Roy Glashan's Library
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— BARINIA, le jeune étranger est arrivé.
— Où l'as-tu mis?
— Oh! il est resté dans la loge.
— Je t'avais dit de le conduire dans le petit salon de Natacha: tu ne m'as donc pas compris, Ermolaï?
— Excusez-moi, barinia, mais le jeune étranger, lorsque j'ai voulu le fouiller, m'a envoyé un solide coup de pied dans le ventre.
— Lui as-tu dit que tout le monde était fouillé avant d'entrer dans la propriété, que c'était l'ordre, et que ma mère elle-même s'y soumettait?
— Je lui ai dit tout cela, barinia, et je lui ai parlé de la mère de Madame.
— Qu'est-ce qu'il t'a répondu?
— Qu'il n'était pas la mère de Madame. Il était comme enragé.
— Eh bien, fais-le entrer sans le fouiller.
— Le pristaff ne sera pas content.
— Je commande.
Ermolaï s'inclina et descendit dans le jardin. La barinia quitta la véranda où elle venait d'avoir cette conversation avec le vieil intendant du Général Trébassof, son mari, et rentra dans la salle à manger de sa datcha des îles où le joyeux Conseiller d'Empire Ivan Pétrovitch racontait aux convives amusés sa dernière farce de chez Cubat. Il y avait là bruyante compagnie et le moins gai n'était pas le Général qui allongeait sur un fauteuil une jambe dont il n'avait pas encore la libre disposition depuis l'avant-dernier attentat si fatal à son vieux cocher et à ses deux chevaux pie. La bonne farce du toujours aimable Ivan Pétrovitch (un remuant petit vieillard au crâne nu comme un oeuf) datait de la veille. Après s'être comme il disait «récuré la bouche» (car ces messieurs n'ignorent rien de notre belle langue française qu'ils parlent comme la leur, et dont ils usent volontiers entre eux pour n'être point compris des domestiques), après s'être récuré la bouche d'un grand verre de «mousseux, pétillant vin de France», il s'esclaffait:
— On a bien ri, Féodor Féodorovitch: on avait fait chanter les choeurs, à la Barque*, et puis, les bohémiennes parties avec leur musique, on était descendu sur la rive pour se dégourdir les jambes et se nettoyer le visage dans le frais petit jour, quand une sotnia de cosaques de la garde vint à passer. Je connaissais l'officier qui la commandait et je l'invitai à venir trinquer à la santé de l'Empereur chez Cubat. Cet officier est un homme, Féodor Féodorovitch, qui connaît bien les marques depuis sa plus tendre enfance et qui peut se vanter de n'avoir jamais avalé un verre de vin de Crimée. Au seul nom de champagne, il crie: «Vive l'Empereur!» Un vrai patriote. Il a accepté. Et nous voilà partis, gais comme des enfants au coeur léger qui se rappellent des histoires de l'école. Toute la sotnia suivait, puis toute la bande des soupeurs qui jouaient du mirliton et les isvotchiks par derrière, à la file: une vraie sainte procession! Devant Cubat, j'ai honte de laisser les compagnons officiers de mon ami à la porte. Je les invite. Ils acceptent naturellement.
* Un restaurant sur un bateau sur la rive de la Néva.
Mais les sous-officiers avaient soif. Je connais la discipline. Tu sais, Féodor Féodorovitch, que j'ai toujours été pour la discipline. Ce n'est pas parce qu'on est gai, un matin de printemps, qu'il faut oublier la discipline. J'ai fait boire les officiers en cabinet particulier et les sous-officiers dans la grande salle du restaurant. Quant aux soldats, qui avaient soif, eux aussi, je les ai fait boire dans la cour. Ainsi, ma parole, il n'y avait pas de fâcheux mélange. Mais voilà que les chevaux hennissaient.
C'étaient de braves chevaux, Féodor Féodorovitch, qui, eux aussi, voulaient boire à la santé de l'Empereur. J'étais bien embarrassé à cause de la discipline. La salle, la cour, tout était plein! Et je ne pouvais faire monter les chevaux en cabinet particulier! Tout de même, je leur fis porter du champagne dans des seaux et c'est alors qu'a eu lieu ce fâcheux mélange que je tenais tant à éviter; un grand mélange de bottes et de sabots de cheval qui était bien la chose la plus gaie que j'aie jamais vue de ma vie. Mais les chevaux étaient bien les plus joyeux et dansaient comme si on leur avait mis une torche sous le ventre et tous, ma parole, étaient prêts à casser la figure de leurs cavaliers, pour peu que les hommes ne fussent pas du même avis qu'eux sur la route à suivre. À la fenêtre du cabinet particulier, nous mourions de plaisir de voir une pareille salade de bottes et de sabots dansants. Mais les cavaliers ont ramené tous leurs chevaux à la caserne, avec de la patience, parce que les cavaliers de l'Empereur sont les premiers cavaliers du monde, Féodor Féodorovitch! Et nous avons bien ri! À votre santé, Matrena Pétrovna.
Ces dernières gracieuses paroles s'adressaient à la Générale Trébassof elle-même, qui haussait les épaules aux propos insolites du gai Conseiller d'Empire. Elle n'intervint dans la conversation que pour calmer le Général qui voulait faire «coller» toute la sotnia au cachot, hommes et chevaux. Et, pendant que les convives riaient de l'aventure, elle dit à son mari, de sa voix décidée de maîtresse femme:
— Féodor, tu ne vas pas attacher d'importance à ce que raconte notre vieux fou d'Ivan. C'est l'homme le plus imaginatif de la capitale, accompagné de champagne.
— Ivan!... tu n'as pas fait servir aux chevaux du champagne dans les seaux! Vieux vantard, protesta, jaloux, Athanase Georgevitch, l'avocat bien connu pour son solide coup de fourchette, et qui prétendait posséder les meilleures histoires à boire et qui regrettait de n'avoir pas inventé celle-là.
— Ma parole! et de première marque! J'avais gagné quatre mille roubles au cercle des marchands. Je suis sorti de cette petite fête avec cinquante kopecks.
Mais, à l'oreille de Matrena Pétrovna s'est penché Ermolaï, le fidèle intendant de campagne qui ne quitte jamais, même à la ville, son habit nankin beurre frais, sa ceinture de cuir noir et ses larges pantalons bleus et ses bottes brillantes comme des glaces (comme il sied à un intendant de campagne qui est reçu chez son maître, à la ville). La Générale se lève, après un léger coup de tête amical à sa belle-fille, Natacha, qui la suit des yeux jusqu'à la porte, indifférente en apparence aux propos tendres de l'officier d'ordonnance de son père, le soldat poète Boris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, sur leurs barricades.
Ermolaï a conduit sa maîtresse dans le grand salon et là il lui montre une porte qu'il a laissée entr'ouverte et qui donne sur le petit salon précédant la chambre de Natacha...
