nous serons bien forcés de trouver autre chose pour qu'elle ne l'épouse pas; quitte à n'épouser personne! Je trouverai bien, moi!
— Non!, Non! C'est inutile! s'écria Mme de Prase.
— Ma parole! vous m'impressionnez, maman. Est-ce que je vous effraie? Vous avez l'air de m'implorer. Je n'ai dit que ce que je voulais dire...
— Mon Dieu! Lionel, que vas-tu penser là! Mais non; mais non, je n'ai rien soupçonné dans ce que tu viens de dire, mon enfant!
— Pas vrai. J'ai lu votre frayeur, dans vos yeux.
— Non! Non! Non! mon grand! Ne crois jamais cela!
Suppliante, elle voulut l'étreindre; mais lui, restait comme de pierre, la regardant avec fixité.
Elle avait noué ses mains autour du cou de son fils, et levait vers sa face dure la prière de ses yeux si pauvrement colorés.
— A quoi bon cette irritation? dit-elle. Tu n'auras rien à «trouver», mon grand chéri, puisque je t'affirme... Je t'affirme, entends-tu, qu'il y a, dans les affaires de M. Mareuil, quelque chose de trouble, quelque chose qu'il nous cache! Et du moment qu'il dissimule, c'est que cette chose, mauvaise pour lui, est excellente pour toi!...
Sentant qu'il mollissait, gagné par tant de certitude, elle poursuivit, tendrement persuasive:
— Veux-tu que je t'aide? Oui, n'est-ce pas?... Je voudrais voir Aubry moi-même, me rendre compte exactement du point où vous en êtes...
Lionel bougonna:
— Si vous voulez!
. . . . . . . . .
Le soir, même, un taxi s'arrêta devant le numéro 47 de la rue de Tournon. La comtesse de Prase en descendit avec le comte Lionel son fils, et tous deux entrèrent dans la loge du concierge.
Aubry les attendait. Il se confondit en salutations.
Vilaine figure que celle-là. Bonhomme grisâtre aux petits yeux faux. Tête dans les épaules. Longs bras de gorille. Démarche oblique. De son métier de valet, Aubry avait gardé la science de s'effacer, de passer inaperçu, de se mouvoir sans bruit et d'agir en sourdine.
Il faut qu'un maître d'hôtel bien stylé n'attire pas l'attention. Il doit circuler silencieusement autour de la table qu'il sert, manier d'une main de velours l'argenterie pourtant sonore, la vaisselle pourtant retentissante, C'est un homme invisible. Les plus experts donnent l'impression que personne ne s'active à passer les plats, que le service est fait par enchantement, et que c'est un fantôme négligeable qui, en versant les vins, vous chuchote à l'oreille: «Barsac», «Chapibertin», «Amontillado».
Tel était cet Aubry qui, malgré des talents aussi précieux, n'avait pu cacher à Gilberte Laval une laideur simiesque dont la vue avait fini par lasser la jeune fille; car cette lajdeur était moins faite de disgrâces physiques que de difformités morales. Rien ne pouvait indisposer Gilberte comme l'éternel et obséquieux sourire qui relevait la lèvre rasée de cette espèce d'anthropoïde furtif et sournois. C'est pourquoi elle avait prié sa tante de l'en débarrasser, — ce qu'Aubry ne lui pardonnait pas.
Mme de Prase, qui l'avait placé comme concierge dans un immeuble appartenant à sa nièce, l'employait de temps en temps à des besognes de confiance; il s'en acquittait habilement, à la dérobée, en tapinois, comme une ombre servile; pendant quoi Mme Aubry, dont il n'y a pas lieu de parler, assumait les responsabilités de la loge.
— Mon bon Aubry, dit Mme de Prase, nos affaires n'avancent guère. Voyons, dites-moi ce que vous avez fait jusqu'à présent. Asseyez-vous, Aubry, asseyez-vous.
— Madame la comtesse est bien bonne, fit le concierge en s'asseyant avec la gaucherie du respect. Eh bien, voilà madame la comtesse: il n'y a rien à reprendre à la conduite de M. Mareuil. Monsieur le comte m'a dit de le pister, je l'ai pisté soigneusement...
— Sans difficulté?
— Sans la moindre difficulté. Ce monsieur est dans les nuages la plupart du temps. Toutefois, il ne reste jamais inoccupé, ou alors, madame la comtesse, on voit bien qu'il travaille; que sa tête, marche...
— Justement! fit Mme de Prase. A quoi songe-t-il?
Lionel expliqua, d'autorité:
— Vous savez bien, maman, que Jean Mareuil est un chercheur, un laborieux et un artiste.
Mme de Prase l'arrêta d'un geste ébauché:
— Quel est l'emploi de son temps, Aubry?
— M. Mareuil se lève de très bonne heure, madame la comtesse. Il monte à cheval au Bois...
— Au Bois, toujours? Vous en êtes certain?
— Moi, j'en suis certain, trancha Lionel. Je l'ai accompagné plusieurs fois déjà, et j'ai pris mes renseignements.
— Ensuite, poursuivit Aubry, M. Mareuil rentre chez lui, et il en ressort bientôt pour se livrer à d'autres sports, jusqu'au déjeuner, qu'il lui arrive d'aller prendre à son cercle. Parfois, cependant, un tour à pied ou quelques rendez-vous d'affaires occupent sa matinée. Ensuite, madame la comtesse, c'est la vie d'un homme tel que Monsieur le comte vient de le dire: des concerts; des visites à des galeries de tableaux, à des musées; des stations dans les bibliothèques; des visites encore chez des antiquaires, des brocanteurs...
«Il y avait bien, au début, les promenades en auto qui m'inquiétaient. Mais j'ai fait connaissance avec le chauffeur de M. Mareuil. M. Mareuil lui dit chaque soir ce qu'il fera le lendemain avec l'auto. Alors, quand il a fallu, j'ai loué tantôt une torpédo, tantôt une camionnette (pour dépister) et je me suis rendu à l'endroit fixé, où j'arrive toujours avant M. Mareuil, comme de juste. Eh bien, madame la comtesse, là non, plus je n'ai découvert de répréhensible.
— Mais où va-t-il ainsi?
— Voir dés vieux monuments de la banlieue, madame la comtesse. Ou bien des domaines historiques. Ou encore des brocanteurs. Le chauffeur est assez bavard, j'en tire ce que je veux.
— Mais cet homme, est-il sincère avec vous?
— Forcément, madame la comtesse, puisque j'ai déjà contrôlé plusieurs de ses indiscrétions.
— En effet... Et, le soir, après dîner?
— M. Mareuil sort assez rarement, pour un Parisien de sa trempe. Par-ci par-là, théâtre, concert ou conférence. Le music-hall, par hasard. La fête jamais. Il paraît qu'autrefois M. Mareuil a goûté de Montmartre comme tout le monde, mais qu'il en est complètement revenu.
— Donc, Aubry, M. Jean Mareuil rentre chez lui, le soir, régulièrement, et souvent très tôt. Que fait-il, une fois rentré? Il travaille?
— Oui, madame la comtesse.
Et Lionel, tournant le dos et regardant par le vitrage de la porte.
— II est l'auteur d'une étude appréciée sur les Femmes dans l'oeuvre d'Eugène Delacroix. Maintenant, il achève un assez gros bouquin; le Dandysme en Angleterre, de Buckingham à Brummel. Dandy lui-même, il l'est — ou voudrait l'être — un peu comme d'Orsay et un peu comme d'Aurevilly; sportsman et littérateur.
— Mais quand voulez-vous qu'il travaille, si ce n'est la nuit, maman?
— Vous en êtes-vous assuré, Aubry?
— Il m'est impossible d'entrer dans l'hôtel, surtout la nuit...
— Mais... des complicités...
Aubry garda, le silence, pour réprouver, ayant l'air de dire: «Ce serait dangereux, madame la comtesse: ce serait risquer de compromettre bien des gens et bien des choses...»
— Oui... fit Mme de Prase toute songeuse.
— Savez-vous, dit Lionel, que j'ai entendu quelqu'un surnommer Mareuil l'homme qui ne dort pas? On m'a dit qu'il veillait; sous sa lampe, jusqu'à l'aube, souvent. C'est à peine s'il prend du repos. Un docteur de ses amis m'a même fait observer que ses yeux ont je ne sais quoi de particulier, qui est, parait-il, la caractéristique des grands veilleurs.
Mais Mme de Prase, pinçant les lèvres, murmurait:
— En somme, notre surveillance, — la tienne, la vôtre, la mienne, — notre, surveillance, exercée du matin au soir, mais non du soir au matin, n'a donné aucun résultat... Et pourtant mon instinct me certifie...
— Mais quoi? redit Lionel avec une impatience bourrue.
— Quand des yeux me regardent, s'obstina Mme de Prase, je sais toujours s'il n'y a pas, ou s'il y a, dans le fond du personnage, une cachette mystérieuse... Aubry, Lionel, il faut savoir si vraiment M. Jean Mareuil passe toutes ses nuits au travail.
— Ce ne sera pas commode, madame la comtesse.
— Sachez d'abord si personne ne pénètre, dans l'hôtel, la nuit, et si personne n'en sort avant l'aube.
— Une femme? demanda Lionel, gouailleur.
— Parbleu! fit Mme de Prase.
— Cela, dit Aubry avec son sourire le plus vulgaire, cela c'est facile.
— Mais non, ma petite Gilberte, avait dit Mme de Prase. Etant données les moeurs actuelles, je ne trouve nullement déplacée l'invitation de M. Jean Mareuil. Qu'il te demande de venir prendre une tasse de thé dans cette maison qui sera peut-être la tienne; cela est tout naturel par le temps qui court. Seulement, il est tout aussi naturel que je t'accompagne.. Cela ne t'ennuie pas, j'imagine?
Gilberte, refoulant sa mauvaise humeur, avait fait sourire sa bouche, sur commande.
— Bien sûr, tante, que ça ne m'ennuie pas: Mais ce que vous êtes arriérée, tout de même!
Et elle n'avait pu s'empêcher de détourner la tête, tandis que Mme de Prase lui tapotait la joue en manière de bienveillante gronderie.»
— Ah! Gilberte, que je t'ai mal élevée!
Or, maintenant, dans le petit salon très moderne où Jean Mareuil faisait à ses deux visiteuses l'honneur d'un fin goûter, Gilberte, incapable de refréner sa mauvaise humeur, la manifestait par une exubérance superlative et un abus désespérant de termes populaires. Elle allait et venait, se déhanchant, se dandinant, affectant l'allure drôlement gouape d'un adorable petit voyou.
Mme de Prase, réservée, scandalisée sans doute, mangeait des gâteaux et promenait sur les choses, des regards qui s'efforçaient d'avoir l'air indifférent.
— Vous avez une cigarette? dit Gilberte.
— En voici, s'empressa Jean Mareuil.
Et il se dirigea vers un fumoir attenant, où Gilberte le suivit en faisant à sa tante, qui sursauta la plus minaudière et la plus souriante grimace de son répertoire.
— Qu'avez-vous? dit tendrement Jean Mareuil, à l'écart.
— C'est elle qui m'agace. Alors je ronchonne.
— Pourtant..., fit-il avec indulgence.
Elle m'agace, comprenez-moi, Jean; elle m'agace parce qu'elle n'est pas venue, ici pour me chaperonner. Elle est venue pour voir, pour observer... Elle me court, vous savez. J'ai mare!
— Mais, Gilberte, elle a raison. Mettez-vous à sa place... Allons, chère petite amie, redevenez vous-même. Je vous aime tellement mieux sans argot! Elle le regarda et ses yeux, angoissés tout à coup, s'emplirent de larmes, leurs mains se joignirent.
— Oh! balbutia-t-elle. Aimez-moi bien, Jean! Je ne le ferai plus, si cela vous contrarie. Dites, vous m'aimez bien, n'est-ce pas? Jamais moins? Jamais moins, dites, Jean?
Il eut pour elle un regard à la fois si sérieux et si tendre, qu'elle sentit son coeur fondre au grand feu de joie du bonheur. Et tout ce qui la dressait sauvagement, la minute précédente, se détendit en elle.
— Surtout, Jean n'allez pas croire que je n'aime pas ma tante... J'ai beaucoup d'affection pour elle...
— Tant que cela?
— Mais oui, vraiment...
— Allons, il ne faut pas la laisser seule; moi, je n'en ai pas, le droit... Et cette cigarette? Choisissez...
— Merci, je n'en veux plus... Vous aimez mieux, n'est-ce pas, que je n'en veuille plus! Oh! Jean, si! Dites-moi que vous aimez mieux! Ça me fera tant de plaisir de vous faire plaisir!...
Il se mit à rire, d'un rire extraordinairement heureux qui enchanta Gilberte; et il consentit:
— Eh bien, oui, là, c'est vrai, je préfère que vous ne fumiez pas.
— Oh! Que vous, êtes, gentil! Que vous êtes gentil!
— Je vous aime, dit-il, soudain grave et pourtant joyeux.
Elle voulut le lui dire aussi, mais sa gorge tremblante ne laissa passer qu'un sanglot d'allégresse.
— Venez! fit-il doucement.
Ils retrouvèrent Mme de Prase qui, à travers son face-à-main, examinait les admirables tableaux du petit salon.
— Voulez-vous en voir d'autres.? demanda Jean Mareuil. Je serai heureux de vous montrer ma dernière acquisition. Si vous aimez les Corot...
Un grand salon s'ouvrit devant eux, paré de toiles sans prix et de sculptures harmonieuses. Jean Mareuil s'en fit le commentateur. Il était singulièrement érudit, et surtout profondément artiste. Mme de Prase comprit, en cette occasion, bien des choses d'art dont l'idée ne lui fût jamais venue à l'esprit; et Gilberte, grisée par tant de finesse et de savoir, se laissait divinement bercer au son musical de la voix qui discourait.
— Et dans ces vitrines? demanda-t-elle.
— Ah! cela, dit Jean Mareuil, c'est mon petit musée personnel. A chacun sa manie.
— Des clefs. De vieilles clefs, constata Mme de Prase.
— Et ici des lampes antiques..., dit Gilberte.
— Eh oui! reconnut Jean Mareuil comme s'il s'en excusait humblement. Des clefs et les lampes. Ce sont des collections que j'ai commencées quand j'étais enfant. Les clefs, et les lampes m'ont toujours attiré. C'est bizarre, n'est-ce pas?
— Cela est symbolique, remarqua Mme de Prase. Ouvrir, voir clair, vous aimez cela?
— Peut-être! fit Jean Mareuil négligemment
— Il me semble, dit Gilberte, que, depuis le temps, vous devriez en avoir bien davantage, des lampes et des clefs... Est-ce que cela ne vous intéresse, plus?
— Si. Mais, figurez-vous, il y a une sorte de petit secret entre moi et mes deux vitrines...
— Allez-y de la confidence!
Mme de Prase écoutait en mondaine, toute politesse et amabilité.
— Eh bien, Voilà; je n'achète une lampe, ou une clef, que dans, certaines circonstances. Pour me récompenser ou pour m'encourager.
— Je ne comprends pas très bien. Pourrait-on savoir, dit Gilberte en riant.
— A quoi je m'encourage? De quoi je me récompense? Mais, mon Dieu, cela se devine, n'est-ce pas, madame? Entre chacune de ces lampes et chacune de ces clefs, il y eu jadis ou naguère une étude, une recherche. C'est de l'enfantillage. Ne le répétez pas, on se moquerait de moi!
— Oh! Celle-ci! s'écria Gilberte. Cette petite lampe verte avec une anse jaune, comme elle est gracieuse!
— C'est un travail romain, bronze et or, fit Jean Mareuil sans sourciller. Vous plaît-elle à ce point? La voici. Faites-moi le plaisir de l'accepter...
Gilberte confuse, prit l'objet d'art, l'éleva en le faisant virer dans la lumière, — et brusquement le replaça sur la tablette de la vitrine.
— Qu'y a-t-il? s'étonna Jean Mareuil. Eh là! Mais qu'avez-vous?
Toute pâle, impuissante à maîtriser ses nerfs, Gilberte resta quelques secondes immobile, une main sur ses yeux. Pendant quoi Mme de Prase, examinant la lampe, disait
— Un serpent, je parie!... Oui, c'est cela. L'anse! L'anse représente un serpent!
— Quoi, madame! C'est cet orvet d'or ciselé...
Mais Gilberte, avec un sourire forcé, confirma:
— Oui... Je vous demande pardon: C'est absurde.
— Elle est comme cela depuis la mort de ma pauvre soeur, dit Mme de Prase. Vous savez sans doute...
Jean Mareuil inclina la tête, et prit la main de Gilberte qui recouvrait peu à peu ses fraîches couleurs.
— Croyez-vous que c'est bête, hein!
— Non, non, ce n'est pas bête. Oh non! dit Jean Mareuil pensivement. Mais il a fallu que vous éprouviez une bien grande terreur, autrefois!
— Oui, fit Mme de Prase. Une terreur sans nom. Et je vous jure qu'il y avait de quoi. Mais cinq ans se sont écoulés depuis le malheur, et Gilberte ne tardera plus maintenant à se guérir de sa phobie... Parlons d'autre chose, voulez-vous? Cela vaudra mieux pour elle. Et moi-même, je ne me souviens pas du drame sans frissonner.
— Tante, je voudrais bien qu'il sache, cependant! Après, nous n'en parlerons plus. Mais je voudrais que lui, — vous saisissez? — que lui n'ignore rien de ma maman...
Très lasse encore, elle s'était allongée dans une bergère, et tenait contre sa tempe la main de Mme de Prase.
— Racontez, tante, racontez-lui.
Mme de Prase hésitait, peureuse du passé.
— Oh! madame, pourquoi la contrarier? pria Jean Mareuil.
Elle répondit, avec une tristesse et une gravité qui n'échappèrent point à son auditeur:
— C'est une affreuse émotion, monsieur, qu'on me demande de raviver... Je me rappelle tout, comme si c'était hier.
— Cela s'est passé à Luvercy, au mois d'août de cette année-là. Nous y étions arrivés au début de juillet: ma soeur, Gilberte, moi et Lionel...
— ...qui venait d'être recalé à son bachot! compléta Gilberte.
— Mon beau-frère Guy Laval, absent depuis plusieurs mois, avait annoncé son retour pour le 10 août. Nous nous faisions une fête d'aller l'attendre à Paris, sur le quai de la gare. Malheureusement, l'avant-veille du fameux jour, ma soeur dut s'aliter. Un mauvais rhume, qu'elle avait négligé, s'aggravait d'une bronchite. Quand mon beau-frère débarqua à Luvercy, il trouva sa femme non pas en danger, mais sérieusement malade.
— Tante, n'oublie pas les serpents...
— Oui... Mon beau-frère rapportait du Centre de l'Afrique toutes sortes de choses, dont quelques-unes, étaient vivantes. Ses bagages, l'avaient suivi à Luvercy, et, ne voulant pas quitter le château avant la guérison de ma soeur, il garda plus longtemps, qu'il l'eût souhaité, une quinzaine de serpents destinés au Jardin des Plantes.
«Or, parmi ces reptiles, se trouvait une vipère noire, annelée de blanc, longue d'un mètre à peu près, et qui constituait une rareté inestimable, puisqu'on n'avait jamais rencontré aucun spécimen de ce genre. Mon beau-frère était extrêmement fier de sa découverte. Dans l'orangerie où l'on avait installé provisoirement toutes ces hideuses bêtes, la vipère noire et blanche occupait une caisse à part, munie d'un grillage par devant. Guy Laval faisait volontiers les honneurs de sa ménagerie, et, toujours téméraire, toujours avide de jouer avec le feu, il se plaisait à montrer, les crochets venimeux de la vipère, qui étaient aigus et fins
— Je me souviens de ces scènes-là! dit Gilberte. Lionel et moi n'en manquions pas une. Papa avait une espèce de petite fourche, avec laquelle il immobilisait sa prisonnière; et souvent, pour faire comprendre le mécanisme venimeux, il appuyait sur l'un des doux crochets. Alors on voyait ce croc presser la poche à venin, semblable à un abcès, et le terrible liquide couler de la dent comme d'une aiguille évidée...
— C'est ainsi du reste, que ton père brisa l'un des crochets, reprit Mme de Prase, accident qui le mit en rage contre lui-même et termina la série des exhibitions.
«Nous savions, monsieur, avec quelle rapidité foudroyante le venin de la vipère agissait. Nous connaissions les péripéties de sa capture, dramatisée par la mort subite d'un nègre qu'elle avait piqué. Des savants devaient analyser son poison dès que le Jardin des Plantes aurait pris possession de sa nouvelle pensionnaire. Vous allez voir comment ils furent déçus, pour notre malheur!
— Tante, il faut expliquer d'abord l'organisation des chambres...
— Voici la chambre de ma soeur était située au rez-de-chaussé du château, — rez-de-chaussée surélevé, d'ailleurs. A côté, se trouvait un cabinet de toilette assez vaste, qui donnait lui-même dans la chambre de Gilberte. Mon beau-frère et Lionel habitaient au premier étage, où d'habitude j'avais aussi ma chambre. Les domestiques logeaient au second, composé de mansardes.
«Je restais auprès de ma soeur toute la journée, et, la nuit, je couchais sur un lit pliant, que j'avais fait dresser dans le cabinet de toilette, afin de pouvoir accourir au moindre appel de la malade. Mais, prétendant que j'avais besoin de dormir tranquillement puisque je ne la quittais pas du matin au soir, ma soeur exigeait que la porte de communication fût fermée entre sa chambre et le cabinet de toilette. Vous comprendrez mieux cette prévenance lorsque vous saurez qu'il ne se passait pas de nuit que ma soeur n'éprouvât une soif ardente. Les boissons froides lui étant interdites, elle sonnait sa femme de chambre, qui s'empressait de descendre pour servir à sa maîtresse une tisane bien chaude. C'est le léger remue-ménage de ce service, susceptible de m'éveiller, que la porte close devait étouffer. A la vérité, je ne cessais pas, même en dormant, de prêter l'oreille aux bruits d'à côté, et, toutes les nuits, j'entendais la fille arriver par la galerie et pénétrer chez ma soeur.
«Un soir, — c'était le 19 août, — ma soeur Jeanne eut un peu plus de fièvre qu'à l'ordinaire. Il faisait très chaud, très lourd, un temps qui suffisait à expliquer la recrudescence du mal. Je n'en fus pas inquiète, en ce qui me concerne, et je me retirai, comme tous les soirs, dans le cabinet de toilette, après avoir entr'ouvert sur les volets fermés l'une des fenêtres de la chambre de ma soeur, qui se plaignait de manquer d'air. Le médecin autorisait cette aération. Toutefois, je recommandai à la femme de chambre de fermer cette fenêtre lorsqu'elle viendrait pour la tisane. Marie — elle s'appelait Marie — se retira en même temps que moi.
«Mais, dans le cabinet de toilette, je trouvai cette enfant, Gilberte, en chemise de nuit...
— Je ne pouvais pas m'endormir, dit Gilberte, et je tenais absolument à embrasser maman encore une fois. Oh! je n'oublierai pas ce dernier baiser!... Pauvre maman! Je la tins longtemps, longtemps dans mes bras! Tante était déjà couchée quand je rentrai dans le cabinet de toilette.
— Continuez, tante...
— Cette petite était extraordinairement énervée, poursuivit Mme de Prase. Elle me demanda la permission de rester près de moi. Je la pris dans mon lit, et bientôt le sommeil me gagna.
— Mais moi, dit Gilberte; je n'ai pas dormi, cette, nuit-là. Le lit était trop étroit, et puis on étouffait, et puis j'avais peut-être un pressentiment. Je n'osais pas remuer, pour ne pas vous gêner, tante... Et je suis resté les yeux ouverts dans le noir, jusqu'à l'aube. On voyait une barre lumineuse sous la porte de maman; c'était sa veilleuse qui faisait cela... Je n'ai rien entendu!
— Et rien ne m'a réveillée! dit Mme de Prase. Cependant, aux premiers rayons du soleil, je me levai précipitamment, avec cette pensée immédiate: «Marie n'est pas venue. Jeanne n'a donc pas eu besoin d'elle? Va-t-elle mieux? Ou plus mal?...»
«Ma soeur était morte.
«J'appèlais mon beau-frère. Il vint, affolé, et ne put d'abord que se rendre à l'évidence de la catastrophe, sans se douter de ce qui l'avait produite; car le seul être humain, qu'il eût vu mourir de la morsure fulgurante était un noir... Vous comprenez, n'est-ce pas, sans que j'insiste?
«Ce fut deux heures plus tard qu'on connut la disparition de la vipère. Sa caisse était vide. Elle avait pris la fuite par une fente du bois, qui se trouva plus large qu'on ne pensait. Cette installation était tellement provisoire! et Guy Laval si peu prévoyant!
«A la nouvelle de cette évasion, il fut pris d'un soupçon atroce. Il examina lui-même les bras, les mains de ma pauvre Jeanne; c'est ainsi qu'il découvrit, à la main gauche; une piqûre presque imperceptible révélant le méfait de la vipère noire et blanche.
«On aurait-dit que le reptile s'était vengé cruellement des tracasseries et de la mutilation que mon beau-frère lui avait fait subir.
«Je ne vous décrirai pas nos pleurs, ni l'effroi qui nous glaçait tous, à l'évocation du hideux serpent échappé, dont nul ne connaissait la retraite! Où était la vipère? Dans le parc? Dans le château?... On commença, bien entendu, à la chercher dans la chambre même de ma soeur; on ne l'y trouva pas, mais il fut facile de repérer les issues: par où elle avait pu se glisser jusque-là et en sortir.
«Pour entrer, elle avait utilisé...
— La fenêtre? dit Jean Mareuil. La fenêtre entr'ouverte?
— Oui, dit Gilberte, la fenêtre, ou plutôt les volets, — des volets pleins, solidement clos, — des volets de fer, percés chacun d'une petite ouverture découpée dans le métal, en forme de coeur. Il est certain que la vipère entra par l'un de ces «jours». La lumière de la veilleuse les éclairait dans la nuit. Elle fut attirée par ces lueurs et se hissa vers elles.
— Mais comment? A l'aide des aspérités de la muraille?
— Rien de plus facile, malheureusement, expliqua Mme de Prase. Un lierre centenaire tapisse les murs du château.. C'est comme un arbre qui s'applique sur eux. De grosses branches encadrent la fenêtre dont nous parlons, l'une de ces branches passe à 20 centimètres d'un des «coeurs». La moitié de la vipère pouvait être enroulé autour de la branche, tandis que sa tête et 30 centimètres de son corps étaient déjà dans la chambre.
— Et pour descendre, à l'intérieur? Une coulée le long des volets, un appui sur l'espagnolette de la fenêtre, que j'avais accrochée en travers de la fente pour maintenir l'écartement des battants; puis une glissade de là sur une chaise voisine une autre glissade jusqu'au tapis, et enfin, la reptation vers la main blanche qui, supposons-le, pendait hors du lit...
— En effet, reconnut Jean Mareuil. Tout cela est logique. Mais n'y avait-il pas d'autres ouvertures par où la vipère aurait pu s'introduire?
— Aucune! affirma Gilberte.
— Pas de prise d'air?
— Pas la moindre.
— Aucune bouche de chaleur?
— Si. Une seule. Mais solidement grillagée.
— La cheminée?
— Close, du haut en bas, par son rideau métallique.
— Pas de trous de rat?
— Pas un trou de souris.
— Et les portes?
— Sans être peureuse, dit Gilberte, maman, qui affectionnait cette chambre, du rez-de-chaussée, voulait s'y sentir en sécurité; d'où les volets de fer et leurs crémones à toute épreuve. Quant aux deux portes qui donnaient chez elle (celle de la galerie et celle du cabinet de toilette), chacune était munie d'un verrou. Naturellement, la porte du cabinet de toilette restait libre depuis que je couchais par là (ma chambre n'était séparée de celle de maman que par le cabinet). Quant à la porte de la galerie, placée également non loin du lit, une tringle, permettait à ma mère d'en actionner le verrou sans qu'elle eût à se lever. Or, c'est moi-même qui avait poussé ce verrou la veille au soir, et je me rappelle fort bien que ma tante dut le tirer, le lendemain matin; quand elle sortit pour appeler mon père. La femme de chambre n'ayant pas été sonnée pendant la nuit, maman n'avait certainement pas tiré le verrou pour qu'elle pût entrer; la vipère n'avait donc pas profité, pour s'introduire, d'un entre-bâillement fortuit de cette porte, qui, c'est certain, est restée, toute la nuit, fermée au verrou.
— Mais, objecta Jean Mareuil, pourquoi la vipère ne serait-elle pas entrée dans la chambre avant la fermeture des deux portes? Lovée sous le lit, elle aurait pu rester cachée...
— C'est une hypothèse qu'on a envisagée, vous le pensez bien, répondit Mme de Prase. Mais, Gilberte et moi, nous nous sommes, retirées à neuf heures et demie; or, le concierge du château, faisant sa ronde accoutumée, a vu la vipère dans sa caisse à dix heures et demie.
— D'où il résulte, remarqua Gilberte, que la bête a dû s'échapper entre dix heures et demie du soir, et une heure du matin, selon toute vraisemblance.
— Pourquoi «avant une heure du matin»? s'enquit Jean Mareuil.
— Parce que c'est vers cette heure-là que maman avait coutume de s'éveiller, de demander sa tisane, et qu'elle ne l'a pas demandée, pour, la raison qu'elle avait cessé de vivre.
— Ce n'est qu'une probabilité. — Mais, pour sortir, la vipère ne pouvait remonter jusqu'au «coeur» de la fenêtre, il me semble.
— Vous êtes dans le vrai. On reconnut que cela était, sinon impossible, du moins improbable; et il fallut bien admettre qu'elle s'était enfuie soit par la porte de la galerie, soit par la porte du cabinet de toilette, pendant les deux heures qui s'écoulèrent depuis notre réveil tragique jusqu'au moment où l'on se mit à chercher partout la bête meurtrière dont papa venait de découvrir le rôle. Quand nous étions entrées dans la chambre de maman, tante et moi, le matin, la vipère se trouvait donc tout près, de nous, cachée dans l'ombre, sous le lit, derrière l'armoire à glace, que sais-je? J'en tremble encore!
«Où était la vipère noire et blanche? Voilà l'horreur qui pesait sur nous, malgré notre immense désespoir. Durant les journées et les nuits suivantes, on fit tout au monde pour la débusquer. Les meubles furent remués, les boiseries déclouées. On sonda les conduites d'eau, les cheminées; on enfuma les tuyaux du calorifère, on cimenta les fissures de toute sorte. Le parc fut battu, mètre par mètre; le hameau exploré; la campagne, les bois parcouru en tous sens. On ne trouva rien, — ce qui ne signifiait rien, à cause des terriers, à cause des terriers, à cause des arbres creux, des hautes herbes, des mille et mille endroits où peut se dissimuler un serpent bigarré dont l'immobilité sait le rendre indiscernable et dont la vitesse déjoue toutes les tactiques!
«Je n'avais que treize ans. Je fus si violemment impressionnée qu'il fallut m'emmener. Luvercy me semblait un enfer. Je voyais des serpents partout. Et maintenant encore, vous avez pu vous rendre compte...
Jean Mareuil avait écouté ce récit avec une attention des plus civiles, et, triomphant de son insouciance légendaire, s'était retenu sur la pente de la distraction.
Il demanda d'un air plein d'intérêt:
— Et depuis?
— Personne n'a jamais revu la vipère, dit Gilberte. Mais qu'est-ce que cela prouve? Rien encore. Ces bêtes-là vivent cent ans!... En tout cas, pour tout l'or du monde je ne retournerais à Luvercy!
— Comment! Vous n'y êtes jamais retournée?
— Jamais. J'ai trop peur. Il faudrait, pour cela, qu'on me montre le cadavre de la vipère. Je la reconnaîtrais, allez! Il n'y en a pas deux pareilles. On ne pourrait pas me tromper!... Jusque-là, que Luvercy se passe de moi!... Et pourtant, moi, je ne me passe pas volontiers de Luvercy; j'y ai laissé tant de beaux souvenirs, ceux-ci mélancoliques, ceux-là riants! Je ne peux pas vous dire, Jean, combien j'aime ce vieux château et ses grands arbres. Quand j'y pense, voyez-vous, c'est comme si j'avais encore un très bon vieux grand'père, là-bas. Et ça me fait beaucoup de peine... Je voudrais aller l'embrasser... Je n'ose pas.
— Alors, vous sériez contente si quelqu'un vous apportait, vivante ou morte, la vipère de Luvercy?
Gilberte haussa tristement les épaules. Une telle perspective la laissait sans espoir. Mais, levant les yeux vers les yeux de Jean Mareuil, elle lut dans son regard une passion si réchauffante, qu'elle ne put se retenir de lui tendre les deux mains. Et ils restèrent ainsi, les doigts liés, les regards confondus, vivant l'inestimable minute, en dépit d'une spectatrice dont le sourire jaune s'exerçait à loisir. Mme de Prase semblait propice à ce silencieux duo d'amour; on sait pourtant qu'il devait lui être fort désagréable, et Jean Mareuil ne fut pas surpris qu'elle s'empressât de l'interrompre, en prolongeant la conversation sur le chapitre de Luvercy et de la vipère.
— Ma chère petite, — dit-elle, son visage prenant une expression de bonté et de sollicitude, —tu devrais faire un effort sur toi-même, et vaincre tes appréhensions. Il en est, certes, grand temps. Depuis plus de cinq ans, la vipère n'a manifesté sa présence d'aucune façon; c'est donc qu'elle est morte. J'ai toujours pensé, pour ma part, qu'on l'avait murée dans l'une de ces lézardes qui furent si soigneusement bétonnées. Tout danger a disparu, cela est évident. Et si tu m'en croyais, au lieu d'aller à Deauville commè l'année dernière, ou à Aix-les-Bains comme l'année précédente, nous irions cette année à Luvercy...
Gilberte fit un geste d'effroi.
— Ça, tante, jamais! Vous n'y pensez pas!
— Monsieur, requit Mme de Prase, chapitrez-la. Vous, elle vous écouterait. Songez donc: Luvercy est un domaine enchanteur. Il n'y a pas d'endroit sur terre où l'on soit mieux!...
— Je ne le sais que trop, tante. Mais, que voulez-vous, j'y mourrais d'épouvante!
Jean Mareuil et Mme de Prase la considéraient tous deux avec le même sourire compatissant et affectueux.
— Il ne faut rien brusquer, n'est-ce pas? dit le jeune homme.
«Parbleu! pensa Mme de Prase. Ils seront toujours du même avis!»
— Et puis, sait-on? reprit Jean Mareuil. J'y reviens malgré moi, Gilberte: si quelqu'un vous apportait, vivante ou morte...
Et il se mit à rêver, malgré la présence de Gilberte et de sa tante, qui le virent en quelque sorte s'éloigner d'elles mentalement et s'envoler dans ces régions mystérieuses qu'on désigne sous le nom aérien de «nuages». Cependant, sa rêverie ne semblait pas exempte d'une vague préoccupation. Le pli de son front marquait la légère inquiétude d'une exploration intérieure...
— Atterrissez! dit Gilberte avec enjouement.
La physionomie de Jean Mareuil s'éclaira en faveur de la jeune fille. Et il traduisit ses pensées,
— Une chose curieuse, dit-il, c'est que les serpents ne m'aient jamais causé le moindre émoi. Au contraire. Ainsi, tenez: j'ai fait un assez long séjour aux Indes. Eh bien, rien ne m'intéressait comme les charmeurs de serpents. Je me suis lié d'amitié avec plusieurs d'entre eux, et, moi-même, je l'avoue, je me suis plu à pratiquer leur art. J'ai soufflé dans le pipeau hindou, et j'ai fait lentement danser les reptiles. J'étais, ma foi, parvenu à une certaine force.
— Vrai? fit Gilberte sous l'empire d'un émerveillement attentif. Eh bien! votre courage et ma peur se compenseront! Tout est pour le mieux!... Mais, dites-moi, c'est cela qui vous préoccupait?
— Non pas. C'était... je ne sais quoi... à propos de serpents... Je ne sais quel vieux souvenir confus, que je n'arrive pas à dégager des brumes de l'oubli. Aucune importance.
— Et alors, reprit Gilberte attirée par le sujet même de ses frayeurs, on peut faire danser des serpents?
— Oui, au son du chalumeau... Mais si nous laissions là les serpents? Est-il bon, pour vous, en ce moment, d'agiter cette question... fascinante?
— Parlons-en! Parlons-en!
— Vous jouez avec votre peur, ici, parce que vous savez n'avoir rien à craindre...
— Donc, ils dansent?
— Ils se dressent, ils se balancent en mesure. On peut aussi les appeler, les faire venir...
— Oh! Quelqu'un, par exemple, pourrait rappeler à soi, de l'extérieur, un reptile entré dans une maison,— une vipère introduite dans une chambre?...
Jean Mareuil pâlit un peu devant l'émotion de Gilberte.
— Est-ce possible! s'exclama Mme de Prase, stupéfaite.
— Rien ne s'y oppose, dit Jean Mareuil. En tout cas, vous le voyez, Gilberte, il vaut mieux vous occuper d'autres objets que de serpents et de charmeurs...
Mais Gilberte, le visage contracté, méditait à son tour. Elle dit, pensant tout haut:
— Non. J'aurais entendu, cette nuit-là, le son de la flûte. Et je n'ai rien entendu. Rien!... Non, ce n'est pas possible. Et qui, du reste...? Je n'ai rien entendu, et on n'a relevé aucune trace de pas...
— Cela ne serait pas une raison, opina Mme de Prase, car tu te rappelles, je suppose, que les esplanades de Luvercy sont pavées. Il n'y a, monsieur, ni sable ni gravier autour du château; c'est pourquoi nous n'ayons trouvé ni empreintes de pas, ni — ce qui est beaucoup plus significatif — empreintes de reptation.
— Pourquoi dites-vous «plus significatif», tante?
— Parce que, mon enfant, il est fort improbable qu'un homme ait concouru à la fin de ta pauvre maman, alors que le rôle de la vipère est indiscutable. Si donc son passage n'a pas laissé de traces sur les esplanades, c'est qu'aucune trace ne pouvait, s'y inscrire.
— C'est vrai, dirent à la fois Jean Mareuil et Gilberte.
— Allons! Assez là-dessus! décréta gaiement Mme de Prase. Gilberte, ma chérie, je crois que l'heure est venue de nous retirer. Tu vas tout à fait bien, maintenant?
— Merci, tante. Je peux vous suivra.
— J'aurais voulu, dit Jean Mareuil, que vous emportiez un souvenir de votre première visite à votre futur logis. Ne parlons plus de la petite lampe, Seigneur! Mais... faites votre choix. Tout ce qui est ici vous appartient.
Ils étaient tous trois debout, non loin des vitrines. Gilberte s'approcha des clefs. Une aimable malice s'exprimait dans ses gestes et ses coups d'oeil. Et elle dit, en un trémolo mélodramatique, mais la gorge un peu serrée vraiment:
— Voyons, Jean, de toutes ces clefs, celle de votre coeur?...
— La voilà!
Il désignait plaisamment une énorme serrurerie du moyen âge.
— Pas de bêtises! fit Gilberie en lui donnant sur le bras une petite tape. Celle-là, c'est la clef des souterrains remplis d'or et de pierreries, j'aime à croire! Hein! tante, heureusement que la clef de votre coffre est moins encombrante! Vous voyez-vous avec cet outil sur la poitrine!
Mme de Prase porta instinctivement la main à l'endroit désigné.
— Non, continua Gilberte qui passait en revue la collection, et chantonnait pour se donner une contenance opposée à ses sentiments. La clef du coeur de Jean Mareuil... Voyons... La clef du coeur... de Jean Mareuil...
— Tenez! dit le jeune homme. Cette fois, la voici. Il est des clefs de toute forme. Emportez celle-là.
Il lui tendait un petit miroir ancien, ciselé par quelque Benvenuto, enrichi d'un tour de perles fines, et dont la glace, à peine assombrie par le temps, reflétait dans son eau le sourire de Gilberte.
Ce club était un petit palais somptueusement confortable. Il y régnait un demi-silence traditionnel, favorisé par les épais tapis et les lourdes portières qui servaient d'étouffoirs.
— Le comte de Prase est-il ici? Je suis la comtesse de Prase.
Et comme le valet, en culotte rouge et grand habit vert, marquait un soupçon d'incertitude, Mme de Prase ajouta sèchement:
— Sa mère, n'est-ce pas.
Le valet fit une inclination obséquieuse.
— Je vais voir si M. le comte est là.
Il introduisit la visiteuse dans une salle d'attente discrète, d'une élégance virile, mais qui offrait un caractère morne et froid de tous les lieux habités par des hommes, à l'exclusion des femmes.
Au bout de quelques minutés, un huissier tout de noir vêtu, la chaîne au col, vint respectueusement avertir Mme de Prase que le comte Lionel, était à la salle de boxe et qu'il priait sa mère de vouloir bien aller à lui.
Mme de Prase suivit l'huissier à travers un labyrinthe de couloirs, et pénétra finalement dans une sorte de local exigu, boisé de pitchpin du haut en bas. On y marchait sur un linoléum brun, élastique.
Lionel entrait par une autre porte. Il était enveloppé d'une espèce de peignoir aux manches larges, taillé dans une étoffe fantasque, hurleuse, excentrique. Une serviette éponge lui tenait lieu de foulard. Ses pieds étaient mis dans des souliers légers, lacés de blanc. Sous sa chevelure en désordre, son visage, marbré de rose vif attestait quelque sérieux «encaissements». Des gants de huit onces pendaient à son poignet. Il achevait de nouer à sa taille la ceinture, incohérente du kimono tumultueux.
— Excusez-moi de vous recevoir ici, maman. Mais votre visite a de quoi me surprendre. J'ai pensé que vous aviez hâte de me parler. Que se passe-t-il donc?
Ils s'assirent sur des chaises d'osier et, un instant, se regardèrent, — lui, laissant percer dans ses prunelles brillantes une curiosité aiguë, mêlée d'on ne sait quelle moquerie qui semblait railler toutes les femmes en général et sa mère en particulier, — et elle, donnant l'impression d'une crainte hésitante.
— Eh bien? dit Lionel. Parlez donc!
— Tu vas peut-être me trouver sotte... De fait est qu'il m'a paru d'abord indispensable de t'avertir sur le champ, sans perdre une minute... Et maintenant, je me demande si je n'ai pas cédé à une frayeur tout à fait injustifiée...
— Dites toujours, que diable!
—Tu sais que Jean Mareuil nous avait invitées, Gilberte et moi, à prendre une tasse de thé chez lui. J'en sors. J'ai laissé Gilberte rentrer seule à Neuilly, pour venir te trouver immédiatement.. Je... Je ne sais pas comment te faire comprendre, comment préciser... Figure-toi... La conversation est venue sur la mort de ta tante, à propos d'une lampe... Enfin, Gilberte et moi, nous avons raconté à Jean Mareuil l'affreuse nuit du 19 août et ce qui a suivi... Je ne pourrais pas te dire exactement quelles suites de remarques, d'observations m'ont influencée. Ce qui est sûr, c'est que peu à peu une appréhension irraisonnée m'a envahie... Mais je suis là, à parler pour ne rien dire... Ecoute, Lionel, je vais te poser une question qui te semblera baroque, certainement...
«Quand tu étais en pension; tu n'as jamais connu d'Hindou, n'est-ce pas? Tu n'as jamais été en relations, plus ou moins, avec des charmeurs de serpents?»
Lionel, tout ébahi qu'il fût, se mit à rire:
— Jamais! Vous l'auriez su, voyons! Jamais de ma vie, à aucun moment, je n'ai eu le moindre rapport avec ces gens-là, de près ou de loin! Qu'est-ce que cela signifie?
— Cela signifie que tu viens de m'enlever de la poitrine un poids qui m'étouffait.
— Pourquoi?
— Parce que, si une enquête avait pu établir le contraire de ce que tu me certifies, on aurait été droit de te soupçonner...
— De quoi? fit Lionel, de plus en plus intrigué.
— D'avoir introduit ou fait introduire la vipère dans la chambre de ta tante, et de l'avoir rappelée ou fait rappeler, après ce qui s'est passé dans cette chambre close.
Du coup, Lionel se révolta et cessa de rire.
— Etes-vous folle, maman?... Est-ce que je rêve? Et qui donc m'aurait accusé, ou soupçonné?
— Peut-être Jean Mareuil. Aussi dès que mon idée s'est précisée, dès que j ai aperçu le danger, je n'ai plus songé qu'à te prévenir, afin que, s'il en eût été besoin, tu répondisses aux questions en connaissance de cause.
— M'interroger, moi!
— Non pas, bien sûr! Mais, dans un entretien familier, on peut se renseigner sur bien des choses!... D'ailleurs, rien ne me prouve que Jean Mareuil ait l'intention d'approfondir le drame de Luvercy. Il a dit seulement, à deux reprises, s'adressant à Gilberte: «Ne seriez-vous pas heureuse si on vous apportait, vivante ou morte, la vipère de Luvercy?»
— Eh bien! qu'il la cherche, et qu'il la trouve! C'est mon voeu le plus sincère. Et je l'y aiderai bien volontiers, à l'occasion!
— Moi aussi, certes! Et de grand coeur!
— Mais, ma pauvre maman, qu'est-ce qui vous a fait croire, grands dieux! qu'on ait l'idée saugrenue d'aller compliquer cette histoire, d'y faire participer un criminel et de m'en rendre coupable, moi?
— Tout cela s'est amoncelé dans ma tête, mon cher enfant. Une mère, vois-tu, cela voit du danger partout... J'ai été frappée tout à l'heure par le côté mystérieux de ce Jean Mareuil, avec ses lampes et ses clefs... Ce côté mystérieux m'a semblé tout à coup très différent de ce que nous avions supposé jusqu'ici. Je crois bien que je me trompais en croyant m'être trompée..., mais lorsque soudain il a parlé des charmeurs de serpents, quelques minutes après avoir discuté de la possibilité d'une intervention humaine dans la mort de ta tante...
— Achevez, maman, vous m'intéressez, gouilla Lionel. Pourquoi hésitez-vous?
— Pour la première fois depuis l'événement, je venais de distinguer ceci que si d'aventure quelqu'un était accusé d'avoir provoqué cette mort, mon grand, les soupçons se porteraient sur toi, avant tout autre. Sur toi, presque un homme déjà à cette époque. Sur toi qui, naturellement, ne pourrais pas justifier, de l'emploi de ta nuit, après cinq ans!
Lionel, qui regardait sa mère avec une commisération irritée, s'écria:
— Mais quel intérêt m'aurait fait agir, dans votre hypothèse insensée, ma pauvre maman?
— Quel intérêt? Tu oublies toutes les méchancetés qu'on a dites sur moi, à la mort de ton oncle Laval. Quel intérêt? Mais tout simplement l'intérêt de le rendre veuf et de permettre à ta mère d'épouser Guy Laval, plusieurs fois millionnaire!
Le jeune homme leva les bras au ciel et se remit à rire bruyamment, d'une façon si franche que cette hilarité eût déridé toute autre que Mme de Prase.
— II ne s'agit pas de savoir si tel ou tel soupçon serait fondé. Tu penses bien que moi, je suis tranquille sur ton compte; et je ne doute pas que la vipère ait accompli son acte de mort sans le secours de personne (cela m'aurait éveillée, ou Gilberte, qui ne dormait pas, contre moi, aurait entendu quelque chose et se serait empressée de m'en avertir). Non, cela n'est pas la question. Il s'agit seulement de parer à une accusation qui m'a semblé possible et qui, présentement, me paraît détruite d'avance, puisque, grâce à Dieu...
— ...Puisque je n'ai jamais charmé de serpents, ni fréquenté même un radjah! Ah! Ah! Ah! Vous en avez de bonnes, maman!
Mme de Prase le scruta de l'oeil, puis le contempla. Une tendresse orgueilleuse se peignit sur son visage terne, qui enfin se détendait. Elle appuya sa tête sur la robuste poitrine de Lionel.
— Que veux-tu! fit-elle d'une voix timide.. J'ai eu peur, tout à coup... Je t'aime tant, mon grand!
— Vous êtes singulièrement «femme» aujourd'hui... Il vous prend des frayeurs... Je vous trouve nerveuse, impulsive... Et je parierais, à vous voir, à vous entendre, que vous avez encore quelque chose à me dire... Allons, dites!
— Tu ne te fâcheras pas?
Elle lui sourit craintivement et lui fit voir, dans ses yeux de brume, toute l'adoration, toute, l'indulgence que sa maternité passionnée pouvait y mettre. Lionel fronça les sourcils et fit une moue de défiance.
— Dernièrement, reprit Mme de Prase, tu m'as dit, à propos de Gilberte, une chose... dangereuse. Tu te rappelles? Nous étions dans ta chambre, l'autre matin... Tu as fait allusion à cette grippe de l'année dernière, qui a failli emporter ta cousine...
— Je vous avoue que je ne me souviens pas...
— Justement. C'est ce qui m'effraie. Tu ne te rends pas compte des énormités que tu profères parfois, mon cher enfant. Je sais bien, moi ta mère, que ce sont des paroles sans fondement. Mais le monde nous juge sur nos paroles autant que sur nos, actions. Suppose qu'on t'inculpe d'un méfait quelconque, combien tu regretterais alors d'avoir prononcé, à la légère, des phrases où tu te dépeins toi-même sous de fâcheuses couleurs!
— Rappelez-moi donc, ce que je vous ai dit l'autre jour...
— Tu m'as dit, à peu près, que si Gilberte était morte, j'aurais hérité, et que, en somme, tout eût été fort bien ainsi. Tu n'en penses pas un mot. Alors, pourquoi le dire? Pourquoi, en d'autres circonstances, te laisser aller à des fautes analogues, devant des gens, qui peuvent te prendre au sérieux et se faire de toi une idée fausse, — une idée fausse, tu entends?
Ils étaient face à face, les yeux dans les yeux, et Lionel considérait pensivement la supplication persuasive du regard qui plongeait en lui de toute la force d'une âme inquiète, ardente et résolue.
Lionel se dégagea doucement contre son habitude.
— Ici, maman, vous avez raison. Je me surveillerai... Ce que je vous prie de croire, ce que je vous jure sur l'honneur de notre nom, c'est que mon... cynisme ne s'est jamais traduit qu'en paroles. Je n'ai rien à me reprocher dans le domaine des actes.
Mme de Prase eut un élan:
— Mais je le sais bien; Lionel!
— Oui, c'est entendu, vous me l'avez déjà dit. Mais, avec les femmes, on ne peut jamais être sûr... Rien à me reprocher, je le répète.
Et il ajouta, le front dur, l'oeil vague:
— Rien encore. Rien jamais, peut-être. Cela dépendra...
— Que veux-tu dire?
— De vous à moi (je vous parle ici comme à moi-même), je me sens assez décidé à m'adjuger Gilberte et sa fortune, ou plutôt les millions des Laval, avec ou sans la fille.
Anxieuse, Mme de Prase assura:
— L'habileté, l'intrigue y suffiront! Laisse-moi te guider. Suis mes conseils, point par point.
— Je les suis.
— Cette surveillance de Jean Mareuil, la nuit?...
— Tout est prévu entre Aubry et moi. Nous commençons ce soir.
— Bonne chance, donc!... Mais surveille-toi toi-même. C'est promis?
— Au revoir, — fit Lionel, sans rendre à sa mère le long baiser qu'elle venait de lui donner.
— Et soignez vos nerfs, corbleu! Vous me faites de la peine, avec vos histoires d'Hindous!
Mme de Prase se retourna sur le seuil. Un pâle sourire suppliant naquit à ses lèvres, tandis que Lionel, drapé dans le bavardage criard du kimono, haussait ses épaules athlétiques.
Un mois plus tôt, il n'eût pas été facile de surveiller l'hôtel que M. Jean Mareuil habitait avenue du Bois-de-Boulogne. Ce n'était qu'un jeu en cette fin d'avril où les bosquets qui bordent la voie triomphale venaient de revêtir leurs luxuriants feuillages.
Aubry avait repéré un épais massif verdoyant, situé juste en face de la grille d'entrée. Lionel de Prase devait le rejoindre, à dix heures du soir, dans les profondeurs obscures de ce poste d'observation naturel.
Ils n'eurent aucune peine à s'y glisser sans être vus. Bien qu'il fît clair, grâce aux candélabres électriques, la solitude de ces parages rendait l'opération toute simple. Des automobiles passaient rapidement, de temps en temps, sur la chaussée principale. Mais la petite avenue latérale qui s'allonge entre les maisons et la ligne des bosquets était déserte.
— Quel métier! murmura Lionel.
Aubry, sans lui répondre, mit un doigt sur sa bouche.
Et leur faction commença.
L'hôtel avait trois étages. Il était silencieux, et les fenêtres s'en montraient ténébreuses, à l'exception de deux qui donnaient non pas sur l'avenue, mais sur le jardin. On voyait, en effet, au delà de la grille, de belles ramures monter vers le ciel, et, parmi les branches, de petites raies de lumière décelaient, dans l'ombre de la façade, une chambre éclairée derrière des persiennes closes.
Cette chambre, c'était le cabinet de travail de Jean Mareuil. Lionel et Aubry le savaient, et ils s'en désintéressaient, n'étant pas venus là pour épier Jean Mareuil, mais très précisément pour savoir si quelqu'un — une femme — ne profitait pas de la nuit pour s'introduire dans l'hôtel de concert avec le jeune homme, bien qu'il fût, à peu de chose près, le fiancé de Gilberte. Lionel, tout en suivant des yeux les très rares passants qui, de loin en loin, déambulaient dans un sens ou dans l'autre, ne pouvait s'empêcher de railler et de condamner l'idée de sa mère. Plus que jamais, maintenant qu'il était là, posté derrière un rideau de feuillages, en face, de cet hôtel muet et paisible, de ces traits lumineux, indice d'un labeur régulier, — plus que jamais il considérait la méfiance de Mme de Prase comme le produit d'une imagination excessive, dont, au surplus, elle lui avait donné, le jour même, une preuve nouvelle. En somme, est-ce qu'il n'était pas ridicule d'être ici, à faire le policier en compagnie d'un concierge, pour surprendre quelqu'un qui ne viendrait pas, qui n'existait pas!...
Et peu à peu Lionel sentait sa mauvaise humeur s'aigrir en irritation.
«Va pour une fois, pensa-t-il. Mais on ne m'y reprendra plus.»
L'heure s'écoulait. Il faisait si calme qu'on entendait, de quart d'heure en quart d'heure, une horloge tinter à l'intérieur de l'hôtel.
Elle sonna onze coups.
— Seulement! murmura Lionel en bâillant.
Les passants se raréfiaient encore. Les voitures ne filaient plus que vers Paris, une à une. On sentait, pour ainsi dire, le Bois de Boulogne allonger furtivement, à la faveur de l'ombre, le mystère de sa solitude, et son âme sylvestre gagner, de bosquet en bosquet, les abords de l'Etoile, la frontière de la ville.
Des chats rôdaient, tantôt plus discrets que des fantômes quadrupèdes, tantôt hurlant comme des marmots torturés.
Lionel, excédé d'ennui, recru de colère, s'étendit sur le sol.
Aubry lui toucha l'épaule, et fit un signe.
Personne n'arrivait cependant, ni d'un côté, ni de l'autre.
— Quoi? chuchota Lionel. Il distingua la tête d'Aubry pencha au dehors, prêtant l'oreille.
Et il écouta, lui aussi.
L'horloge sonna la demie de onze heures. Un matou gonfla sa clameur déchirante...
Sans bruit, la petite porte métallique s'ouvrit lentement dans la grille de l'hôtel, qu'une tôle doublait jusqu'à mi-hauteur.
Un homme, plus silencieux qu'une ombre sur un mur, apparut.
Cet homme referma la porte avec des précautions insolites, dans le but évident d'étouffer le moindre cliquetis. Il avait une clef ou un «rossignol», qu'il mit dans sa poche en se retournant d'une manière circonspecte, louche et, pour tout dire, sournoise. Il jeta des regards prompts autour de lui, écouta, et, rasant les murs sans qu'on entendît le bruit de ses pas, s'éloigna vers la droite, c'est-à-dire vers la rue Spontini.
Lionel et Aubry purent le voir à leur aise. Il était coiffé d'une casquette enfoncée jusqu'aux yeux. Le col de sa veste était relevé. On ne distinguait de sa figure qu'une bande d'ombre incertaine. Il n'avait pas de pardessus. Il marchait en chaloupant, les épaules hautes, les coudes au corps, les mains profondément enfouies dans les poches de son pantalon; ses pieds nonchalants étaient chaussés d'espadrilles. Il allait, peinard, félin, comme un chat nocturne. On devinait en lui l'homme aux pieds de velours qu'un bond rapide lance soudainement dans une course fulgurante, ou qui disparaît tout à coup, mêlé aux ténèbres, assimilé comme par miracle à la couleur des choses, aux formes de la nuit.
A coup sûr, ce n'était pas un domestique, mais un triste sire étranger au personnel de la maison. Tout, dans sa démarche, dans sa mise, en faisait foi. Une même pensée vint à Lionel et à Aubry: cet apache venait de commettre quelque vol dans l'hôtel de Jean Mareuil.
Lionel hésitait sur la conduite à tenir, se demandant s'il fallait laisser le malandrin s'en aller impunément, lorsque, très vaguement, il crut s'apercevoir que cette allure, ou cette silhouette, ou peut-être un autre caractère attaché à ce personnage patibulaire, ne lui était pas tout à fait inconnu. Quoi? Ce devait être ce glissement fluide et balancé. Alors, sans autre transition, il pensa que le prétendu cambrioleur pouvait être une espèce de serviteur clandestin, à la solde de Jean Mareuil, un de ces agents qu'on recrute dans la pègre pour des besognes secrètes. Pourquoi Jean Mareuil n'aurait-il pas eu, lui aussi, son Aubry?...
Mais, à ce moment, Aubry lui-même, approchant sa bouche contre l'oreille dé son noble compagnon, lui chuchota.:
— Il faut suivre ce type-là, monsieur le comte. Je m'en charge. Restez ici, à surveiller l'hôtel. Je viendrai vous retrouver tout à l'heure et je vous rendrai compte...
— Allez! dit Lionel.
Cependant l'homme, parvenu au coin de la rue Spontini, traversait l'avenue l'avenue déserte, se dirigeant vers la rue Pergolèse. Aubry se défila dans l'ombre des arbres. Lionel le perdit de vue, mais pour l'apercevoir bientôt qui traversait à son tour la vaste chaussée.
Un calme imposant baignait le quartier. L'hôtel était tranquille. Les deux fenêtres du cabinet de travail projetaient sur les frondaisons, une lueur paisible. Lionel, à part lui, compara sa situation avec celle de Jean Mareuil, douillettement installé devant ses livres, à ressusciter les dandys d'outre-Manche; et il fit un geste d'impatience qui arrêta net, accroupi sur ses quatre pattes, un superbe «siamois» dont les yeux, luirent.
Après une demi-heure d'attente, Lionel perçut l'approche d'un être humain foulant le gazon. C'était Aubry.
— Chou blanc, dit-il. J'ai perdu mon bonhomme. Il n'y avait plus personne de l'autre côté de l'avenue. J'ai cherché au hasard... C'est embêtant.
— Qu'est ce que vous pensez? murmura Lionel. Un voleur? Ou bien...
— Qui sait? Un, assassin, peut-être. Il a une sale dégaine, monsieur le comte!
Lionel se tut. Une inquiétude le tenait. Il préféra ne pas l'exprimer, par amour-propre. Cet escarpe, qui venait de s'esquiver, ne portait nul fardeau. S'il avait dérobé quelque chose, ce ne pouvait être qu'un objet facilement dissimulable. Il est bien vrai que des billets de banque ou des pierres précieuses tiennent peu de place, et que des gens peuvent avoir sur eux des centaines de mille francs sans que cela se voie... Mais que l'homme eût volé ou non, cela n'avait rien à faire avec ce qui s'était passé dans l'hôtel pendant qu'il s'y trouvait... Si, le lendemain matin, on découvrait le cadavre de Jean Mareuil; si, présentement, loin d'être assis confortablement dans son cabinet, Jean Mareuil gisait, assassiné par un malfaiteur inconnu, est-ce qu'il ne deviendrait pas dangereux, pour Lionel de Prase, d'avoir passé des heures embusqué dans un massif, devant l'hôtel, comme pour attendre le moment opportun d'y pénétrer? La terre molle, dépourvue de gazon, la terre qu'il piétinait ainsi qu'Aubry, ne révélerait-elle pas sa longue présence? Ne retrouverait-on pas aisément les souliers qui auraient imprimé sous ces arbres la trace de leurs semelles?
— Bah! se dit-il. Que vais-je chercher là!
Mais, tâtant ses vêtements, il s'assura que rien n'était tombé de ses poches qui pût mettre un détective sur sa piste, et il se promit d'arranger la place avant de la quitter.
Puis le temps passa, mesuré par l'horloge qui sonnait les heures en sourdine. Et personne ne vint mystérieusement, comme ils l'avaient espéré, charmer la veillée laborieuse de Jean Mareuil.
A quatre heures du matin, moroses et transis, ils se disposaient à lever le siège, quand ils entendirent au loin un chien aboyer. Les aboiements se rapprochèrent pendant quelques minutes, agressifs, coléreux, puis cessèrent.
— Attendons un peu, conseilla Aubry..
Ils attendirent, et bientôt distinguèrent, le long des bâtiments, venant de la droite, une ombre en marche. La clarté réduite des lampadaires leur permit sans retard de reconnaître le rôdeur qu'ils avaient vu sortir de l'hôtel à onze heures et demie du soir.
— Tiens, tiens, tiens! susurra Aubry.
Mais, maintenant, l'homme venait vers eux. Il ne leur tournait plus le dos; et, confiant dans l'heure matinale où tout Paris dormait, il n'enfouissait plus son visage entre sa visière et son collet. Et il approchait, grandissant à chaque pas, avec son mouvement onduleux qui ne manquait pas d'une certaine grâce canaille.
A travers les feuilles, deux paires d'yeux braqués guettaient intensément la seconde précise où ses traits seraient visibles... Cette seconde arriva... On peut dire qu'à leur stupéfaction profonde, Lionel et Aubry reconnurent le visage, mais que cette stupéfaction prit tout de suite une ampleur inouïe, car, s'ils reconnaissaient le visage, ils ne reconnaissaient pas la physionomie.
Cet homme était Jean Mareuil, on ne pouvait s'y tromper, mais un Jean Mareuil au regard fuyant, à l'expression crapuleuse, un Jean Mareuil qu'une autre lumière intérieure éclairait d'un jour faux.
Lionel avait saisi lentement le bras d'Aubry.
Ils assistèrent à là rentrée furtive de l'être extraordinaire. Ils le virent faire jouer sans bruit le battant de la porte, enjamber précautionneusement la barre du seuil, s'éclipser...
— Ça, par exemple! fit Aubry.
Toutefois, dans la nuit qui commençait à pâlir, les deux fenêtres imperturbables montraient toujours leurs stries lumineuses. L'une de ces fenêtres s'ouvrit, les persiennes claquèrent dans un choc métallique, et, sur le balcon de pierre, parut l'apache, une cigarette aux lèvres. Il ne fit qu'une courte apparition, et rentra en enlevant sa veste.
Il reparut ensuite, fumant toujours, mais vêtu d'une robe de chambre des plus élégantes, qui moulait ses formes élancées.. Il s'adossa contre une persienne ouverte, les yeux levés vers les étoiles. Il tenait sa cigarette avec une distinction de clubman, et, dans son fin profil qu'une nappe de lumière chaude mettait en valeur, rien ne subsistait plus des laideurs effacées. Jean Mareuil était redevenu Jean Mareuil.
Il se retira. Tout s'éteignit. Le comte de Prase et son acolyte sortirent de leur cachette. Et quand ils furent à quelque distance, encore abasourdis de ce qu'ils avaient découvert:
— Qu'est-ce que ça veut dire, monsieur le comte! dit Aubry en s'arrêtant.
— C'est bien simple, répondit Lionel avec un mauvais sourire de jubilation.
—Simple?
— Eh oui, très simple, très connu! Ça s'appelle un dédoublement de la personnalité.
— Ah? dit Aubry.
L'aube blanchissait à peine, et les premiers moineaux préludaient dans les arbres au réveil tintamarresque de leur petit peuple, lorsque Lionel de Prase rentra.
C'était, nous le savons, son heure. Et si sa cousine Gilberte eût été par hasard éveillée dès l'aurore, et qu'elle eût l'idée de s'accouder à sa fenêtre pour goûter le charme du jour naissant, elle n'aurait trouvé rien de suspect à ce que le jeune viveur terminât sa journée quand la plupart des hommes commençaient la leur.
Ce qui l'eût surprise, pourtant, c'est que, au lieu de se diriger vers l'office pour y boire quelque mélange rafraîchissant et mousseux, Lionel, marchant très droit, pénétra dans la bibliothèque, consulta le catalogue et choisit sur les rayons plusieurs livres sévèrement reliée. Il les dissimula sous son pardessus, comme s'il eût craint qu'on le rencontrât chargé d'un si noble fardeau, et enfin monta vers sa chambre avec des précautions inusitées.
Mme de Prase l'entendit cependant. Elle avait l'oreille fine et le sommeil léger, et puis, toute la nuit, bien qu'elle eût dormi parfaitement, une idée n'avait cessé d'occuper les profondeurs de son subconscient: l'idée que Lionel et Aubry surveillaient l'hôtel de Jean Mareuil. Que faisaient-ils? Que découvraient-ils? Rien, peut-être... Et cette idée-là avait fait, dans les ténèbres de son repos, le tic-tac assourdi d'un réveille-matin. Et elle s'était mise à sonner bruyamment, l'idée, à l'heure matinale où rentrait Lionel, porteur d'un secret ou d'une déception.
Une tentation violente poussait Mme de Prase à sortir du lit, enfiler un peignoir, ouvrir sans bruit la porte de sa chambre... Ce fut cette porte à ouvrir qui l'empêcha de satisfaire sa curiosité. Mme de Prase se sentait maladroite dans la science des cambrioleurs. La serrure pouvait cliqueter, les gonds gémir, le bois craquer. Ces sonorités insolites retentiraient furieusement dans le silence du petit jour. Elles éveilleraient sans doute Gilberte, qui reposait à quelques mètres de là. Et Mme de Prase, comme Lionel, comprenait la nécessité de ne rien faire qui pût risquer de mettre sa nièce en défiance. Il fallait, au contraire, s'ingénier à maintenir toutes choses en l'état habituel. Une imprudence pouvait tout perdre; car Gilberte était de ces petites filles volontaires qui épouseraient un homme, pour la seule raison que leur famille s'y oppose; et Mme de Prase ne se faisait pas d'illusion à ce sujet.. Pour ruiner les espérances de Jean Mareuil c'est dans le coeur même de Gilberte qu'on devait faire naître la décision souhaitée. Il était nécessaire qu'elle se sentit, jusqu'au bout, libre d'agir, parfaitement indépendante. Si l'on ne parvenait pas à la placer devant un fait qui provoquât en elle un complet revirement, il était inutile de chercher à l'influencer. Ah non, pas d'imprudence! Pas de visite à Lionel avant l'heure normale! Pas de porte qui grince sournoisement aux premières clartés du levant!
D'ailleurs, Mme de Prase se souvint fort à propos que Gilberte devait sortir à cheval sur le coup de neuf heures. La veille, Jean Mareuil avait organisé cela. Il possédait un délicieux cob irlandais, sage, bien mis, — l'idéale monture pour une jeune fille; on avait convenu qu'à neuf heures tapant il amènerait le cheval à Gilberte et que tous deux feraient un bon tour au Bois, avant le déjeuner.
Pendant cette promenade équestre et sentimentale, Mme de Prase et Lionel auraient tout le temps de s'entretenir.
Ainsi, méditant et ruminant dans sa tête grise toutes sortes de conjectures et de manoeuvres, Mme de Prase atteignit l'heure habituelle de son lever. Elle apporta une espèce de dure coquetterie à ne pas la devancer, et jouissant, non sans mysticisme, de la contrainte qu'elle s'imposait, cette femme étrangement maîtresse de soi-même se fit une obligation de prolonger sa toilette plus longtemps, qu'à l'ordinaire, ayant senti que sa nature avait besoin d'une leçon et sa patience d'un exercice.
Comme elle entrait dans son cabinet de travail, un bruit de chevaux, martelant le pavé, se fit entendre à la porte de l'hôtel. Le portier ouvrait la grille à deux battants, et Jean Mareuil entra, monté sur un cheval bai, et suivi d'un lad également à cheval, qui tenait en main le cob destiné à Gilberte.
Jean Mareuil mit pied à terre, ainsi que le lad, et se dirigea vers le perron.
— Eh! murmura Mme de Prase. Quelle heure est-il donc? Huit heures et demie...
Mais Jean Mareuil s'était arrêté. Gilberte l'interpellait joyeusement, d'une fenêtre du premier étage.
— Vous êtes en avance!
— Pardonnez-moi. Les chevaux étaient prêts; moi aussi. Je m'ennuyais...
— C'est gentil. Contente, vous savez!... Bien dormi?...
— Admirablement.
— Attendez-moi au salon, voulez-vous? Je vais me dépêcher. Dans vingt minutes je descends.
Mme de Prase se disposait elle-même à passer au salon pour recevoir Jean Mareuil, lorsque Lionel se présenta devant elle;
— Une seconde! fit-il. J'ai vu Mareuil arriver, alors j'ai descendu vivement pour vous dire... Il y a du nouveau. Je voudrais être plus certain que je ne le suis... Enfin, je crois préférable de vous mettre au courant du ce que je sais, de ce que j'ai vu. Ce n'est qu'un commencement, mais qui promet.
Il ne s'était pas couché et n'avait même pas pris la peine de passer quelque vêtement d'intérieur.
Mme de Prase dit seulement:
— Vite!
— C'est formidable, entendez-vous! fit Lionel qui la fixait en riant d'un rire mauvais. Formidable!
Mme de Prase ne sourcillait pas. Mais sa bouche dégustait fébrilement le bonbon acidulé d'un plaisir pervers.
— Vous savez ce que c'est qu'un dédoublement de la personnalité? reprit Lionel qui ricanait toujours. La conscience alternée, vous connaissez ça?
Mais Mme de Prase, franchissant toute explication, allait droit au but. Son visage incertain reflétait une joie et un ébahissement sans pareils.
— Non? questionna-t-elle avec véhémence. Jean Mareuil?...
— Comme je vous le dis, maman!... Alors, vous savez ce que c'est?
— J'ai vu jouer Le Procureur Hallers.
— Moi aussi. Et c'est ce qui m'a permis de comprendre tout de suite. Seulement, ne nous emballons pas. Quand je vous aurai raconté, vous verrez que nous avons encore beaucoup de travail. Je devine, je flaire tout un mystère dont nous profiterons sans doute. Mais, pour le moment, je ne sais qu'une chose, c'est que, cette nuit, Jean Mareuil est sorti de chez lui sous l'apparence d'un pâle voyou, et qu'il est resté plusieurs heures absent
— Le ciel nous comble! dit Mme de Prase en frémissant.
— J'ai voulu vous prévenir immédiatement, avant que vous revoyiez Jean Mareuil.
— Tu as bien fait.
— Et maintenant, si vous m'en croyez, allez le recevoir. Dès qu'il sera parti, nous reprendrons cette conversation. Moi, je ne me montre pas, je ne suis pas présentable; mais je serais tout de même curieux de voir sa figure, après ce qui s'est passé cette nuit. Quelle tête peut-il faire?... Attendez... Par la porte vitrée, nous devons trouver le moyen de l'apercevoir sans être vus...
— C'est toujours une épreuve intéressante, dit Mme de Prase. Essayons.
L'hôtel n'était pas de construction récente. Il avait été édifié sous le Second Empire, à une époque où les architectes trouvaient encore naturel de laisser, au coeur d'une maison, un couloir obscur. L'un de ces couloirs longeait le salon. Pour l'éclairer, M. Guy Laval avait eu recours au seul expédient possible: faire vitrer la porte de communication. Moyen de fortuite, et médiocre solution, car ce vitrage à petits carreaux, donnant sur des ténèbres, n'avait rien d'agréable pour qui se trouvait placé dans le salon, encore que la porte, assez reculée, passât d'autant plus inaperçue qu'on s'ingéniait à la masquer au moyen de hautes plantes vertes.
Ce couloir d'ombre, tapissé d'une épaisse moquette, offrait aux indiscrets les plus grandes facilités. Mme de Prase et son fils s'y avancèrent à pas feutrés. Le salon leur apparut derrière les vitres, à travers les feuilles d'un palmier.
Jean Mareuil était assis dans la clarté d'une fenêtre. Il avait pris, sur une table, l'un des albums de photographies qui l'encombraient, et il en tournait les pages lentement.
Ses traits étaient parfaitement reposés. Le teint clair, l'oeil limpide, il donnait l'impression d'un sportman très en forme et qui vient de se lever après avoir dormi dix heures, sans rêves et d'une seule traite. Bien placé, joliment éclairé par le jeune soleil, mince et gracieux dans son costume de cheval, Jean Mareuil avait l'air de poser devant un. peintre d'élégances. On croyait bien sentir que ce galant homme était doué d'une distinction innée dont il semblait ne pas pouvoir se départir, même quand il était seul, même s'il se fût trouvé, dans les circonstances les plus misérables ou les plus critiques... Et pourtant!
Lionel se rappelait l'apache; et, devant ce second visage du même homme, à l'heure où ce Janus vivant lui montrait sa face lumineuse après lui avoir laissé entrevoir sa face sombre, une stupeur étrangement puissante s'emparait de lui. Cette stupeur, il l'avait éprouvée déjà brusquement, lorsque Jean Mareuil s'était montré, cette nuit même, sur la balcon de son cabinet. Mais, depuis ce moment, Lionel avait lu des livres. Il savait à présent quel mystérieux problème, quelle troublante énigme, quelle monstruosité psychologique constitue un dédoublement de la personnalité. Et, loin d'avoir puisé dans les études scientifiques cette sorte d'apaisement que le savoir procure, il n'en avait retiré qu'un surcroît de malaise et d'ébahissement. A cette heure, il doutait de ses gens, de sa mémoire, de sa raison...
Mme de Prase, — qui n'avait pas, de s'étonner, des motifs aussi nets, puisque ses yeux... n'avaient rien vu, — s'aperçut la première d'une particularité assez remarquable.
Jean Mareuil, en effet, ne regardait pas les photographies de l'album à la façon d'un homme désoeuvré qui occupe son attente. Il les examinait avec beaucoup d'attention, une à une et, à mesure que cet examen se prolongeait, on pouvait observer sur sa physionomie les marques de plus en plus visibles d'une profonde et soucieuse contention. Un travail intime se faisait en lui. Ses sourcils froncés, la fixité de son regard, ses lèvres serrées et mordillées, tout dénotait le penseur anxieux d'une recherche et qui, dans la brume de son cerveau, poursuit un souvenir en fuite ou une explication qui se dérobe.
Il ferma l'album, le rejeta parmi les autres, sur la table, et se mit à marcher lentement de-ci de-là, toujours plongé dans sa méditation.
Enfin il eut un geste, comme pour chasser une hantise harcelante, se rassit dans un fauteuil, tapota sa botte du bout de son stick, avec indifférence...
Mme de Prase jugea qu'il était temps de se montrer.
Elle entra donc, tandis que Lionel se retirait.
Mme de Prase n'aimait pas les propos futiles. Jean Mareuil put se convaincre qu'elle désirait profiter de ce tête-à-tête.
— Monsieur, — lui dit-elle, en suite de quelques phrases banales, — je suis bien aise de pouvoir vous parler en l'absence de Gilberte. Je vous en prie, tâchez de la décider à revoir Luvercy. Aidez-moi, vous qui avez sur elle tant d'influence! Aidez-moi à vaincre cette appréhension maladive... Cela n'a pas de sens commun.
— Je vous suis tout acquis, chère madame. Mais laissez-moi le temps, voulez-vous? Je ne crois pas que les phobies de ce genre puissent disparaître du jour au lendemain, et, à mon humble avis, il y faut apporter beaucoup de patience. Je m'emploierai de tout coeur...