— Il est là! fait Ermolaï à voix basse.
Ermolaï, au besoin, aurait pu se taire, car la Générale eût été renseignée sur la présence d'un étranger dans le petit salon par l'attitude d'un individu au paletot marron, bordé de faux astrakan comme on voit à tous les paletots de la police russe (ce qui fait reconnaître les agents secrets à première vue). L'homme de la police était à quatre pattes dans le grand salon et regardait ce qui se passait dans le petit salon par l'étroit espace de lumière qui se présentait entre la porte entr'ouverte et le mur, près des gonds. De cette manière ou d'une autre, tout personnage qui voulait approcher du Général Trébassof était ainsi mis en observation, sans qu'il s'en doutât, après avoir été fouillé, tout d'abord, dans la loge (mesure qui ne datait que du dernier attentat).
La Générale frappa sur l'épaule de l'homme à genoux, avec cette main héroïque qui avait sauvé la vie de son mari et qui portait encore des traces de l'affreuse explosion (dernier attentat, où Matrena Pétrovna avait saisi à pleine main la boîte infernale destinée à faire sauter le Général).
L'individu se releva et, à pas feutrés, s'éloigna, gagna la véranda où il s'allongea sur un canapé, simulant immédiatement un pesant sommeil, mais surveillant en réalité les abords du jardin.
Et ce fut Matrena Pétrovna qui prit sa place à la fente de la porte et qui observa ce qui se passait dans le petit salon. Du reste, ceci n'était point exceptionnel. C'était elle qui avait le dernier coup d'oeil sur tout et sur tous. Elle rôdait, à toute heure du jour et de la nuit, autour du Général, comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître. Cela avait commencé à Moscou après la terrible répression, les massacres de révolutionnaires sous les murs de Presnia, quand les nihilistes survivants avaient laissé derrière eux une affiche condamnant à mort le Général Trébassof victorieux. Matréna Pétrovna ne vivait que pour le Général. Elle avait déclaré qu'elle ne lui survivrait point. Elle avait deux fois raison de le garder.
... mais elle n'avait plus confiance...
Il s'était passé chez elle des choses qui avaient dérouté sa garde, son flair, son amour... elle n'avait parlé de ces choses-là qu'au grand maître de la police, Koupriane, qui en avait parlé à l'Empereur...
Et voilà que l'Empereur lui envoyait, comme suprême ressource, ce jeune étranger... Joseph Rouletabille, reporter...
... mais c'était un gamin! Elle considérait, sans comprendre, cette bonne jeune tête ronde, aux yeux clairs et — dès le premier abord — extraordinairement naïfs, des yeux d'enfant (il est vrai que, dans le moment, le regard de Rouletabille ne semble point d'une profondeur de pensée surhumaine car, laissé en face de la table des zakouski dressée dans le petit salon, le jeune homme paraît uniquement occupé à dévorer, à la cuiller, ce qui reste de caviar dans les pots). Matrena remarquait la fraîcheur rose des joues, l'absence de duvet au menton, pas un poil de barbe... la chevelure rebelle avec des volutes sur le front... ah! le front... le front, par exemple, était curieux. Oui, c'était, ma foi, un curieux front, avec des bosses qui roulaient au-dessus de l'arcade sourcilière, profonde, pendant que la bouche s'occupait... s'occupait... on eût dit que Rouletabille n'avait pas mangé depuis huit jours.
Maintenant, il faisait disparaître une magnifique tranche de sterlet de la Volga, tout en contemplant avec sympathie une salade de concombres à la crème, quand Matrena Pétrovna parut.
Il voulut s'excuser tout de suite et parla la bouche pleine:
— Je vous demande pardon, Madame, mais le Tsar a oublié de m'inviter à déjeuner.
La Générale sourit et lui donna une solide poignée de main en le priant de s'asseoir:
— Vous avez vu Sa Majesté?
— J'en sors, Madame. C'est à la Générale Trébassof que j'ai l'honneur de parler?
— Elle-même. Et c'est à Monsieur?
— Joseph Rouletabille lui-même, Madame, je n'ajoute pas: pour vous servir, car je n'en sais rien encore. C'est ce que je disais, tout à l'heure, à Sa Majesté: vos histoires de nihilistes, moi, ça ne me regarde pas, n'est-ce pas?...
— Alors? interrogea la Générale, assez amusée du ton que prenait la conversation et de l'air un peu ahuri de Rouletabille.
— Alors, voilà! moi, j'suis reporter, s'pas? C'est ce que j'ai d'abord dit à mon directeur à Paris... j'ai pas à prendre parti dans des affaires de révolution qui ne regardent pas ma patrie. À quoi mon directeur m'a répondu: «il ne s'agit pas de prendre parti. Il s'agit d'aller en Russie faire une enquête sur la situation des partis. Vous commencerez par interviewer l'Empereur.» Je lui ai dit: «comme ça, ça va!» et j'ai pris le train.
— Et vous avez interviewé l'Empereur?
— Oui, ça n'a pas été difficile. Je comptais arriver directement à Pétersbourg, expliqua-t-il; mais, après Gatchina, le train s'arrêta et le grand Maréchal de la Cour vint à moi et me pria de le suivre. C'était rien flatteur! Vingt minutes plus tard, j'étais à Tsarskoïe-Selo, devant Sa Majesté...
Elle m'attendait; j'ai bien compris tout de suite que c'était évidemment pour une affaire qui n'était pas ordinaire...
— Et que vous a-t-elle dit, Sa Majesté?
— C'est un bien brave homme de Majesté. Il m'a rassuré tout de suite quand je lui eus fais part de mes scrupules. Il m'a dit qu'il ne s'agissait pas de faire de la politique, mais de sauver son plus fidèle serviteur, qui était sur le point d'être victime du plus étrange drame de famille qui se pût concevoir...
La Générale s'était levée, toute pâle.
— Ah! fit-elle, simplement...
Et Rouletabille, à qui rien n'échappait, vit sa main trembler sur le dossier de sa chaise.
Il continua, n'ayant point l'air de prendre garde à l'émotion de la Générale:
— Sa Majesté a ajouté textuellement: «c'est moi qui vous le demande, moi et la Générale Trébassof. Allez, Monsieur, elle vous attend!...»
Alors, Rouletabille se tut, attendant que la Générale parlât à son tour. Elle s'y décida, après une courte réflexion.
— Vous avez vu Koupriane? demanda-t-elle.
— Le grand maître de la police? Oui... le grand Maréchal m'avait réaccompagné à la gare de Tsarskoïe-Selo; le grand maître de la police m'attendait à celle de Pétersbourg. On n'est pas mieux reçu!