— Si vous saviez ce qu'est Luvercy, monsieur, je suis certaine que votre éloquence se ferait plus convaincante. C'est pitié de courir les palaces quand on pourrait goûter le charme d'un séjour, aussi aimable. Vous serait-il agréable de le connaître? Lionel vous conduirait...
Que Mme de Prase eût une arrière-pensée en faisant cette proposition, la chose était possible. Jean Mareuil ne parut pas le soupçonner. Il répondit sans empressement:
— Si vous le désirez, chère madame.
— Pourtant, fit Mme de Prase avec un sourire, j'avais cru comprendre, hier, que vous seriez heureux, vous aussi, de vous mettre à la recherche de la vipère...
— Non, dit-il. J'ai réfléchi à cette histoire, après vous avoir quittées. De tout ce drame, à mon avis, il ne reste qu'une crainte enfantine dans un esprit de jeune fille. Une crainte qui se dissipera avec le temps, si ceux qui aiment Mlle Gilberte savent aider le temps. J'estime d'ailleurs que, la vipère ayant certainement quitté ce bas monde, la rechercher serait non seulement vain, mais encore nuisible. Mlle Gilberte ne pourrait voir dans cette entreprise qu'une justification de sa folle terreur. Et si elle devait considérer ma visite à Luvercy comme une manière d'enquête, un début d'exploration, il serait évidemment préférable que nous y renoncions.
— Mais, à son insu...
— Pardonnez-moi, mais je répugne déjà à lui cacher quoi que ce soit. Et puis, si elle apprenait cela, si elle s'imaginait qu'à son insu je fouille les bois de Luvercy, quel effet désastreux! Rien ne pourrait davantage renforcer sa croyance que le serpent exista encore!... Non, laissons ce projet, pour le moment, madame...
Un certain étonnement perça dans l'attitude consentante de Mme de Prase. Elle allait se dire, pourtant, tout à fait d'accord avec Jean Mareuil, quand Gilberte parut, bottée, éperonnée, cravatée de blanc jusqu'aux oreilles et solidement coiffée , d'un chapeau d'homme.
Quelques minutes plus tard, les cavaliers franchissaient la grille. Mme de Prase, restée dans le salon, s'approcha de la table et s'empara de l'album que Jean Mareuil avait si attentivement, si ardemment compulsé...
Cet album contenait toutes les photographies qu'on avait faites jadis de Mme Laval. Il y en avait des quantités. On la voyait, de page en page, tantôt seule, tantôt mêlée à des groupes d'amis, ici jouant au golf, là au tennis, plus loin conduisant son poney favori. Souvenirs de voyage, de bals costumés, de parties de campagne, ces clichés formaient un recueil mélancolique et précieux, une collection inestimable de reflets. La vie familière de la charmante jeune femme s'y reproduisait en ses journées les plus heureuses, ses tableaux les plus riants ou les plus pittoresques. Alpiniste, chasseresse, chauffeuse, pierrette de carnaval, reine de comédie, mariée blanche au bras du marié noir, maman qui berce sa petite Gilberte, élégante qui rit sous un chapeau coquet, silhouette debout devant les Pyramides ou la Giralda, Mme Laval survivait, multipliée, dans ce reliquaire sinistre qui figeait pour l'éternité les attitudes de sa grâce et les gestes de son passé.
Quoi? C'était cet album qui avait provoqué chez-Jean Mareuil une émotion si ostensible? Mme de Prase fit un effort pour bien se rappeler l'expression du jeune homme. Elle l'analysa dans sa mémoire, et conclut que Jean Mareuil avait eu l'air de quelqu'un qui, en présence des portraits d'une même personne, se souvient sourdement de l'avoir rencontrée, se demande en quelle occasion, et ne parvient pas à se répondre à lui-même.
En toute autre circonstance, une telle conjecture (car ce n'était, à tout prendre, qu'une simple conjecture) n'eût pas impressionné Mme de Prase. On comprendra qu'il en fût autrement à l'heure où elle venait d'apprendre qu'un dédoublement affectait la personnalité de Jean Mareuil. Suprêmement intriguée, elle fut saisie de l'âpre désir d'en savoir davantage, et ressentit une évidents satisfaction à voir son fils pénétrer dans le salon.
— Tu sais ce qu'il regardait, tout à l'heure? lui dit-elle. Les photographies de ta tante!
Lionel, à peine entré, s'arrêta tout d'une pièce, appuyant sur sa mère un regard aigu.
— Causons, reprit-elle. Mettons un peu d'ordres dans nos affaires... En détail, cette nuit, qu'avez-vous vu, Aubry et toi?
Il le lui dit, et ajouta
— La bibliothèque, n'est pas très riche en bouquins de médecine; cependant j'ai trouvé quelques traités qui m'ont suffisamment instruit de ce phénomène qu'on appelle dédoublement de la personnalité. Il arrive qu'un être humain se dédouble, c'est-à-dire qu'il soit tour à tour deux êtres très différents l'un de l'autre, deux êtres souvent contraires, qui ne se connaissent pas ou n'ont entre eux que des communications imperceptibles. Parfois l'être second n'apparaît que de temps en temps dans l'existence de l'être premier. Parfois il apparaît périodiquement, à jour fixe, à heure fixe, et disparaît de même. La seconde personnalité peut ne se manifester ainsi que pendant quelques instants. Elle peut, au contraire, gagner de l'importance, s'approprier, par exemple, le quart ou la moitié de la vie du sujet. Enfin, on cite des cas où elle a fini par tuer complètement la personnalité originelle, si bien qu'un homme, envahi par ce deuxième état, devient alors progressivement un individu nouveau, dont l'âme ne ressemble en rien à son âme primitive.
— Tu ne m'enseignes pas grand'chose. En somme, c'est l'histoire vraie du banquier Williams, et c'est aussi l'histoire scientifiquement inventée du «Procureur. Hallers». Le premier est devenu, intégralement un autre homme. Le second, imaginé par Lindau d'après des observations savantes, fut, selon lui, magistrat, pendant le jour et voleur pendant la nuit.
— C'est bien cela. Taine, Azam, Dufay, Ribot sont d'accord sur tous les points. Si vous voulez, je vous ferai lire leurs ouvrages ou leurs articles. Vous y verrez cent exemples pour un de conscience alternée, analogues au cas Williams ou au cas Hallers. A proprement parler, c'est une maladie de la personnalité.
Mme de Prase réfléchit durant quelques secondes.
— Et tu dis, n'est-ce pas, que les deux «moi» s'ignorent? que, par conséquent, les deux mémoires restent séparées? que les souvenirs de l'homme n° 1 ne sont pas les souvenirs de l'homme n° 2?
— C'est la règle, encore qu'on soupçonne qu'il puisse se produire entre les deux mémoires certaines fissures, donnant lieu à des réminiscences confuses, à de vagues suggestions.
— Eh! Eh! fit Mme de Prase en jetant un coup d'oeil vers l'album.
Mais elle se rembrunit.
— Tout cela, dit-elle, est séduisant. Mais nous voguons en pleine hypothèse. Tu as vu Jean Mareuil sortir; de chez lui et rentrer chez lui sous les traits d'un rôdeur de nuit. Bien. Qu'est-ce qui te prouve qu'il s'agit d'un dédoublement de la personnalité? Il a pu se déguiser, purement et simplement.
— Ce serait, en tout cas, dans un but suspect. Mais écartez cette idée, maman. Il suffit d'avoir observé sa démarche et surtout sa figure, pour être convaincu qu'il ne peut pas être question d'un déguisement. Seul, un monstrueux prodige pathologique, est susceptible d'expliquer une semblable transformation.
— Soit. Mais alors, le hasard vous a-t-il permis seulement d'assister à une scène exceptionnelle, qui ne se répétera pas, sinon je ne sais quand
— Ah! voilà bien la question. Et c'est ce que nous allons savoir. Vous pensez que, toutes les nuits, notre surveillance s'exercera étroitement...
Mme de Prase réfléchit de nouveau.
— Une maladie... prononça-t-elle méditativement. Une maladie de l'esprit... Mais sais-tu que cela ne suffirait pas à détourner Gilberte de ce garçon? Elle a si bon coeur! Elle parlera de soins, de traitement, de guérison.
— Bast! Il y a manière de présenter les choses! On n'épouse pas un voleur ou — qui sait? — un assassin!... Et si un voleur, ou un assassin, est considéré comme ayant agi sous l'empire d'un trouble mental, on l'enferme dans un asile, au lieu de l'enfermer dans une prison. On n'épouse pas un fou! On peut l'aimer, le soigner, — on ne l'épouse pas!
— Nous verrons la suite, reprit Mme de Prase. Pour, le moment, suivons la piste, nous ne pouvons mieux faire. Et qui vivra verra. Mais rien n'est sûr. Il est toujours bon d'avoir deux cordes à son arc. J'ai un projet, que je mûris depuis deux ou trois jours. Pendant la brève conversation que je viens d'avoir avec Jean Mareuil, j'ai tenu à suivre certaine ligne de conduite... Je ne l'abandonnerai pas, c'est plus prudent. Dans le cas où ta découverte ferait long feu, je ne me repentirais pas d'avoir préparé une autre offensive...
— Laquelle?
— Ne t'embarrasse pas de mes petites combinaisons, va! Tu as bien assez à faire avec ta surveillance. Et puis c'est une idée de femme, que j'ai. Une idée de maman....Laisse-moi faire toute seule.
Lionel la contemplait en hochant la tête, avec une malice teintée, malgré tout, d'admiration. «Toujours la même!» semblait-il penser.
— Rends-moi cette justice, dit-elle que je ne me suis pas trompée. Il y avait un mystère dans la vie de Jean Mareuil! Ses rêveries, ses absences, ses distractions... Tu vois!
— Oui. C'est «l'autre», c'est l'apache qui l'inquiète ténébreusement. Aussi est-ce ma certitude que les faits de cette nuit doivent se renouveler fréquemment.
«C'est terrible, tout de même! Un mystère! Avoir dans sa propre vie un mystère, le seul peut-être qu'on ne puisse soi-même déchiffrer! Ses lampes, ses clefs, cette soif qu'il a de connaître et d'apprendre, est-ce que cela ne vous semble pas affreusement comique?»
Ils touchaient, en effet, aux ombres les plus redoutables de la nature et qu'on ne peut sonder, quelque âme que l'on ait, sans frémir. Un silence tomba. Leurs yeux plongeaient dans l'inconnu des choses.
Est-il nécessaire de dire que Mlle Gilberte Laval montait à cheval en garçon, jambe de-ci, jambe de-là? Ce qu'on sait d'elle, le fait connaître assez. Elle était de ces écuyères modernes que le vieux mot d'«amazone» ne peut plus qualifier et qui relèguent dans un passé définitif la selle à crochets, la longue jupe et le chapeau haut, de forme. Jean Mareuil, dandy, le regrettait peut-être à part lui. Mais, homme de cheval, il n'en estimait pas moins la monte délicate et précise de la jeune fille, qui, chose rare pour une femme, savait se servir de ses «aides». Sous elle, le cob, bien ménagé, s'en allait gracieusement, calme et cadencé.
Ils passèrent côte à côte les obstacles du Tir aux Pigeons. Après quoi Jean Mareuil parla d'aller boire quelque chose au Pavillon d'Armenonville.
Les chevaux étaient en sueur. Ce jour de printemps avait l'air d'un jour de juillet, mêlé par erreur au calendier du mois d'avril. Jean Mareuil et Gilberte, suivis du lad à quelque vingt mètres, chevauchèrent au pas sous la voûte des feuillages.
Ils avaient parcouru le Bois en tous sens et à toutes les allures.
— Eh bien, mais, dit-il, c'est cela: le 2 juin, dans un mois, pourquoi pas? II ne me semble pas que nous puissions nous marier plus tôt, à cause des formalités...
— Alors, c'est dit? Le 2 juin?
— Tope là! fit-il en tendant sa main gantée.
Les chevaux se rapprochèrent l'un de l'autre, rangés à la pression des bottes. Leurs cavaliers, la main dans la main, se regardaient en souriant, les yeux égayés de bonheur. Ils se séparèrent à regret, à cause d'un petit groupe qui arrivait au galop et qui les croisa dans un bruit de rires, de paroles et de cuir crissant.
— Où irons-nous... après? dit Gilberte.
— Après le 2 juin?... A Luvercy, voulez-vous?
— Vous plaisantez.
— Certes, je plaisante, quoique l'avenir soit insondable...
— C'est drôle que vous avez pensé à Luvercy, Jean. Quand j'étais petite, j'aimais à rêver que j'y serais si heureuse avec vous!
— Avec moi?
— Oui! Vous n'étiez alors, dans mes songes, qu'un monsieur... comment dirai-je?... Un monsieur blanc... Blanc comme une page blanche. Vous êtes venu vous dessiner sur la page... Il y a un banc, à Luvercy; un vieux banc de pierre. Combien de fois m'y suis-je assise auprès de votre fantôme... négatif! Ah! tenez, c'est bête de ne pas pouvoir réaliser cela...
— Il ne tient qu'à vous.
Gilberte exprima ses doutes par une moue significative.
— Je ne suis pourtant pas poltronne, dit-elle. Ce n'est pas la peur... C'est, je ne sais quoi de pire. Un recul de tout mon être. Un refus d'obéir. Retourner à Luvercy, c'est comme si on me demandait de me jeter dans le vide ou dans le feu. Ainsi, même si vous m'en priiez. Jean...
— Je ne vous en prie pas, prononça-t-il avec beaucoup de fermeté. Pas plus tard que tout à l'heure, Mme de Prase a fait une démarche auprès de moi, pour que je vous pousse à surmonter votre répulsion. Eh bien, non. Au contraire, mon avis est que vous ne forciez en aucune façon votre nature.
— Ma nature; elle est stupide, ma nature, je le reconnais, allez! Car enfin, cette vipère doit être morte! La raison me le crie! Et pourtant mes nerfs sont plus forts que la raison!... N'est-ce pas qu'elle est morte, la vipère de Luvercy?
— C'est ma conviction. J'en ai même la certitude.
— Oh! la certitude...
— Oui, vraiment. J'en suis sûr. Aussi sûr que si je l'avais vue morte, de mes yeux.
— Vous m'intriguez.
— Je ne saurais m'expliquer davantage. C'est une intuition peut-être...
— Mais alors, cette intuition, pourquoi n'insistez-vous pas pour me la faire partager?
— Parce que nous avons le temps. Parce que les affections nerveuses (et c'est d'une affection nerveuse que vous souffrez) ne se guérissent bien que progressivement, et que je ne veux pas vous ennuyer, en gênant le travail de guérison, lent mais certain, qui se fait en vous. Voilà pourquoi vous ne me verrez jamais intervenir pour vous presser de revoir Luvercy. Je vous demanderais plutôt, moi, de n'y pas penser.
— Je vous comprends mal.
— Cela me paraît plus sage, que voulez-vous? Il y a des penchants, des habitudes, des phobies, qu'il est astucieux de ne pas attaquer de front, mais de tourner par derrière; en faisant semblant de les négliger...
— En somme, dit Gilberte avec un certain étonnement, vous me détournez de Luvercy, vous. C'est inattendu!
Mlle Laval devait se rappeler, dans des circonstances dramatiques l'impression qu'elle ressentit alors. Ce ne fut à ce moment, en elle, qu'une nuance imprécise de sa pensée, trop fugitive et trop pâle pour qu'elle se l'exprimât. Plus tard, elle dut s'avouer que Jean Mareuil lui avait paru étrange, énigmatique et comme incompréhensible. Elle se souvint qu'un silence un peu contraint avait suivi ces paroles, et que si elle n'avait pas interrogé davantage Jean Mareuil c'est qu'ils étaient parvenus au seuil d'Armenonville. Quelques instants après, installés à une table de la «terrasse», elle n'avait pas osé (osé était bien, le mot) remettre la conversation sur ce sujet. Elle préférait ne pas revoir dans les yeux de Jean Mareuil ce je ne sais quoi de trouble et de troublant qui s'y était levé tout à coup.
Il y avait beaucoup de monde à Armenonville. L'endroit, dans ses verdures épaisses, avec ses fleurs et son petit lac, offrait le plus aimablement rustique des spectacles parisiens. Là tout n'était que richesse, élégance, délices du luxe, dans la fraîcheur lumineuse d'une ravissante matinée. On y goûtait à la fois la beauté des femmes, le bon ton d'un monde discret, l'agrément des toilettes, le charme du printemps, la caresse d'un soleil tamisé de ramures, les parfums combinés des bois et de la mode. Au murmure des entretiens s'alliaient des bruits d'ailes dans les frondaisons, des roucoulements, des pépiements. Un cheval hennissait. Les autos soutenaient de leur sourde rumeur continue ce léger brouhaha. Jean Mareuil et Gilberte, bienheureux l'un près de l'autre, se laissaient vivre. Dans leurs hauts gobelets cristallins, où l'orangeade mettait une eau solaire, les pailles rigides transperçaient la couche des glaçons. Un bien-être physique délectait leurs corps juvéniles et sains, impondérables à leur conscience. La destinée les enveloppait d'allégresse, et l'amour engendrait en eux une attraction réciproque, à laquelle ils résistaient non sans peine, ni sans volupté.
Il arriva, cependant, que Gilberte blêmit et fit un mouvement soudain.
Jean Mareuil suivit la direction de son regard, pendant qu'elle s'exclamait:
— Oh! Non! Vraiment! C'est idiot, ça!
Assez loin d'eux, parmi les tables, une femme circulait, tenant une sorte de coupe où les consommateurs déposaient des pièces de monnaie. Cette femme était grande et semblait fort belle, d'une beauté spéciale.
D'une autre, qui fut célèbre, on a dit «Casque d'or». D'elle on eût dit «Casqué d'ébène». Et le disant, l'on eût tout dît. C'était une «gigolette» bien plantée, une très jolie fille à l'oeil intrépide, pleine d'aplomb et de crânerie. Sa chevelure noire et calamistrée, inébranlablement fixée par des peignes endiamantés de similis, plaquait sur ses joues brunes des accroche-coeur précis. Rouge et noire, sa robe, d'un caractère, évidemment théâtral, moulait des forces ravissantes, d'un contour ferme et cambré. Même à cette distance, le profil, en sa ligne faubourienne, avait de la pureté. Elle était haut chaussée de bottines lacées qui faisaient singulièrement valoir le galbe de sa jambe et la courbure de son pied. Mais ce qu'elle avait d'extraordinaire; ce qui accompagnait sa marche d'une espèce de remous dans les groupes mondains; ce qui, sur son passage, semait de petits cris et faisait reculer les femmes, — non certes, ce n'était pas l'excellent caniche chocolat, avec son beau noeud vert sur le front, et qui suivait pas à pas sa maîtresse...
C'étaient des serpents, de petits serpents glissants et sinueux, qu'elle portait autour du cou et autour des bras, comme un vivant collier et de visqueux bracelets.
— Croyez-vous! mumura Gilberte. Allons-nous-en, dites! Partons, je vous en prie...
La femme aux serpents venait vers eux, très lentement, tendant à chacun sa coupe de solliciteuse, replaçant parfois l'un des reptiles, qui avait coulé. On l'entendit quémander, d'une voix foraine: «Pour la charmeur, messieurs et dames... Merci... Merci bien... Merci...»
— Vous savez, moi, je m'en vais, Jean!
— Mais non, mais non, Gilberte, je ne souffrirai pas...
— Garçon!
Un maître d'hôtel s'approcha. Jean Mareuil lui remit un billet de cent francs.
— Tenez, dit-il. Donnez ça à la demoiselle, là-bas. Pourqu'elle s'en aille par où elle est venue, sans passer par ici... Vous avez compris?
L'homme s'inclina. Ils le virent aborder l'étrange fille, et lui parler: Celle-ci prit le billet de banque, fit un signe d'acquiescement et regarda Jean Mareuil.
Or, ce regard, neutre tout d'abord, fut comme traversé d'un éclair qui s'éteignit sur-le-champ. La distance empêcha Gilberte et son compagnon de le remarquer. Un instant encore, ils virent les yeux noirs les considérer tour à tour. Que cette femme parût un peu désemparée, chacun l'attribua naturellement à la confusion d'être ainsi congédiée. Elle tourna le dos et s'éloigna d'un pas nonchalant et balancé. En arrivant, elle avait déposé sur le gravier un petit sac de voyage en cuir fauve. Elle l'ouvrit et, sous l'oeil attentif du caniche chocolat, saisit à pleine main les noeuds de serpents qui disparurent dans ce récipient insidieux. Des garçons, la serviette sous le bras, faisaient cercle autour d'elle. Quand elle fut partie, celui qui avait provoqué sa retraite revint dans son secteur.
— Qu'est-ce que c'est donc que cette saltimbanque? lui demanda Jean Mareuil.
— C'est Java! lui fut-il répondu. Monsieur ne connaît pas Java?... Elle «fait» les boîtes. C'est le plus bel ornement des Ternes et de la Porte Maillot; et, des fois, comme vous voyez, elle vient jusqu'ici. On la tolère parce qu'elle est très convenable. Et puis ce n'est pas ordinaire, on a beau dire, non, ce n'est pas ordinaire... — Madame a peur des serpents?
— Combien vous dois-je,? dit Jean Mareuil en tirant de son portefeuille une autre coupure de cent francs.
Il paya. Gilberte, prestement, fit garder la monnaie au garçon tout émerveillé.
— Comme vous y allez! fit le jeune homme en riant. Pourboire royal!
— Il m'a appelée «madame»! Avec vous, ça m'a fait un effet!... C'est le premier!... «madame», «Madame Jean Mareuil»... Oh! Jean! Qu'il fait beau, ce matin!...
Dix minutes plus tard, ils remontaient à cheval. A peine sorti d'Armenonville, nos deux cavaliers se trouvèrent en face de Java.
Elle était là, comme désoeuvrée, avec son chien et sa petite valise. Et elle les dévisagea, cette fois-ci, bien posément, l'un après l'autre; Jean Mareuil surtout. Il y avait de la dureté dans ses sourcils; un pli mauvais contractait sa bouche insolente.
— Eh bien! grommela Gilberte. Elle n'a pas froid aux yeux, celle-là!
Ils avaient passé. Aussitôt, une voix, derrière eux, appela en demi-teinte:
— Freddy! Freddy!
Le caniche, en effet, s'était mis à danser aux naseaux des chevaux
— Freddy! reprit la voix, légèrement rauque.
— Ne vous retournez pas, dit Gilberte. Ça m'ennuierait.
Le cob pointa tout à coup. La petite main, si légère jusqu'ici venait de se crisper sur les rênes. Jean Mareuil eut pour Gilberte un doux sourire amoureusement moqueur. Mais, elle se détourna pour lui cacher deux courtes larmes, et poussa son cheval au galop, sur un sol dur.
Mme de Prase s'était concertée avec Lionel. Au retour de la promenade, Jean Mareuil fut invité à dîner pour le soir même. La journée se passa sans incident, et il faut dire que le dîner fut également banal. Il n'avait d'autre but que de faciliter aux deux complices l'observation de celui qu'ils voulaient perdre.
Il arriva, finement habillé d'un smoking impeccable, et se montra toute la soirée, d'une gaieté charmante, avec, comme toujours, de ces passes rêveuses qui le singularisaient. Des expériences anodines auxquelles Mme de Prase et son fils se livrèrent sur lui, rien de concluant ne résulta.
Lorsque Lionel tourna les pages de l'album, Jean Mareuil ne s'approcha pas de lui pour revoir, les photographies de Mme Guy Laval. Quand on effleura le dédoublement de la personnalité à propos de ce Procureur Hallers que l'Odéon venait de reprendre, il ne laissa voir qu'un intérêt mondain pour ces sortes de psychoses. Le monde des apaches lui était indifférent, ainsi qu'il le déclara au cours d'une controverse sur la Criminalité. Enfin, l'heure s'avançant, il ne parut nullement pressé de se retirer, ce qu'il ne fit qu'à regret, vers minuit; sans avoir marqué par un signe quelconque l'angoisse d'obéir aux appels du mystère.
Mais tout cela ne prouvait rien. Les lectures que Lionel avait faites l'en assuraient.
Celui-ci sortit avec Jean Mareuil, dont il se sépara bientôt pour aller, disait-il, finir la nuit au Caveau géorgien.
Cependant, dès que le fiancé de Gilberte fut rentré chez lui, Lionel regagna son poste d'espionnage en face de l'hôtel.
Il y était seul. Aubry, selon les instructions qu'il avait reçues dans l'après-midi, se tenait en embuscade de l'autre côté de l'avenue.
Caché dans l'ombre des arbres, au delà de l'allée cavalière, Aubry fixait de loin le bosquet où Lionel, invisible, attendait les événements. Ainsi en avaient-ils convenu.
Un peu après une heure du matin, un point lumineux l'alluma dans le bosquet Aubry savait ce que voulait dire la lampe électrique de Lionel: Jean Mareuil sortait de chez lui.
La petite étoile s'éteignit, puis, au bout d'une minute, brilla deux fois de suite. Cela signifiait que Jean Mareuil prenait le même chemin que la veille.
En effet, Aubry vit une ombre humaine traverser l'avenue, et, sans plus attendre, il se porta dans la direction de son gibier. L'apache marchait très vite et semblait ne se soucier de rien. Il ne tournait pas la tête. Le suivre était aisé, à condition que la chasse ne durât pas trop longtemps... Aubry, qui portait des semelles en caoutchouc, se mit à sa suite, n'essayant pas de se dissimuler le long des murailles, ce qui l'eût rendu suspect dans le cas où Jean Mareuil se fût retourné, averti d'une présence par quelque léger... bruit ou quelque intuition.
Il n'en fut rien. L'homme étrange allait droit vers un but inconnu. En admettant que, la veille, il eût agi pareillement, Aubry ne s'expliquait que par la malchance le fait d'avoir perdu sa piste.
Cette fois, tout se passa au mieux des intérêts de Mme de Prase et de son fils. Deux agents de police, qui cheminaient de conserve, croisèrent benoitement le faux malandrin et son suiveur. Leur vue ne fit ni dévier ni hésiter Jean Mareuil qui, tout en marchant, alluma une cigarette dans ses mains réunies en coquille. Il déboucha bientôt avenue Malakoff, coupa l'avenue de la Grande-Armée, et s'engagea dans cette partie des Ternes qui avoisine les fortifications.
Au coin d'une impasse, sous un réverbère, une femme se tenait, guettant. Elle scruta les ténèbres à l'approche de Jean Mareuil; ses yeux s'animèrent, et elle s'avança au-devant de lui.
Aubry s'effaça prudemment. Il avait eu le temps de distinguer, à la lumière du coin, les traits caractéristiques de la belle de nuit, son visage volontaire, d'une joliesse de barrière, sa chevelure bleue, mordue de peignes scintillants, sa robe noire rehaussée' d'écarlate.
Un instant, le couple ne fit qu'un bloc, uni par une étreinte violente, et tous deux se remirent en marche, le bras de la femme ceinturant la taille de Jean Mareuil.
«Parfait! Parfait! se dit Aubry. De mieux en mieux!»
Et, la figure endommagée d'un sourire qui n'était qu'une grimace, il reprit sa marche, lui aussi, derrière les amants enlacés.
Aubry, chemin faisant, agitait en lui-même des pensées qui le troublaient grandement. Lionel de Prase lui avait expliqué grosso modo l'extraordinaire phénomène de la conscience alternée. L'ancien maître d'hôtel, matois, doué d'une intelligence rusée, avait fort bien saisi ces éclaircissements. Il savait nettement à qui il avait affaire en surveillant Jean Mareuil, et, certes, au besoin, il aurait agi à son égard sans commettre de faute. Mais, malgré tout, l'étrangeté de l'aventure, la nouveauté de la situation ne laissaient pas que de l'ébahir; et le fait de filer un personnage aussi anormal l'envahissait d'une espèce de malaise, d'une sorte d'appréhension assez difficile à décrire et dont ce primaire n'avait, d'ailleurs, qu'une conscience très vague. En somme, on l'eût lancé aux trousses d'un être absolument nouveau, par exemple d'un habitant de la lune descendu sur la terre, l'effet en eût été le même sur son esprit simpliste, étranger à toutes les extravagances de la nature. Ce qui en résultait de plus clair, c'est que la vigilance d'Aubry atteignait son maximum. Attaché au mystère le plus incompréhensible, il se méfiait à outrance de l'homme qu'on l'avait chargé de reconnaître et qui différait si profondément des autres hommes. Pour un cerveau comme le sien, de tels cas ne relèvent pas manifestement de la science, de la médecine, de cette psychiatrie dont le nom même venait de lui être révélé et qu'il ne comprenait pas. De tels cas tiennent du prodige. Et Aubry s'imaginait confusément que les hasards de sa destinée l'avaient introduit tout à coup dans un conte de fée, où son rôle était aussi inconcevable que délicat. A supposer qu'il fût sur la trace d'une licorne, d'un centaure, ou, comme nous l'avons dit, d'un Sélénite, il n'eût été ni plus étonné, ni plus attentif. Aussi bien, mettons-nous à sa place, et demandons-nous quel serait notre état d'âme, — si cultivés, si savants même que nous soyons, — dans le cas où nous aurions à suivre, la nuit, à travers l'inconnu, un être humain qui en est un autre. Et n'y a-t-il pas de quoi frémir, en pensant que cela n'est pas une histoire des Mille et une Nuits, mais que les ouvrages les plus sévères ont été consacrés à l'étude de ce terrible et réel enchantement?
Cependant Jean Mareuil et sa compagne étaient entrés dans une petite maison basse, dont la porte se referma sur eux.
Aubry examina la devanture. C'était celle d'un marchand de vin. A droite et à gauche de la porte, des volets de bois marquaient des vitrages; au-dessus de l'entrée, on lisait en grosses lettres jaunes: Bar de la Coterie.
Aubry se consulta. Allait-il entrer, comme cela, de pied ferme, dans une boîte de nuit qu'il ne connaissait pas? Car c'était à coup sûr une boîte de nuit; pour s'en convaincre, il ne fallait que constater l'heure avancée, la lumière qui perçait aux fentes des volets et ce murmure assourdi qui filtrait jusqu'au dehors.
Aubry, perplexe, écoutait cette rumeur dont rien ne permettait de juger quelle sorte d'assemblée la produisait. Selon qu'il imaginait ceci ou cela, Aubry prêtait, à ces voix mêlées des accents tantôt paisibles et tantôt menaçants...
Mais il arriva que la porte s'ouvrit pour livrer passage à trois citoyens de bonne allure, parfaitement calmes, vêtus, comme l'était Aubry, de complets vestons usagés avec chandails et casquettes de sport. Au même moment, un homme et une femme, suffisamment corrects, pénétrèrent, dans le Bar de la Coterie. Aubry, sans plus attendre ni balancer, entra derrière eux: Ils traversèrent une première salle peu éclairée, occupée par un comptoir de zinc en forme d'épingle à cheveux et qui ne laissait libre qu'un étroit espace autour de son fer à cheval. Cette salle, type du bar populaire parisien, était vide à cette heure.
Celle qui venait ensuite offrait un spectacle, plus animé, quoique banal. Dès l'abord, Aubry, fut rassuré sur les suites de son entreprise. Ce n'était pas, à proprement parler, un bouge. Cela ressemblait à un petit café, au plus ordinaire des petits cafés sans prétention. Il y avait des tables de marbre; des glaces aux murs, dans des cadres ripolinés; un piano droit, extrêmement fatigué; beaucoup de fumée de tabac; et là-dedans une copieuse réunion de fêtards plébéiens appartenant pour la plupart à la plus basse classe de ce monde spécial qui s'agglomère autour de la Porte Maillot et qui est le monde du «vélo».
La Coterie était le rendez-vous diurne et nocturne de tout ce que la bicyclette fait vivre petitement. Ses palefreniers s'y retrouvaient. Le magasin de cycles, le vélodrome, la «route» y envoyaient la racaille des commis, des apprentis et des candidats coureurs, auxquels se mêlaient des sires plus interlopes, dédaigneux, de Buffalo ou du Parc des Princes, et qui, en venant là, continuaient une tradition que les remparts tout proches avaient depuis longtemps cessé de justifier.
L'entrée d'Aubry passa inaperçue, grâce à ces gens, qui le précédaient. D'ailleurs, l'assistance était captivée par l'arrivée de Jean Mareuil et de la jeune femme qui, à présent, prodiguait ses caresses à un caniche chocolat coiffé d'un magnifique noeud de couleur verte. L'animal, délirant de tendresse, glapissait passionnément, sans s'éloigner toutefois d'un sac de voyage en cuir fauve, placé sous une banquette.
— Là! Là! mon bon chien! Là! Benko! Ça va, ça va... Benko! La paix, hein!
Mais, autour d'elle, on réclamait:
— Les serpents, Java! Les serpents!
La fille semblait peu disposée à s'exécuter. Elle n'avait pas le sourcil commode, et elle grommelait des mots inintelligibles, tandis que son compagnon la regardait d'un air moqueur. Aubry s'attabla non loin, auprès de trois consommateurs dont l'entrain bruyant lui parut révélateur d'un précieux besoin d'expansion. Ces joyeux drilles parleraient sans doute volontiers... Cependant, il prêtait l'oreille aux propos de Java et de Jean Mareuil.
— Vas-y de tes serpents, puisqu'on te le demande! disait celui-ci.
Elle boudait. Elle le regarda d'une façon ardente et farouche, pleine d'amour et de rage. Et Aubry l'entendit murmurer:
— Eh bien, alors, dis-moi la vérité, Freddy. Parce que tu sais, je t'ai vu, je t'ai vu, je t'ai vu! Je t'ai vu à chéval, ce matin! C'est fou, mais c'est comme ça, et je n'ai pas la berlue!... Avec qui que t'étais, si bien fringué? Avec qui? C'est ça que je veux savoir. Le reste, je m'en fiche... Qui que c'était, cette môme?... Je t'ai appelé. Pourquoi que tu m'as pas répondu?...
Le visage de Jean Mareuil prit une expression de dureté singulière. Son oeil perdit tout regarde. Sa voix trancha:
— Vas-y de ton truc, je te dis. T'es marteau. J'sais pas ce que tu veux dire.
Java se crispait pour refouler ses larmes. On les observait. Une curiosité naissait autour d'eux. De quoi? Des magnes? chuchota l'homme entre ses dents.
Sombre, désespérée, Java baissait la tête.
Sur la cadence des «lampions», tout le monde maintenant réclamait:
— Les serpents! Les serpents! Les serpents!
— A toi, Freddy! cria quelqu'un. Pour une fois, met-en un coup! Les serpents, Freddy!
— Ça, ça serait chouette! dit le voisin d'Aubry.
Alors le patron du bar, un gros ventru en manches de chemise, insista lui-même, sans quitter le comptoir où il rinçait des verres:
— Allons, Freddy! Un bon mouvement! Il y a assez longtemps qu'on ne t'a pas vu travailler, petite flemme!... Messieurs et dames, si vous savez vous y prendre, vous allez voir Freddy-la-couleuvre dans ses périlleux exercices...
— Freddy! Freddy! clamait-on de toutes parts.
— Passe-moi le sac! dit Jean Mareuil à Java. On va leur montrer ce qu'on sait faire.
Un sourire avantageux tirait sa bouche. Il ôta sa veste, retroussa jusqu'aux coudes ses manches de toile rose à rayures blanches...
Un tatouage enroulait, à son avant-bras droit, une couleuvre d'un bleu faïence.
Le sac, ouvert fut posé sur une table, devant lui. Il s'accroupit, à l'orientale, sur la banquette, porta à ses lèvres une flûte légère.
— Silence! commanda le patron.
Java, sans gaieté, éloignait les spectateurs trop curieux.
Le voisin d'Aubry était un petit gars noiraud, sec et noueux, dont le dos voûté indiquait l'habitude de la bicyclette. Avec ses deux camarades, moins maigres que lui, il avait bien l'air de fêter quelque petit triomphe de piste ou quelque bonne affaire d'entraînement. Ils avaient bu copieusement.
— Ah! Ah! fit Aubry. «Freddy-la-couleuvre», c'est un joli nom, ça!
— Et bien porté! répliqua le voisin en tirant sur ses bas de laine. Il n'y a pas plus feignant que ce mec-là!
— Ta bouche, eh! dit un autre. C'est pas parce qu'il est cossard qu'on l'appelle comme ça «la couleuvre»!
— Penses-tu que je ne le sais pas, eh, ballot! Je venais déjà ici dans les temps qu'il travaillait sans Java...
Aubry se demandait à quel «travail» allait se livrer Jean Mareuil sous le nom de Freddy-la-couleuvre, lorsque la flûte fit entendre une douce, lente et monotone mélopée. Accroupi, les pieds croisés, en face du sac de voyage, Freddy-la-Couleuvre jouait de son pipeau tout en sa balançant avec une nonchalance rythmique. Et de l'autre côté du sac, Benko le caniche chocolat, assis sur une chaise, l'écoutait attentivement et inclinait sa tête frisée, tantôt à droite, tantôt à gauche, ce qui agitait, de la façon la plus comique le gros papillon de ruban vert.
Une sorte de recueillement intrigué planait dans la tabagie.
Le son de la flûte était roi.
Il fut d'abord et longuement — comme doit être la brise chaude à travers les bambous de la jungle: une suite de notes filées, à peine musicales, mais, infiniment caressantes, et si faibles qu'on put entendre bientôt, à l'intérieur du sac, des froissements et de légers chocs.
Aubry sursauta. Brusque, avec la roideur d'un ressort qui fait surgir de sa boîte le diable-joujou des bazars, un serpent brandissait hors du sac quelques pouces de son corps rigide; et sa tête plate, braquée vers le joueur de flûte, lançait à petits coups répétés une langue bifide et prompte.
Un autre l'imita, puis un autre. Et, en un clin d'oeil, le sac fut un vase d'où sortait un hideux bouquet de reptiles. On eût dit une chevelure de Gorgone, et l'on pouvait se demander, si cet horrible sac ne contenait pas dans ses flancs mystérieux la tête coupée, d'une nouvelle Méduse.
Alors la flûte marqua sa cadence moins légèrement; sa douceur s'aigrit. Elle siffla. Le balancement du charmeur devint une danse du torse autour des reins immobiles. Et les serpents commencèrent à osciller suivant le branle de la mélopée. Et ils oscillaient pareillement à des tiges que le vent courbe de-ci de-là.
Puis il y eut un sifflement aigu de la flûte, interminable, pendant lequel tout mouvement cessa. Un sifflement qui était, en vérité, par on ne sait quoi de perpétuel et de lisse, la représentation sonore de l'immobilité. Quelque chose comme la ligne pure et infinie de l'horizon universel.
Cette droite chantée s'acheva, enfin par une série d'ondulations qui, commençaient à exprimer un autre mode de langage. Freddy-la-Couleuvre, semblable au fakir des Indes, imperturbable et grave comme lui, modulait une sorte de gazouillis d'une douceur, d'une légèreté telle qu'il évoquait un chalumeau fragile, parcouru de doigts craintifs et aéré d'un souffle anxieux de le rompre. Ce gazouillis, chuchoté décrivait les méandres d'une reptation, il suivait dans l'espace du silence des courbes onduleuses. Freddy-la-Couleuvre les soulignait lui-même en imprimant à ses épaules et à ses hanches une fluidité mouvante... Les serpents glissèrent. Ils se répandirent sur la table de marbre en un faisceau visqueux, noué et dénoué sans cesse. Ils gagnèrent de là les genoux de Freddy, et l'un d'eux monta; d'un jet fluxueux, jusqu'à son cou, qu'il ceignit.
Bientôt, l'homme fut paré d'ophidiens comme un arbre dans la forêt de Sumatra. Il en avait, aux bras, au front, aux poignets. Toutes les petites têtes angulaires convergeaient vers la flûte douce: les yeux barbares brillaient, fixes; les minuscules langues fourchues se dardaient, rapides, comme clignent des paupières. Et le tatouage bleu, paraissant lui-même sensible à l'incantation, semblait couler autour du bras ses anneaux écailleux, et lever, hors la chair qui l'emprisonnait, sa tête reptilienne savamment dessinée.
Ce fut le moment que choisit Java pour passer dans les rangs du public et faire la quête.
Quand elle revint, portant une assiette chargée de papier-monnaie, Freddy abandonna la flûte, défit son cache-nez de serpents, et fit réintégrer aux couleuvres leur gîte de cuir.
Les bravos crépitèrent. Le patron lui-même daigna quitter son comptoir et déboucher pour Freddy une bouteille de mousseux.
— Si tu voulais, lui dit-il, tu serais aux as. Java sait bien y faire; mais toi, mon pote, c'est épatant! Tiens, pour une seule séance chaque soir, moi je te donnerais...
— Fous-moi la paix, dit Freddy.
Le patron fit un geste de regret, trinqua et, levant haut le coude, vida son verre d'un trait.
Aubry offrit une bouteille de Saumur à ses trois compagnons, et engagea la conversation. Mais ils se méfiaient de cet inconnu, faisant partie d'un monde ou la méfiance est de règle. Aubry sentit que toute question directe les mettrait en hostilité contre lui. Il rusa donc de son mieux, et finit par apprendre, avec mille difficultés, l'essentiel de ce qu'il voulait savoir.
Celui des trois buveurs qui fréquentait le Bar de la Coterie depuis le plus long temps avait trouvé là Freddy-la-Couleuvre. Cela faisait environ deux ans. A cette époque, il exhibait lui-même ses serpents. Java n'était entrée dans sa vie que plus tard. On ne savait pas au juste ce que faisait Freddy, cela ne regardait personne. Eux, n'est-ce pas, ne le voyaient que la nuit, à la Coterie. Pendant le jour, peut-être bien qu'il travaillait dans un atelier quelconque; peut-être bien aussi qu'il ne faisait rien. C'était son affaire. En tout cas, il n'était pas «dans le vélo» comme eux, «parce que, pour ce qui était de connaître les types dans le vélo, il n'y avait pas d'erreur»...
Mais Aubry voyait le soupçon fausser les regarda de ses interlocuteurs. Du reste, l'heure tournait; les consommateurs se retiraient peu à peu; les trois cyclemen prirent congé de leur amphitryon, à qui ils avaient fendu sa politesse bachique.
Il ne resta plus dans le bar qu'une vingtaine de buveurs, les uns conversant avec animation, les autres plongés dans l'hébétude de l'ivresse ou de la calamité.
Dans un coin, à l'écart, Java et Freddy-la-Couleuvre étaient assis l'un près de l'autre. Lui, les coudes sur la table, les pieds allongés, dans une attitude de paresse, fumait paisiblement cigarette après cigarette. Il regardait devant lui, oisif et indifférent. Mais elle avait posé sa jolie tête fervente sur son épaule, et elle lui parlait à voix basse, sans cesser de le contempler de son grand oeil sombre et tourmenté.
Aubry les apercevait à travers l'épais nuage de fumée, mais il lui était impossible de distinguer ce que disait Java. Celle-ci semblait prier, supplier... Le silence de son auditeur taciturne la désespérait, l'énervait Elle lui secoua l'épaule, un instant.. Il ne broncha pas. Enhardie, Java recommença plus fort... Mais Jean Mareuil ou plutôt Freddy-la-Couleuvre, car Jean Mareuil n'était plus alors qu'un être momentanément effacé du nombre des humains. — Freddy, donc, tourna lentement vers la fille un visage cruel; proféra on ne sait quelle dureté brève, ponctuée d'une saccade de la tête, leva la main... Cela suffit à lui jeter au cou une Java repentante, une adoratrice, pleine de remords et toute débordante d'humilité.
Freddy, pourtant, consultait du regard assez fréquemment la pendule ronde accrochée au mur entre deux pancartes célébrant les vertus apéritives et reconstituantes de produits aux noms saugrenus mais claironnants. Et, mieux que la pendule, le plafond vitré de la salle, éclairci tout à coup d'une lueur blafarde, indiqua que la nuit prenait fin.
Freddy fut sur pieds. Java, saisissant le sac fauve, s'empressa de le suivre; et Benko, s'étant secoué, sortit avec eux, mal réveillé.
Astucieusement, Aubry les avait précédés dans la rue encore ténébreuse. Il put voir Freddy s'éloigner après avoir subi l'étreinte convulsive de Java, qui l'accompagna des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu.
Filer Freddy n'avait aucun intérêt. Aubry savait fort bien à quoi s'en tenir sur la destination du double personnage. Mais qu'allait devenir Java? Il souhaitait l'apprendre — et l'apprit.
Java, en effet, absorbée dans de tristes pensées, la tété basse et la démarche funèbre, se souciait peu de qui la suivait ou ne la suivait pas. Une femme, au demeurant, et surtout à Paris, est sujette à tant de poursuites plus ou moins discrètes; les pauvrettes sont si parfaitement accoutumées à traîner après elles un ou plusieurs méprisables soupirants, qu'il est très facile de les espionner sans leur donner l'éveil. Elles prennent le mouchard pour un galant, et tout est dit.
Aubry n'eut même pas cet honneur. Java ne s'aperçut pas de sa présence défilée. Et c'est ainsi qu'il la vit entrer dans un hôtel garni sans autre enseigne que les mots chambres meublés, presque à l'intersection de la rue Daniel-Riche et de l'impasse Malakoff.
Aubry, satisfait, allégé, fit demi-tour. La nuit avait été fructueuse. Il ne restait plus, pour le moment, qu'à rendre compte à qui de droit, de tout ce qu'elle lui avait enseigné.
Cela se fit sur les dix heures du matin. Lionel, comme convenu, vint rue de Tournon, reçut le rapport du concierge, et lui confirma, en même temps, que Jean Mareuil était rentré chez lui aux premiers feux du jour. Lionel avait eu la patience de veiller jusque-là, dans le bosquet de l'avenue du Bois!
Si intéressant que fût le rapport d'Aubry, il est certain que ce dernier n'avait pas prévu l'effet de stupéfaction qu'il devait produire sur Lionel de Prase. Le jeune homme lui fit répéter plusieurs fois la scène des serpents. Ce nom, ce surnom de Freddy-la-Couleuvre,. semblait l'impressionner curieusement, à tel point qu'Aubry lui en demanda la raison,
— C'est à cause de l'album, lui répondit Lionel distraitement.
— Monsieur le comte voudrait-il me permettre de lui demander de m'expliquer...
Mais Lionel, suivant le cours de ses idées, qui condensaient en lui, peu à peu, comme une vapeur étrange, aux formes de plus en plus précises, l'interrogea au lieu de lui répondre.
— Aubry, lui dit-il, depuis combien de temps êtes-vous au service de ma mère?
— Monsieur le comte, j'ai passé au service de Mme la comtesse à la mort de Mme Guy Laval, dont j'étais le maître d'hôtel depuis quelques mois.
— Par conséquent, je ne me trompe pas, vous étiez à Luvercy il y a cinq ans, à l'époque du décès de ma tante.
— Parfaitement, monsieur le comte.
— Eh bien, à cette époque-là, n'avez-vous jamais rencontré M. Jean Mareuil? Ou n'avez-vous jamais vu Freddy-la-Couleuvre, ce qui revient au même?... Cherchez bien dans votre mémoire. Voyons, Aubry, un effort... Vous, de par vos fonctions, vous étiez au château constamment lorsque ma tante y séjournait, tandis que moi je n'y venais que pour passer mes vacances... Cherchez. Vous rappelez-vous... que sais-je un rôdéur, un mendiant?...
— Bon Dieu, monsieur le comte!
D'avoir entrevu, à son tour, la terrible suspicion qui prenait corps dans l'esprit de son maître, le valet policier avait pâli; et, durant quelques secondes, ils se regardèrent comme si une atmosphère nouvelle eût revêtu toutes choses de couleurs insolites.
Puis, se reprenant, Aubry resta pensif, appliqué à ses recherches intérieures.
Enfin il dit, cherchant toujours:
— Non, monsieur le comte, je ne me rappelle pas... Non. Quand j'ai vu M. Jean Mareuil, voici peu de jours; quand vous me l'avez montré en me disant de le surveiller, sa vue ne m'a rien rappelé... Rien...
— Et pourtant, dites, Aubry. Pourtant!... La vipère noire et blanche!... Et savez-vous qu'hier matin M. Jean Mareuil passait en revue les photographies de ma tante comme un homme qui n'arrive pas à se souvenir de ses souvenirs
— Monsieur le comte, fit Aubry, je ne suis pourtant pas une fillette. Mais, vrai, ce que vous supposez... J'en ai chaud!
Et, avant de se séparer, ils réfléchirent encore silencieusement, soumis à la formidable hypothèse que Lionel venait d'exprimer.
— M. le préfet de police est à vous dans un instant, dit l'huissier. Veuillez vous asseoir.
— Bien, dit Lionel.
Il n'attendit pas longtemps. Un timbre retentit. Ce timbre parut actionner un déclic secret qui fit sauter l'huissier de dessus sa chaise, derrière la petite table sur laquelle ce modeste fonctionnaire s'occupait à retourner des enveloppes ayant déjà servi.
— Monsieur..., fit-il.
Et il ouvrit devant Lionel une double porte capitonnée comme si cette matelassure dût étouffer les hurlements des criminels mis à la question.
Lionel avança dans un grand cabinet furieusement administratif. Au milieu, assis à son bureau noir encombré de papiers, un vieil homme moustachu, ratatiné, mais au profil remarquablement énergique et dont les prunelles de jais avaient des feux transperçants, téléphonait à voix basse. Il semblait parler à une oreille nickelée.
Sans interrompre sa communication murmurée, le préfet de police jeta sur le nouveau venu un de ces regards en coup de dague, dont ses subordonnés ne connaissaient que trop la pénétration meurtrière, et, de la main, il fit signe à Lionel de prendre le fauteuil qui se trouvait là, au flanc du bureau, en pleine lumière.
Ce petit homme blanc avait été un petit homme roux, rageur de sa nature, et qui, ayant passé sa vie à refréner ses colères, était devenu au suprême degré maître de soi. Froid, austère, logique, raisonneur, impénétrable, il offrait dans sa mentalité quelque chose d'anguleux et de rectiligne, si bien que sa chevelure drue, taillée en brosse, au carré, paraissait épouser les contours mêmes de son esprit.
Il acheva de donner ses ordres téléphoniques, raccrocha sans hâte l'appareil, consulta la carte de visite posée sur son buvard, et prononça d'un ton glacial:
— M. Lionel de Prase?
Très petit garçon, Lionel bredouilla:
— Lui-même, monsieur le préfet, de la part de M. le président Cor- dier...
— Oui, — dit le préfet en faisant durer ce «oui» profond et grave, aussi longtemps qu'il fut possible.
— Et alors, voilà... reprit Lionnel intimidé.
Le mince grand dignitaire, encore amenuisé par l'âge, rabougri, parcheminé, voûté, le fascinait sans aucune vergogne, habitué à regarder les gens en face, orgueilleusement fort de sa lucidité et de l'empire qu'il exerçait sur ses semblables à cause de l'autorité qu'il avait prise sur sa propre personne.
— Je vous écoute, articula-t-il posément.
— Monsieur le préfet, reprit Lionel, connaissez-vous un homme...
— Après, monsieur? questionna le préfet, sur ses gardes.
— Mais... c'est à peu près tout ce que j'ai à vous dire, monsieur... Rassurez-vous, d'ailleurs. Je viens ici non pas en questionneur, mais pour faire oeuvre utile, pour rendre service à votre administration, si possible...
— Je n'en doute pas, monsieur; la recommandation qui vous accrédite en fait foi. Vous me demandez si je connais l'individu surnommé Freddy-la-Couleuvre. Je vous réponds: oui, je le connais.
— Vous savez qui il est? Son vrai nom, vous ne l'ignorez pas?
— Je crois le connaître. Mais qu'importe! Cet homme vous a-t-il, lésé! Avez-vous à vous plaindre de lui?
— En aucune façon, monsieur le préfet.
— Dans ce cas, je ne distingue pas très bien...
— Monsieur le préfet, j'ai deux raisons de vous parler de Freddy-la-Couleuvre. La première, c'est que peut-être les agissements de cet apache...
— Oh! Oh! «apache!» N'est-ce pas un bien gros mot?
— Les agissements de ce... garçon, corrigea Lionel démonté, sont liés à l'explication d'une mort tragique...
— Vraiment?
— Oui, monsieur. Celle de ma tante, Mme Guy Laval, décédée dramatiquement à Luvercy, il y a cinq ans, dans la nuit du 19 au 20 août.
Cette assertion eut pour résultat ostensible, sinon d'impressionner le préfet de police, tout au moins de le surprendre. Un éclair traversa ses prunelles déjà si étincelantes. Les rides de ses joues eurent un léger mouvement. Ce fut tout. A des indications si faibles, on ne pouvait deviner au juste ce qu'il pensait. Lionel, cependant, crut devoir marquer un point.
—Mais, continua-t-il, cela n'est qu'une présomption, et je n'en parlerais pas à d'autres qu'à vous, monsieur le préfet. Je suis sur une piste... Permettez-moi, jusqu'à nouvel ordre, de me taire là-dessus.
Le préfet, redevenu impassible, acquiesça d'un geste.
— La seconde raison... La seconde raison est, je ne dirai pas plus sérieuse, mais d'un caractère plus urgent, (Ici, Lionel de Prase, incertain, se mit à tourner autour du pot.) Monsieur le préfet, j'ai une charmante cousine, la fille précisément de cette pauvre Mme Guy Laval qui mourut à Luvercy. Or, ma cousine Gilberte est, autant dire, fiancée à un M. Jean Mareuil... Que pensez-vous de cela, monsieur le préfet de police?
Jamais regard aussi impitoyable n'avait fouillé l'âme de Lionel.
Le vieil homme dit enfin:
— Veuillez, monsieur, vous expliquer sans détours ni réticences. Je ne vous comprends pas.
De plus en plus embarrassé, Lionel reprit les choses autrement:
— Il y a des situations paradoxales, des faits anormaux, que la police ne peut pas ignorer. Si elle les ignorait, il me semble que le devoir d'un homme renseigné serait de l'avertir...
— Ah! Ah! Si je comprends bien, vous auriez l'intention de me révéler une «situation paradoxale», «un fait anormal». C'est intéressant.
Lionel, placé de la sorte dans la posture qu'il voulait éviter par-dessus tout, laissa percer sa mauvaise humeur, et dit assez sèchement:
— Je ne suis pas un indicateur. Je suis autant que je sache, un gentilhomme. Il me répugnerait d'en moucharder un autre. Je m'y refuse même. J'aurais voulu savoir, pourtant, si la police est au courant de ce qui se passe; si cette aventure mystérieuse est surveillée... Car enfin, monsieur le préfet, ne serait-ce que pour le bien de mon ami...
Le préfet de police le regardait patauger. Il sourit, sans que pour cela son vieux visage s'égayât.
— Je viens à votre secours, monsieur de Prase, Et croyez que je conçois à merveille et les sentiments très naturels qui vous ont poussé, vers moi et les scrupules qui, présentement, s'opposent à la libre expression de vos confidences. Soyez tranquille, monsieur, les deux noms que vous avez prononcés tout à l'heure nous sont familiers à la Préfecture. Nous savons quels rapports — assez extraordinaires, en effet — les unissent. Tout ce que vous pourriez nous dire ne nous apprendrait rien à ce sujet, soyez-en sûr. Et, comme on dit, «nous avons l'oeil». C'est un cas bizarre. Je vous approuve de m'en avoir parlé, et je ne saurais blâmer vos inquiétudes familiales. Laissez-moi vous dire cependant qu'à mon sens, elles ne sont pas fondées. Sauf erreur de ma part, M. Jean Mareuil est un parfait galant homme.
— Ce qui signifie que Freddy-la-Couleuvre n'est pas un malfaiteur?
Le préfet de police prit un temps, et poursuivit.
— Je vous dois toute la vérité. Celui que vous appelez courtoisement Freddy-la-Couleuvre n'a pas toujours été un honnête homme... Je ne vous dis pas qu'il mène aujourd'hui une existence exemplaire. II est paresseux... Mais ce... ce nocturne, n'est-ce pas? fut d'abord l'escarpe qu'on rencontre dans les rues désertes et qui vous demande du feu.... N'insistons pas. Qu'il vous suffise de savoir qu'une haute intervention a mis bon ordre à cela, et qu'un grand ami de M. Jean Mareuil veille, jalousement sur la probité de... Freddy-la-Couleuvre. Grâce à cet allié vigilant et secret, qui occupe à Paris une situation enviée, le surnommé Freddy n'ira pas en correctionnelle et ne s'assoiera pas sur le banc de la cour d'assises, à moins que la puissance étrange des mauvais instincts ne reprenne le dessus, — ce que je ne veux pas croire.
«J'ai lieu de penser, monsieur, que vous voilà tout à fait informé de ce qui vous préoccupait?»
Mais Lionel, à mi-voix et pesant sur chaque syllabe:
— Etes-vous sûr de ce que vous avancez, monsieur le préfet? Donneriez-vous votre tête à couper qu'il n'y a pas dans le passé de Jean Mareuil, ou plutôt de Freddy, l'un de ces actes qui envoient leur auteur à la Guyane ou à l'échafaud?
— Ceci est grave, monsieur de Prase. Dois-je faire venir un secrétaire qui sténographiera votre déposition?
Lionel étendit vivement la main.
— Non pas! dit-il. Je vous l'ai confié tout à l'heure: il ne s'agit que de soupçons.
— A propos de cette vieille affaire, le drame de Luvercy? Vraiment?...
— Excusez-moi. Quand j'aurai des preuves, je vous les apporterai. Jusque-là, mettez que je n'ai rien dit.
— Je serai toujours à votre disposition.
— Avez-vous souvent à examiner de ces cas de dédoublement de la personnalité, monsieur le préfet?
— Beaucoup plus souvent qu'il n'apparaît, monsieur. Quelques-uns, pour ainsi dire officiels, étiquetés. Beaucoup d'autres occultes. Quel homme est simple, monsieur de Prase? Notre esprit n'est-il pas le siège d'alternatives qui font se succéder en nous le bien et le mal? Et tel condamné qui a tué ou volé n'expie-t-il pas, le malheureux, le seul crime d'avoir été, un instant, quelqu'un d'autre, quelqu'un qui a disparu à jamais, le coup fait?... Vous même, monsieur le comte Lionel de Prase, jureriez-vous que vous constituez, toujours et partout le même personnage? Si par hasard, là, tout de go, j'extrayais de ce fichier une série des notes concernant votre deuxième personnalité, qu'auriez-vous à répondre, sachant que, dans le phénomène qui nous occupe, les deux consciences sont presque toujours étanchés et ne communiquent pas entre elles?
Lionel s'efforça de trouver la plaisanterie excellente. Mais qu'on lui appliquât, fût-ce par jeu de rhétorique, le double masque de la conscience alternée, cela le remplissait d'ennui. Rien ne pouvait lui être plus désagréable. Et il se hâta de prendre congé.
— Adieu, monsieur, lui dit sur le seuil son hôte d'un moment. Ne craignez pas de revenir me trouver, si vous avez besoin de moi... (Je pense, au drame de Luvercy...)
Lionel y pensait en même temps, et, d'autre part, il se répétait la phrase, lourde d'avenir, du préfet de police: Il n'ira pas en correctionnelle et ne s'assoiera pas sur le banc de la cour d'assises, à moins que la puissance étrange des mauvais instincts ne reprenne le dessus»
Il y avait là tout un plan de campagne, auquel Lionel de Prase songeait avec une joie diabolique, en s'inclinant devant le salut bref et poli du petit vieillard autoritaire.
Le lendemain matin, un voyageur descendait, en gare d'Epernay, du train venant de Paris. II avait fait le trajet en seconde classe. Sa mise était convenable, effacée. Un oeil exercé pouvait reconnaître en lui les traite caractéristiques d'un policier. Il se dirigea vers le centre de la ville et, ayant consulté la plaque d'une rue et le numéro d'une maison, entra délibérément dans la boutique d'un marchand de légumes.
— Madame Lefebvre? dit-il en soulevant son chapeau de paille.
— C'est moi, monsieur.
La marchande, une accorte brunette qui servait des clientes, se tourna vers lui.
— Je voudrais vous dire deux mots, madame. Ce sera très court.
Une inquiétude, prévue; assombrit le visage de la marchande. Il n'est jamais agréable de recevoir la visite d'un inconnu qui vous annonce de but en blanc: «J'ai deux mots à vous dire.»
— Eugène! appela-t-elle. Viens voir un peu!
Un homme en tablier bleu, d'au moins quarante ans, sortit de l'arrière-boutique, l'air grognon et fermé.
— Il y a monsieur qui veut me parler. Sers à ma place.
Le visiteur salua bourgeoisement.
— Au sujet de quoi? demanda le marchand.
— Madame, reprit le nouveau venu, vous êtes, bien, n'est-ce pas, Mme Marie Lefebvre, née Simon? Et c'est bien-vous qui étiez au service de Mme Guy Laval il y a cinq ans, en qualité de femme de chambre?
— Oui, monsieur, murmura-t-elle.
— Permettez-moi de vous poser quelques questions.
— Entrez par ici, dit l'homme.
Muets tous deux et semblant mal à l'aise, le mari et la femme firent passer leur hôte dans une petite pièce attenant au magasin et qui ressemblait à une salle à manger.
— Qu'est-ce qu'il y a donc de nouveau? dit l'ancienne servante d'une voix mal assurée.
— Absolument rien, madame, soyez sans inquiétude. Nous voudrions seulement posséder quelques précisions sur la mort de Mme Laval, et nous avons pensé que vous pourriez, vous et votre mari, nous les fournir. Car, — dit-il en s'adressant à l'homme, — vous étiez jardinier-concierge à Luvercy au moment du décès, n'est-il pas vrai?
Lefebvre, peu bavard, le confirma d'un mouvement de tête et d'un clignement des yeux.
Elle dit, plus explicite:
— Nous sommes partis, pour nous marier, presque aussitôt la mort de Madame. Je lui étais très attachée, je ne m'entendais pas avec Mme la comtesse, qui est trop regardante. Lefebvre était veuf. C'est à Luvercy qu'on s'est connu. Sitôt mariés, on est venu s'installer ici, qui est son pays. Et le commerce va, comme vous voyez...
— Mélie! Mélie! s'éçria-t-elle. Va servir les clients! On est occupé.
Sur quoi, une fille ébouriffée et s'essuyant les mains à son rude tablier fit irruption dans la boutique, parmi les commères qui tâtaient, soupesaient et reniflaient fruits et légumes.
L'enquêteur avait écouté fort gracieusement le petit exposé de Marie Lefebvre.
— Dites-moi, reprit-il: pendant les journées qui ont précédé la nuit mortelle, aucun indice ne vous a-t-il fait rien prévoir?
— Oh! monsieur! Comment voulez-vous... Un accident pareil!...
— En prononçant le mot «prévoir», je voulais parler de tous ces menus faits qui d'abord passent inaperçus et qui, après l'événement, vous reviennent à l'esprit. Comprenez-vous? Ainsi, par exemple, personne n'a-t-il fait remarquer que la cage de la vipère n'offrait pas toutes les garanties de solidité?
— Oh, non! fit Lefebvre. Et comme c'est moi qui prenais soin de ces sales bêtes, je puis même vous jurer que si quelqu'un a été surpris, c'est bien moi!
— Surpris de quoi?
— De l'évasion de la garce de vipère, pardi!
— Pourquoi?
— Mais parce que sa caisse était en parfait état!
— Et la fente? la fente par où elle s'est échappée...
— Elle l'a élargie, forcément. Sans cela...
— Donc, la veille, durant toute la journée, cette fente...
— Ah! dites! moi, je ne puis vous assurer que d'une chose, c'est que le 19 au matin, la veille de l'accident, la fente n'existait pas. Ça n'était qu'un intervalle d'un petit centimètre entre deux planches.
— A votre avis, n'est-il pas possible qu'on ait pratiqué cet élargissement, de l'extérieur? Ou de l'intérieur, la vipère n'étant plus dans la caisse?
— Evidemment. Mais qui? Et dans quel but? Pour faire croire que la bête s'était sauvée toute seule?... Je vous suis dans votre raisonnement, mais je vous avoue que ça ne m'est jamais venu à l'idée...
— Ecoute, Eugène, interrompit sa femme qui semblait agitée d'une certaine émotion, faut pas dire ça. Tu sais bien que nous sommes les seuls à nous être doutés qu'il y avait du louche... Moi, je ne veux pas d'histoires! Dès l'instant qu'on revient là-dessus, mon homme, faut être francs!
Lefebvre lui jeta un coup d'oeil, et resta songeur. Elle insista:
— Nous n'avons rien à craindre, n'est-ce pas? Nous, on n'a pas fait de mal. Alors?
— Du reste, reprit-il, on ne sait pas grand'chose...
— Qu'est-ce que vous savez? posa le visiteur avec un grand calme.
Ce fut elle qui répondit:
— On sait que la vipère a été tuée et qu'elle a été enterrée dans un petit bois du parc, la nuit même de la mort de Mme Laval.
Le visiteur, pinça les lèvres, son regard eut un éclat fugitif. La femme Lefebvre poursuivit:
— Lefebvre et moi, on était déjà «promis». Mais personne ne s'en doutait. On avait rendez-vous tous les deux dans le parc, la nuit. Après la ronde qu'il faisait vers dix heures et demie, je le rejoignais dans le bois, et nous restions ensemble, à causer tout bas, jusque vers minuit.
— Et si Mme Laval vous avait sonnée?
— J'aurais bien entendu, dans le silence de la nuit, et je serais rentrée au château, qui n'était pas loin. D'ailleurs, Madame ne me sonnait, la nuit, que depuis qu'elle était malade, et jamais avant une heure du matin. Par exemple, c'était régulier: toutes les nuits, vers une heure, la sonnette marchait, pour la tisane.
— Reprenons, voulez-vous?
— Et alors je vous disais donc que nous étions dans le bois, bien cachés, Eugène et moi, lorsque nous avons entendu le pas d'un homme qui s'avançait avec toutes sortes de précautions. Nous nous taisions, on ne pouvait pas nous voir. L'homme s'est arrêté pas très loin de nous, et nous avons très bien distingué le bruit de la terre bêchée. Il creusait un trou... Nous ne l'avons pas vu. Nous ne savons pas qui c'est. J'avais tellement peur, que nous sommes restés là, sans bouger, un bon moment après son départ. Enfin je suis rentrée au château, toute tremblante. J'ai regagné ma chambre, par l'escalier de service, et je n'ai pas fermé l'oeil de tout le restant de la nuit. C'est vous dire que si Madame avait sonné, j'aurais été à ses ordres en un rien de temps.
— Quelle heure était-il quand l'homme creusait son trou?
— Tout près de minuit, dit Lefebvre.
— Donc, puisque la vipère était morte à minuit, Mme Laval avait cessé de vivre avant cette heure-là. Enregistrons. — Dites-moi maintenant: quand avez-vous su ce que l'homme était venu faire dans le petit bois?
— Eh bien, n'est-ce pas, ma première pensée, dès le matin, a été pour ce petit bois. Mais la nouvelle de la mort de Mme Laval mettait déjà tout le monde sens dessus dessous. Ce n'est qu'un peu plus tard que j'ai pu me glisser sous les branches... J'ai retrouvé l'endroit où le sol avait été retourné, au pied d'un arbre. Alors j'ai creusé, à mon tour, et j'ai déterré la vipère noire et blanche. On lui avait écrasé la tête... Je l'ai enterrée définitivement...
— Mais pourquoi n'avoir rien dit? Vous avez laissé le château dans la terreur!
Marie Lefebvre s'indigna
— Parler! Il aurait fallu avouer nos rendez-vous! Du temps de Mme Laval, passe encore! Elle était si bonne! Mais Mme la comtesse m'aurait mise à la porte!
Je ne vous approuve pas, fit le visiteur.
— On voit bien qu'il ne s'agit pas de vous se récria-t-elle.
— Enfin!... Une question encore: avez-vous des soupçons sur l'identité du fossoyeur de la vipère?
— Aucun, monsieur. Bien souvent, dit Lefebvre, nous en avons reparlé... Nous ne voyons pas... Nous ne comprenons même pas. D'abord, j'ai été convaincu que la vipère avait été tuée par quelqu'un du château, — quelqu'un qui se serait trouvé par hasard sur son chemin, alors qu'elle sortait de la chambre de Mme Laval. Mais quand j'ai vu que personne n'en parlait et que, pourtant, tout le monde cherchait la vipère, ça m'a donné des doutes.
— N'avez-vous pas eu l'idée qu'un crime avait été commis?
— Non, monsieur. L'idée d'un crime, jamais, mais plutôt comme qui dirait d'une manigance que nous ne comprenions pas et qui se serait terminée, par un accident: la mort de notre maîtresse.
— Enfin, vous n'avez jamais supposé qu'un criminel, habile à dompter les serpents, ait pu se servir de la vipère noire et blanche pour assassiner Mme Laval?
Les époux Lefebvre s'exclamèrent en même temps:
— Ça, non! Oh, non, monsieur!
— Est-ce que ce serait possible? dit la femme.
— Si on avait supposé une pareille chose, assura Lefebvre, bien sûr qu'on aurait révélé tout ce qu'on savait!
— Cependant, monsieur Lefebvre, tout de même, ce silence gardé par l'homme du petit bois...
— Oh! son silence... Admettez, un instant, que l'homme du petit bois ait été quelqu'un du château... Est-ce que nous n'étions pas du château, nous aussi, Marie et moi? Est-ce que nous n'étions pas parfaitement innocents? Et pourtant, est-ce que nous avons parlé? Est-ce que nous pouvions parler? En parlant, on se serait fait trop de tort...
— C'est bien ce que je voulais vous faire dire. L'homme du petit bois s'est tu, selon vous, pour ne pas révéler quelles circonstances, l'avaient amené, en pleine nuit, à rencontrer quelque part, dans le parc, la vipère noire et blanche, — cette vipère qui sortait de la chambre close de Mme Laval, ce qui prouve qu'elle avait repassé par le «coeur» du volet, puisque les portes de cette chambre ne furent ouvertes qu'au matin. — Qui soupçonnez-vous?
Lefebvre dit nettement:
— Personne du château.
— Pourquoi?
— Parce que, en premier lieu, cela sautait aux yeux, comme on dit. Pensez donc: à part les domestiques, vraiment dévoués et que je tiens tous pour des gens tranquilles, les deux seuls hommes du château c'étaient M. Guy Laval et M. Lionel de Prase, le mari et le neveu de Mme Laval...
— Je ne trouve pas que ce soit une raison de les éliminer, dit le visiteur. M. Laval pouvait s'être levé au milieu de la nuit, pour vaquer à quelque occupation mystérieuse. M. de Prase également. Le premier, peut-être, n'était pas poussé par le souci de la santé de sa femme; le second, au contraire, Chérubin de dix-huit ans, était-il anxieux d'écouter, à travers les volets, la respiration de sa petite tante... Cela est douteux, je vous l'accorde; d'autant que Mme de Prase et Mlle Gilberte Laval n'ont entendu, de toute la nuit, aucun bruit suspect... Mais un point est à préciser avant tout: l'individu du petit bois était-il bien un homme?
— J'en ferais serment, dit Lefebvre, sous la réserve, cependant, que nos oreilles seules nous l'ont certifié. On ne l'a pas vu.
— D'ailleurs, reprit le policier, deux femmes seulement sont en jeu: Mme de Prase et Mlle Gilberte...
— Oh! s'écria Marie Lefebvre. Celles-là, monsieur, il n'y faut pas songer!
— J'y songerais cependant, par principe, si je n'avais l'assurance qu'elles sont restées toute la nuit enfermées dans la cabinet de toilette attenant à la chambre de Mme Lavai. De cela je possède un témoignage irrécusable.
«Mais vous paraissiez, tout à l'heure, avoir une deuxième raison «de croire que l'homme du petit bois n'était pas quelqu'un du «château». Quelle est cette raison?
Lefebvre regarda sa femme, qui rougit en baissant la tête.
— Parlez, madame, je vous en prie.
— Eh bien... J'étais la confidente de Madame. Et... Madame avait un protégé... un jeune homme à qui elle s'intéressait en cachette... et qui lui écrivait sous mon nom... C'était une bonne oeuvre, monsieur, je vous le jure! Rien d'autre! Madame me l'avait dit sur tous les tons. Sans ça, je ne me serais pas prêtée à son caprice... Il s'agissait d'un tout jeune garçon qui tournait mal et que Madame voulait remettre dans le droit chemin...
— Qui était-ce? Comment s'appelait-il? demanda précipitamment le visiteur.
— Je ne sais pas. Je ne l'ai jamais vu. J'ai transmis les lettres, c'est tout.
— Et ces lettres, que sont-elles devenues?
— Madame les brûlait. Depuis qu'elle était souffrante, c'est moi qui les brûlais devant elle. Mais comme Madame ne pouvait plus écrire, j'ai eu l'idée que ce jeune homme était venu à Luvercy, avec l'intention de la voir, cette nuit-là... Il devait être depuis plusieurs jours au village. Ses derniers billets portaient le timbre postal de Luvercy...
Le visiteur fronçait violemment les sourcils.
— Tout cria, dit-il à bout d'un instant, tout cela ne jette aucune clarté sur la fuite de la vipère noire et blanche. Si quelqu'un s'est servi d'elle comme d'une arme vivante, après avoir agrandi le trou de la caisse pour faire croire à une évasion, — qui est ce quelqu'un?
Après avoir hésité, Marie Lefebvre se risqua:
— Madame parlait de ce jeune homme comme d'un véritable dévoyé... Il m'est arrivé souvent de la mettre en garde contre lui. Mais elle ne voulait rien entendre. Elle parlait de mission sacrée, de sauvetage, de rédemption... Elle était intraitable!
— Très jolie, n'est-ce pas, Mme Laval? Et fantasque, capricieuse?
— Madame était une enfant gâtée, monsieur, Une emballée. Et une nature si câline! Elle n'était pas faite pour un mari comme Monsieur, tout le temps parti! Alors, elle s'occupait...
— Dangereusement!
— Oh, oui! Mais, vous savez, honnête comme pas une! Ça, j'en réponds. Foncièrement honnête.
Lefebvre hochait la tête avec une malice entendue. Mais le visiteur réfléchissait si profondément qu'il semblait avoir oublié la présence des deux époux.
Marie Lefebvre lui toucha le bras.
— Une chose que je voulais vous dire, fit-elle, c'est que, quand je sortais dans le parc, pour rejoindre Lefebvre, j'avais soin de refermer la porte à double tour derrière moi et d'emporter la clef.
— Cela n'a aucune espèce d'importance. Il y avait d'autres clefs et d'autres portes. Ce qui a de l'importance, ce sont ces lettres... Où sont-elles?
— Quelles lettres? demanda Lefebvre.
— Celles que Mme Laval écrivait à l'inconnu. Qu'en a-t-il fait?...
Et, se prenant les tempes, il s'accouda sur la table et s'enfonça dans un abîme de conjectures. Cette attitude peu policière frappa Lefebvre, qui lui dit:
— Pardon. J'ai oublié de vous demander votre carte. Votre carte de la préfecture...
— Je n'en ai pas, lui fut-il répondu. Je travaille pour mon compte, en amateur. Cette affaire, m'intéresse particulièrement.
Lefebvre sursauta:
— Ah, mais! Ah, mais! Ça n'est pas régulier, cette histoire-là! Qui êtes-vous? Je veux le savoir, moi!
Le visiteur ne s'était pas dérangé. Il continuait à se serrer les tempes avec une force douloureuse.
— Votre nom! Vos papiers! exigeait Lefebvre.
Alors l'interpellé, émergeant de son pénible labeur, prit dans la poche intérieure de son veston un portefeuille épais.
— Des papiers? Tenez, en voilà!
Deux billets de cinq cents francs déployèrent leurs vignettes au but de ses doigts.
L'homme et la femme s'accordèrent d'un battement de cils.
— Qu'est-ce qu'on vous offre? proposa Lefebvre. Un vin blanc?
— Rien. Merci.
Ses yeux erraient, pleins de pensées ardues. Ils se fixèrent tout à coup sur un point de la muraille où pendait, accrochée, une vieille clef d'aspect pittoresque. Il se leva de sa chaise, pour mieux regarder l'objet de sa curiosité.
— C'est précisément la clef de la cave, dit Lefebvre.