— Monsieur Rouletabille, fit Matrena qui s'efforçait visiblement de reconquérir tout son sang-froid, je ne suis pas de l'avis de Koupriane et... je ne suis pas (ici elle baissa la voix qui tremblait) de l'avis de Sa Majesté!... j'aime mieux vous avertir tout de suite... pour que vous n'ayez pas à regretter d'intervenir dans une affaire où il y a... des risques... des risques terribles à courir... non! il n'y a pas ici de drame de famille... la famille ici est toute petite, toute petite... le Général, sa fille, Natacha, qu'il a eue d'un premier mariage, et moi... il ne peut pas y avoir de drame de famille entre nous trois... il y a tout simplement mon mari, Monsieur, qui a fait son devoir de soldat en défendant le trône de Sa Majesté... mon mari que l'on veut m'assassiner... il n'y a pas autre chose... pas autre chose, mon cher petit hôte...
Et, pour cacher sa détresse, elle se prit à découper une belle tranche de veau aux carottes dans sa gelée.
— Vous n'avez pas mangé, vous avez faim, c'est abominable, mon cher petit Monsieur... voyez-vous, vous allez dîner avec nous et puis... vous nous direz adieu... oui... vous me laisserez toute seule... j'essaierai de le sauver toute seule... bien sûr... j'essaierai...
Et une larme coula dans le veau aux carottes.
Rouletabille, qui sentait que l'émotion de cette brave femme le gagnait, se raidissait pour n'en laisser rien paraître...
— Je pourrais tout de même bien vous aider un peu, fit-il... M. Koupriane m'a dit qu'il y avait un véritable mystère... c'est mon métier à moi de démêler les mystères...
— Je sais ce que pense Koupriane, dit-elle, en secouant la tête. Mais, si je devais penser un jour, moi, ce que pense Koupriane, j'aimerais mieux être morte!
Et la bonne Matrena Pétrovna leva vers Rouletabille ses beaux grands yeux tout brillants des larmes qu'elle retenait... et elle ajouta tout de suite:
— Mais mangez donc, mon cher petit hôte, mangez donc!... mon cher enfant, il faudra oublier tout ce que vous a dit Koupriane... quand vous serez retourné dans la belle France...
— Je vous le promets, Madame...
— C'est l'Empereur qui vous a fait faire ce grand voyage... moi, je ne voulais pas... il a donc bien confiance en vous? demanda-t-elle naïvement, en le fixant avec une grande attention à travers ses larmes.
— Madame, je vais vous dire. J'ai quelques bonnes affaires à mon actif, sur lesquelles on lui a fait des rapports, et puis on lui permet de lire quelquefois les journaux, à votre Empereur. Il avait entendu parler surtout (car on en a parlé dans le monde entier, Madame) du mystère de la chambre jaune et du parfum de la dame en noir ...
Ici, Rouletabille regarda en-dessous la Générale et conçut une grande mortification de ce que celle-ci exprimât, à ne s'y point tromper, sur sa bonne franche physionomie, l'ignorance absolue où elle était de ce mystère jaune et de ce parfum noir.
— Mon petit ami, dit-elle, d'une voix de plus en plus voilée, vous m'excuserez, mais il y a longtemps que je n'ai plus d'yeux pour lire...
Et les larmes, maintenant, le long du visage, coulaient... coulaient...
Rouletabille n'y tint plus. Il se rappela, d'un coup, tout ce que cette héroïque femme avait souffert dans ce combat atroce de chaque jour contre la mort qui rôde. Il prit en frémissant ses petites mains grasses aux doigts trop chargés de bagues:
— Madame! ne pleurez plus! On veut vous tuer votre mari. Eh bien, nous serons au moins deux à le défendre, je vous le jure!...
— Même contre les nihilistes?
— Eh! Madame, contre tout le monde!... j'ai mangé tout votre caviar: je suis votre hôte!... je suis votre ami!...
Disant cela, il était tout vibrant, tout sincère et si drôle que la Générale ne put s'empêcher de sourire au milieu de ses larmes. Elle le fit se rasseoir tout près d'elle.
— Le grand maître de la police m'a beaucoup parlé de vous. Et c'est venu tout d'un coup, par hasard, après le dernier attentat et une chose mystérieuse que je vous dirai. Il s'est écrié: «Ah! il nous faudrait un Rouletabille pour débrouiller cela!...» le lendemain, il revenait ici. Il était allé à la Cour. Là-bas, on s'était, paraît-il, beaucoup occupé de vous. L'Empereur désirait vous connaître... voilà comment les choses se sont faites par l'entremise de l'Ambassade, à Paris...
— Oui, oui... et naturellement, tout le monde l'a su... c'est gai!... les nihilistes m'ont averti aussitôt que je n'arriverais pas en Russie vivant. C'est, du reste, ce qui m'a décidé à y venir. Je suis d'un naturel très contrariant.
— Et comment s'est passé le voyage?
— Mais, pas mal... merci!... j'ai déniché tout de suite, dans le train, le jeune slave qui était chargé de ma mort et je me suis entendu avec lui... c'est un charmant garçon: ça s'est très bien arrangé.
Rouletabille mangeait maintenant des plats étranges auxquels il lui eût été difficile de donner un nom. Matrena Pétrovna lui posa sa grasse petite main sur le bras:
— Vous parlez sérieusement?
— Très sérieusement.
— Un petit verre de vodka?
— Jamais d'alcool.
La Générale vida le petit verre d'un trait:
— Et comment l'avez-vous découvert? Comment avez-vous su?
— D'abord, il avait des lunettes. Tous les nihilistes ont des lunettes en voyage. Et puis, j'ai eu un bon truc. Une minute avant le départ de Paris j'ai fait monter un de mes amis dans le couloir du sleeping, un reporter qui fait tout ce que je veux, sans demander d'explications jamais, le père La Candeur. Je lui ai dit: «père La Candeur, tu vas crier, tout à coup, très fort: "Tiens! voilà Rouletabille!" La Candeur cria donc: "Tiens, voilà Rouletabille!" Et aussitôt tous ceux qui étaient dans le couloir se retournèrent et tous ceux qui étaient déjà dans les compartiments en sortirent, excepté l'homme aux lunettes. J'étais fixé.
La Générale regarda Rouletabille, qui était maintenant rouge comme une crête de coq et assez embarrassé de sa fatuité.
— Ça mérite peut-être des gifles, ce que je dis là, Madame; mais, du moment que l'Empereur de toutes les Russies avait le désir de me connaître, je ne pouvais pas admettre qu'un quelconque monsieur à lunettes n'eût point la curiosité de voir comment j'avais le nez fait. Ça n'était pas naturel. Aussitôt le train en marche, je suis allé m'asseoir auprès de ce monsieur et je lui ai fait part de ces réflexions. J'étais tombé juste. Le voyageur enleva ses lunettes et, me fixant bien dans les yeux, m'avoua qu'il était heureux d'avoir avec moi une petite conversation avant qu'il ne me fût rien arrivé de fâcheux. Une demi-heure plus tard, l'entente cordiale était signée. Je lui avais fait comprendre que j'allais là-bas pour faire mon métier de reporter et qu'il serait toujours temps de se fâcher si je n'étais pas sage. À la frontière allemande, il me laissa continuer ma route et retourna tranquillement à sa nitroglycérine.
— Vous voilà «visé», vous aussi, mon pauvre enfant!...
— Oh! ils ne nous ont pas encore!...
Matrena Pétrovna toussa. Ce «nous» venait de lui chavirer le coeur. Avec quelle tranquillité cet enfant, qu'elle ne connaissait pas une heure auparavant, se proposait de partager les dangers d'une situation qui excitait Généralement la pitié, mais dont les plus braves s'écartaient avec autant de prudence que d'effroi.
— Ah! mon petit ami... un peu de ce magnifique boeuf fumé de Hambourg? Vous m'en direz des nouvelles, arrosé d'anisette...
Mais le jeune homme faisait déjà mousser dans son verre le blond pivô frais:
— Là, fit-il. Maintenant, Madame, je vous écoute. Racontez-moi d'abord le premier attentat.
— Maintenant, dit Matrena, nous allons aller dîner...
Rouletabille ouvrait les yeux.
— Mais, Madame, qu'est-ce que je viens donc de faire!
La Générale sourit. Tous ces étrangers étaient les mêmes. Parce qu'ils avaient mangé quelques hors-d'oeuvre, quelques zakouski, ils s'imaginaient que l'hôte allait les laisser tranquilles. Ils ne savaient pas manger.
— Nous allons passer dans la salle. Le Général vous attend. On est à table.
— À ce qu'il paraît que je suis censé le connaître?
— Oui, vous vous êtes déjà rencontrés à Paris. C'est tout naturel que, de passage à Pétersbourg, vous lui fassiez donc une visite. Vous le connaissez même très bien, assez pour qu'il vous offre la bonne hospitalité complète. Ah! écoutez! Ma belle-fille aussi!... oui, Natacha croit que son père vous connaît, ajouta-t-elle, en rougissant.
Elle poussa la porte du grand salon, qu'il fallait traverser pour aller à la salle à manger.
De l'endroit où il se trouvait, Rouletabille pouvait apercevoir tous les coins du grand salon, la véranda, le jardin et la loge d'entrée, près de la grille. Dans la véranda, l'homme au paletot marron bordé de faux astrakan semblait continuer son somme sur le canapé; dans un des coins du salon, un autre individu, silencieux et immobile comme une statue, mais habillé également d'un paletot marron et de faux astrakan, debout, les mains derrière le dos, semblait frappé de paralysie au spectacle d'une aquarelle toute flamboyante d'un coucher de soleil qui allumait comme une torche la flèche d'or des saints-Pierre-et-Paul.
Enfin, dans le jardin et devant la loge, trois autres pardessus marron erraient comme des âmes en peine autour des pelouses ou devant la porte d'entrée. Rouletabille retint d'un geste la Générale, rentra dans le petit salon et referma la porte.
— Police? demanda-t-il.
Matrena Pétrovna fit un signe de tête avec un mouvement de l'index qui fermait sa petite bouche naïve, comme on a coutume de faire, avec le doigt et la bouche, pour recommander le silence. Rouletabille sourit.
— Combien sont-ils?
— Dix, relevés toutes les six heures.
— Cela vous fait quarante inconnus chez vous, par jour.
— Pas inconnus, reprit-elle... police!...
— Et malgré cela, vous avez eu le coup du bouquet dans la chambre du Général?
— Non!... ils n'étaient que trois, alors... c'est depuis le coup du bouquet qu'ils sont dix.
— N'importe... c'est depuis ces dix-là que vous avez eu...
— Quoi? demanda-t-elle, anxieuse...
— Vous savez bien... le plancher ...
— Taisez-vous! ordonna-t-elle encore.
Et elle alla jeter un coup d'oeil à la porte, considérant avec attention le policier-statue devant son coucher de soleil... elle dit:
— Personne ne sait... pas même mon mari...
— C'est ce que m'a dit M. Koupriane... Alors, c'est lui qui vous a octroyé ces dix agents-là...
— Certainement!
— Eh bien, vous allez commencer par me mettre toute cette police à la porte...
Matrena Pétrovna lui prit la main, effarée.
— Vous n'y pensez donc pas?
— Si! il faut savoir d'où vient le coup! Vous avez ici quatre sortes de gens: la police, les domestiques, les amis, la famille. Éloignons d'abord la police. Qu'elle n'ait pas le droit de franchir votre seuil. Elle n'a pas su vous garantir. Vous n'avez rien à regretter. Et si, elle absente, aucun nouveau fait redoutable ne se produit, nous pourrons laisser à M. Koupriane le soin de continuer l'enquête, sans se déranger, chez lui...
— Mais vous ne connaissez pas l'admirable police de Koupriane. Ces braves gens ont fait preuve d'un dévouement...
— Madame, si j'étais en face d'un nihiliste, la première chose que je me demanderais serait celle-ci: est-il de la police? La première chose que je me demande en face d'un agent de votre police: n'est-il point nihiliste?...
— Mais ils ne voudront point partir!...
— L'un d'eux parle-t-il français?
— Oui, leur chef, celui qui est debout, là, dans le salon.
— Appelez-le, je vous prie.
La Générale s'avança dans le salon et fit un signe.
L'homme parut. Rouletabille lui tendit un papier que l'autre lut.
— Vous allez rassembler vos hommes et quitter la villa, ordonna Rouletabille. Vous vous rendrez à la police. Vous direz à M. Koupriane que ceci a été commandé par moi et que j'exige que tout le service de police de la villa soit suspendu... jusqu'à nouvel ordre.
L'homme s'inclina, parut ne pas comprendre, regarda la Générale et dit au jeune homme:
— À vos ordres!...
Il sortit.
— Attendez-moi une seconde ici, pria la Générale qui ne savait quelle contenance tenir, et dont l'inquiétude faisait réellement peine à voir.
Et elle disparut derrière l'homme au faux astrakan.
Quelques instants après, elle revenait. Elle paraissait encore plus agitée.
— Je vous demande pardon, murmura-t-elle, mais je ne pouvais les laisser partir ainsi. Ils en avaient, du reste, une très grosse peine. Ils m'ont demandé s'ils avaient démérité, s'ils avaient manqué à leur service. Je les ai calmés avec le natchaï.
— Oui, et dites-moi toute la vérité, Madame. Vous leur avez demandé de ne point trop s'éloigner, de rester aux alentours de la villa, de la surveiller d'aussi près que possible.
— C'est vrai, avoua la Générale, en rougissant. Mais ils sont partis quand même. Ils doivent vous obéir. Quel est donc ce papier que vous avez montré?...