— Elle n'est pas d'hier! admira le détective. Dix-septième siècle, Epoque Louis XIII.
— Monsieur est connaisseur? s'enquit Marie Lefebvre avec empressement et en abaissant les yeux vers les filets de banque. Si monsieur la désirait, cette clef, nous, on n'y tient pas plus que ça... On en fera faire une neuve...
— Je vous l'achèterai peut-être un jour, murmura le visiteur. Mais, soit qu'il ne pût s'arracher à sa méditation, soit qu'une tout autre cause l'affectât, il prononça ces mots d'un ton si étrange et si mystérieux, que les Lefebvre n'osèrent pas insister.
Il s'en aperçut.
— C'est, dit-il, une énigme singulièrement obscure que ce drame de Luvercy, et j'ai le pressentiment que je ferais bien de renoncer à l'éclaircir...
— Vous exercez un métier rudement périlleux! dit la femme. Seigneur! C'est moi qui n'aimerais pas ça!
— Périlleux, oui, madame. Et par fois, les ténèbres qui vous l'entourent sont si redoutables qu'on lâcherait pied...
— Vous avez peur? dit Lefebvre, moitié figue et moitié raisin — La vipère est pourtant bien morte!
— Oui, reconnut le visiteur. Mais le meurtrier qui l'a utilisée est-il encore vivant, lui? Je le présume. Et je me demande avec épouvante quel est son nom.
Il répéta plusieurs fois, machinalement: «Avec épouvante». Puis, s'éveillant de sa stupeur, il remercia les Lefebvre, et sortit à pas lents.
— Alors, la clef, vous n'en voulez pas? Faut-il au moins vous la garder pour plus tard?
Il se retourna sur ces paroles de Marie Lefebvre, hésita, prit son parti:
— Non, c'est inutile. J'abandonne... C'est-à-dire; je ne suis pas acheteur de la clef, madame.
Et il s'en alla.
Le premier train l'emporta vers Paris. Mais il descendit à Meaux, où l'attendait, assez loin de la gare, une automobile Rolls-Royce carossée en cabriolet.
Ce fut sans la moindre arrière-pensée que Lionel de Prase se présenta chez Jean Mareuil quelques instants après la rentrée du cabriolet couvert d'une poussière blanche. Jean Mareuil, maintenant, ne l'intéressait plus que sous le nom de Freddy. C'était le Jean Mareuil nocturne qu'il fallait atteindre. Qu'importait dès lors les faits et gestes du Jean Mareuil diurne? L'autre était cent fois plus vulnérable.
Le valet de pied qui le reçut lui fit connaître que Jean Mareuil venait de rentrer en auto et qu'il s'habillait.
— Veuillez lui dire que je suis là, dit Lionel.
On l'avait introduit dans une élégante bibliothèque dont la fenêtre donnait sur la cour de l'hôtel, où le mécanicien arrosait copieusement le cabriolet.
Jean Mareuil entra dans la bibliothèque, vêtu d'un large pyjama de toilette, noué par une ceinture à la taille svelte du jeune homme.
— Il ne fallait pas vous déranger! s'excusa Lionel. J'aurais attendu que vous fussiez prêt...
—Quoi de neuf? dit Jean Mareuil en lui serrant la main vigoureusement.
— Rien du tout. Je passais par ici. J'ai eu l'idée de vous cueillir au passage. Vous vous souvenez qu'il y a grand tam-tam à la maison, aujourd'hui, de cinq à huit. Five-o'clock, musique, «et coetera!»
— Je n'aurais garde de l'oublier! Si cela ne vous ennuie pas d'attendre un petit quart d'heure...
— Faites donc, cher ami, faites donc!
— J'arrive de Meaux à l'instant.
— Ces recherches d'archives, dont vous m'aviez parlé? Cela s'avance, votre bouquin?
— Tout doucement.
Lionel s'aperçut que Jean Mareuil était dans l'un de ces jours de distraction où l'on avait toutes les peines du monde à le retenir sur terre, parmi les hommes. Depuis qu'il étudiait le phénomène de la «conscience alternée», le comte de Prase attribuait fort judicieusement la cause de ces songeries à certaines inquiétudes vagues et pénibles qui assaillent parfois un «sujet», et l'obsèdent confusément par la sourde terreur qui provient d'inexplicables découvertes ou de pressentiments impossibles à préciser. Pour peu qu'il eût assisté à la conversation qui c'était tenue, le matin blême, dans la boutique des époux Lefebvre, ce qui allait suivre l'eût encore affermi dans sa conviction.
— Pas gai? dit Lionel. Des papillons noirs?
— Bah! Qui n'a pas de soucis?
— Vous n'avez pas trouvé là-bas ce que vous cherchiez?
— Oui et non... dit Jean Mareuil. Tenez, voici des cigarettes. Voulez-vous un livre? J'ai là des notes à l'équitation, de Saint-Phal, avec croquis...
— Donnez toujours, accepta Lionel.
Jean Mareuil se haussa sur la pointe des pieds pour atteindre le volume, qui se trouvait presque hors d'atteinte, dans la bibliothèque. Ce faisant, il laissa glisser jusqu'au coude la large manche de son pyjama. Et la vipère tatouée fut visible.
Il connut que Lionel l'avait remarquée, et ne tenta pas de la dissimuler.
— Diable! fit-il seulement avec un pâle sourire. Vous voilà possesseur d'un petit secret...
— Quoi! se récria Lionel d'un ton enjoué, ce tatouage? Je ne suis pas Gilberte, et je ne tournerai pas de l'oeil!...
— Un artiste japonais s'est livré sur moi à ce petit travail d'art, quand j'ai fait mon tour du monde...
— Il y a longtemps?
— J'avais dix-sept ans. C'était la mode. Je trouve cela idiot aujourd'hui. Et si j'avais pu prévoir que ma fiancée exécrerait les serpents.... Je vais vous demander un service...
— Accordé. Lequel?
— Je vous demande de ne pas parler à Gilberte de ce tatouage malencontreux. Du moins, pas avant que je l'aie fait disparaître. C'est affaire au chirurgien. Ces petites opérations se pratiquent aisément.
C'est entendu, parbleu! Je ne dirai rien! Mais qu'attendiez-vous pour vous débarrasser de cela? Puisque Gilberte à cette phobie des serpents...
— Ecoutez-moi. J'espérais l'en guérir. J'espérais lui ôter toute crainte de cette nature, avant même qu'un mois fût écoulé....
— Comment cela?
— Oui. J'espérais retrouver la vipère de Luvercy, vivante ou morte. Je m'étais pris à cette idée. Et voilà que...
Lionel, attentif, l'encouragea:
— Voilà que?...
— Je me sens décidément incapable de mener cette tâche à bien. Je ne sais pourquoi. Elle m'ennuie... Elle m'est désagréable. Bref, quoique je sache pertinemment que la bête est morte, je renonce à m'en procurer les preuves, — ce qui, au demeurant, ne serait pas facile...
— Morte, cela est évident, déclara Lionel.
— Je m'efforcerai de faire partager cette certitude à Gilberte. Mais il ne faut pas m'en demander davantage.
— C'est curieux! s'étonna Lionel qui cachait de son mieux le tumulte de ses pensées. C'est curieux! Vous, l'homme aux lampes, l'homme aux clefs!
— Oui, c'est curieux, en effet... Je ne m'explique pas. Je subis. C'est la première fois qu'une telle répugnance s'oppose à la satisfaction de mes goûts... N'en parlons plus.
— Comptez sur mon silence, dit Lionel. Et — reprit-il, insinuant — laissez-moi regretter que cette histoire de Luvercy reste pour Gilberte (pour Gilberte seule!) un sujet d'effroi. Car, n'est-ce pas, vous le dites vous-même comme nous le disons tous, excepté Gilberte: la vipère n'existe plus! Et je ne suppose pas qu'il y ait eu, sous ce drame, des complications mystérieuses... Vous ne le croyez pas?
— Non, non; je ne le crois pas! dit Jean Mareuil avec force.
— Gilberte s'est montrée assez émue d'une conversation... Vous lui avez parlé des charmeurs de serpents... Elle a admis, un instant, l'hypothèse qu'un criminel aurait dirigé la vipère noire et blanche vers... son but... la chambre de ma pauvre tante...
— Hypothèse fantaisiste et que je me suis empressé de détruire, puisque tout — entendez-vous bien — tout nous prouve que personne ne s'est approché, cette nuit-là, de la chambre tragique, hermétiquement fermée, à l'exception des deux «coeurs» percés dans les volets. Tout, n'est-ce pas?
— Tout, vous l'avez dit, répéta Lionel fort paisiblement. A moins qu'on admette l'existence d'une personne surhumainement silencieuse, qui aurait guidé la vipère sans faire elle-même plus de bruit que la vipère, c'est-à-dire pas du tout...
— Ne cherchons pas midi à quatorze heures. Et acceptons les faits, dans leur simplicité.
— Cependant, insista Lionel avec cruauté, ces faits, dans leur simplicité, vous effraient...
— N'exagérons pas! Cette affaire m'inspire... de l'aversion, à moi aussi. Rien d'autre.
«Hum!» pensa Lionel.
Et tout haut:
— Au cours de votre voyage aux Indes, vous avez, m'a-t-on dit, charmé des serpents...
— Oui. C'est simple comme bonjour.
Mais un silence suivit, pendant lequel Lionel affecta d'examiner les livres de la bibliothèque, en s'entourant d'une fumée odorante et bleue de tabac anglais. Il poursuivit d'une voix chantante, avec la légèreté de l'insouciance!
— Vous n'êtes jamais allé à Luvercy?...
Faute de réponse, il fit volte-face, et s'exclama:
— Eh bien! Vous voilà reparti pour le pays des rêves?... Eh! Mareuil!...
Il n'osa pas réitérer sa demande à propos de Luvercy. Une répétition lui eût donné plus d'importance qu'il ne le désirait. La réponse, d'ailleurs, était certaine: «Non». Jean Mareuil, en effet, s'il avait parcouru la vallée de Chevreuse sous les traits de Freddy-la-Couleuvre, ne pouvait pas s'en souvenir assez nettement pour l'avouer. Ces nuits-là n'auraient laissé dans son âme qu'une trace imperceptible, comme celle de ces cauchemars dont on ne sait plus si on les a rêvés ou imaginés, autrefois...
— Nous allons être en retard, coupa Jean Mareuil. Nous bavarderons aussi bien tout à l'heure. Je cours m'habiller... Pardon...
— Je vous en prie, dit Lionel.
Quand Lionel de Prase et Jean Mareuil descendirent de taxi devant l'hôtel de Neuilly, aucun invité n'était encore là. Mme de Prase jetait le dernier coup d'oeil au buffet. Quant à Gilberte, ayant groupé autour de son piano les nègres du jazz-band, elle s'amusait follement à faire sa partie dans le dernier blues à la mode. Et, c'était un très divertissant spectacle que cette endiablée petite nymphe, toute rose de joie, chantant, jouant et dansant à demi sur son tabouret, au rythme syncopé de la chanson américaine, tandis qu'autour d'elle les cinq visages noirs exultaient d'une allégresse, professionnelle peut-être, mais certainement communicative.
Lionel et Jean Mareuil n'eurent garde d'interrompre le séduisant charivari, Jean Mareuil contemplait la scène avec une complaisance charmée. Mais l'autre, s'étant saisi d'un buste en terre cuite, exécutait avec ce quart de danseuse la plus frénétique des bamboulas.
Tout prit fin dans un éclat de rire général. Et Mme de Prase montra son visage vaporeux.
— Gilberte! dit-elle.
— C'est moi! fit la jeune fille.
Mme de Prase prit, d'un côté, le bras de Jean Mareuil et, de l'autre, celui de sa nièce. Puis elle les entraîna dans un salon voisin.
— Mes enfants, je vais vous contrarier. Gilberte m'a dit que vous aviez fixé votre mariage au 2 juin. Mais ce n'est pas raisonnable! C'est trop tôt! Je n'aurai jamais le temps de tout préparer! Vous ne savez pas ce que c'est! Laissez-moi au moins quinze jours de plus... Voyons: le 25 juin, voulez-vous? Faites-moi ce grand plaisir! Elle avait gardé le bras de Gilberte, qui se dégagea et fit une moue courroucée:
— Non, tante, ça sera le 2 juin.
Mme de Prase interrogeait du regard Jean Mareuil embarrassé.
— Le 2 juin, je ne peux pas! gémit la vieille dame. Ou bien tout sera manqué! Ce mariage doit être absolument réussi: c'est moi qui en suis responsable! Et il le sera, j'y tiens!
— Raté ou non, s'obstina Gilberte, ce sera le 2 juin!
— Le 25, objecta Jean Mareuil, c'est à la veille du Grand Prix... Nous préférerions vraiment le 2 juin, madame...
Mme de Prase fit une opposition plus sensible:
— Vous n'êtes pas raisonnables. Pas gentils non plus. Pour quinze jours que je vous demande...
— Enfin, je suis bien libre! déclara Gilberte d'un ton mordant.
Jean Mareuil fit un geste d'apaisement. Mais Mme de Prase s'était cabrée:
— Libre? Ces quinze jours que je te demande, tu oublies que je suis en droit de les exiger, de reculer ton mariage comme bon me semble...
Gilberte suffoqua:
— Vous feriez ça, tante?
— Allons! Allons! Je vous en prie! s'interposa Jean Mareuil.
— Bien sûr que non, que je ne le ferais pas! dit Mme de Prase soudain radoucie. Mais tu me parles si durement... Viens que je t'embrasse, va! Ah! non, ne pleure pas, ma petite fille, ne pleure pas... Ecoute, écoute, Gilberte, si tu veux, nous allons faire un petit marché, nous deux... Tu sais combien je désire que tu reviennes à Luvercy. Eh bien, fais un effort, surmonte ton appréhension maladive, promets-moi d'y revenir... J'aurais tant aimé que ton mariage fût célébré là-bas! Ce serait si beau, si familial! C'est à Luvercy que tu es chez toi, vraiment. C'est là que dort ta pauvre maman... Si près de Paris, nous aurions une assistance considérable... Consens au moins à essayer... Viens à Luvercy, cette semaine, Gilberte; et moi j'accepte le 2 juin!
Jean Mareuil, aux premiers mots de Mme de Prase, avait réprimé un tressaillement. Cependant, il l'écouta jusqu'au bout avec un sourire de bonne compagnie.
— Je ne suis pas d'avis que Mlle Gilberte se fasse violence... commença-t-il.
— Vous me jurez, dit Gilberte à sa tante, vous me jurez que si je vais à Luvercy, il ne sera plus question, de changer la date du mariage?
— Je te le jure! déclara Mme de Prase avec une douce expression maternelle. Cela me donnera bien de l'ouvrage, mais j'aurai la satisfaction d'avoir fait mon devoir en ce qui concerne Luvercy... Ta maman avait toujours cru que tu t'y marierais...
— Oh! pour m'y marier, cela, non! Je veux bien y retourner puisque vous l'exigez. Mais une fois, une seule!
— Bah! C'est tout ce que je te demande. Il n'y a que le premier pas qui coûte. Et tu seras peut-être bien surprise d'être installée là-bas dans une quinzaine...
— Oh! cela, par exemple, n'y comptez pas!
— Nous irons jeudi, voulez-vous?... Monsieur Mareuil... ( Ah! M. Mareuil est dans la lune...) Jeudi, à Luvercy, en auto, cela vous va?
— Mais... Mais certainement, madame... Jeudi après-midi?
— Naturellement, dit Gilberte. Le temps d'aller et de revenir!
— Mauvaise joueuse! dit Mme de Prase en la menaçant du doigt.
— Ça ne fait rien, ma tante, il faut que je vous aime rudement, vous savez, pour accepter vos conditions!
— Je croirais plutôt, sentencia la vieille dame, que si tu «aimes rudement» quelqu'un...
Le jazz lui coupa la parole. Lionel venait de le déchaîner en voyant s'arrêter devant le perron la première automobile.
La voix de Gilberte se mêla aux accents pathétiques d'un saxophone déclamatoire:
— Alors, c'est dit, tante. Le 2 juin! Je l'annonce à tout le monde!
— Oui! cria Mme de Prase en se dirigeant vers l'entrée du salon.
Mais, se rappelant quelque chose, elle revint d'un pas en arrière, et dit à Jean Mareuil:
Ah! J'oubliais! Nous vous emmenons au théâtre ce soir. J'ai une loge pour l'Odéon. Le Procureur Hallers. Vous savez, cette reprise...
— Maman, fit Lionel qui survenait. V'là les gens qui s'amènent!
Mme de Prase, haussant les épaules en signe de réprobation, s'en fut hâtivement.
Tandis que la petite fête suivait son cours, Lionel retrouva sa mère, parmi les groupes, et la prit à part:
—Vous attachez tant d'importance à ce que Gilberte retourne à Luvercy?
— Non, certes! Mais j'aurais voulu gagner du temps en faisant reculer la date du mariage. Je m'y suis prise maladroitement. Quand j'ai vu qu'il me fallait céder, j'ai cherché simplement un moyen qui ne fût pas une capitulation. Alors j'ai trouvé Luvercy. Donnant, donnant. L'honneur est sauf. Du reste, j'ai mon idée, tout de même...
— Il me semblait bien!.... Je n'insiste pas... Je voulais vous parler. Deux mots seulement je viens d'avoir avec Jean Mareuil, chez lui, une conversation suggestive...
Et Lionel raconta l'incident du tatouage révélé et ce qui s'était ensuivi, appuyant sur la terreur mystérieuse que Jean Mareuil éprouvait à l'égard de tout ce qui touchait au drame de Luvercy.
Mme de Prase l'écouta impatiemment.
— Je ne prétends pas, dit-elle, qu'il y ait anguille sous roche dans cet ordre d'idées. Quoi, au juste? Je n'en sais rien. Mais mon avis est que travailler dans ce sens-là serait trop long, difficile, hasardeux. Or, le temps presse. Un mois à peine nous sépare du mariage projeté; voilà qui domine la situation. Il faut aller vite, au plus pressé, au plus sûr. Il faut employer un moyen le plus expéditif pour empêcher ce mariage. Eh bien, J'ai mûrement pesé nos chances. Et je suis persuadée que nous devons négliger, pour le moment, de rechercher quel rôle Jean Mareuil a joué, sous sa forme seconde, dans la mort de ta tante (s'il en a joué un, ce qui n'est pas démontré), — et que notre plan consiste...
—Dites!
Mme de Prase s'assura que personne ne pouvait l'entendre. Ils étaient dans l'embrasure d'une fenêtre. Une grande animation régnait. Le jazz n'était plus qu'un peu de bruit dans la haute rumeur des entretiens, des exclamations et des rires. Au surplus, Gilberte, aujourd'hui, supplantait Mme de Prase. L'annonce officielle de ses fiançailles faisait de la jeune fille l'idole vers qui convergeaient les félicitations, les voeux, les attendrissements, les sourires, les regards noyés... Elisabeth, comtesse de Prase, redevenait déjà la parente modeste qui bientôt rentrerait dans l'ombre, après avoir remis à «Mme Jean Mareuil» son trousseau de clefs...
Mme de Prase profita de cet abandon pour s'expliquer à loisir.
— Toi-même, Lionel, quand tu m'as rendu compte de ta visite au préfet de police, n'as-tu pas insisté sur une phrase... Le préfet ne considère-t-il pas Jean Mareuil-Freddy comme un malheureux qui pourrait retomber dans certains abîmes, pour peu qu'on l'y poussât?... N'allons pas jusqu'à présumer qu'il a tué. Mais qu'il ait volé, cela me paraît probable...
— Je vous entends. C'est un voleur qu'il nous faut. L'amener à voler, n'est-ce pas? Voilà le plan. J'y avais songé, n'en doutez pas.
— Oui, refaire de lui ce qu'il fut sans doute. Et s'il ne le fut pas, l'inaugurer! Mon grand, d'ici le 2 juin, fais en sorte que Freddy-la-Couleuvre soit devenu, ou redevenu, un cambrioleur. Avec cela, moi, je me charge d'empêcher le mariage.
— Rappelez-vous que Gilberte l'aime passionnément et qu'elle peut espérer le guérir...
— De toute façon, le mariage serait différé, ajourné «sine die». Car j'y mettrais bon ordre. Ce serait mon devoir, comme c'est mon droit Et alors nous aurions la partie belle pour agir à notre aise. Au resté, je connais les femmes... Voir tout à coup celui qu'on aime se métamorphoser en cambrioleur ou se révéler monomane de la perversité, cela vous refroidit le coeur!...
Lionel, à cet, instant, éprouvait l'autorité de sa mère. Il sentait en elle une âme forte et impérieuse, dominatrice, que les circonstances avaient soudainement développée. L'esprit de discipline l'envahit. Il fut aux ordres:
— Que dois-je faire?
— Qu'Aubry entre en rapport avec la deuxième personnalité de Jean Mareuil, avec Freddy. Qu'il gagne sa confiance, rapidement. Et qu'il le tente. Qu'il l'endoctrine et le corrompe. Quelques jours y suffiront. Quand il aura l'impression que l'autre est à point, qu'il est mûr pour céder à une occasion, nous ferons naître cette occasion.
— Croyez-vous que je doive m'en mêler moi-même?
— De ta personne, non. Jean Mareuil ne connaît pas Aubry. Toi, tu lui est familier: Et, à mon sentiment, il est préférable de ne pas jouer avec le feu. Il suffirait d'une réminiscence, d'un petit contact entre les deux mémoires du double personnage, et tout serait perdu pour nous.
— Nous aurons un adversaire...
— L'homme dont le préfet t'a parlé? Celui qui veille à ce que Freddy ne compromette pas Jean Mareuil? J'y pense. Il importe de savoir quel est ce protecteur, et d'agir à son insu sur son protégé. Tu n'as aucune indication concernant ce dieu caché?
— Aucune. Le préfet a été des plus laconiques à ce sujet, et Aubry n'a pas encore eu le temps de creuser la vie nocturne de Freddy-la-Couleuvre.
— Et la demoiselle Java?
— Je n'en puis rien dire, au point où nous en sommes. Mais je ne prévois pas beaucoup d'opposition de ce côté-là! Elle est, si je comprends bien, de ces filles pour qui l'idéal est d'être l'esclave d'une. «terreur des Batignolles» ou d'un «tigre de Ménilmontant». Je ne crois pas que le casier de Freddy-la-Couleuvre l'intéresse beaucoup, ni que l'honnêteté du sire lui tienne au coeur. Ce serait plutôt le contraire...
— Dans l'incertitude, dit Mme de Prase, il sera prudent qu'Aubry la maintienne en dehors de son action, et qu'il manoeuvre en secret.
De loin, Lionel suivait Jean Mareuil et Gilberte qui dansaient. Son imagination lui représentait le serpent bleu faïence qui tatouait le bras du jeune homme.
— Si Gilberte savait! murmura-t-il.
Et Lionel se figurait un Jean Mareuil non plus habillé par un tailleur anglais, mais coiffé d'une casquette, sans faux-col ni cravate, chaussé d'espadrilles, — le Jean Mareuil qu'il avait vu se glisser, dans la nuit. Le tango mondain se transformait alors en valse chaloupée, et Gilberte prenait le visage de Java...
— Si elle savait! répéta-t-il en regardant sa mère, avec une expression de joie malsaine
— Sois tranquille! affirma Mme de Prase. Elle saura.
Lionel, à ces mots, ne put se défendre d'une stupeur.
— Vous l'aimez bien, pourtant! s'exclama-t-il.
— Assurément! Mais je suis mère avant tout. Et puis, n'est-ce pas pour son bonheur que je travaille? Chargée de son avenir, puis-je en conscience la livrer à une espèce de fou qui passe ses nuits à faire l'apache?
Lionel reconnut que cela était juste, encore qu'il demeurât confondu, à part lui, de constater avec quelle légèreté d'âme sa mère lui sacrifiait les joies de Gilberte. Car pouvait-il douter qu'elle ne les lui eût pas sacrifiées de la même façon, dans le cas où le fiancé de Gilberte se fût montré irréprochable? Il y avait là un exemple frappant d'amour maternel exacerbé en passion, où certaines femmes apportent l'ardeur impétueuse et l'exclusivisme sauvage des amours les plus violentes.
— Tu ne danses pas? dit Mme de Prase.
— Si..., répondit Lionel, songeur. Mais j'ai lieu de croire que Mareuil dînera avec nous. Il se pourrait donc que je n'aie plus l'occasion de vous parler, avant l'Odéon. Vous n'avez rien à me dire à ce propos? Je suppose qu'il s'agit d'une expérience renouvelée d'Hamlet?
Il souriait à son allusion.
— Que veux-tu dire?
— Vous ne vous souvenez pas? Alors vous faites du Shaskespeare sans le savoir. Allons, maman, rappelez vos souvenirs classiques... Hamlet soupçonne la reine sa mère et le roi son beau-père d'avoir mis à mort le roi son père. Il invite les deux suspects à prendre place devant un théâtre improvisé sur lequel des comédiens de passage joueront une pièce de sa façon, — une pièce qui reproduit le meurtre supposé. Le couple royal se trouble, se trahit; Hamlet, qui l'observe à travers les tranches d'un éventail, pousse des cris inarticulés, et confond les coupables!
— Mais, dit Mme de Prase, il n'y a dans Le Procureur Hallers ni assassinat, ni rien qui ressemble de près où de loin à la mort de ta tante...
— Aussi n'est-ce point cela que je veux dire, et vous l'avez compris, j'imagine?
— Si tu veux dire que j'ai jugé profitable de placer Jean Mareuil devant la représentation d'un cas qui est le sien, en effet c'est bien cela que j'ai arrangé. Je voudrais savoir si un tel spectacle ne provoquera pas en lui des mouvements profonds. J'ai besoin de mesurer jusqu'à quel point sa seconde existence le tourmente. Car il n'est pas douteux que, par moments, il semble en avoir une sorte de perception angoissée. Ces absences, ces rêveries, sans parler de l'album... Si ses deux mémoires communiquent si peu que ce soit, comme cela se produit parfois confusément, le fait pourrait nous être extrêmement...
— En quoi donc?
— Pour... Mais ne nous appesantissons pas sur des éventualités. Si elles se produisent, il sera temps d'en tirer les conséquences possibles. Fonder des conjectures sur des suppositions, cela m'a toujours semblé, certes, rationnel, mais à la condition de rester dans les grandes lignes et de ne pas s'user à prévoir minutieusement la suite des si. D'ailleurs, il y a déjà trop longtemps que nous causons, mon grand. Ne donnons prise à aucune critique. Va danser. Va!
Comme Lionel se jetait dans la gravitation des couples enlacés, avec cette gaieté bruyante qui faisait sa réputation de boute-en-train, Gilberte et Jean Mareuil, achevant leur tango, échangeaient des paroles espacées.
— Que voulez-vous, disait-il, moi je trouve que c'est un mauvais système. Un traitement progressif s'impose, comme pour toutes les affections nerveuses...
— J'aime encore mieux çà que d'attendre le 25 juin!...
— C'est très courageux, et je vous en suis, moi, reconnaissant, au delà de toute expression. Mais, je vous le redis, ce n'est pas raisonnable...
— Vous me faites un peu peur, vous savez!... J'ai besoin de toute ma bravoure, et on dirait que vous vous attachez à me l'enlever! On dirait que... Enfin, dites, Jean, jusqu'ici vous étiez convaincu que la vipère de Luvercy était morte... Auriez-vous changé d'avis?... Me cachez-vous quelque chose.
— Non pas!...
— C'est que... cela me paraît si bizarre que vous me parliez comme vous le faites! A l'heure où votre concours m'est le plus nécessaire, il me manque! Si j'ai accepté d'aller à Luvercy, c'est beaucoup parce que votre assurance... me rassurait. En ce moment, je m'aperçois que cette assurance commençait à me gagner... Et voilà que je ne retrouve plus en vous la même certitude...
— Je vous jure, Gilberte...
— Non, non, j'ai l'impression que vous avez fait semblant d'être sûr, pour me remettre en confiance, lorsqu'il n'était pas question pour moi de retourner à Luvercy. Et maintenant, vous me faites l'effet d'être effrayé... Effrayé d'avoir simulé... Si effrayé même, que jamais Luvercy ne m'a inspiré plus de frayeur...!
— J'en suis ravi...
— Comment!...
— Ravi. Comme cela, nous n'y resterons que le temps indispensable à l'exécution de votre engagement, et vous n'y retournerez pas avant que vos nerfs se soient calmés d'eux-mêmes, peu à peu, — ce que j'estime essentiel.
— C'est, bien vrai, ce que vous me dites là? Vous n'avez pas une autre raison, une raison plus matérielle, de craindre pour votre Gilberte le séjour de Luvercy? Mon Jean, vous êtes tellement sombre depuis tout à l'heure! Il y a de l'anxiété dans vos yeux... Soyez franc!...
— Une autre raison? à savoir, n'est-ce pas, mon incertitude touchant la vie ou la mort de la vipère? Eh bien, ma chérie, qui veut la fin veut les moyens. Souhaitant, comme vous le savez, que nous bornions, à la promenade de jeudi nos visites à Luvercy, permettez-moi de vous laisser, dans une indécision qui me paraît salutaire... Plus tard...
— Oh! s'indigna Gilberte. C'est trop fort!
— Je vous aime, dit-il gentiment.
Mais elle songeait, tout interloquée:
«Est-ce que nous serions deux, maintenant, à redouter Luvercy?»
— N'oubliéz pas votre éventail, maman! dit Lionel.
Il avait déployé, la grande queue de plumes, et regardait sa mère à travers les branches d'écaille, comme Hamlet, prince de Danemarck, a coutume de lorgner sa mère indigne et son infâme beau-père, sur toutes les scènes du monde.
La limousine les emportait tous quatre, à présent, vers le lointain théâtre de la rive gauche.
— Le Procureur Hallers, dit Jean Mareuil, plus loquace que le jour du «dîner d'observation». Il y a bien cinq ou six ans que j'ai vu jouer ça pour la première fois, chez Antoine...
— Ah! s'exclama Mme de Prase. Vous connaissez la pièce? Pourquoi ne l'avoir pas dit, l'autre soir?
— On peut revoir ce drame, continua Jean Mareuil en éludant la question. J'en ai conservé le souvenir d'une oeuvre assez remarquable par sa sobriété, son réalisme froid, pour ainsi dire scientifique. Mais, bien entendu, elle présente le dédoublement de la personnalité sous l'aspect que les psychiatres lui prêtaient à cette époque. Aujourd'hui, si je ne me trompe, on tend, dans les milieux médicaux, à n'y voir qu'une de ces supercheries dont les névrosés sont si coutumiers. La thèse qui prévaut de nos jours fait rentrer la conscience alternée dans la simulation, et la dépouille de ce caractère terrible, écrasant, que nous montre Le Procureur Hallers. Telle qu'elle apparaît dans la pièce adaptée de Lindau, la conscience alternée serait peut-être la plus abominable calamité qui puisse s'abattre sur un être humain: et je me rappelle l'impression violente que le drame m'a causée jadis. J'étais fort jeune. Pendant, plusieurs jours, je n'ai pu me débarrasser de la hantise qu'il m'avait infusée... Le souvenir de cette hantise m'est, d'ailleurs, pénible. Il est assez étrange que je doive, pour en parler, me faire violence. J'en ai presque honte, et je ne l'avais jamais confessé!
Lionel et sa mère se regardaient à la dérobée.
— En résumé, conclut Mme de Prase, vous ne croyez pas qu'une personnalité puisse se dédoubler?
—Comme on l'entend vulgairement, ou plutôt comme les neurologues l'entendaient hier encore, non. C'était une attitude trop catégorique que la leur. Ils ne faisaient pas la part de cette simulation, que l'on trouve au fond de tant de psychoses quand on se donne la peine de les observer sévèrement
— Ainsi, vous niez qu'un homme puisse vivre en partie double; par exemple, une vie le jour et une autre vie la nuit, comme le procureur Hallers...
— ...Ce procureur qui n'a jamais vécu qu'entre les portants d'une scène! compléta Jean Mareuil.
— D'accord, dit Lionel. Mais le banquier Williams a existé réellement; il a mené, à la suite, deux vies très différentes...
— Amnésie, et rien d'autre! Ne pas confondre!
— Mais tous les «sujets» cités par Taine, Ribot., etc...
— Vieux errements! Observations défectueuses, menées sans défiance!
— Cependant, cependant... Moi, je connais un cas, mon cher ami... Un cas extraordinairement analogue à celui du procureur Hallers, au point qu'on pourrait croire que c'est la pièce qui a suggéré au sujet l'envie inconsciente de se dédoubler!
— Cela ne me surprendrait pas, dit Jean Mareuil. A l'effet qu'elle a produit autrefois sur ma sensibilité, je conçois très bien qu'elle ait suscité des demi-démences. Mais les théories actuelles ne sont pas infirmées pour cela!
— La personne à laquelle je fais allusion, reprit Lionel, se conduit exactement comme le procureur Hallers, ce qui ne l'empêche pas de professer vos théories, étant cependant le vivant exemple de leur fausseté!
Jean Mareuil se mit à rire.
— Vous riez comme un homme qui n'est pas trop sûr d'avoir raison, dit Lionel. Je regrette de ne pouvoir vous livrer le nom de mon «sujet»...
— Qu'importe! Je vous avoue que ces questions ont cessé de m'attirer depuis longtemps... Mais , la physionomie de Jean Mareuil démentait ses propos, et l'angoisse d'une recherche vaine contractait les muscles de sa face.
Il faut reconnaître pourtant que les actes du drame se déroulèrent sous ses yeux sans qu'il manifestât d'autre sentiment que l'intérêt le plus légitime. Mme de Prase était sur le devant de la loge, à côté de Gilberte mais Lionel épiait son voisin, ses expressions, ses gestes. Il remarqua seulement que Jean Mareuil redoublait d'attention toutes les fois, que Gémier, qui jouait le rôle d'Hallers, rendait la souffrance du procureur assailli de craintes ténébreuses et averti, par d'inexplicables et presque insensibles révélations, qu'un mystère impalpable l'entoure.
L'épreuve ne donnait donc presque rien de concluant.
En revanche, Mme de Prase et son fils, dont on connaît les desseins, eurent la satisfaction de voir Gilberte véritablement bouleversée par l'affreux avatar du magistrat-bandit. C'était pour elle une initiation à ces sortes de tristes et monstrueux phénomènes. Sa nature impressionnable s'en révoltait.
— C'est une horreur, disait-elle.
Une horreur!
Et ces mots étaient doux aux oreilles de sa tante et de son cousin.
«Jean Mareuil, pensait Lionel, tu es fichu, mon garçon!»
Le comte de Prase, voyant bien que la soirée s'achèverait sans autre résultat, sortit d'ailleurs au dernier entr'acte, avec l'intention de se réintégrer la loge qu'aux répliques finales, lorsque Hallers, guéri par un procédé plus théâtral que clinique, se sépare à jamais de sa seconde personnalité.
Lionel s'en fut ainsi à deux pas de l'Odéon, au numéro 47 de la rue de Tournon, pour transmettre à Aubry les instructions machiavéliques de Mme de Prase.
L'astucieux concierge lui fit part d'abord de ses déconvenues touchant la belle Java:
Il s'était rendu, l'après-midi à l'hôtel meublé où elle habitait. Pour la circonstance, Aubry s'était adjoint un agent de la police secrète, qu'il connaissait et qui avait bien voulu, lui prêter le concours de son prestige et de sa carte d'inspecteur.
Java causait avec la patronne du «meublé». Aubry avait essayé de lier conversation. Mais la fille s'était montrée rétive. Insister eût été maladroit. La «charmeuse de serpent», comme un l'appelait dans le quartier en lui donnant un titre auquel rien ne l'autorisait à prétendre sérieusement, la «charmeuse de serpents» était sortie presque aussitôt, avec son caniche et son sac de voyage en cuir fauve. La patronne de l'hôtel avait été plus prolixe, au vu de la carte du policier. Mais il y avait peu de temps que Freddy et Java logeaient chez elle, et d'eux elle ignorait tout.
— Vous savez, avait-elle dit, ces gens-là, ça ne reste jamais longtemps dans la même maison. C'est changeant. Un mois, deux mois, et puis ils s'en vont. Et puis ils reviennent... Ces deux-là se tiennent comme il faut. Ils payent régulièrement. Ça travaille. Du moins, ça en a l'air. La femme montre ses serpents; l'homme, on ne le voit jamais dans la journée. Là-dessus, elle avait fait voir son registre aux deux enquêteurs.
Aubry avait pris des notes. Il tira de sa poche un carnet, et lut le nom sous lequel Jean Mareuil s'était fait inscrire chez la logeuse.
— Bescard, Albert, Léon, journalier, né à...
—Passez! dit Lionel. Un faux nom n'a pas d'intérêt.
— Java, elle, est inscrite comme suit, monsieur le comte: Arréguy, Marie-Louise, Ernestine, Adrienne...
— Sans intérêt, sans intérêt!
— Mon ami de la «secrète» m'a proposé de faire prendre des renseignements par le service des «meublés»; je lui ai dit qu'on lui rendrait réponse...
Lionel, ayant réfléchi, décida:
— Recommandez-lui, au contraire, de laisser Freddy et Java absolument tranquilles. Que rien ne vienne leur donner le moindre soupçon d'une surveillance quelconque. Cela contrarierait un projet que je vais vous exposer.
«Nous désirons, que Freddy commette un vol, un cambriolage, et cela dans de telles conditions que Mlle Gilberte n'en puisse pas douter. Vous comprenez, Aubry?
— Parfaitement! monsieur le comte, dit le concierge, dont le masque bestial s'illuminait de plaisir.
— Et, reprit Lionel, c'est sur vous que nous comptons pour amener notre homme au point voulu. Faites connaissance avec lui...
— Compris! fit l'autre, dont les yeux brillaient. Je vais vous manier sa conscience, je ne vous dis que ça!
Cette formule «manier sa conscience» étonna Lionel de Prase. Il regarda mieux Aubry, et ne put se retenir d'admirer une laideur où, à cette minute, la méchanceté transpirait comme une sueur de volupté. Aubry, de plus, se préparait à gagner le Bar de la Coterie pour y faire son métier d'espion. Il avait revêtu un costume ad hoc, qui l'assimilait au monde de Freddy-la-Couleuvre. Et, vraiment, on n'aurait pas aimé se heurter, au clair de lune, sur un trottoir désert à cette figure patibulaire et matoise qu'une jouissance hideuse dégradait encore.