Rouletabille sortit à nouveau son billet tout couvert de cachets, de signes, de lettres cabalistiques, auquel il ne comprenait goutte. La Générale traduisit, tout haut: «Ordre à tous les agents en surveillance à la villa Trébassof d'obéir absolument au porteur. Signé: Koupriane.»
— Possible! murmura Matrena Pétrovna, mais jamais Koupriane ne vous eût donné ce papier s'il avait pu imaginer que vous vous en serviriez pour chasser ses agents.
— Évidemment! je ne lui ai point demandé son avis, Madame, veuillez le croire... mais je le verrai demain et il me comprendra...
— En attendant, qui va le veiller? s'écria-t-elle.
Rouletabille lui prit encore les mains. Il la voyait souffrir, en proie à une angoisse presque maladive. Il avait pitié d'elle. Il eût voulu lui donner confiance, tout de suite.
— Nous! dit-il.
Elle vit ces bons yeux si clairs, si profonds, si intelligents, cette bonne petite tête solide, ce front de volonté, toute cette jeunesse ardente qui se donnait à elle, pour la rassurer.
Rouletabille attendait ce qu'elle allait dire.
Elle ne dit rien. Elle l'embrassa de tout son coeur.
DANS la salle à manger, c'est le tour de Thadée Tchichnikof, de raconter des histoires de chasse.
Ah! c'est tout à fait le plus gros marchand de bois de l'antique Lithuanie, qui possède des forêts immenses et un grand amour pour Féodor Féodorovitch, avec lequel il a joué tout enfant, et qu'il a sauvé de l'ours, qui se préparait à enlever le crâne de ce cher petit camarade comme on enlève un chapeau de dessus une tête, tout simplement. En ce temps-là, le père de Féodor était gouverneur de Courlande, s'il vous plaît, par la grâce de Dieu et du petit père. Thadée, qui avait treize ans tout juste, avait tué l'ours d'un bon coup d'épieu, et il était temps. Une grande amitié était née entre les familles à cause de ce coup d'épieu et, bien que Thadée ne fût ni noble, ni soldat, Féodor le considérait comme son frère et l'aimait comme tel. Maintenant, Thadée est tout à fait le plus gros marchand de bois des provinces occidentales, avec ses forêts à lui, et sa haute stature, et son visage gras, huileux, et son cou de taureau, et sa panse rebondie. Il a tout quitté — toutes ses affaires, toute sa famille — lors du dernier attentat, pour venir serrer dans ses bras son vieux cher Féodor. Ainsi a-t-il fait à chaque attentat, sans en oublier un seul. C'est un ami fidèle. Mais il est désolé qu'on ne sache plus chasser l'ours comme au temps de sa jeunesse. D'abord, est-ce qu'il y a encore des ours en Courlande, et des arbres? Est-ce qu'il y a encore des arbres — ce qu'on appelle des arbres? Car il les a connus, lui, les vieux illustres arbres contemporains des grands-ducs de Lithuanie, arbres géants qui projetaient leur ombre au loin, jusque sur les créneaux des villes. Où sont-ils?...
Thadée s'amuse, bien sûr, car c'est lui qui les a coupés, bien tranquillement, pour en faire de la fumée de locomotive. C'est le progrès. Ah! la chasse perd son caractère national, évidemment, avec les petits arbres qui n'ont pas le loisir de pousser... et c'est à peine si, dans ces jeunes forêts, on a le temps de tuer une paire de bécasses, en «tiaga», c'est-à-dire à l'affût. Or, à cet endroit de la divagation de Thadée, il y eut une grande complication de paroles parmi les convives, à cause qu'il y a la tiaga du matin et la tiaga du soir, et ces messieurs ne pouvaient s'entendre sur la préférence qu'il faut accorder à l'une ou à l'autre.
Le champagne coulait à flots quand Rouletabille, poussé par Matrena Pétrovna, fit son entrée. Le Général, dont les regards, depuis quelques instants, retournaient assidûment à la porte, s'écria, comme il s'y était préparé:
— Ah! mon cher Rouletabille!... je vous attendais!... on m'avait dit que vous alliez venir à Pétersbourg!
Rouletabille alla lui serrer la main, comme à un ami que l'on retrouve, après une longue absence.
Et le reporter fut présenté comme un vrai jeune ami de Paris avec qui on s'est bien amusé, lors du dernier voyage à la ville lumière. Tous demandèrent des nouvelles de Paris comme d'une chère connaissance.
— Comment va Maxim? s'inquiéta l'excellent Athanase Georgevitch.
Thadée était allé une fois à Paris et en était revenu avec un souvenir enthousiaste pour les françaises. Il dit, voulant être tout de suite aimable, et appuyant sur chaque mot, et prononçant à la mode tudesque, car il était des provinces occidentales:
— Vos gogottes!... monsieur... Ah! vos gogottes!... on tirait tes femmes tu monte!
Matrena Pétrovna voulut le faire taire, mais l'autre faisait valoir son excuse et son droit d'apprécier le beau sexe en dehors de chez lui. Il avait une femme bouffie, sentimentale, pleurnicheuse et toujours fourrée chez le pope.
Il fallut que Rouletabille dît ce qu'il pensait de la Russie, mais il n'avait pas encore ouvert la bouche qu'on la lui fermait:
— Permettez!... permettez!... faisait Athanase Georgevitch. Vous autres, de la jeune génération, vous ne pouvez vous rendre compte... il faut avoir vécu longtemps, dans tous les pays, pour apprécier celui-ci à sa juste valeur... la Russie, mon jeune Monsieur, est encore pour vous lettre close...
— Évidemment! soupirait Rouletabille...
— Eh bien, à votre santé!... ce que je puis vous dire, pour le moment, sans trahir le secret de personne, c'est que c'est une bonne cliente pour ce qui est du champagne, eh! eh! continuait l'avocat avec un gros rire. Mais le plus fort buveur que j'aie rencontré était né sur les rives de la Seine, ma parole! Tu l'as connu, Féodor Féodorovitch?
«C'est ce pauvre Charles Dufour qui est mort, il y a deux ans, à la fête des officiers de la garde. Il avait parié, en fin de banquet, qu'il boirait un verre plein de champagne à la santé de chacun des convives. Ils étaient soixante, en le comptant. Il commença de faire le tour de la table, et l'affaire alla merveilleusement jusqu'au cinquante-huitième verre compris. Mais au cinquante-neuvième, il y eut un grand malheur: le champagne vint à manquer. Ce pauvre, ce charmant, cet excellent Charles, saisit alors le verre de vin doré qui se trouvait dans la coupe du cinquante-neuvième, souhaita longue vie à cet excellent cinquante-neuvième, lui vida son verre, d'un coup, prit le temps de murmurer: "Tokay 1807!" et tomba raide mort. Ah! celui-là aussi connaissait bien les marques, ma parole! Et il le prouva jusqu'à son dernier soupir. Paix à sa mémoire! On s'est demandé de quoi il était mort. Pour moi, il est mort du fâcheux mélange, sans aucun doute. Il faut de la discipline en tout et pas de fâcheux mélanges. Un verre de champagne de plus et il trinquerait ce soir avec nous! À votre bonne santé, Matrena Pétrovna! Du champagne, Féodor Féodorovitch! Vive la France, Monsieur!...