— Aubry, vous êtes superbe! ricana Lionel.
Le rire du concierge éclata d'ne manière si triviale, que le comte de Prase en fut choqué comme d'une espèce d'incivilité. Il reprit avec quelque hauteur:
— Inutile, n'est-ce pas, que je continue à monter la garde devant l'hôtel de M. Jean Mareuil?
— Complètement inutile, monsieur le comte; M. Mareuil se rend, chaque nuit, soit au Bar de la Coterie, soit à l'hôtel meublé. Là, je suis bon. Monsieur le comte peut se rendre libre.
— Bien. Mais ce n'est pas tout, Aubry. Le «bon génie», vous savez! L'inconnu qui s'est chargé de maintenir Jean Mareuil-Freddy dans le sentier de la vertu...
— Oui, monsieur le comte.
— Eh bien, il faut savoir qui c'est. Car vous pressentez que cet oeil vous regardera, lorsque vous vous approcherez du surnommé Freddy! Vous pensez bien que vos manoeuvres seront épiées et sans doute traversées. Prenez garde qu'on les déjoue! Et d'abord, sachons qui peut les déjouer.
— Entendu, monsieur, le comte!
— Adieu donc, Aubry. Et bonne chance! Ne vous pressez pas d'aller au bar. Votre «Freddy» est en ce moment à l'Odéon, dans la loge de ma mère... Il assiste au dernier acte du Procureur Hallers.
— Il faudra bien que j'aille voir ça, moi aussi, un dimanche en matinée, dit Aubry. Il paraît que c'est tordant...
Une fois dehors, Lionel de Prase respira l'air de la nuit avec un soulagement qu'il n'eut pas l'idée d'analyser, — insouciance fort avantageuse à celui qu'il venait de quitter.
Cinq minutes plus tard, il gravissait l'escalier de pierre, qui, du vestibule de l'Odéon, accède à l'étage des premières loges. La lumière et le silence régnaient contradictoirement, dans tous les dégagements du théâtre et composaient cette atmosphère recueillie et étrange qui occupe les couloirs, les galeries, et les foyers, pendant que, noyé d'ombre, un public, qui est une foule, écoute dans la salle les acteurs réciter. Lionel, qui n'était pas sot, goûta le charme de cette représentation muette et éblouissante, dont l'agrément clandestin est souvent supérieur à celui de l'autre représentation, celle qui est donnée sur le «plateau», celle pour quoi l'on est venu et l'on a payé à la caisse, et qui est signée de noms plus orgueilleux que Silence et Lumière.
On entendait, en approchant de la courbe de l'hémicycle, la voix des comédiens.
Lionel se fit ouvrir la petite porte de la loge et retrouva dans la demi-ténèbre les trois êtres qui vivaient, avec lui, un drame aussi poignant que celui qui s'achevait aux feux de la rampe et à la faveur d'une ingénieuse fiction.
Le rideau tomba peu après. Dans les remous du départ, Gilberte exhala son jugement avec véhémence,
— Quel cauchemar! J'en suis malade, vous savez! dit-elle à Jean Mareuil. Non! Mais c'est affreux, des aventures pareilles!
— Ne vous frappez pas! C'est le droit des romanciers et des auteurs dramatiques de forcer la nuance des faits, de les accentuer, ces faits, en les simplifiant, de les isoler parmi l'infinité d'événements, dont la vie est composée. C'est aussi leur droit de grouper en une seule intrigue toutes sortes de péripéties qui, dans la réalité, appartiendraient à plusieurs histoires différentes. Ils inventent de plus. Ils interprètent encore. Enfin, je vous affirme que le dédoublement de la personnalité ne se présente jamais sous cette forme absolue, et que...
— Allons, Mareuil, allons, dit Lionel, tandis qu'ils descendaient l'escalier; vous êtes incrédule, et voilà tout! Tout à fait comme Hallers, Mareuil, tout à fait comme Hallers!... Soyez sincère. Quel est celui qui pourrait nier avoir ressenti des espèces de souvenirs fumeux dont la présence en lui le comble de surprise et d'incompréhension? Eh bien, de là à prétendre que...
— Oui, — confessa Jean Mareuil, pensif. Cela est assez vrai. Il y a... ce que vous venez de dire. Mais enfin, mon Dieu! tout le monde éprouve de semblables petites choses, et tout le monde n'est pas double, ou triple! Tout le monde n'a pas deux ou trois mémoires!...
— Taisez-vous! implora Gilberte. Je crois entendre encore le Procureur Hallers. Et, vous savez, ça n'est pas drôle! Surtout quand c'est vous qui parlez!
Lionel serrait sur sa cigarette des lèvres que provoquait un rictus sarcastique, et jamais le visage de Mme de Prase n'avait été aussi insaisissable.
Chacun sait que le temps remplace l'argent, et réciproquement, ceci étant exact, pour tous les pays du monde bien qu'il soit traditionnel de l'exprimer en anglais.
Aubry, qui ne disposait que de très peu de temps pour influencer Jean Mareuil-Freddy, avait reçu de Mme de Prase, par l'intermédiaire de Lionel, les fonds nécessaires pour mener rondement la mission délicate qu'il devait accomplir. Dès que Lionel l'eut quitté, Aubry ouvrit un portefeuille que le jeune homme lui avait, en effet, remis, avec une discrétion qu'il savait fort bien devoir être appréciée la somme qui s'y trouvait le contenta. Et c'est pourquoi le Bar de la Coterie fut, cette nuit-là, le lieu d'une petite fête des plus réussies.
Simulant l'ivresse de celui qui a fait un bon coup, sinon gagné le gros lot, Aubry joua le personnage du bon poivrot qui dépense sans compter et veut régaler tout un chacun.
C'est ainsi qu'il put s'asseoir à la même table que Freddy-la-Couleuvre sans paraître l'avoir, recherché.
Freddy n'en sembla nullement étonné. La chose était toute simple. Parmi les buveurs qui fumaient, il fumait en buvant, et Java, accoudée, à son épaule, la main flattant les cheveux de son homme, ne disait rien, heureuse d'être là, contre lui... Elle reconnaissait en Aubry le quidam de l'hôtel meublé, mais ne trouvait rien d'extraordinaire à s'être rencontrée, dans le quartier même, avec un «type» qui devenait un habitué du bar.
Aubry manoeuvra. Agité, paraissant ne pas pouvoir tenir en place, il se levait sans cesse, pour se rasseoir ici et là, autour de la table. Complaisants, ses invités lui réexpédiaient son verre, qu'ils remplissaient chaque fois sans ménagement. Il n'eut garde de rester auprès de Freddy plus longtemps qu'il ne fallait. Mais les quelques mots qu'il lui adressa furent captieux. Ils étaient empreints de confiance; et certain sous-entendu, qui pouvait être interprété comme une imprudence d'ivrogne, laissait planer un doute suggestif sur la provenance de ces richesses qu'Aubry dilapidait si magnifiquement.
Freddy et Java l'écoutèrent sans ciller, avec la même physionomie de belles brutes fortes et rusées et ce sourire ambigu qui n'a rien de rassurant et dont on pourrait dire qu'il fait loucher les lèvres.
Les soucoupes s'empilaient en colonnes. Les «assiettes anglaises» se succédaient On redemandait de la bière, du vin bouché, de la moutarde et des cornichons. Des convives, les uns jouaient aux cartes, sans plus se soucier de leur amphitryon. D'autres, flairant quelque aubaine à venir, le courtisaient avec une astuce grossière. Aubry, lucide et clairvoyant derrière son ébriété d'emprunt, les observait. L'un d'eux surtout.
C'était un jeune employé, à ce qu'il semblait bien. Nul camarade ne l'accompagnait. Malgré les visibles efforts qu'il faisait pour paraître à son aise dans ce milieu spécial, on l'y sentait dépaysé. Il buvait peu et ne fumait pas. Placé non loin de Freddy, il regardait ailleurs constamment, détail qu'Aubry ne laissa pas échapper, tout en regrettant qu'une oreille ne soit pas comme un oeil, c'est-à-dire qu'on ne puisse voir si elle écoute ou non, comme on voit qu'un oeil regarde ou ne regarde pas.
Il y a quelque chose d'agaçant dans l'aspect immuable et inexpressif de l'oreille. On ne sait jamais ce qu'elle fait. Fine ou sourde, distraite ou attentive, allez donc deviner où elle en est! Dort-elle? Entend-elle vaguement le monde des bruits? Ou bien, au milieu de ces bruits, s'attache-t-elle à ne rien perdre d'un murmure, d'un colloque? Les animaux, à la bonne heure! Il en est —et c'est la plupart — dont l'oreille se dresse, pivote, prend le vent. Leur écoute est visible. Mais l'oreille humaine! Foin de cet organe qui fait l'imbécile et n'en pense pas moins!
Cependant le jeune employé, qui affectait de ne point regarder Freddy, tournait de son côté l'une de ces sournoises oreilles-là. Et Aubry, pendant un certain temps, ne vit plus, de tout le bar, que cela: ce profil avec une oreille au milieu, — ce profil qui prenait toute l'importance d'une face, — une face acoustique, — une face observatrice, à cause de son centre: l'oreille.
Celui-là, il fallait le faire parler. Aubry se souvenait de l'avoir vu déjà, ici même.
Il se leva une fois encore, alla jusqu'au comptoir, où il acheta des cigarettes, revint, et se laissa tomber lourdement sur une chaise qu'il avait harponnée en route, entre un gros père béat et l'homme à l'oreille suspecte, qui s'effaça pour lui faire place.
Il s'effaça trop civilement. Cela sentait l'éducation, le garçon rangé, le jeune homme sage.
Aubry l'interpella avec une jovialité tonitruante, rehaussée de grandes tapes familières. L'autre s'efforça de montrer bon visage. Mais il se contraignait certainement. Alors Aubry le fit boire, s'entêtant avec une ténacité d'alcoolique.
— Excusez-moi, dit enfin son martyr. Je n'ai pas bien l'habitude, voyez-vous.
— Alors, alors, bredouilla Aubry, la langue fictivement empâtée, qu'éque tu fiches là?...
— Comprenez-moi, monsieur, je... je suis un écrivain... C'est pour me documenter...
— Mince, alors! mâchonna Aubry. T'as pas la trouille!... Eh! Ah! les potes, écoutez voir. Y a le copain, là, qu'est journalisse...
On ne l'écoutait pas. On ne l'écoutait plus depuis longtemps.
Chacun menait l'heure à sa guise. Freddy et Java s'apprêtèrent à sortir avec le chien Benko. Aubry, comme péniblement, fit de même et bafouilla:
— Euh... je... j'm'en ai aéou... j'm'en ai aéoa..
— Non, mon petit papa, tu ne t'en iras pas avec nous, lui dit Java. On n'a pas besoin de toi. Et puis t'es trop saoul!
— ... N'êtes pas des copains, hoqueta Aubry. Ah! dis, Freddy, t'es pas un copain, t'sais...
Freddy haussa les épaules.
— Gi! siffla-t-il entre ses dents. Caltons. C'est la barbe, et comment!
— Freddy! implora l'espion. Donne-moi la main! T'es un aminche tout de même va!
L'apache Jean Mareuil lui toucha les doigts, d'un geste passif, et se retira avec son petit cortège de gigolette et de caniche. Mais Aubry se réjouissait, connaissant la solidité des relations nouées le verre en main, quand l'aramon et le fil-en-quatre coulent à discrétion et gratis pro Deo. C'était un bon début.
Il aurait parié que le soi-disant écrivain s'esquiverait sur les pas de Freddy... L'événement, confirma sa croyance. Mais, prudent, il remit à plus tard de percer à jour la véritable identité de ce blanc-bec qui paraissait, lui aussi, surveiller les faits et gestes de Jean Mareuil-Freddy-la-Couleuvre. Et, gêné par ce nouveau suiveur, force lui fut de s'en tenir, cette nuit-là, à ce qu'il venait de faire et d'apprendre.
Dès son réveil, vers les neuf heures, Aubry s'empressa de se rendre au bureau de poste le plus voisin pour téléphoner à Mme de Prase. Il n'avait plus d'argent et désirait moins qu'on lui en redonnât (il aurait prêté à Mme de Prase toute sa petite fortune, placement de premier ordre!) que savoir s'il devait continuer à opérer d'une façon aussi coûteuse.
Mme de Prase lui répondit qu'il ne devait lésiner en rien; que l'essentiel était d'aller vite en besogne, et qu'il eût à dépenser sans compter. Au surplus, elle n'entendait pas qu'Aubry fit l'avance de la plus petite somme, et elle souhaitait qu'il passât, le matin même, chez son notaire, à qui elle allait téléphoner immédiatement de tenir prêts dix billets de mille francs. Elle donna l'adresse de l'officier ministériel, et s'énquit, à mots couverts, du résultat de la nuit.
Aubry comprenait fort bien le sens de ses paroles, mais tout autre que lui ou Lionel n'y aurait rien démêlé, tant Mme de Prase s'appliquait à voiler l'acception précise de ce qu'elle confiait au téléphone. Pas un mot compromettant! Pas un seul nom propre! Le concierge croyait la voir, dans son cabinet de travail austère, assise à son secrétaire Empire, et chuchotant, dans un murmure de confessionnal, ces phrases précautionneuses qui avaient l'indécision même de son visage brouillé.
Lui, les talons joints, téléphonait cérémonieusement, et s'inclinait avec componction toutes les fois que la déférence l'y provoquait Quand elle eut raccroché l'appareil, il demeura quelque temps encore aux écoutes, par respect.
Puis il se rendit à l'adresse indiquée, pour toucher les dix mille francs.
Les panonceaux de cuivre reluisaient au-dessus d'une imposante porte cochère. Aubry monta un escalier privé, poussa une porte qui disait en grosses lettres «Etude» et se trouva dans une salle où une dizaine de jeunes gens, chacun à son bureau, minutaient, grossoyaient ou compulsaient des actes.
Il s'expliqua avec l'un d'eux qui le pria de s'asseoir. Ce qu'il fit en déployant un journal.
Sur ce, avec fracas, une porte basse s'ouvrit, et un homme, jeune encore, plein d'assurance et vêtu avec une parfaite correction, demanda d'une voix dominante si Fourcade était arrivé.
Un clerc, d'un ton dévoué, le renseigna. Non, Fourcade n'était pas encore arrivé.
— Vous lui direz, dès qu'il sera là, de venir me trouver, n'est-ce-pas?
— Oui, monsieur. Mais j'entends qu'on monte. Il me semble que c'est son pas...
C'était bien le pas de Fourcade.
— Ah! Fourcade! dit le notaire en voyant entrer le nouveau venu.
Aubry leva subitement devant sa figure le journal qu'il tenait, et s'en fit un masque. Il venait de reconnaître dans le dénommé Fourcade le petit employé, l'écrivain «qui n'avait pas l'habitude de boire».
— Cependant le notaire s'était avancé délibérément au-devant dudit Fourcade, et lui demandait tout bas:
— Eh bien? Rien de nouveau, cette nuit?
— Rien d'intéressant, monsieur.
— Bon. Vous avez l'air fatigué, Fourcade.
— Ah! monsieur, on le serait à moins!...
— Eh bien, reposez-vous. Ne venez plus, le matin, que pour me rendre compte...
Mais, très dégagé, le notaire avait déjà regagné son cabinet, et Fourcade se dirigeait vers une salle plus reculée, où d'autres clercs, courbés sur d'autres paperasses, ressemblaient admirablement aux premiers. Cette circonstance permit à Aubry de se tirer de l'affaire sans être reconnu, lui-même de Fourcade. Introduit dans le bureau du principal, celui-ci l'informa qu'en effet la comtesse de Prase lui avait téléphoné tout à l'heure, en l'absence de M. Feuillard et lui fit verser, par le caissier de l'étude, la somme convenue.
Aubry lisait maintenant sur les dossiers, sur les liasses d'archives, le même nom: M. Feuillard. Il était chez M. Feuillard, et ce M. Feuillard employait l'un de ses clercs à surveiller Freddy-la-Couleuve; et Aubry le savait; Aubry connaissait tout de Fourcade, maintenant; et Fourcade, lui, ne le connaissait pas en tant qu'Aubry; et M. Feuillard, ne le connaissait pas du tout! Ni l'un ni l'autre ne l'avait vu, là, derrière son journal. M. Feuillard saurait sans doute qu'un certain Aubry avait touché dix mille francs, d'ordre de Mme la comtesse de Prase, mais il ignorerait le visage de ce certain Aubry. Quant à Fourcade, jamais il ne pourrait établir de rapports entre l'ivrogne du bar et l'homme au journal, qui était venu toucher de l'argent!
Un coup de fortune venait de mettre Aubry en possession du secret qu'on lui avait demandé de rechercher. Une grande jubilation dilatait sa poitrine. Comme il arrive toujours lorsqu'on bénéficie d'un hasard, une poussée de vanité lui montait à la tête. Il avait hâte de faire connaître la bonne nouvelle à Mme de Prase. Mais il ne voulait pas se montrer à Neuilly. Livrer un nom propre à la discrétion si relative du téléphone était une imprudence qu'on eût pu non moins lui reprocher. D'autre part, s'expliquer par circonlocution lui semblait une tâche au-dessus de ses forces. Il écrivit donc sur une carte pneumatique, à l'adresse de Lionel et d'une écriture contrefaite:
«Monsieur le comte, «La personne que vous désirez savoir, laquelle s'occupe de ce «que vous savez, s'appelle Maître Feuillard, notaire. «Veuillez agréer mes salutations dévouées, «Tournon.»
Et, fier de lui, —gonflé, à bloc, de suffisance, — verni d'orgueil, attribuant à son génie l'aubaine qu'il ne devait qu'au sort le plus fantasque, Aubry fit avaler la carte bleue par la bouche métallique de la boîte aux «pneus», comme on donne à un petit pauvre une friandise de choix.
Le surlendemain était le jeudi que Mme de Prase avait fixé pour la visite au château de Luvercy.
Depuis plusieurs jours déjà, le régisseur, avait été prévenu de l'événement. Le matin, Lionel informa sa mère qu'il prenait les devants, pour veiller personnellement à ce que tout fût à souhait. «Depuis le temps, disait-il, que le château est inhabité, il y a certainement mille petites choses à disposer pour que Gilberte n'éprouve pas de déception en y rentrant; et ce n'est pas le père Heurtebois qui peut y pourvoir.»
Il partit donc, de très bonne heure, dans une rapide petite auto qui lui était propre. Mais, ce qu'il n'avait dit à personne, même à Mme de Prase, c'est qu'Aubry l'attendait devant la porte du 47 de la rue de Tournon. Il le prit au passage, et fila sur Chevreuse, par un temps superbe, auprès de son acolyte tout glorieux d'un tel honneur.
La prompte réussite d'Aubry, le bonheur avec lequel il avait découvert le mystérieux protecteur de Freddy, avait impressionné Lionel. Et il s'était dit qu'une petite inspection du château, pratiquée avec un collaborateur aussi astucieux, aboutirait peut-être à certaines conclusions intéressantes. A tout prendre, jusqu'ici, la mort de Mme Guy Laval avait passé pour naturelle, encore que tragique. Nul n'avait soupçonné quelqu'un d'y avoir contribué. Les lieux n'avaient jamais été examinés sous cet angle. Or, il arrivait ceci: qu'un homme, appelé Jean Mareuil et surnommé Freddy, donnait des signes d'inquiétude tels qu'on était en droit de le soupçonner d'avoir trempé dans le meurtre de Mme Guy Laval. Signes d'inquiétude renforcés par ses dons de charmeur de serpents. Meurtre qu'il aurait commis en état second, alors qu'il était non pas Jean Mareuil, mais Freddy-la-Couleuvre. Meurtre difficile à établir, sans doute, faute de preuves et faute même d'explication rationnelle; mais meurtre qui eût débarrassé cette aventure dramatique de tout ce qui la rendait bizarre.
— Car, disait Lionel à son compagnon de route, que la vipère se soit échappée, c'est parfaitement admissible. Ce qui l'est moins, c'est qu'elle ait pénétré dans la chambre de ma tante par cette petite ouverture difficilement accessible...
Qu'aurait-il dit, s'il avait su, comme l'avait déduit Jean Mareuil du récit des époux Lefebvre, que la vipère était ressortie par la même petite ouverture, puisqu'elle avait été tuée et enterrée avant minuit et que les portes de la chambre close n'avaient été ouvertes qu'au jour levé!
— Que cela est curieux! observa Lionel. Tant que l'idée d'un crime ne m'est pas venue à l'esprit, j'ai accepté sans hésitation ces bizarreries. Et maintenant que je soupçonne quelqu'un elles me sautent aux yeux.
— Oh! monsieur le comte, il ne faut pas non plus vous exagérer l'importance de ce que vous appelez des bizarreries. On en voit tous les jours de pareilles, et j'ai entendu parler, précisément, de morts bien étranges et pourtant, bien simples, bien... honnêtes, si on peut dire. Le hasard est souvent d'une ingéniosité extraordinaire!
— C'est exacte Aubry. Mais songez aux coïncidences qui se dessinent du côté de Freddy...
— C'est vague, monsieur le comte, bien vague...
— Pas tant que cela. Il y a un brouillard, ou, si vous aimez mieux, il y a un vide entre les bizarreries du décès et tes indices concernant Freddy mais je trouve, moi, que de part et d'autre, cela ressemble aux deux bouts d'une chaîne dont le milieu serait noyé dans le brouillard, ou disparaîtrait dans le vide. Cela fait deux portions de chaîne tendues l'une vers l'autre. Il suffirait qu'un ou deux chaînons de plus émergent ou apparaissent, pour que la continuité de la chaîne soit incontestable.
Aubry allongea sa lippe, en signe de doute.
— Monsieur le comte, je vous l'ai déjà dit. Je ne me rappelle pas avoir vu M. Jean Mareuil à Luvercy.
— Mais, que diable! Aubry, vous ne l'auriez pu voir que la nuit, sous son visage d'escarpe!
— J'en conviens, monsieur le comte. Mais, quoique j'aie le sommeil léger, je n'ai rien entendu, moi non plus, la nuit de l'accident.
— Bah! Cela ne prouve rien. Primo, vous couchiez au deuxième étage. Secundo, il y a des gens qui possèdent le don de marcher aussi doucement que rampent les reptiles. Et vous savez que Freddy est de ceux-là!
Lionel ne croyait pas raisonner si juste. Puisque, cette nuit-là, la servante Marie avait pu rentrer dans sa chambre du second étage sans que personne l'entendît, a fortiori un homme eût pu rôder à l'extérieur du château sans donner l'éveil aux dormeurs de ce second étage.
— Du reste, compléta Lionel, ce qui me déroute le plus, ce n'est pas que vous n'ayez rien entendu, vous, endormi au second étage; ce n'est pas que je n'aie rien entendu, moi, au premier étage; c'est que m'a cousine Gilberte n'ait rien entendu, elle qui ne dormait pas, au rez-de-chaussée, couchée près de ma mère dans le cabinet de toilette voisin de la chambre de ma tante. D'autant que je connais fort bien la nature de ma mère: le plus petit bruit suspect l'aurait tirée du sommeil.
— Il est certain que votre Freddy marche comme un chat, reconnut Aubry. Tout de même, vous savez, monsieur le comte, j'ai plus de confiance dans mes manoeuvres que dans vos suppositions... la nuit derrière, nous avons causé, au bar, lui et moi. Le Fourcade n'y a vu que du feu. Java laisse aller les choses comme elles vont.... On a parlé d' «opérations»... Il aime ça, c'est clair. Cambrioler, ça le tente, et je parierais qu'il a déjà goûté au boulot.. Je l'aurai en douce, monsieur le comte, je l'aurai!
— Eh bien! Nous verrons qui de nous deux l'aura le premier. Nous verrons si vous l'amènerez à cambrioler avant que je le convainque du meurtre de ma tante!... Ah! Aubry, si on savait! Si j'avais su! Comme je serais allé fumer une cigarette dans le parc de Luvercy pendant la belle nuit d'été d'il y a cinq ans, au lieu de dormir là-haut comme un imbécile!
Aubry lui lança un regard cauteleux.
— Eh! monsieur le comte, — fit-il, laissant percer sa malice paysanne, avec toutes ces histoires nouvelles, avec toutes vos inventions du diable, dèdoublements, alternements, et coetera, est-ce que vous êtes si sûr que ça d'avoir dormi dans votre lit? Moi, à présent, je ne réponds plus de rien ni de personne...
Sa rusticité reprenait le dessus, à la faveur de l'aisance. Presque familier, il perdait son «style» d'emprunt. L'accent de son village lui revenait. Il acheva, rural:
— Et personne, morguieu! Ni d' moué, ni d's' autres!
Mais, comme c'était la seconde fois que Lionel se voyait l'objet d'une allusion bénévole à la conscience alternée (le préfet de police l'ayant déjà choqué par une hypothèse du même genre), le comte de Prase s'avoua qu'il «la trouvait mauvaise»; et cette insistance du destin le rendit maussade.
La grille du château était largement ouverte. Heurtebois, le régisseur, accourut. Du moins, il faisait les mouvements de celui qui accourt, car l'épaisseur de son corps rhumatisant ne lui permettait pas de dépasser la vitesse d'un homme au pas. Ancien adjudant retraité et médaillé, Heurtebois se recommandait à l'attention de ses semblables par une assez belle tête de grognard, qui surprenait. Il la devait, uniquement aux «pattes de lapin» qu'il avait laissées pousser sur ses joues, après avoir quitté le service, et qui donnaient à sa moustache grise l'air d'avoir tenu en suspension les glaçons de la retraite de Russie. Ce personnage, qui semblait un survivant immuable de la Grande Armée, était tout désigné par son physique pour garder un château abandonné. L'un et l'autre, apparemment, échappaient au siècle.
Mme de Prase avait engagé Heurtebois après la mort de Mme Laval, lorsque Gilberte avait manifesté l'intention bien arrêtée de ne plus revenir à Luvercy. C'était un homme de confiance.
Heurtebois reçut les arrivants avec mille politesses.
Lionel et Aubry, sans prolonger l'échange des propos obligés, s'en furent au château, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes au beau soleil de juin.
Exquise vieille demeure, très noble, du temps de Louis XIV. Deux corps de bâtiments poussés en avant, à droite et à gauche d'une cour d'honneur. Au fond, corps principal. Rez-de-chaussée et premier étage, puis les grands toits mansardés, plantés de hautes cheminées (deuxième étage). Les murailles disparaissant sous un rideau de lierre et de vigne vierge.
Les deux chercheurs n'entrèrent pas tout de suite. Ils longèrent extérieurement l'aile droite, qu'une pelouse séparait de l'orangerie, longue et basse construction percée d'une quinzaine de croisées arrondies, vitrées de petits carreaux.
Parvenus à l'angle du château, d'où l'on découvrait les vallonnements d'un parc à demi entretenu, ils s'arrêtèrent.
Là était la chambre de Mme Laval. Elle fermait le coin. L'une, de ses fenêtres, celle de l'ouest, donnait sur l'orangerie; l'autre sur le parc, en façade, au sud. C'était la première de ces fenêtres qui, la nuit fatale, était restée entr'ouverte derrière les volets clos, — les volets de fer plein, percés chacun d'un «coeur».
A cet endroit, le sol n'ayant cessé de s'incliner légèrement au long du mur, celui-ci se trouvait surélevé par un soubassement de maçonnerie, plus large en bas qu'en haut, si bien que le rez-de-chaussée était à quelque deux mètres de la terre et les deux fenêtres hors de la portée d'un homme debout.
Les esplanades étaient dallées. Dallé, par conséquent, l'espace d'environ vingt-cinq mètres entre l'extrémité du château, où avait couché Mme Laval, et l'extrémité de l'orangerie, où la vipère noire et blanche avait été recluse.
— Après tout, murmura Lionel, la version qu'on a toujours acceptée est vraisemblable... Vu de près, cela devient possible... La vipère s'échappe; aussitôt sortie de l'orangerie, elle aperçoit le «coeur» lumineux, s'en approche, grimpe à travers le lierre... Seulement, je ne m'explique pas comment Gilberte n'a pas été alertée par le froissement des feuilles...
— Oh! monsieur le comte, remarqua Aubry avec assez de finesse, ce qu'on appelle le silence, à la campagne, c'est fait d'un tas de bruissements.
— Hum! Hum! fit Lionel. Moi, je ne m'explique pas qu'elle n'ait rien entendu si la vipère s'est hissée jusqu'au «coeur» parmi les feuilles. Regardez donc, Aubry. La fenêtre du cabinet de toilette est distante de quatre mètres à peine de la fenêtre de la chambre. Ma mère et ma cousine se trouvaient donc tout près de l'endroit où la vipère aurait opéré son ascension. Or, ma mère croit bien se souvenir qu'elle avait laissé la croisée du cabinet de toilette ouverte sur les volets clos, exactement comme la fenêtre de la chambre de ma tante (vous vous rappelez qu'il faisait très chaud). Eh bien, moi, je dis qu'une petite fille de treize ans à l'oreille fine, et que, dans les conditions que je viens d'indiquer, Gilberte, éveillée, énervée, tendue vers tous les bruits qui pouvaient venir de la chambre de la malade, aurait dû distinguer la montée du serpent. Il est évident que la vipère est entrée dans la chambre par le «coeur»; mais je doute qu'elle soit parvenue à ce «coeur» par la route de la muraille, et le moyen du lierre.
— Il faudrait donc qu'on l'ait introduite...
— Je ne sais pas. Cela ne serait pas impossible. J'ai lu autrefois une histoire semblable...
— Mais alors, monsieur le comte, introduite sans bruit?...
— Oui, Aubry. Il faudrait admettre que l'homme, en introduisant la vipère, aurait fait moins de bruit qu'elle n'en eût fait elle-même en montant le long du lierre. Et je reconnais que c'est difficile à accepter, surtout si l'on considère l'altitude de ces «coeurs».
— Plutôt! dit Aubry avec un petit rire de suffisance.
Ils avaient pris un peu de champ, pour examiner cet angle du château, où s'était passé un événement qui devenait mystérieux. En façade sur le parc, leur apparaissaient successivement, par les fenêtres ouvertes: la chambre de Mme Laval, puis la salle de billard, puis le salon, puis la salle à manger, puis un fumoir, ces quatre dernières pièces n'ayant pour eux aucun intérêt. Et en perspective sur la gauche, l'aile de l'ouest leur montrait successivement la seconde fenêtre de Mme Laval, la croisée du cabinet de toilette, celle de la chambre de Gilberte Laval et celle d'un vestiaire-lavabo qui terminait ce bâtiment latéral, vers la grille d'entrée.
— Mais, dit tout à coup Lionel, qui donc occupait la chambre au-dessus de celle de ma tante, là, au premier étage?
— C'était M. Guy Laval. Il couchait là depuis son retour, à cause de la maladie de Madame; car ils n'avaient pas l'habitude de faire chambre à part.
Lionel songea. Il cherchait à évoquer les allures et le caractère de cet oncle qu'il avait peu fréquenté, ce mari d'une femme charmante, presque toujours absent... Cependant, Guy Laval aimait tendrement sa femme; personne n'en savait jamais douté... Oui, mais c'était une espèce de poète de l'aventure, un rêveur de l'exploration, — un distrait, en somme, avec des idées parfois excentriques... Il recherchait les risques, faisait profession de témérité... Cette vipère, qu'il se plaisait à irriter... Bref, tant soit peu hurluberlu, Guy Laval! Alors, une imprudence? Avait-il commis une imprudence? Mais, laquelle? On ne voyait pas laquelle... Et comment cette imprudence eût-elle abouti à l'introduction de la vipère dans la chambre d'en dessous?... Non, cela n'avait pas le sens commun... Pourtant, ce désespoir profond de Guy Laval après la mort de sa femme... Excessif?... Cette sorte de suicide qui consistait à se faire massacrer glorieusement au Centre de l'Afrique.
—Dites-moi, Aubry... M. Guy Laval...
— Eh bien, monsieur le comte?
— Non. Rien.
Lionel avait réfléchi. Se servir d'Aubry contre Jean Mareuil, parfait; mais contre Guy Laval, ce n'était plus la même chose. Le comte de Prase avait le sentiment aristocratique de la famille. Qui sait ce qu'on aurait trouvé en fouillant dans ce sens? Qui dirait ce qui peut se dissimuler dans les dessous du ménage le mieux réputé?... Du reste, s'il arrivait que Jean Mareuil fût mis hors de cause, que lui importait, à lui Lionel, les circonstances qui l'avaient privé de sa tante?...»
Ils pénétrèrent dans le château.
La chambre de Mme Laval était restée dans son état primitif. Ils y accédèrent par une galerie qui contournait la cour d'honneur et sur laquelle donnaient les portes de toutes les pièces du rez-de-chaussée, — galerie dessinant donc deux angles droits, ou, si l'on préfère, se divisant en trois éléments: un élément central et deux éléments latéraux, l'un à l'est, l'autre à l'ouest (voir le plan). La porte de la chambre de Mme Laval était la dernière au bout de la galerie centrale, pour qui marchait vers l'ouest.
En entrant par cette porte, dans cette chambre, on avait, à gauche, le mur plein séparant la chambre de la salle de billard. La cheminée occupait le centre de ce mur, flanquée de deux placards. Ces placards étaient sans mystère, comme sans fissure. La cheminée était close, ainsi qu'elle l'avait été pendant toute la nuit tragique, par son «tablier» de tôle qui s'opposait manifestement à toute irruption comme à toute fuite.
Plan de l'angle sud-oeust du Château de Luvercy:
A. Cour d'honneur; B. Galerie; C. Cambre de Gilberte;
D. Cabinet de toilette; E. Chambre de Mme Laval
F. Salle de billard; G. Salon; H. Lit pliant; I. Lit de
Mme Laval; J. Fenêtre donnant sur l'orangerie;
K. Billard; L. Consoles.
A droite, par la fameuse fenêtre de l'ouest, on apercevait l'orangerie; devant soi, par la fenêtre du sud (celle de la façade), le parc.
Le lit de milieu appuyait sa tête à la cloison du cabinet de toilette, lequel faisait partie de l'aile ouest. Lit laqué de blanc. Pas de baldaquin; simplement, contre la cloison, un rideau de fond, en soie bleu de ciel, tombant d'une barre dorée, enfilée d'anneaux.
Non loin de ce lit, côté ouest, et faisant pendant à la porte de la galerie: la porte du cabinet de toilette.
Lionel examina soigneusement le verrou de la porte de la galerie. On se rappelle que Mme Laval, pour éviter d'avoir à se lever lorsque la femme de chambre frappait à sa porte, avait fait ajuster à ce verrou une tringle qui lui permettait de l'actionner de son lit. La tringle existait encore. Son jeu produisit un claquement sec.
Lionel envoya Aubry chercher une burette dans l'auto. Le verrou et la tringle furent consciencieusement huilés. Le claquement persista; preuve qu'il s'était produit de tout temps. On ne pouvait pas ne pas l'entendre du cabinet de toilette. Etant donné que Gilberte n'avait rien entendu, il était donc évident que, de toute la nuit, Mme Laval n'avait pas ouvert — du moins par le moyen de la tringle — cette porte, qui, fermée le soir, était encore fermée le matin, ainsi que Mme de Prase et sa nièce l'avaient constaté.
Le cabinet de toilette étant occupé par Mme de Prase— qui sommeillait comme peut sommeiller une garde-malade, c'est-à-dire superficiellement — et par Gilberte, l'oreille au guet et les yeux grands ouverts, — les seules ouvertures qui pussent, le 19 août, livrer passage à un être quelconque dans la chambre de Mme Laval étaient donc les deux «coeurs» des volets; il n'y avait pas à sortir de là. Car, si Mme Laval, hors d'état de se lever, eût cependant trouvé la force de le faire, soit pour manoeuvrer le verrou sans le secours de la tringle, soit pour ouvrir les volets clos de l'une ou de l'autre fenêtre, Gilberte aurait sans aucun doute surpris ses pas chancelants, à travers la mince épaisseur de la porte du cabinet, qui, comme l'autre porte, ne laissait entre le plancher et le bas du battant, qu'un vide dérisoire par où la vipère n'aurait jamais pu se glisser, — ce vide que la veilleuse de Mme Laval transformait, pour les yeux fixes de Gilberte, en une ligne de lumière.
L'inspection du cabinet de toilette ne révéla rien de plus. Lionel ne découvrait aucun indice révélateur, ni dans l'ordre matériel, ni dans l'ordre moral. Aubry faisait preuve de peu de zèle et moins encore de discernement. Il n'avait pas confiance, et se bornait à dire, en promenant sur les choses des regards sans curiosité:
—Il ne faut pas chasser deux lièvres à la fois, monsieur le comte. Voyez-vous, ce n'est pas d'un crime passé et douteux qu'il convient de nous occuper; c'est d'un cambriolage futur et probable!
Il finit par agacer Lionel, qui, l'ayant remercié de son aide, l'envoya prendre le train à la station, pour rentrer à Paris.
C'est alors que Lionel, poussant plus loin ses investigations et revenant malgré lui à de certains soupçons, monta au premier étage, et fit subir un examen méticuleux à la chambre qu'avait choisie Guy Laval pour y habiter pendant la maladie de sa femme.
Peine perdue. Rien de plus banal. Rien de moins suggestif.
Se souvenant d'un conte de Conan Doyle, qui déjà tout à l'heure lui était revenu à la mémoire, il redescendit alors dans la chambre de sa feue tante, et se mit à contrôler si quelque cordon de sonnette n'aurait pu servir de «corde lisse» à la vipère. Sortie d'un trou pratiqué près du plafond, elle se serait enroulée autour du cordon, pour descendre jusqu'à Mme Laval. Il y avait bien un cordon de sonnette à la tête du lit; c'était le fil souple qui suspendait, à la portée de Mme Laval, une petite poire de contact. Mais ce fil, trop mince, n'eût offert aucune prise à la vipère, et d'ailleurs ni le mur ni le plafond ne présentaient la moindre brèche. Ils étaient pleins, unis, résistants. Monté sur une échelle, Lionel s'assura scrupuleusement que l'explication du romancier anglais ne pouvait s'appliquer en aucune façon au mystère de Luvercy.
Découragé après cela, il s'en fut déjeuner à l'auberge du village, en attendant l'arrivée de Mme de Prase, de Gilberte et de Jean Mareuil.
Le cimetière de Luvercy est situé, sur la route de Paris, cinq cents mètres avant le village, à l'opposé du château. Mme de Prase exprima le désir de s'y arrêter; Gilberte aussitôt l'approuva, regrettant à part soi de n'en avoir pas eu l'idée la première.
On fit donc stopper la limousine, et Jean Mareuil accompagna les deux femmes sur la tombe où reposaient, près des vieux Laval, père et mère de Guy, la dépouille de sa charmante femme et ses propres restes, ramenés d'Afrique aux frais de l'Etat.
Mme de Prase, après une courte prière, se mit à passer l'inspection du monument, don't elle fit le tour. Elle redressa d'un doigt autoritaire un crucifix de perles, qui penchait, puis elle attendit que sa nièce donnât le signal du départ.
Gilberte se recueillait encore. A côté d'elle, Jean Mareuil semblait assez ému de cette visite funèbre,— cette première visite aux parents de sa fiancée. Il était un peu pâle, et songeait sans doute à ce qu'une telle rencontre eût dû normalement créer de joies et de beaux souvenirs. Et voilà: c'étaient deux morts qui l'accueillaient, deux jeunes morts dramatiques, dont l'un avait emporté dans l'au-delà le secret du drame de sa fin.
En vérité, il était un peu pâle, Jean Mareuil. Et Gilberte n'avait pas non plus les joues bien rouges... Mais, elle, on devine aisément qu'une plus longue émotion lui serrait le coeur, à la pensée de revoir le château où la spectre innombrable de l'épouvante l'attendait, embusqué dans tous les coins, toutes les ombres, tous les lieux incertains...
Au sortir du cimetière, elle déclarait qu'elle irait à pied jusqu'au château. A quoi Mme de Prase consentit avec un sourire réprimé, se doutant bien que sa nièce ne cherchait ainsi qu'à reculer le moment de franchir la grille du parc.
Or, il arriva ce que plus d'un psychologue aurait prédit, à savoir que la jeune fille n'éprouva nullement, à Luvercy, le surcroît de frayeur qu'elle redoutait et que Jean Mareuil, redoutait pour elle. Cinq ans s'étaient écoulés depuis le drame de Luvercy, — depuis que Gilberte avait quitté son cher vieux domaine. Entre temps, l'enfant qu'elle était alors s'était faite jeune fille. Elle avait grandi; son âme transformée enregistrait d'une autre manière ses perceptions. Le château, le parc, qu'elle retrouvait, ne lui semblaient plus les mêmes. Tout lui paraissait réduit, exigu. Les formes perdaient cette ampleur imposante et cette majesté sinistre que sa mémoire, viciée par sa peur maladive, avait comme gonflées. Les rapports proportionnels avaient changé entre elle et Luvercy.
Elle y était arrivée avec des souvenirs de petite fille, une provision d'images enfantines; et elle s'étonnait! non sans émotion ni tristesse, de l'étrange désillusion, pourtant, si salutaire, qu'elle éprouvait. Elle en restait confondue, presque sidérée, comme si, à la place du géant vigoureux qu'elle était venue revoir, elle n'avait plus trouvé qu'un petit vieillard rabougri.
Et puis, où étaient toutes les fleurs d'antan? Où, les vieux serviteurs? Cet Heurtebois: un inconnu.
Elle entra dans le grand château comme dans une maison de poupée; et le parc, qui jadis ressemblait à un monde, n'était plus, qu'un jardin.
Si vive était l'impression, que la peur passait au second plan. Elle aussi était, comme les souvenirs, une chose puérile qui avait survécu à la croissante de Gilberte. Et elle aussi venait tout à coup de se rapetisser à la taille voulue et de se proportionner enfin à ses causes. La vipère, diminuée, n'était pas du tout cette menace que Gilberte avait appréhendée, — cette multitude de menaces embusquées partout. La vipère était aussi loin d'elle à Luvercy qu'ailleurs, — plus loin même, peut-être! Un peu de honte lui venait, à le constater.
Passée la première surprise mélancolique,— celle-là qu'on éprouve à retrouver une jolie robe qui vous allait si bien, une robe heureuse qu'on a mise l'été, en des jours d'allégresse, mais qui est trop petite maintenant, et qui se fane, — Gilberte fut saisie d'une grande joie. Elle prit Jean Mareuil par la main, et l'entraîna pour lui faire visiter le décor de son enfance.
Mme de Prase et Lionel accompagnaient le mouvement, enchantés de cette belle humeur inattendue. Mais Jean Mareuil cachait mal son inquiétude, ou plutôt cet état d'esprit si difficile à définir, dont l'inquiétude n'est qu'un élément entre beaucoup d'autres, et qui vous plonge dans un marasme aussi confus que tenace.
— Vous n'êtes guère en train! lui disait Gilberte.
— Mais si! Mais si! répétait-il sans conviction.
Et elle le regardait: mâchoires contractées, bouche ricanante et prunelles obscures... Mais, dans le tourbillon de sa jeunesse ravie, elle l'entraînait...
On commença par le château. Ils défilèrent à travers les pièces du rez-de-chaussée. Il y avait, dans le fumoir, le salon et la salle à manger, d'assez bons tableaux que Jean Mareuil parut estimer; et, dans la salle de billard, il s'arrêta longuement devant une petite toile accrochée au-dessus d'une console. Il la prit, l'examina au grand jour, avec la loupe d'amateur qu'il portait toujours sur lui...
— Est-ce que cela aurait quelque valeur? demanda Mme de Prase. C'est un tableau que j'ai trouvé au grenier et que j'ai mis là quand nous avons quitté Luvercy, pour remplacer le Meissonier qui s'y trouvait et que je désirais mettre dans ma chambre, à Neuilly.
— Cela n'a pas de prix, tout simplement! dit Jean Mareuil. C'est un Manet, une petite étude de modèle qui a posé l' «Olympia»..., Admirable! Vous avez là une merveille que vous ne soupçonniez pas.
Il raccrocha l'étude, encadrée d'une mauvaise dorure prétentieuse, et se reprit à l'admirer avec un plaisir qui, pour un instant, éloignait ses papillons noirs.
Ils revinrent brusquement.
Le fumoir, le salon, la salle à manger et la salle de billard, pièces de façade comme la chambre de Mme Laval, dernière pièce à l'ouest, ne communiquaient pas avec la salle de billard attenante. D'autre part, la galerie, dont les fenêtres donnaient sur la cour d'honneur, ouvrait un dégagement à chacune de ces cinq pièces très vastes et fort belles.
On passa donc dans la galerie, dallée de marbre, et de là dans la chambre de Mme Laval.
Gilberte y entra avec une sorte de déférence craintive. Un retour de phobie lui fit jeter de brefs regards vers le dessous des meubles, et se tenir au milieu de la chambre, à l'écart du lit et des sièges garnis de housses qui constituaient de ténébreuses cachettes...
— Venez! dit-elle. Entrez donc. C'est la chambre de maman.
— Ah? fit Jean Mareuil d'une voix sans timbre.
Mais il restait sur le seuil et se contentait de regarder à distance dans l'intérieur de la chambre. Et Mme de Prase ayant ouvert, à côté, dans l'angle de la galerie, la porte du cabinet de toilette, il se retourna pour regarder de même dans ce nouveau local, qui ne paraissait pas lui inspirer autant de respect.
Gilberte, d'ailleurs, avait déjà traversé le cabinet de toilette pour entrer dans sa propre chambre, dont l'exiguïté nouvelle, inopinée, lui arrachait des clameurs de stupéfaction.
— Si tu désirais te réinstaller au château, lui dit Mme de Prase, tu pourrais prendre la chambre de ta maman...
Gilberte ne fit entendre aucune protestation.
— Quel changement! remarqua Jean Mareuil.
— Je n'y comprends rien, avoua Gilberte très gaiement. On m'aurait dit cela ce matin!... Me voilà guérie de mes frayeurs!
— Oh! Guérie... C'est aller un peu vite!
— Allons, Jean, ne faites pas le mauvais augure. Et venez! Que nous achevions le tour du propriétaire!
Ils parcoururent ainsi les deux autres étages, sortirent du château, visitèrent l'orangerie et les communs, puis descendirent la pente verdoyante et boisée du parc, en la compagnie du vieil Heurtebois, attentif aux observations de la comtesse de Prase.
Alors la destinée, dans son cours, s'accidenta quelque peu, et le mystère affleura tout à coup à la surface de la vie.
Ils cheminaient dans une allée, au long d'une pelouse, quand Gilberte eut l'idée de planter, à quelques pas du banc de pierre qu'elle affectionnait et qui avait connu ses rêveries d'adolescente, un arbre qui fût commémoratif de ses fiançailles et du premier séjour de Jean Mareuil à Luvercy. Tout près de là, un platane immense ombrageait quelques pousses issues de ses graines. Il était facile de transplanter l'une d'elles. On choisit la plus robuste; un beau jet souple comme une cravache, orné de quatre feuilles. Mais une bêche était indispensable pour découper le cube de terre où ses jeunes racines se ramifiaient.
Lionel dit:
— Attendez! Trois minutes! Je me rappelle où sont les outils!
Et il prit sa course vers le château. Heurtebois lui cria:
— Dans le pavillon près du pressoir, monsieur le comte! Il y a des bêches et des pioches...
— Je sais! Je sais!
— Monsieur le comte a de la mémoire! admira le vieux régisseur par flatterie.
— Eh! fit Gilberte. Autrefois, nous faisions les jardiniers, tous les deux... Oh! les belles roses! s'écria-t-elle.
Des roses, il en restait encore, du temps que Mme Laval en avait la passion. De place en place, se dressaient d'inextricables buissons délicieusement fleuris et qui embaumaient. On en voyait un, à quelque distance, au milieu de la pelouse. Gilberte la contempla d'abord assez longuement, puis, poussée par l'irrésistible tentation des fleurs elle s'avança bientôt à travers les herbes; et, tandis que Lionel, brandissant la bêche découverte, s'apprêtait à déterrer le platane en bas âge, elle commença de cueillir un bouquet de roses. Mme de Prase l'aidait en cela, et Jean Mareuil assistait, de son côté, Lionel, à qui Heurtebois donnait de timides conseils.
Or, voici:
Les deux femmes riaient, tout à leur gracieuse besogne, quand un cri soudain, un faible cri de douleur, s'éleva.
Jean Mareuil fut secoué d'un sursaut et se dressa, blême, l'oeil dur et braqué. Il vit Gilberte étendue sur le gazon et Mme de Prase bouleversée, qui, dans un grand élan, se penchait sur elle.
On laissa le platane. Les trois hommes se précipitèrent, Heurtebois bon dernier... Jean Mareuil, tout frémissant et pâle comme un mort, s'était agenouillé auprès de la jeune fille gisante.
L'incompréhension était sur les visages.
— Ah! Elle s'est piquée! dit Jean Mareuil qui avait pris les mains inertes de sa fiancée. Voyez! Elle s'est piquée avec une épine...
— Et elle a cru que c'était un serpent! trouva Lionel. C'est bien une épine, n'est-ce pas?
— Aucun doute!
Jean Mareuil donnait les marques d'un profond soulagement.
Cependant Gilberte, évanouie, ne reprenait pas ses sens. Elle dormait du redoutable sommeil de la demi-mort. Sa lividité était cireuse; ses narines pincées faisaient peur. Jean Mareuil s'inquiéta de nouveau, se leva d'un bond, prit sa course à son tour, et disparut derrière un bosquet touffu.
— Qu'est-ce qu'il a? Où va-t-il? s'exclama Mme de Prase.
— Parbleu... fit Lionel.
Mais déjà Jean Mareuil avait reparu. Il revenait en courant, porteur d'une petite cruche pleine d'eau.
Gilberte soupira...
D'un mouchoir imbibé d'eau fraîche, Jean Mareuil lui tamponna le front et les tempes. Elle ouvrit les yeux.
— Là! C'est fini! disait le sauveur.
Au-dessus de lui, qui s'inclinait vers la résurrection de Gilberte, les regards de Lionel et de sa mère se croisaient, exprimant une égale surprise, traduisant la même pensée:
Comment Jean Mareuil pouvait-il savoir que la source se trouvait là, derrière le bosquet, au fond d'une grotte rustique, lui qui n'était jamais venu à Luvercy?
Gilberte ouvrit lentement les yeux, — des yeux qui dormaient encore, où d'invisibles paupières semblaient closes sur l'âme... Puis la vie reflua dans les prunelles, aux joues, qui se colorèrent... Mais de sourire, point.
— Est-ce que je vais mourir? murmura-t-elle. J'ai été piquée!...
— Non, dit doucement Jean Mareuil. Vous vous êtes piquée à une épine du rosier...
Il la souleva. Elle fut assise dans l'herbe, et regarda le bout de son pouce, où perlait une gouttelette rouge.
— Soyez tout à fait tranquille, Gilberte!
— Dieu! que je suis donc sotte! soupira-t-elle tout à coup. Et que j'ai eu peur!... C'est que, voyez-vous, c'était comme maman, à la même place. Alors, tout à coup, ma peur m'est revenue...
Elle, se reprenait à sourire. Jean Mareuil se mit debout, et il aperçut Mme de Prase et son fils qui le regardaient avec une expression singulière. Immédiatement, son visage changea. On vit qu'il cherchait à comprendre la cause de leur attention... Et, à la même seconde, les ombres d'une noire perplexité s'amassèrent sur son front.
— Mais, prononça-t-il, comment donc ai-je pu savoir... Cette source...
— Que dites-vous? demanda Gilberte.
Il ne répondit rien. Un silence régna. Jean Mareuil était parti à la recherche de lui-même.
— Bon! dit Gilberte en riant. Le voilà dans les nuages!...
Ils bornèrent là leur tour de parc. Le platane fut planté, les roses ramassées, et l'on regagna le château, où l'on goûta dans la salle de billard. Mme de Prase et Lionel traitaient Jean Mareuil comme si sa conduite n'avait donné lieu à aucune remarque; et lui faisait assez bonne contenance, quoiqu'on le sentît gêné et anxieux.
— Ah! je suis lasse, lasse... disait Gilberte.
Sa tante lui proposa de se reposer, de coucher à Luvercy, espérant peut-être la décider à s'y installer. Mais Jean Mareuil, cette fois, s'y opposa résolument.
— Non, non, vous voyez bien qu'il faut aller doucement, progressivement. Ce n'est pas en un jour que vous vous débarrasserez de votre vieille obsession. Rentrons à Paris. Peu à peu, vous reprendrez l'habitude de Luvercy...
— Décidément, ricocha Lionel d'un ton sarcastique, Luvercy vous inquiète bien, mon cher!
Jean Mareuil parut recevoir une commotion. Il baissa les yeux, s'assombrit encore, et garda le silence.
— Allons! dit Mme de Prase. Si nous ne couchons pas ici, c'est l'heure de partir.
On se leva.
Avant de sortir de la salle, Jean Mareuil s'approcha du petit tableau de Manet. Son goût de collectionneur l'emportait encore, un instant, sur sa mystérieuse anxiété.
— C'est vraiment une merveille! répéta-t-il.
— Je ne m'en doutais pas, confessa Mme de Prase en mettant ses gants. Lionel et Gilberte s'éloignaient dans la galerie. Jean Mareuil rencontra le regard de Mme de Prase, et s'empressa de les rejoindre.
— Allô! Qu'est-ce que c'est? Parlez... De Luvercy, bon... Ici Neuilly, mademoiselle. Oui, Neuilly. Eh bien?... Oui, la comtesse de Prase. C'est moi. On n'entend rien, ce matin!... Qui me parle? Heurtebois, n'est-ce pas? Mais enfin, qu'est-ce que vous avez, Heurtebois? Un malheur? Quel malheur?... Je n'entends rien; parlez tranquillement, pour l'amour de Dieu!.... Quoi? Cambrioler?... On a cambriolé, cette nuit, le château?... Vous avez entendu du bruit et vous vous êtes levé... Bon... Et alors?... Au rez-de-chaussée, oui, je vous suis... Dans la salle de billard... Quelle heure?... Minuit passé. Et alors?... Personne?... Mais vous aviez bien une lumière quelconque? Ah! Une lanterne... On l'a fait tomber, ah! ah! Quelqu'un qui était caché sous le billard? Vous croyez?... Dans les ténèbres, oui. Et puis vos rhumatismes, bien sûr, bien sûr... Enfin, en résumé, le voleur vous a échappé et vous ne l'avez pas vu; c'est ça, n'est-ce pas? Soyez clair, Heurtebois, et ne gémissez pas tant. Que voulez-vous Ce n'est pas de votre faute... Mais oui, mon brave Heurtebois, mais oui... Ah! il n'a pas eu le temps de cambrioler!... Peu de chose?... Mais quoi, enfin?... Vous avez rallumé votre lanterne, oui; ça m'est égal... Que dites-vous? Ce matin, dès l'aube, quoi? Tout inspecté?... Ça m'est égal, je vous dis. Qu'est-ce qu'il a soustrait?... Un petit tableau, dans la salle, de billard..., au-dessus de la console... Le cadre est resté vide!... Non, non Heurtebois, malheureusement, le cadre n'a aucune valeur. C'est la peinture qui en a. Il paraît que c'est d'un peintre célèbre... Nous n'y pouvons rien!... Déposer une plainte? Je m'en occuperai. Ne vous faites pas de mauvais sang... Naturellement, ça aurait pu être beaucoup plus grave. On n'a volé rien d'autre? Vous en êtes certain? Bon... Mais non, je vous répète que le cadre n'a aucune valeur, Heurtebois... Bien sûr! Beaucoup plus facile à emporter... —Ne coupez pas, mademoiselle, nous causons... Mais ne coupez donc pas!... Oui: Neuilly. C'est vous, Heurtebois?... Eh! Ne sonnez pas comme cela; mademoiselle, vous me rompez les oreilles... ,
«Parfaitement, la comtesse de Prase. A qui ai-je l'honneur... Monsieur Jean Mareuil!... Bonjour, cher monsieur. Comme vous êtes matinal!... Oh, non! vous ne me dérangez pas du tout. Il est huit heures vingt, et je suis levée depuis longtemps... Quoi donc?... Vous m'intriguez! Voyons ce prodige... Qu'est-ce que vous me racontez là!... Non? Le tableau de Manet était sur votre table de nuit? Vous l'avez aperçu à votre réveil?... C'est inimaginable, allons!... Ah! ça, je puis vous assurer que non. Ce n'est ni Gilberte, ni Lionel, ni moi qui vous l'avons fait porter. Et puis, comment notre messager se serait-il introduit chez vous, la nuit, pour vous faire cette surprise? Vous n'y pensez pas... D'ailleurs, Heurtebois, le régisseur de Luvercy, vient de me téléphoner. Vers minuit, un inconnu a pénétré dans le château pour voler le Manet... Non, nous ne savons pas s'il avait l'intention de voler autre chose. Heurtebois l'a surpris, mais le voleur s'est esquivé avec le Manet... Oh! je vous en supplie, cher monsieur, ne vous excusez pas... Vous avez tenu à me téléphoner sans perdre un instant... Vous ne pouviez rien faire de plus, et je vous en remercie... Certes, c'est une aventure prodigieuse... Ne vous en contrariez pas, cela n'en vaut pas la peine. L'essentiel est que le tableau soit retrouvé... Qui? Pourquoi? Ah! je voudrais bien le savoir... Non, moi, je n'ai aucune idée. Et vous? Rien?... Mais cela ne presse pas! Vous avez bien le temps de me le rapporter... Puisque vous insistez... Je vous recevrai tout à l'heure avec le plus grand, plaisir... Ah! oui, n'est-ce pas?... Mais, dites: voilà une belle occasion d'exercer votre sagacité, vous, l'homme des lampes et des clefs!... Eh! Pourquoi ce ton mélancolique? Vous ai-je froissé? Non?... A la bonne heure!... C'est entendu. Au revoir, cher monsieur... Au revoir!
Mme de Prase, ayant raccroché très doucement la poignée d'ébonite qui portait une bouche noire et une oreille argentée, resta quelques secondes à goûter la jubilation de son coeur et à caresser d'une main machinale ce téléphone qui lui était si propice. Assise à son secrétaire Empire, elle en fixait, sans le voir, un bronze doré qui reluisait.
Lionel entra, soucieux, tenant une carte pneumatique.
— C'est assommant! dit-il. Figurez-vous que je vais être obligé de reprendre mes factions devant l'hôtel de Jean Mareuil. Aubry m'envoie ça lisez...
Mme de Prase prit connaissance du «pneumatique».
Monsieur le comte,
Freddy n'est pas venu au bar, cette nuit. Je ne sais pas s'il est «sorti de chez lui. C'est regrettable. Ne croyez-vous pas qu'il faudrait recommencer à surveiller l'avenue du Bois pendant que moi je continuerai à m'occuper de la Coterie?
Veuillez agréer mes salutations bien dévouées.
Tournon.
Pour toute réponse, Mme de Prase offrit à Lionel le spectacle de son visage effacé, muet, énigmatique, où la satisfaction éclatait peu à peu.
— Quoi? fit Lionel avec mauvaise humeur.
— Ne t'énerve pas, mon grand! Ou je me trompe fort, ou nous touchons au but!
— Comment cela?
— Cette nuit, si Freddy n'était pas au bar, c'est qu'il faisait un petit voyage... Il s'est rendu à Luvercy pour voler le Manet! Et ce matin, il l'a trouvé, à sa grande surprise, sur sa table de nuit, lorsqu'il s'est réveillé sous la personnalité de Jean Mareuil!
— Pas possible! Ce Manet qu'il admirait tant hier après-midi?
— Oui. Comprends-tu, maintenant, pourquoi nous sommes au bout de nos peines?
— ...Pas très bien.
— Voyons, Lionel! Notre homme est un voleur; à présent, c'est un fait acquis. Mais ce qui est beaucoup plus précieux...
— Eh bien?
— C'est que ses deux mémoires communiquent! Elles communiquent, puisque Freddy a volé un tableau qui faisait envie à Jean Mareuil!... Pourquoi Freddy a-t-il cambriolé Luvercy? Parce que, hier, Jean Mareuil a pu se rendre compte non seulement de l'existence du Manet, mais encore de la topographie des lieux et des moyens de s'introduire dans le château...
— Ces moyens, dit Lionel, Freddy pouvait les connaître auparavant, les retrouver dans sa propre mémoire, puisque, à n'en pas douter, il est venu autrefois à Luvercy. L'incident de la source en fait foi!
— L'incident de la source prouve aussi que Jean Mareuil se souvient parfois avec la mémoire de Freddy-la-Couleuvre, premier point. Deuxième point: le Manet ne se trouvait pas en vue au moment de la mort de ta tante, — au moment où Freddy a pu venir au château, comme tu le supposes. Le Manet était alors au grenier, perdu dans un tas de vieilleries. Je suis donc certaine que les yeux de Jean Mareuil l'ont aperçu hier pour la première fois, alors que Jean Mareuil constituait nettement le gentleman Jean Mareuil et non l'apache Freddy qui a volé le tableau!
— Alors?
— Alors, il va venir. Je l'attends. Il veut me rapporter lui-même cette toile dont la possession le remplit de stupeur. C'est le moment d'agir, de préparer...
— N'achevez pas! dit Lionel transporté d'une joie soudaine. J'ai compris!
— Ici, chuchota Mme de Prase. Ce sera plus commode... A cause de Gilberte.
Le timbre de l'entrée retentit. Lionel écouta, l'oreille à la porte.
— C'est lui, dit-il. Il fit vers sa mère un geste de décision, ouvrit franchement la porte, et s'avança dans le vestibule, à la rencontre de Jean Mareuil, que le valet de chambre se disposait à introduire dans le salon.
— Eh! cher ami, bonjour donc!
Vous êtes trop gentil de vous déranger... Ma mère m'a raconté ce conte de fées. C'est incroyable!... Entrez donc ici, mon cher; nous sommes mieux pour causer de votre énigme... Cette pièce est plus discrète.
Il le fit entrer dans le cabinet de travail de Mme de Prase, où celle-ci, appuyée au coffre-fort, attendait, la suite des événements. Jean Mareuil, toujours vêtu avec une sobre élégance, et plus joli homme que jamais, lui baisa la main.
— Voici le Manet, dit-il. Je vous le restitue, chère madame. Pas pour longtemps! répliqua Mme de Prase en souriant. Il appartient à Gilberte, et bientôt ce qui est à Gilberte sera vôtre... Le jeune homme eut une expression charmante, d'excuse et de galanterie. Mais, toujours, sa pensée semblait vagabonder loin de son corps, en des régions mystérieuses et par des voies pénibles.
— Eh bien? fit-il en se tournant vers Lionel. Que pensez-vous de cela? Moi, j'ai beau me creuser la tête, je n'y comprends rien!
— Moi non plus...
— Car enfin, reprit Jean Mareuil, le farceur qui nous a joué ce tour savait que le Manet avait attiré mon attention, hier, à Luvercy. Or, nous y étions seuls, tous les quatre. Il vaudrait donc supposer qu'on nous épiait?...
— C'est ce que l'enquête révélera, dit Lionel. Je crois qu'il faut avertir la police sans délai. Que voulez-vous! Farce ou non, c'est un vol...
— Evidemment! approuva Mme de Prase.
— D'accord! — fit mollement le pauvre garçon, qui poursuivait sans relâche ses obscures recherches.
— Mais pourtant, ne vaudrait-il pas mieux cacher à Gilberte un fait qui ne peut que l'impressionner vivement et lui redonner sujet de craindre le séjour de Luvercy?...
Mme de Prase, qui, au fond, était bien décidée à ne pas porter plainte, fit semblant de se rallier à l'opinion de Jean Mareuil.
— Enfin, nous verrons! coupa Lionel. C'est une décision qui demande qu'on y réfléchisse. Mais ce qui ne fait pas de doute, maman, c'est que vous devez, d'urgence, vous prémunir contre tous les ennuis qui peuvent résulter du vol en général... Mon cher, ma mère est étonnante! Jusqu'ici, elle a toujours été persuadée qu'on ne la volerait jamais! C'est d'une imprudence qui n'a pas de nom! Mme de Prase, étonnée de ces paroles, en attendait la suite, et laissait Lionel poursuivre son discours.
Il continua:
— Songez donc que, dans ce coffre, elle garde pour plus d'un million de titres! que ces titres sont au porteur! qu'elle n'en a même pas inscrit les numéros sur un carnet quelconque! et qu'elle n'est pas assurée contre le vol!
— En effet..., reconnut Jean Mareuil.
— Un million de titres au porteur, là-dedans! scandait Lionel en tapant sur le coffre-fort. Si ça n'est pas fou! Et qu'est-ce que c'est qu'un coffre-fort comme celui-ci, pour un cambrioleur un peu dégourdi? je vous le demande! Avec un chalumeau, on éventre ça en une demi-heure, pas même!... Et voilà un cabinet de travail qui semble fait exprès pour qu'on n'y soit pas dérangé. Personne, entendez-vous, personne ne couche au rez-de-chaussée. Les murs sont épais, sourds. Enfin, c'est le rêve. Quand j'y pense, moi, j'en frémis... Or, s'il vous plaît, considérez que c'est un véritable jeu d'entrer dans l'hôtel! Tenez, mon cher, voyez donc!... Si, si, venez; rendez-vous compte. Vous comprenez, il faut absolument que ma mère se décide à prendre des précautions, et vous m'aiderez à la convaincre. Venez!
Il ouvrit la porte du vestibule.
— Cette porte n'est jamais fermée à clef. Je crois même que la clef en est perdue... Quant à la porte vitrée du perron, vous allez rire... Oui, c'est entendu, elle ferme à clef et on enlève la clef tous les soirs; mais... il y a un truc!... Je le connais, parce que, autrefois, quand j'étais collégien, on ne me permettait pas de sortir la nuit... Alors, il fallait bien se débrouiller, n'est-ce pas?...
Jean Mareuil et Mme de Prase l'avaient accompagné jusqu'au seuil du vestibule, au haut du perron. Ils le virent exercer de l'extérieur une certaine poussée sur le châssis vitré. Les pênes, trop courts, sautèrent de leurs gâches; la porte s'ouvrit.
— Pas plus malin que ça! Je vous prends à témoin. Essayez vous- même... Si, essayez, que ma mère voie bien comme c'est facile...
Jean Mareuil, s'étant prêté au caprice de Lionel, répéta la manoeuvre.
— Pour entrer dans la cour, compléta l'étrange cicerone, il est indispensable de faire un peu de gymnastique. Mais, vraiment, quel est le cambrioleur qui ne saurait pas franchir une grille, en somme, assez basse?... Rue déserte, presque champêtre. Pas de chien de garde. Un concierge ronfleur (je le sais mieux que personne!)... Je vous dis que c'est l'enfance de l'art. Et si ma bonne maman ne change pas sa manière de faire, un beau matin elle trouvera son coffre ouvert et ses valeurs emportées par un porteur sans vergogne!
Mais Mme de Prase aperçut tout à coup le point faible de la suggestion, et, pour y parer, elle ne craignit pas de commettre un mensonge.
— Tu as raison, dit-elle. Mais, que M. Jean Mareuil n'aille pas croire que ces valeurs sont à Gilberte. Elles constituent ma fortune personnelle, monsieur. Et c'est pourquoi je n'ai pas cru devoir les déposer en banque. Le bien d'autrui me serait plus précieux...
Jean Mareuil leva la main pour protester de son détachement à cet égard.
— Il est vrai, reprit. Mme de Prase, que je n'ai jamais craint les voleurs. L'aventure de cette nuit me donne à réfléchir... Ecoute, Lionel, j'ai rendez-vous demain matin avec mon banquier. St tu veux, nous lui porterons tous les titres.
— Demain matin entendu. Je note.
Il prit son calepin, et nota, en répétant très nettement:
— Demain, demain matin, porter titres chez banquier, Ainsi, demain matin, ce million. Il ne sera plus ici. Enfin! J'ai gagné ma journée, moi! Et je bénis le cambrioleur de Luvercy, qui a provoqué cette heureuse résolution!
— Voilà Gilberte dit Mme de Prase. Je l'entends descendre.
— Nous ne lui disons rien à propos du Manet? demanda Lionel.
— Cela vaut mieux, opina Jean Mareuil, sans témoigner d'ailleurs plus de souci.
Mme de Prase fit disparaître le petit tableau dans le tiroir du secrétaire empire. Gilberte entrait.
Comment! vous êtes là, Jean? s'écria-t-elle. Je ne vous ai pas vu traverser la cour. Mon coeur, mon coeur, n'as-tu donc plus d'oreilles?... Bonjour tante! Bonjour, toi!... Je sortais. Venez-vous avec moi, Jean? Qu'est-ce que vous faisiez là, dans ce cabinet? Vous parliez d'affaires, bien sûr. Ça, ce n'est pas mon rayon. Allons, vous venez?
— Je vous suis, dit Jean Mareuil.
Quand ils furent sortis:
— Bravo! Bravo, mon grand! dit Mme de Prase enthousiasmée. C'est bien joué!... Mais tu n'avais pas réfléchi. Des titres appartenant à Gilberte, quel intérêt cela pouvait-il avoir pour son fiancé?
— Eh! maman, c'est que je n'ai pas eu beaucoup de temps pour combiner la machination!...
— En réalité, les valeurs du coffre, qu'est-ce que c'est?
— Des titres nominatifs, au nom de Gilberte.
Lionel se mit à rire.
— Heureusement qu'il n'ira pas jusqu'au bout de son effraction! Nous l'arrêterons à temps. Et il ne saura jamais que nous l'avons trompé...
— Non. Jamais! triompha Mme de Prase. Quand il mettra le nez dans les comptes de Gilberte, celui-là, les poules auront des dents!
Mais Lionel songeait, et objecta:
— A moins que notre combinaison ne rate! Auquel cas, il faudra bien se rabattre sur mon idée à moi, et remonter au drame de Luvercy!
— Nous serons bientôt fixés, puisque c'est pour ce soir, dit Mme de Prase. Tu as assez insisté sur le fait que, demain matin, les valeurs ne seraient plus dans le coffre!
Satisfait jusqu'à l'allégresse, Lionel marchait de long en large, donnant, au passage, des claques amicales à cet excellent coffre dont le contenu lui appartiendrait un jour prochain.!
— Tout va bien! Tout va bien! — disait-il d'une voix basse, étranglée de contentement. Mais il faut que je voie Aubry. Tout cela doit être monté en détail, avec soin, comme une attaque de tranchées... Et c'est pour ce soir.
— Moi, je me charge de Gilberte.
— Bien entendu, maman. Mais vous ne devrez lui parler qu'à l'heure! Il y a une certaine question de temps, à régler. Si cela marche, les événements vont galoper. Agir à coup sûr et très rapidement, c'est indispensable. Causons.
— Causons! dit Mme de Prase.
Jamais peut-être comme ce soir-là, Jean Mareuil n'avait semblé à Gilberte plus digne d'être aimé. Ces Pauillac, qui avaient été les premiers artisans de leurs fiançailles, donnaient une soirée de comédie dans leur palais de l'avenue Kléber. Pendant les longs entr'actes, Jean Mareuil et Gilberte, éblouissants de bonheur, de jeunesse et de beauté, ravissaient leurs amis, remportaient l'un de ces triomphes enivrants dont le souvenir suffit parfois à parfumer toute une vie, et chacun d'eux avait pour l'autre les yeux de cette foule charmée.
Ces sortes de réception ne se prolongent jamais très avant dans la nuit. Il n'était pas une heure quand on se sépara.
Jean Mareuil, fine silhouette noire et blanche, regarda démarrer la limousine illuminée où Gilberte et sa tante s'installaient dans tout le luxe des bijoux, des soies et des «fourrures d'été». Puis il monta dans son cabriolet, et rentra chez lui,
Lionel de Prase n'avait pas paru chez les Pauillac.
A Neuilly, dès que Mme de Prase eut le pied hors de la limousine, elle déclara qu'elle n'avait pas sommeil; et, s'éternisant dans la chambre de sa nièce, elle se mit à causer de choses et d'autres. On congédia les femmes de chambre. Assise sur le lit de Gilberte, Mme de Prase bavardait, avec une animation surprenante. La jeune fille attendait sans impatience que sa tante la laissât: mais, bien que la nuit s'avançât et que tout dormît dans l'hôtel, la vieille dame n'en finissait pas d'égrener des souvenirs et de raconter mille riens sans suite.
Gilberte commençait à trouver sa tante bien bizarre, lorsqu'on entendit, dans l'avenue, le ronronnement discret d'une automobile. Devant l'hôtel, trois coups de klaxon, brefs, retentirent. Et l'automobile s'éloigna, pour s'arrêter, semblait-il, à quelque distance.
La jeune fille, légèrement surprise, regarda Mme de Prase, qui, selon elle, devait partager son étonnement. Elle fut frappée de la voir tout à coup changer de figure, prendre un air solennel, gravement ému, se lever toute droite dans sa robe de soirée noire lamée d'argent, et lui dire, comme on annonce un malheur:
— Gilberte, mon enfant, pardonne-moi la peine que je vais te faire... Attends-toi à un gros chagrin, ma petite Gilberte...
— Tante! Tante! supplia la malheureuse, suffoquant. Qu'y a-t-il, mon Dieu?
Mme de Prase éteignit l'électricité.
— Oh! mon Dieu! mon Dieu! Tante! Que se passe-t-il?
Dans l'ombre, Mme de Prase ouvrit les rideaux de la fenêtre. La lune, à travers les persiennes, coula des rayures opalines. Gilberte, défaillante, le coeur battant en tumulte, sentit des bras l'envelopper avec tendresse.
— Ma chérie, ma chérie, il va falloir montrer beaucoup de courage... Celui que tu aimes est indigne de toi!
Un cri de révolte, un sanglot d'horreur lui répondit.
— Non, Gilberte. Il n'est pas celui que tu croyais.
— Expliquez-vous, tante... c'est affreux!
— Tu vas toi-même te rendre compte... Viens...
Désespérée, désemparée, parlant comme une suppliciée, elle demanda:
— Mais où? Pourquoi Qu'est-ce que cela veut dire?.»
— Tu vas le savoir bientôt, ma petite fille. Calme-toi, je t'en prie, si tu m'aimes un peu!
— J'ai entendu la grille se fermer... dit Gilberte. Qui est là?
Mme de Prase s'approcha de la fenêtre, et regarda à travers les persiennes.
— C'est Lionel qui rentre... Viens avec moi, Gilberte. Et, quoi qu'il arrive, ne dis rien, n'est-ce pas?
— Oh! mon Dieu! mon Dieu! répétait la jeune fille chancelante et qui frissonnait comme par un grand froid. Jean, mon Dieu! qu'a-t-il fait? Je l'ai bien trouvé un peu étrange, parfois, mais enfin... Oh! Jean... Jean...
Elles descendirent l'escalier, la tante soutenant la nièce et gardant un silence habile, mais cruel. Le clair de lune bleuissait de sa pâle lumière le vestibule. La porte du cabinet de travail était ouverte; au fond de la pièce, on apercevait la croisée, dont les persiennes n'avaient pas été closes ni les rideaux joints.
Dans le vestibule, la grande ombre de Lionel se découpait sur une nappe de clarté, devant le vitrage de la porte d'entrée. Tout le reste n'était que ténèbres.
Lionel tourna la tête et fit un signe:
— Venez.
Plus morte que vive, Gilberte suivait la main qui la guidait, pressant la sienne.
Un paravent se trouvait là, non par hasard. Lionel l'avança devant le vitrage, le moins qu'il fût nécessaire, et poussa Gilberte derrière cet abri, en face d'une ouverture qu'on y avait pratiquée et qui permettait de voir au travers.
Gilberte, comme dans un cauchemar funèbre, vit la cour baignée de lune, ses pavés neigeux de clarté, sa grille noire.
Mme de Prase tenait dans ses mains brûlantes les mains glacées de la pauvre enfant.
— Qu'est-ce que je vais voir, tantôt? Oh! Oooooh! Par pitié, dites...
— Chut! Gilberte! Ma chère, chère petite! Un peu de patience... Et surtout, pas de bruit!...