«Natacha, mon enfant, tu devrais nous chanter quelque chose. Boris t'accompagnerait sur la guzla. Et ton père serait content.
Tous les regards se tournèrent vers Natacha qui s'était levée.
Rouletabille fut frappé de la beauté sereine de la jeune fille. Oui, ce fut tout d'abord la parfaite sérénité de ce visage qui l'étonna, le calme suprême, l'harmonie tranquille de ces nobles traits. Natacha pouvait avoir vingt ans. De lourds cheveux bruns encadraient son front de marbre et venaient s'enrouler aux oreilles qu'ils cachaient.
Son profil était très pur; sa bouche n'était point petite et découvrait, sous des lèvres un peu fortes et sanglantes, des dents de jeune louve. Elle était d'une taille moyenne. En marchant, elle avait la majesté aimable et frêle des vierges qui ne parviennent point à courber les fleurs sous leurs pas, chez les primitifs. Mais toute sa vraie grâce semblait s'être réfugiée dans ses yeux qui étaient d'un bleu sombre et profond. L'impression que l'on recevait en voyant Natacha était fort complexe. Et l'on n'eût pu dire en vérité si le calme dont elle se plaisait à parer le moindre geste de sa beauté était le résultat d'un effort de sa volonté ou de la plus réelle insouciance.
Elle s'en fut décrocher la guzla et la tendit à Boris qui en tira tout de suite quelques sons plaintifs.
— Que voulez-vous que je vous chante? demanda-t-elle, en s'appuyant au dossier du fauteuil où était étendu son père, et en portant à ses lèvres la main du Général qu'elle baisa filialement.
— Invente! dit le Général. Invente en français, à cause de notre hôte...
— Oui, pria Boris, improvisez comme l'autre soir...
Et déjà il faisait entendre sur son instrument une lente mélopée.
Natacha chanta en regardant son père: «Quand le moment sera venu de nous séparer, à la fin du jour, que l'ange du sommeil te couvre de ses ailes azurées... que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton coeur oppressé... que chaque moment de nos entretiens, ô père chéri! Laisse vibrer dans ton âme une douce et magique harmonie... et quand ta pensée aura fui vers d'autres mondes, que mon image s'incline sur tes paupières endormies...»
Natacha chanta en regardant son père.
Natacha avait une voix d'une grande douceur et son charme était pénétrant. Les paroles qu'elle modulait devaient avoir une signification précise pour l'assistance, car celle-ci manifestait une forte émotion et il y avait des larmes dans les yeux de tout le monde, excepté dans ceux de Michel Korsakof, le second officier d'ordonnance, qui parut à Rouletabille un homme au coeur solide et peu accessible aux doux sentiments:
— Féodor Féodorovitch, dit ce Michel, quand la voix de la jeune fille eut éteint son dernier soupir dans le gémissement de la guzla. Féodor Féodorovitch est un homme, un glorieux soldat qui peut dormir en paix, car il a bien travaillé pour la patrie et pour le Tsar!...
— Oui! oui! bien travaillé!... bien travaillé!...
Glorieux soldat! répétèrent Athanase Georgevitch et Ivan Pétrovitch... il peut dormir en paix!...
— Natacha a chanté comme un ange, émit la voix timide de Boris, le premier officier d'ordonnance.
— Comme un ange, Boris Nikolaïvitch!... mais pourquoi parle-t-elle de coeur oppressé? Je ne vois pas le Général Trébassof avec un coeur oppressé, moi!... ajouta avec force Michel Korsakof en vidant son verre.
— Nous non plus!... nous non plus! firent les autres...
— Une jeune fille peut tout de même souhaiter une bonne nuit à son père! déclara avec un certain bon sens Matrena Pétrovna. Natacha nous a tous émus, n'est-ce pas, Féodor Féodorovitch?
— Eh! j'ai pleuré! avoua le Général. Mais buvons un bon coup de champagne pour nous remettre. Nous allons passer pour des poules mouillées auprès de mon jeune ami.
— Ne croyez pas cela! dit Rouletabille. Mademoiselle m'a profondément touché, moi aussi. C'est une artiste, une grande artiste. Et un grand poète, ajouta-t-il.
— Il est de Paris! il s'y connaît! firent les autres.
Et l'on but.
Alors, ils parlèrent musique avec une grande connaissance des choses de l'opéra. Tantôt l'un, tantôt l'autre se mettait au piano et rappelait quelque motif que les convives accompagnaient d'abord à mi-voix et puis en donnant du son, de toute force. Et puis l'on buvait encore avec un parfait fracas de paroles et de gaieté. Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch se levèrent pour embrasser le Général sur la bouche. Rouletabille avait devant lui de grands enfants, qui s'amusaient avec une innocence incroyable et qui buvaient d'une façon plus incroyable encore. Matrena Pétrovna fumait sans s'arrêter des cigarettes de tabac blond, se levait à chaque instant, allait faire un petit tour inquiet dans les salles et, après avoir interrogé les domestiques, considérait longuement Rouletabille qui ne bougeait pas, lui, attentif aux paroles et aux gestes de chacun.
Enfin, en soupirant, elle s'asseyait auprès de Féodor en lui demandant des nouvelles de sa jambe.
Michel et Natacha, dans un coin, étaient en grande conversation, et Boris regardait de leur côté avec impatience, tout en grattant sa guzla. Mais ce qui frappait par-dessus tout le jeune esprit de Rouletabille, c'était assurément l'aspect peu farouche du Général. Il ne s'était pas représenté le terrible Trébassof avec cette bonne mine paternelle sympathique. Des journaux de Paris avaient donné de lui des portraits redoutables, plus ou moins authentiques, mais où l'art du photographe ou du graveur avait soigneusement souligné les rudes traits d'un boïard peu accessible à la pitié. Ces images, du reste, étaient en parfait accord avec l'idée que l'on était en droit de se faire de l'exécuteur des hautes oeuvres du gouvernement du Tsar, à Moscou, de l'homme qui, pendant huit jours — la «semaine rouge» — ,avait fait tant de cadavres d'étudiants et d'ouvriers, que les salles des facultés et les usines avaient vainement, depuis, ouvert leurs portes... Il eût fallu ressusciter les morts pour peupler ces déserts! Jours terribles de bataille où, de part et d'autre, on ne connaissait que le massacre et l'incendie, où Matrena Pétrovna et sa belle-fille Natacha (on avait raconté cela encore dans les journaux), étaient tombées à genoux devant le Général pour obtenir la grâce des derniers révolutionnaires réfugiés dans le quartier de Presnia — grâce qui, du reste, leur avait été refusée —.