— Oh! Vous me torturez! Oooh!...
Le gémissement se prolongeait, si douloureux!
— Regarde! dit brusquement Mme de Prase.
Un silence de plomb s'abattit.
Une ombre humaine escaladait la grille...
Gilberte retenait son souffle. Lionel et sa mère s'étaient fondus dans l'obscurité et le silence.
L'ombre vivante enjambait le faîte de la grille... Un homme agile, précis, souple, franchissait la clôture. Il portait sur le dos une charge...
Ses pieds se posèrent sans bruit sur le sol... Et il se mit à longer le mur qui faisait de l'ombre, glissant tel qu'un personnage de rêve.
Gilberte sentit qu'on la tirait en arrière. Obéissante, elle recula. Le paravent la suivit sans qu'elle sût comment.
L'homme fut dans le vestibule avec une soudaineté incompréhensible. Ouvrir la porte vitrée, qu'il laissait entre-baîllée, n'avait été pour lui qu'un jeu. Et déjà il s'avançait. Sa stature svelte s'enlevait, encadrée par le rectangle clair. Les rayons de l'astre cernèrent son profil d'un trait d'argent...
Gilberte tressaillit. Une main puissante se plaça sur sa bouche. Elle comprit que Lionel la surveillait.
Avec un déclic métallique, une prunelle aveuglante s'alluma; l'homme, qui s'approchait, faisait jouer sa lampe électrique. Elle n'éclaira que des meubles, des murs, des portières, un paravent.
La gerbe lumineuse s'éteignit presque aussitôt, après avoir repéré la porte du cabinet de travail.
L'homme s'y engagea. Et Gilberte, cédant à la pression d'un bras viril, se remit en mouvement.
Dirigée, soutenue à droite et à gauche, presque portée, elle atteignit le seuil du cabinet. Le tapis étouffait les pas.
Cependant, une deuxième forme nocturne pénétrait dans le vestibule; Gilberte, épouvantée, reconnut l'épaisse corpulence et les longs bras de cet Aubry qui lui faisait horreur, et dont elle devina bientôt, derrière elle, la présence taciturne.
Mais on la poussait encore. Elle fut immobilisée dans l'embrasure de la porte.
Sous ces yeux, le cambrioleur s'enfonçait dans le cabinet de travail. Il se profila de nouveau, en ombre chinoise, sur l'écran de la fenêtre, avec la visière de sa casquette et sa chemise déboutonnée. Pour la seconde fois, Gilberte eut un spasme qui la violenta. Et la main, toujours proche, s'appliqua sur ses lèvres.
Le coffre-fort surgit soudainement. La petite lanterne le balayait d'un jour mobile; puis, posée à terre, elle le garda dans son rayonnement fixe.
L'ombre humaine, la chère ombre élégante, déposa sur le tapis, au pied du coffre, une trousse. Des outils brillèrent. Deux tubes, avec des tuyaux, furent maniés. Le cambrioleur Jean Mareuil, le perceur de coffres-forts Jean Mcreuil, apprêtait son arsenal. Sa figure sortit des ténèbres. Il n'y avait rien de plus abominable que de la reconnaître crispée dans un affreux rictus, animée de ce regard de brute impitoyable...
Ses doigts, atrocement experts, manipulaient des appareils de laboratoire. Une allumette craqua; la face penchée refléta sa lueur dansante. Un souffle, alors, fit irruption dans le silence, et la flamme du chalumeau darda son jet violent, aux nuances chimiques. Jean Mareuil la régla sans hâte, comme fait le bon ouvrier, dans une honnête usine...
Et Gilberte voyait cela!
Sa souffrance était de celles dont on ne guérit pas. Eperdue, martyrisée, assistant par alerte à la ruine de son bonheur, les yeux brûlés par le spectacle abject dont on les emplissait, elle atteignit la limite de sa résistance à la douleur. Elle ne pouvait plus supporter le supplice de cette scène indicible...
Prompte, la paume vigilante la bâillonna. Mais, arrachant de ses lèvres l'insupportable étreinte, Gilberte se dégagea, d'une convulsion.
Et son cri, son appel déchirant, son sanglot de souffrance et de désespoir s'élança d'elle comme le sang d'une blessure.
— Jean!...
D'un vif mouvement, le cambrioleur s'était retourné. Mais quelqu'un, dans le vestibule, répondit à l'appel:
— Présent!
Voix claironnante! Voix joyeuse! Voix de victoire! Voix de prodige! Voix bien-aimée! Voix qui fit sursauter les corps au milieu de l'ombre.
Or, tout resplendit comme par enchantement. Le cambrioleur lui-même avait donné la lumière dans le cabinet, et il regardait, comme les autres, celui qui venait de s'annoncer si merveilleusement: Jean Mareuil,— Jean Mareuil en habit de soirée, un oeillet blanc à la boutonnière, le visage en fête et l'amour aux yeux!
Il y eut alors un de ces instants cataleptiques, de silence et d'immobilité, où tout s'arrête, où le temps même paraît suspendu, où passe l'ange hallucinant de la stupeur. Le cinéma de la vie stoppa, l'espace de deux secondes, sur cette scène sensationnelle. Pendant deux secondes, les cerveaux bouleversés cessèrent de fonctionner.
Puis Gilberte, Mme de Prase, Lionel et Aubry reportèrent leurs regards sur le cambrioleur.
— Messieurs et dames..., dit-il en touchant sa casquette.
Il semblait être un Jean Mareuil déguisé et maquillé... Ces poches sous les yeux, ces stigmates menaçants n'étaient-ils pas tout simplement des traits de crayon.
Cependant, les quatre témoins de cet étrange vis-à-vis regardaient tour à tour les deux Jean Mareuil, et des différences se précisaient pour eux. L'incertitude s'évapora. Il n'y avait là qu'une ressemblance, rien de plus.
Gilberte était déjà dans les bras de son fiancé, la tête blottie sur le plastron blanc boutonné d'une perle, — quand Lionel, s'adressant à lui et désignant le rôdeur:
— Qui est cet homme? demanda-t-il avec colère.
— Bescard, Léon, surnommé Freddy-la-Couleuvre! répondit Jean Mareuil d'une voix nette et ironique. Freddy me ressemble comme un frère, surtout la nuit, surtout quand on ne nous voit pas l'un près de l'autre. Et voilà tout.
Il écarta doucement Gilberte, et s'avança dans le cabinet. Mais toute gaieté avait disparu de son visage, et il montrait une expression autoritaire qu'on ne lui connaissait pas.
Il dit:
— Eh bien, Freddy, qu'attends-tu pour ouvrir ce coffre? Nous t'avons interrompu. Continue, mon ami, continue!
Le chalumeau soufflait toujours, venteux, inépuisable, pointant sa flamme véhémente, avide d'attaque et de pénétration. Freddy, sans un mot, s'agenouilla et saisit l'appareil.
Mme de Prase, qui haletait, s'écria d'un ton altéré:
— Non! Monsieur... Arrêtez!
Elle se tenait là, vacillante, tourmentée.
— Alors, dit Jean Mareuil, donnez-moi la clef, — cette clef qui ne vous quitte jamais...
— A quoi bon, monsieur..? Nous vous avons menti, Lionel et moi. Ce coffre ne contient pas de titres au porteur... Je l'avoue. Ce sont des certificats nominatifs...
— Je le sais, pardieu! Vous êtes trop prudente pour qu'il en soit autrement!... Mais ouvrez tout de même le coffre, madame. Ouvrez-le vous-même, ce sera plus simple. Ce ne sont pas les valeurs qui m'intéressent.
— Je ne l'ouvrirai pas! déclara Mme de Prase en blêmissant et en mettant la main sur sa poitrine, où ce geste décela la présence de la clef. Il y a là-dedans des lettres... Des lettres dont je n'ai pas le droit de disposer, parce qu'elles ne m'appartiennent pas...
— Ah! Ah! Des lettres compromettantes, n'est-ce pas? Et... adressées à...
— A moi! fit Lionel rudement. Et je suppose que vous savez par qui ces lettres m'ont été adressées!
— Ouvrez le coffre, madame! dit Jean Mareuil.
— Non! refusa Mme de Prase. Et tout son corps vibrait de résolution. Elle reprenait peu à peu son sang-froid habituel.
— Freddy, le chalumeau!
Railleur et paraissant enchanté de tout ce qu'il entendait, Freddy passait une éponge sur le battant de coffre.
Lionel griffonna quelques mots sur un bout de papier, qu'il fit lire à Jean Mareuil, sans toutefois s'en dessaisir:
«Si peu compromettantes que soient ces lettres pour la mémoire de Mme Laval; je ne crois pas que Gilberte prendrait plaisir à les lire. Ma tante Laval ne voulait que me remettre dans le droit chemin. Mais le mystère dont elle enveloppait cette bonne oeuvre lui prête une équivoque qu'il ne tient qu'à moi d'accentuer. Laissez ce coffre et ces lettres. Sinon, Gilberte saura tout à l'heure que sa mère m'écrivait en secret et c'est justement ce que vous voulez éviter en vous emparant de ces lettres. Si vous les prenez, tant pis pour Gilberte! Je vous obligerai à les lui montrer, et je les commenterai à ma façon.»
Jean Mareuil, ayant lu ce message dont le signataire ne se déposséda point, réfléchit un instant, regarda - l'un après l'autre Lionel, sa mère, Gilberte, Aubry qui restait au second plan.
— Attends encore un peu Freddy! — commanda-t-il. Et s'adressant. à Mme de Prase: — Vous ouvrirez ce coffre, madame.
— Nous verrons bien!
— Vous l'ouvrirez. Et vous, monsieur, vous ne trahirez pas le secret des lettres. Cinq minutes, dix peut-être, me suffiront pour vous retourner tous les deux. Le temps de vous faire comprendre certaines choses dont vous ne semblez pas vous douter, ni l'un, ni l'autre, ni cet espèce de gros singe, là, qui se tient dans une réserve si discrète... Aubry, je crois? Bien.
«Ecoutez-moi donc. Il s'agit d'une affaire beaucoup plus importante que vous ne le pensez.
Jean Mareuil commença :
— C'est en causant avec mon ami, M. Feuillard, que l'idée m'est venue d'ajouter le mystère de Luvercy à ma collection de problèmes résolus. La mort de votre mère, Gilberte, me paraissait étrange, ténébreuse. Ma raison n'admettait que difficilement les circonstances de ce drame, telles du moins qu'on les connaissait. Il me parut tout improbable qu'une vipère se fût conduite de la sorte, sans l'intervention d'une volonté humaine. Comment cette volonté avait-elle agi sur le serpent? C'est la première question que je me posai.
«Vous dirai-je, Gilberte, avec quelle ardeur j'ai abordé ma tâche, quand je sus que ma réussite vous guérirait de vos frayeurs?... Jamais je ne mis tant de coeur à déchiffrer une énigme.
«Tout d'abord, je réfléchis. Mes premières déductions aboutirent à ceci que deux personnes, — deux seulement, — devaient être d'emblée mises hors de cause: vous, Gilberte, insoupçonnable par définition, qui, toute la nuit, étiez restée éveillée et enfermée dans le cabinet de toilette attenant à la chambre de votre mère, — et vous, madame de Prase, dont la présence dans ce même cabinet a été constamment contrôlée par Gilberte.
«Restaient donc soupçonnables: M. Guy Laval, M. Lionel de Prase, tous les domestiques et... l'inconnu.
«Autre chose s'imposa sur-le-champ à ma pensée. L'habitude que j'ai de débrouiller des énigmes me fait attacher beaucoup d'importance aux anomalies. La vipère n'avait plus qu'un crochet venimeux, particularité qui n'eût laissé aucun doute sur sa participation au crime, dans le cas où plusieurs serpents se fussent échappés et si l'effet foudroyant de son venin ne l'avait suffisamment désignée, comme étant la meurtrière de Mme Laval. Cet unique crochet me parut mériter plus d'attention et devoir être le point de départ de raisonnements plus fructueux.
«Alors m'apparut la nécessité d'enquêter, d'interroger les gens, de visiter les lieux.
«Fort bien. Mais je m'aperçus qu'on me surveillait.
«Il faut que vous le sachiez, Gilberte: votre tante et votre cousin, soucieux de votre bonheur futur, me faisaient suivre par monsieur. Oui, le concierge, là. Et M. de Prase lui-même ne dédaignait pas de m'épier.
«En temps ordinaire, cela m'eût été bien égal. Dans les conditions spéciales où je me trouvais, c'était gênant. J'avais toutes sortes de bons motifs pour désirer qu'on me laissât parfaitement libre de mes actes. L'indépendance et le secret m'étaient indispensables. Je sentais, au surplus, instinctivement, qu'il me fallait agir vite, et je ne tardai pas à comprendre que de ma rapidité dépendaient mon bonheur et la vie même de ma fiancée...
— Monsieur! s'écria Lionel, menaçant. Je ne vous, laisserai pas...
— Vous me laisserez parler tout mon soûl, monsieur. Faute de quoi...
Jean Mareuil, regardant Mme de Prase, montra le coffre-fort et le chalumeau.
— Laisse parler monsieur, — dit Mme de Prase, blanche, et crispée.
Mais, tout à coup, Jean Mareuil:
— Eh là! Eh! le sieur Aubry! Ne nous faussez pas compagnie!... Freddy, à toi!
D'un bond, Freddy-la-Couleuvre se précipita dans le vestibule, où Aubry, venait de disparaître, et revint sur l'heure, en poussant devant lui le piteux valet, tassé, le front bas.
— Quel est cet apache, à la fin? — dit Lionel, les poings serrés, hors de lui.
— J'allais vous le dire quand vous m'avez coupé la parole, répondit Jean Mareuil.
«C'est, je le répète, Freddy. Et j'ai songé à Freddy dès que la nécessité s'est imposée à moi de me débarrasser, de votre surveillance, intempestive.
«Freddy. Je l'avais rencontré par hasard, jadis, une nuit, dans une petite rue déserte du quartier des Ternes. Il m'avait demandé du feu, pour avoir mon portefeuille... L'idée me vint d'éclairer sa figure... Stupéfaction! Cette figure était la mienne! J'avais un sosie, dans le monde des rôdeurs!... Cette nuit-là, Freddy s'est esquivé, effaré lui-même de notre ressemblance, croyant à je ne sais quel piège de la police. Mais je l'ai retrouvé peu de temps après; j'y tenais. Que voulez-vous! il m'était désagréable de penser que mon visage pût devenir celui d'un criminel... Alors, je me suis occupé de Freddy. Je lui ai cherché une profession. Pas commode! C'est un indépendant, notre Freddy! Heureusement un trait de lumière me procura la solution cherchée.
«J'avais rapporté des Indes un peu de la science des charmeurs de serpents. Je l'enseignai à Freddy, qui devint alors Freddy-la-Couleuvre, et gagna sa vie honnêtement, à montrer des reptiles.
«Certes, il serait préférable qu'il travaillât davantage... N'est-ce pas Freddy?... Aujourd'hui, c'est Mlle Java, son élève, qui exhibé des couleuvres, pendant que son seigneur et maître goûte les joies du farniente... Qu'importe! Freddy n'est plus un voleur, c'est, le principal, et je veille à ce qu'il ne rechute pas, avec toute la sollicitude d'un bon génie!
«J'aime à croire que vous avez saisi? C'est sur lui que vous avez pris le change, croyant être sur la piste d'une seconde personnalité de Jean Mareuil! Depuis quelque temps, Freddy passe ses journées chez moi, confiné dans une chambre voisine de la mienne. Il n'en sort que le soir, quand je suis rentré, — pour y revenir à l'aube.
«Pas mal trouvé, qu'en dites-vous? Je savais bien que, dans votre joie d'avoir découvert un Jean Mareuil apache, vous ne le lâcheriez plus, et que vous cesseriez d'importuner de votre «filature» le vrai Jean Mareuil! Maintenant, j'étais tranquille! Je pouvais, à ma guise, fouiller le passé, aller ici et là, me livrer, à votre insu, à toutes les démarches, tous les interrogatoires, toutes les perquisitions du monde!
«C'est ce que je fis, après avoir averti le préfet de police de mes recherches, de leur but et des moyens que j'employais pour les mener à bien. Ne vous étonnez donc pas, monsieur de Prase, si ce fonctionnaire ne vous a pas détrompé sur mon compte et sur le compte de Freddy. Nous étions de mèche!
«Je suis assez content de ma petite mystification. Elle fut montée avec soin. Freddy changea de logement. Java, éperdument soumis et discrète, ne sut rien. M. Feuillard, mon grand ami, délégua chaque nuit l'un de ses clercs au Bar de la Coterie, pour observer Freddy et me rendre compte des étourderies qu'il pouvait commettre et qui eussent compromis notre machination. Bien me prit, d'ailleurs, d'avoir songé à cela; car, un matin, M. Feuillard me fit savoir, que Freddy, par inadvertance, avait laissé voir son tatouage, ce qui m'obligea sans délai à me faire peindre sur l'avant-bras cette couleuvre que je vous ai montrée l'autre jour, monsieur de Prase...
«Qui, je vous ai montrée, — volontairement, — parce que, sachant à qui j'avais affaire, sachant que vous connaissiez sur le bras de Freddy, la présence d'une image dont Gilberte se fût écartée avec frayeur, j'avais tout lieu de craindre de votre part une manoeuvre quelconque qui m'eût forcé à relever ma manche sous les yeux de ma fiancée. Ma manche relevée, qu'aurait dit Gilberte en voyant la couleuvre? Et, qu'auriez-vous dit, vous, en ne la voyant pas?...
A la faveur de cette tranquillité que vous me dispensiez si largement, je me mis donc à la besogne. J'étudiai le drame, dans les journaux de l'époque, dans la conversation des gens que je fis parler. Mille faits furent ainsi enregistrés par moi. Un, entre autres: Mme Laval avait été piquée a la main gauche. Et ce fait, que j'isole aujourd'hui, fut bientôt renforcé par une considération que j'en rapprochai. Quelle considération? Celle-ci: Mme Laval se servait de sa main gauche plus volontiers que de sa main droite. J'en eus la preuve un jour, un matin que, sous prétexte d'une promenade à cheval, j'arrivai chez vous, Gilberte, très en avance.
«On me laissa seul, dans le salon, comme je l'avais escompté, et là, j'eus tout le loisir d'examiner, dans l'album que vous savez, les photographies de cette femme exquise dont toute la vie me passionnait puisque je recherchais les causes de sa mort. Cela est remarquable, et vous le verrez vous-même en compulsant l'album: soit que Mme Laval tînt un éventail ou une ombrelle, soit qu'elle cueillît une fleur ou caressât un animal, c'est sa main gauche qu'elle employait de préférence, — cette main gauche où elle devait recevoir la piqûre mortelle de l'unique crochet de la vipère noire et blanche. J'avoue, du refile, en toute humilité, n'avoir dégagé ce rapprochement qu'après une méditation assez confuse, pendant laquelle j'avais conscience d'avoir découvert une chose importante, mais dont la portée m'échappait sur le moment.
«Peut-être aurais-je distingué plus vite l'intérêt de ces caractéristiques, si j'avais su, alors, que le lit de Mme Laval, — lit de milieu, — présentait son côté droit et non son côté gauche à la fenêtre par où la vipère s'était, disait-on introduite. Le serpent avait dû, par conséquent, contourner le lit, avant d'aller piquer, à gauche, sa victime. Ou alors, il fallait trouver une autre hypothèse, ne fût-ce qu'une position de la malade, tournée sur le flanc droit, au bord droit du lit et laissant sa main gauche pendre, ou, au contraire, se servant de cette main gauche pour saisir, pour essayer de saisir, dans le vide, ce qui bougeait; ce qui bruissait...
«Là-dessus, j'allai trouver Marie Lefebvre, l'ancienne bonne de Mme Laval, et son mari, l'ancien jardinier-portier de Luvercy.
«J'appris d'eux, monsieur de Prase, ce que vous savez concernant ces lettres que vous adressiez à Marie Lefebvre par la poste et qui portaient le timbre du bureau de Luvercy, depuis que, fraîchement recalé au baccalauréat, vous habitiez vous-même le château de Luvercy... Quoi? Me trompé-je? Ces lettres n'étaient-elles pas adressées à Marie Lefebvre?
Lionel, ayant regardé Gilberte, puis sa mère, puis Jean Mareuil, renonça à compléter cet exposé imparfait. Il reconnut:
— Oui, c'est vrai.
— Lefevre, en outre, ainsi que sa femme, m'ont certifié que la vipère, écrasée, avait été enterrée par un homme, la nuit même du drame, vers minuit, dans un petit bois du parc.
— Par exemple! s'exclama Gilberte. Si j'avais su!...
— Or, continua Jean Mareuil, j'ai moi-même vérifié que la vipère, aujourd'hui squelettique, est bien enfouie au pied d'un arbre, dans le petit bois. Car je suis allé à Luvercy, il y a trois jours, pour m'en assurer. Il m'a été facile, en me glissant de bosquet en bosquet, de parcourir les six hectares de cet enclos abandonné, après avoir escaladé le mur qui longe les fourres communaux. Et c'est ma connaissance des lieux qui m'a permis d'aller chercher de l'eau à la source de la grotte quand Gilberte s'est évanouie après s'être piquée à l'épine du rosier!
Lionel et Mme de Prase tressaillirent en même temps. Tout s'effondrait pour eux.
— Ce jour-là, je n'ai pas eu le loisir d'entrer dans le château. La nuit est plus propice à ce genre d'exploration. Mais ce qui s'est passé, avant-hier, durant votre visite en commun, (je dis «avant-hier» parce qu'il est trois heures du matin) m'a provoqué à précipiter le train des choses et à ne pas différer plus longtemps l'examen de la chambre de Mme Laval.
— Vous aviez pourtant, dit Mme de Prase avec mépris, l'air de vous en désintéresser totalement!
— Parbleu! C'était mon rôle! Comme c'était aussi mon rôle de faire croire à tout le monde que j'abandonnais tout espoir de percer le mystère!... Mais j'avais une autre raison pour affecter de craindre ce séjour de Luvercy... Admettons, pour le moment, monsieur de Prase, que je voulais seulement vous persuader de ma participation au crime du 19 août. Croyez-vous, en effet, que je ne soupçonnais pas vos soupçons? Vos questions insidieuses me les avaient assez révélés!
«Je souhaitais donc de hâter le dénouement, d'en arriver où nous sommes, où vous croyiez m'amener en provoquant Freddy à cambrioler cette maison, — manigance diabolique qui favorisait à merveille mes propres desseins!
«La nuit dernière, par conséquent, je me suis rendu pour la deuxième fois à Luvercy. Freddy avait reçu l'ordre de ne pas quitter l'hôtel; et j'ai pu en sortir aisément, en automobile, puisque M. de Prase avait cessé de monter la garde devant ma porte.
«Notez ceci, toutefois, pour ma vanité de détective amateur: ma conviction était faite; je n'en allais chercher que la confirmation matérielle.
«Eh bien! cette confirmation, je l'ai trouvée. Je l'ai trouvée dans la chambre de Mme Laval. Et ma besogne était terminée lorsque le brave Heurtebois m'a surpris.
«Surpris? Non. C'est exprès que j'ai renversé bruyamment une chaise et que j'ai troublé le sommeil de votre régisseur. Avant même. qu'il n'accourut, j'avais dérobé le tableau, — qui, entre parenthèses, n'est pas un Manet... Je l'ai, dérobé, car il fallait vous faire tomber dans le panneau d'un vol suggéré à Jean Mareuil par la vue de cette toile et commis par Jean Mareuil-Freddy.
«Pourquoi?
«Pour que tout se passât comme tout s'est passé. Pour que nous fussions cette nuit où nous sommes, devant ce coffre qui va s'ouvrir.
Lionel fut arrogant.
— Monsieur, nasilla-t-il, dans tout ce que vous venez de dire, je ne vois rien qui nous atteigne, ma mère et moi, — rien qui puisse modifier nos décisions. Du moment que ma mère (vous l'avez dit vous-même) ne peut être soupçonnée d'avoir guidé la vipère, je vous réponds que moi...
— Vous, monsieur de Prase? Je pourrais vous troubler en évoquant ici les nébuleux mystères de la conscience alternée, phénomène, auquel vous savez que je ne crois qu'à demi... Je pourrais vous faire observer que, pour trouver une bêche, à Luvercy, vous n'hésitez guère... Vais-je donc vous accuser d'avoir enterré la vipère ou de l'avoir «employée» dans une crise de somnambulisme que vous appellerez, si vous voulez, dédoublement de la personnalité?... Non, monsieur. Car, écoutez ceci:
«Personne n'a guidé la vipère. Aucun être humain n'a conduit ni même surveillé, de près ou de loin, l'oeuvre de mort accomplie sur la personne de Mme Laval, dans la nuit du 19 au 20 août. Et d'un.
«Et de deux: celui qui a enterré la vipère, c'est...»
Aubry se leva, livide, battant l'air de ses mains.
— Assez! Grâce! rauqua-t-il. Voilà dix minutes que vous me faites subir un supplice infernal. Je dirai tout!
— Vous venez de vous trahir, fit Jean Mareuil. Je n'avais que des présomptions contre vous. Maintenant, je n'ignore plus rien.
— Mais je ne suis pas coupable, monsieur! Vous devez le savoir! Pas coupable! Oh, non! Je dirai tout, tout, tout... C'était... Oui, c'était pour M. le comte... Je vais tout dire...
Gilberte, pâle dans sa robe rose, ses bras nus plus blancs que l'ivoire, s'était dressée. Lionel, interdit, creusait sa mémoire, défaillante, incertain qu'il était de son propre passé. Mme de Prase, les yeux agrandis dans son visage indéchiffrable, le regardait avec passion, comme si toutes ses forces d'amour animaient cette extase...
Elle s'avança vers lui, l'entoura d'une prise étroite, lui donna un baiser long et farouche. Puis, sans se hâter, elle s'approcha du coffre-fort, et se mit en devoir de l'ouvrir. Quand il fut ouvert (on aurait entendu voler une mouche), elle jeta sur le tapis quelques titres, pêle-mêle, plongea sa main dans le noir, par le vide qu'elle avait ainsi pratiqué, et, se tournant vers son fils:
— Lionel, c'était pour toi, mon grand! Pardon! Pardonnez-moi tous! Il n'y a qu'un coupable. Aubry n'a su la vérité que le lendemain... Un seul coupable: moi!
A peine avait-elle achevé, qu'on la vit s'abattre comme une masse. On se précipita. Des marbrures bleuâtres couvraient sa face, sa gorge à demi décolletée, ses mains inertes.
Jean Mareuil secoua la tête.
— Elle est morte, dit-il. Ceci ne pardonne pas. Et, prenant la main droite qui bleuissait encore, il mit en lumière, à la face interne du pouce, une goutte de sang, une seule goutte de sang, — qui perlait.
— Oh! s'épouvanta Gilberte. Comme maman! La vipère!
— Qu'est-ce que cela veut dire? supplia Lionel, hagard. Qu'y a-t-il dans ce coffre? Gilberte avait reculé jusqu'à la porte. Tous fixaient le trou d'ombre entre les piles de titres.
Quelle affreuse tête reptilienne allait sortir de là? Quelle mâchoire envenimée allait s'ouvrir sur un seul crochet? Quels anneaux noirs et blancs se dérouleraient de là comme coule une source empoisonnée? La vipère africaine n'était pas morte! Ou bien, c'est qu'il y en avait plusieurs... Là, dans ce repaire d'acier, elle survivait, en sa puissance terrible, que ce fût elle-même ou une autre, — une autre semblable et pareillement mutilée!
Freddy-la-CouIeuvre, si intrépide qu'il fût, s'était écarté.
Alors Jean Mareuil, malgré les supplications épouvantées de Gilberte, plongea, lui aussi, sa main dans le coffre.
Cependant Jean Mareuil, tandis qu'il tâtonnait, froidement dans l'ombre redoutable du coffre-fort, rassurait Gilberte. Approchez, lui disait-il. Approchez sans crainte. La vraie vipère est morte, maintenant.
Gilberte eut un regard instinctif vers le cadavre hideux sur lequel Aubry, sans s'émouvoir à propos du coffre, jetait pieusement un léger tapis. Mais les yeux de la jeune fille revinrent tout de suite à ce point de ténèbres d'où allait sortir, dans la main de son fiancé, le secret de la chambre close.
Jean Mareuil fouillait.
Une première fois, sa main ramena une fiole de verre jaune, minuscule, qu'il déposa sur le dessus du coffre. Le deuxième objet qu'il retira du mystère fut une petite poire électrique, fort simple, en bois laqué blanc. Il la tint délicatement par le petit bout, et dit à Gilberte:
— Que ceci vous rassure enfin. Voici une vipère que je ne pouvais vous apporter ni vivante, ni morte, comme je me l'étais juré...
— Quoi? fit-elle, déconcertée.
— Gilberte, reprit Jean Mareuil, tout à l'heure, en apercevant la piqûre qui a causé la mort de Mme de Prase, vous vous êtes écriée: «Comme maman! Or, cette exclamation, vous l'aviez déjà poussée l'autre jour, à Luvercy, lorsque vous vous êtes piquée vous-même, au pouce, — à la face interne du pouce. Donc, votre mère, elle aussi, avait été piquée à la face interne du pouce, — du pouce de cette main gauche, dont elle se servait de préférence.
«Cette révélation, cette acquisition imprévue fut pour moi comme une lampe éblouissante. Dès ce moment, je sus qu'aucune vipère ne s'était introduite dans la chambre de votre mère, mais que, le soir du 19 août, en quittant son chevet, après avoir assisté, tout le jour, la malade somnolente ou sommeillante, Mme de Prase laissait près d'elle, suspendue au fil électrique de la sonnette, non plus la poire inoffensive qui s'y trouvait encore le matin, mais une poire... oh! tout à fait semblable, extérieurement, mais qui n'établissait plus le contact et qui constituait une véritable vipère artificielle.
«Et cette certitude morale, j'en trouvai la confirmation la nuit qui suivit notre visite à Luvercy, en constatant, dans la chambre de Mme Laval, que la sonnette du lit était bien une poire, comme je l'avais pensé, et qu'elle avait été remontée hâtivement.
«C'est l'autre que voici.
«Approchez tous. Et regardez. Je démonte l'engin.
«Mais voyez d'abord ce petit trou, au centre du bouton. C'est l'orifice d'un canal qui le perce de bout en bout. Dans ce canal se cache une aiguille creuse, très pointue — aiguille de seringue à injections. Cette aiguille communique, comme vous le voyez, par sa partie inférieure, avec une petite poche de caoutchouc qu'on peut emplir de liquide, disons: de venin, disons: de poison. Quand on appuie sur le bouton, celui-ci s'enfonce, presse sur la poche, qui se vide avec force par l'aiguille, laquelle aiguille, étant fixe et non solidaire du bouton, ne s'est pas enfoncée avec lui et pénètre par conséquent dans le doigt de la victime, qui se fait à elle-même l'injection mortelle. Supposez que le poison soit foudroyant: elle meurt sans un cri en lâchant la fausse sonnette. Et, le matin, il n'y a plus qu'à rétablir la sonnette authentique à la place de la fausse, qui est vraiment une machine infernale.
«Mme de Prase savait que Mme Laval sonnait sa femme de chambre toutes les nuits... Elle savait que le venin de la vipère n'avait pas encore été analysé et qu'il tuait sur le coup, comme certains poisons qu'on peut toujours se procurer à prix d'or... La vipère ayant disparu, les possibilités d'analyser son venin disparaissaient avec cet unique spécimen d'une race d'ophidiens perdue au fond de l'Afrique... Mme de Prase aimait son fils... Mme de Prase voulait épouser son beau-frère Guy Laval...
On entendit un sanglot étouffé. Lionel, prostré, le front dans ses mains pâles, pleurait.
— Cette fiole contient un poison que nous enverrons demain au Laboratoire municipal, continua Jean Mareuil. Mais nous pourrions. tout de suite... — Freddy, va donc ouvrir à ces messieurs, je te prie.
Lionel leva la tête avec effarement. Jean Mareuil le rassura.
— Ce ne sont pas des policiers, dit-il. Des témoins, seulement, par précaution. J'ai pensé que la Justice ne devait prendre, en cette affaire, que la part minima.
— Merci, dit Lionel. Et vous, Gilberte, pardon! Pardonnez à ma pauvre maman... pour la vôtre!
— Pardonnez-lui pour vous aussi, Gilberte, réclama Jean Mareuil. Car il faut tout dire! Cette insistance de Mme de Prase à vous faire revenir à Luvercy, à vous faire passer une nuit à Luvercy, et même, par raffinement, à vous faire coucher dans la chambre de votre mère... Si vous aviez cédé...
— Mon Dieu! murmura Lionel.
— Mais c'est affreux, Jean! C'est affreux!
— ...Le lendemain, on vous trouvait morte, piquée soi-disant par la vipère de Luvercy, dont le cadavre n'avait pas été découvert, — la vipère à un seul crochet, qui aurait ainsi prouvé qu'elle vivait toujours!.... Et Mme de Prase héritait vos biens, et la reddition de ses comptes de tutelle cessait de l'embarrasser, et Jean Mareuil n'avait plus qu'à pleurer sa Gilberte!... Ah! ce Jean Mareuil, comprenez- vous qu'il ait usé de tous les moyens pour vous détourner de Luvercy! pour aggraver encore la phobie que vous en aviez! lui qui ne pouvait rien dire avant d'être sûr de son fait! Comprenez-vous quelle fut ma terreur, lorsque j'ai entendu votre cri, dans le parc, et que je vous ai vue tomber évanouie, piquée au doigt, près de ce rosier où je vous voyais seule à côté de votre tante!... Car c'était cela, son plan: vous supprimer, dans le cas où elle n'aurait pu m'amener, moi-Freddy, à cambrioler sous vos yeux! Et c'est pour cela qu'il fallait activer les choses, puisque Mme de Prase était elle-même talonnée par le temps! C'est pour cela que le tableau devait être volé sans retard! C'est pour cela... — mais voici ces messieurs...
Gilberte effondrée de douleur devant l'atroce vérité, s'abîmait dans les larmes. Lionel était comme frappé de la foudre. Aubry les regardait en-dessous, amèrement envieux de leur détresse, à cause de leur innocence.
Trois nouveaux venus, — un vieillard, un homme fait et un jeune garçon, — se tenait debout, en silence. Derrière eux: Freddy. Et Jean Mareuil aperçut, dans la porte, une silhouette de femme dont les cheveux en casque étaient piqués de scintillements: Java.
Freddy expliqua, la voix grasse:
— Alle a voulu venir. A m'avait suivi... C'est ces messieurs qui l'ont refaite, à la grille... Quand a m'a vu reprendre ma trousse, alle a eu les foies... S'imaginait que c'était pour de vrai!... — Attends-moi su' l'trottoir, dis donc; maintenant que t'as vu que j'travaille avec ces messieurs et dames, le reste c'est pas tes oignons.
Le préfet de police, M. Feuillard et son clerc Fourcade, le chapeau à la main, la physionomie fermée, examinaient discrètement choses et gens.
A la vue du préfet, une crainte balaya les traits de Lionel, fugitive comme le rayon d'une lampe inconnue. Mais Jean Mareuil:
— Rien d'officiel, dit-il. Trois amis. Trois témoins, encore une fois. Vous connaissez notre notaire, M. Fourcade, que voici, est l'un de ses collaborateurs — et le mien.
«Messieurs, tout s'est passé selon mes prévisions. La sonnette meurtrière se trouvait bien dans ce coffre, dont la clef était toujours sur la poitrine même de Mme de Prase, qui s'est fait justice...
Il montrait, à terre, la forme sinistre recouverte de son suaire improvisé. Et il reprit:
— Le sieur Aubry reconnaît les faits. N'est-ce pas Aubry?
Comprenant qu'il était sauf, le valet parla librement:
— Oui, monsieur. J'avais reçu de Mme la comtesse l'ordre de supprimer la vipère, de l'enlever de l'orangerie, de la tuer et de l'enfouir, après avoir fait une ouverture dans sa caisse, pour qu'on crût qu'elle s'était sauvée. Le lendemain, terrifié par la mort de Mme Laval, j'ai compris que j'avais été le complice d'un crime, et j'ai voulu savoir... Mme la comtesse a été forcée de m'avouer... C'est elle qui a confectionné l'appareil, en truquant une sonnette inutilisée qui se trouvait dans la réserve... Une aiguille de seringue à injection et la petite vessie d'un vaporisateur ont fait l'affaire. Mme la comtesse avait changé la sonnette pendant le sommeil de Mme Laval. Elle restait constamment près d'elle... C'est tout, messieurs... Je n'ai rien dit, à l'époque, parce que j'aimais bien Mme la comtesse, et que c'était pour M. le comte... J'ignorais que Mme la comtesse avait gardé cette maudite sonnette...
On se taisait. Jean Mareuil et Freddy, côte à côte, se ressemblaient. «L'homme du monde» et «l'apache» considéraient, de leurs yeux pareils et cependant si différents, cet étrange bonhomme simiesque, à la fois fidèle et pervers.
Mais Jean Mareuil, s'arrachant à ses pensées, revint au coffre, y prit une liasse de quelques lettres, et consulta de l'oeil Lionel de Prase.
Celui-ci lui dit:
— Vous pouvez les remettre à Gilberte. Elles ne témoignent que de l'infinie bonté dont sa mère m'a comblé. Elles ne contiennent que des leçons dont je n'ai pas profité...
— Alors, dit Jean Mareuil, reprenez-les. Car je suis sûr, maintenant; que vous en profiterez.
— J'en fait serment! prononça Lionel, dont la bouche tremblait.
Gilberte, sans rien dire, enleva, la clef du coffre, et la tendit à son fiancé, avec un faible sourire tout empreint d'amour, et de reconnaissance.
Mais lui:
— Non, Gilberte, non. Cette fois-ci, la clef que j'ai gagnée n'est pas de celles qu'une main peut soupeser. Elle existe, pourtant, mais dans l'ordre des choses impondérables, et invisibles. Elle existe, où je la tiens déjà... puisque je vous tiens sur mon coeur.
Il enveloppa dans ses bras forts la jeune fille émue...
— C'est la clef du bonheur, lui dit-il à l'oreille.
Roy Glashan's Library
Non sibi sed omnibus
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