— La guerre, c'est la guerre, leur avait répondu le Général avec une logique irréfutable. Comment voulez-vous que je fasse grâce à des gens qui ne se rendent pas?
Il fallait, en effet, accorder cette justice à ces jeunes gens des barricades, qu'ils ne s'étaient pas rendus, et cette autre justice à Trébassof, qu'il les avait proprement fusillés.
— Si j'avais écouté mon intérêt, avait expliqué le Général à un journaliste de Paris, j'aurais été, avec ces messieurs, doux comme un mouton, et, à l'heure actuelle, je ne serais pas condamné à mort. Après tout, je ne sais pas ce que l'on me reproche: j'ai servi mon maître comme un brave et loyal sujet, sans plus, et après la bataille, j'ai laissé à d'autres le soin d'aller traquer les enfants derrière les jupes de leurs mères. On parle de la répression de Moscou: parlez-nous donc, Monsieur le Parisien, de la Commune. Voilà une besogne que je n'aurais point faite, de massacrer dans des cours un peuple d'hommes, de femmes et d'enfants qui ne résiste plus. Je suis un rude et fidèle soldat de Sa Majesté, mais je ne suis pas un monstre et j'ai le sentiment de la famille, mon cher Monsieur. Dites-le à vos lecteurs, si ça peut leur faire plaisir, et ne me demandez plus rien, car j'aurais l'air de regretter d'être condamné à mort... et la mort, je m'en f...
Oui, ce qui stupéfiait Rouletabille, c'était cette bonne figure de condamné à mort, qui paraissait si tranquillement apprécier la vie. Quand le Général n'encourageait pas la gaieté de ses amis, il s'entretenait avec sa femme et sa fille, qui l'adoraient et qui ne cessaient de lui baiser les mains, et il paraissait parfaitement heureux. Avec son énorme moustache grisonnante, son teint haut en couleur, ses petits yeux rieurs et perçants, il paraissait le type accompli du papa gâteau.
Le reporter examinait ces types si différents et faisait ses observations en simulant une faim insatiable qui lui servit, du reste, à s'établir définitivement dans l'estime des hôtes de la datcha des îles. Mais, en réalité, il donnait tout à dévorer à un énorme chien boule-dogue qui, sous la table, lui faisait mille amitiés. Comme Trébassof avait prié ses amis de laisser son petit ami apaiser en paix sa boulimie, on ne s'occupait plus de lui. Enfin, la musique avait fini par distraire l'attention de tous et, à un certain moment, Matrena Pétrovna fut bien effrayée, en tournant la tête vers la place du jeune homme, de ne plus voir de Rouletabille. Où était-il passé?... Elle sortit, s'en fut dans la véranda, n'osa pas appeler, revint dans le grand salon, et trouva le reporter dans le moment qu'il sortait du petit salon.
— Où étiez-vous? demanda Matrena.
— Ce petit salon est tout à fait charmant et décoré avec un art exquis, complimenta Rouletabille. On dirait un boudoir.
— Il sert, en effet, de boudoir à ma belle-fille dont la chambre donne directement sur ce petit salon; vous voyez la porte ici... c'est tout à fait exceptionnellement qu'on y a dressé la table des zakouski; mais la véranda, depuis quelque temps, était devenue la pièce de la police.
— Votre chien, Madame, est de bonne garde? demanda Rouletabille, en caressant la bête qui l'avait suivi.
— Khor est fidèle et nous a toujours bien gardés, les autres années.
— Il se repose donc, maintenant?
— Vous l'avez dit, mon petit ami. C'est Koupriane qui le fait enfermer dans la loge pour qu'il n'aboie plus la nuit. Koupriane craignait certainement, si on le laissait en liberté, qu'il ne dévorât quelqu'un de ses policiers, ce qui pouvait fort bien arriver la nuit dans le jardin. Je voulus alors qu'il couchât dans la maison, ou devant la porte de son maître, ou même au pied du lit, mais Koupriane m'a répliqué: «Non, non, pas de chien!... Ne comptez pas sur le chien!... Il n'y a rien de plus dangereux que de compter sur le chien!» alors, on a enfermé Khor, la nuit, mais je n'ai pas compris Koupriane...
— M. Koupriane avait raison, fit le reporter. Les chiens ne sont bons que contre les étrangers.
— Oh! soupira la bonne dame, en détournant les yeux, Koupriane connaît bien son métier, il pense à tout... Venez, ajouta-t-elle rapidement, comme si elle eût voulu masquer son embarras... et ne sortez plus comme cela sans me prévenir... on vous réclame dans la salle...
— J'exige tout de suite que vous me parliez de cet attentat...
— Dans la salle, dans la salle!... c'est plus fort que moi, fit-elle, en baissant la voix, je ne puis pas laisser seul le Général sur le parquet!
Elle poussa Rouletabille dans la salle, où ces messieurs se racontaient d'étranges histoires de kouliganes qui les faisaient rire à grand bruit.
Natacha conversait toujours avec Michel Korsakof; Boris, qui ne les quittait pas des yeux, était d'une pâleur de cire au-dessus de sa guzla, qu'il raclait de temps à autre, inconsciemment. Matrena fit asseoir Rouletabille sur un coin du canapé, près d'elle, et, comptant sur ses doigts comme une excellente ménagère qui ne laisse rien perdre dans ses calculs domestiques:
— Il y a eu trois attentats, dit-elle... deux, d'abord, à Moscou. Le premier est arrivé bien simplement. Le Général savait qu'il était condamné à mort. On lui avait apporté, au palais, dans l'après-midi, les affiches révolutionnaires qui apprenaient la nouvelle à la population de la ville et des campagnes. Aussitôt, Féodor, qui s'apprêtait à sortir, renvoya son escorte. Et il commanda qu'on lui attelât le traîneau. Je lui demandai en tremblant quel était son dessein; il me répondit qu'il allait se faire traîner bien tranquillement dans tous les quartiers de la ville pour montrer aux Moscovites qu'on n'intimide pas facilement un gouverneur nommé, selon la loi, par le petit père, et qui a la conscience d'avoir fait tout son devoir. On approchait de quatre heures. On touchait à la fin de la journée d'hiver, qui avait été claire, transparente et très froide. Je m'enveloppai dans mes fourrures et montai dans le traîneau, à côté du Général, qui me dit: «c'est très bien, Matrena, cela fera un très bon effet sur ces imbéciles.» Et nous voilà partis. D'abord, nous descendons le long de la Naberjnaïa. Le traîneau filait comme le vent.
«Le Général donna un grand coup de poing dans le dos du koudchar, en lui criant: "Tout doucement, imbécile, on va croire que nous avons peur!..." et c'est presque au pas que, remontant derrière l'église de la protection et de l'intercession, nous arrivâmes sur la place rouge. Jusque-là, les rares passants nous avaient regardés et, après nous avoir reconnus, s'étaient empressés de s'enfuir. Sur la place rouge, il n'y avait personne qu'un groupe de femmes devant la vierge d'Ibérie.
«Ces femmes, aussitôt qu'elles nous eurent aperçus et qu'elles eurent reconnu l'équipage du gouverneur, se dispersèrent comme une bande de corneilles, en jetant des cris d'effroi. Féodor riait si fort que son rire, sous la voûte de la vierge, semblait faire trembler les pierres. J'en étais moi-même toute réconfortée, mon petit Monsieur. Notre promenade continuait sans incidents remarquables. La ville était presque déserte. On était encore trop sous le coup de la bataille des rues. Féodor disait: "Ah! ils font le vide devant moi; ils ne savent pourtant pas combien je les aime." Et, tout le long de la promenade, il me dit encore des choses charmantes et délicates.
«Enfin, nous parlions doucement sous les fourrures, dans le traîneau, quand on passa de la place Koudrinsky dans la rue Koudrinsky, exactement. Il était quatre heures juste et une légère buée commençait à courir au ras de la neige glacée; on n'apercevait plus les maisons que comme des grandes boîtes d'ombre, à droite et à gauche. On glissait sur la neige comme glisse un bateau sur le fleuve en temps de brouillard calme. Et, tout à coup, nous entendîmes des cris perçants et nous vîmes des ombres de soldats qui s'agitaient devant nous, avec des gestes grandis par le brouillard; leurs fouets courts paraissaient énormes et s'abattaient comme des bûches sur d'autres ombres. Le Général fit arrêter le traîneau et descendit pour voir de quoi il s'agissait. Je descendis avec lui. C'étaient des soldats du fameux régiment Semenowsky, qui emmenaient deux prisonniers, un jeune homme et un enfant. Le petit recevait des coups sur la nuque. Et il se roulait par terre et poussait des cris déchirants. Il pouvait bien avoir neuf ans, au plus.
«L'autre, le jeune homme, se tenait tout droit et marchait sans répondre, même par une plainte, aux coups de lanière qui venaient le fouetter. J'étais outrée. Je ne laissai point le temps à mon mari d'ouvrir la bouche et je dis au sous-officier qui commandait le détachement: "Tu n'as pas honte de battre ainsi un enfant et un chrétien qui ne peuvent se défendre!" Le Général me donna raison. Alors, le sous-officier nous apprit que le petit enfant venait de tuer un Lieutenant dans la rue, en déchargeant un revolver qu'il nous montra, qui était le plus gros que j'aie jamais vu, et qui devait, pour cet enfant, être lourd à soulever comme un petit canon. C'était incroyable.
«— Et l'autre, demanda le Général, qu'est-ce qu'il a fait?
«— C'est un étudiant dangereux, répondit le sous-officier, qui est venu se constituer lui-même prisonnier, parce qu'il l'avait promis à la propriétaire de la maison qu'il habite, pour lui éviter qu'on ne démolisse sa maison à coups de canon.
«— Mais c'est très bien, cela! Pourquoi le battez-vous?
«— Parce qu'on nous a dit que c'est un étudiant dangereux.
«— Ça n'est pas une raison, répondit sagement Féodor. Il sera fusillé s'il l'a mérité, et le petit enfant aussi, mais je vous défends de les battre. On vous a donné des fouets, non pas pour battre des prisonniers isolés, mais pour fouetter la foule qui n'obéit pas aux ordres du gouverneur. Dans ce cas-là, on vous crie: "Chargez!" Et vous savez ce que vous avez à faire. Vous m'avez compris? Termina Féodor d'une voix rude. Je suis le Général Trébassof, votre gouverneur.
«Ce que venait de dire là, Féodor, était tout à fait humain; eh bien, il en fut bien mal récompensé, bien mal, en vérité. Et l'étudiant était vraiment dangereux, car il n'eût pas plutôt entendu mon mari dire: "Je suis le Général Trébassof, votre gouverneur", qu'il s'écria: "Ah! c'est toi, Trébassof", et qu'il sortit un revolver d'on ne sait où, et le déchargea entièrement sur le Général, presque à bout portant. Mais le Général ne fut pas atteint, heureusement, ni moi non plus, qui étais à son côté et qui m'étais jetée sur le bras de l'étudiant pour le désarmer, et qui fus roulée aux pieds des soldats dans la bataille qu'ils livraient autour de l'étudiant, pendant que le revolver se déchargeait toujours. Il y eut, du coup, trois soldats tués. Vous comprenez que les autres étaient furieux. Ils me relevèrent avec des excuses et, tout de suite, se mirent à donner des coups de bottes et de cannes dans les reins de l'étudiant qui avait, lui aussi, roulé par terre, et le sous-officier lui cingla la figure d'un coup de fouet qui aurait pu lui cueillir les deux yeux.
«C'est là-dessus que Féodor donna un grand coup de poing sur la tête du sous-officier, en lui disant: "Tu n'as donc pas entendu ce que je t'ai dit?" Le soldat, assommé, tomba, et Féodor le coucha lui-même dans le traîneau avec les morts. Puis il se mit en tête des soldats et ramena le détachement à la caserne. Moi, je formais l'arrière-garde. Une heure après, nous revenions au palais. Il faisait tout à fait nuit et, presque sur le seuil du palais, nous avons été passés par les armes d'une petite troupe de révolutionnaires qui défilaient à toute allure dans deux traîneaux, qui disparurent dans la nuit et qu'on n'a pas pu rattraper. J'avais une balle dans ma toque. Le Général n'avait rien encore, mais nos fourrures étaient perdues à cause de tout le sang des soldats morts qu'on avait oublié d'éponger dans le traîneau.
«Voilà le premier attentat qui ne signifie pas grand'chose, affirma Matrena, car nous étions encore en pleine guerre... Ce n'est que quelques jours plus tard qu'on est entré dans l'assassinat...
À ce moment, Ermolaï entrait avec quatre bouteilles de champagne sous les bras, et Thadée tapait sur le piano comme un sourd.
— Allez, vite... Madame... le second attentat?... fit Rouletabille, qui prenait des notes hâtives sur sa manchette, tout en ne cessant de regarder les convives et d'écouter Matrena des deux oreilles...
— Le second a eu lieu encore à Moscou. Nous avions fait un joyeux dîner, car nous pensions bien que les beaux jours allaient revenir et que les bons citoyens auraient la paix de vivre, et Boris avait gratté de la guzla en chantant des chansons d'Orel pour me faire plaisir, car c'est un brave garçon sympathique. Natacha était passée on ne sait où.
«Le traîneau nous attendait devant la porte. Nous montons dedans. Presque aussitôt, un fracas épouvantable, et nous sommes jetés dans la neige, le Général et moi. Il ne restait plus trace du traîneau, ni du cocher; les deux chevaux étaient éventrés, deux magnifiques chevaux pie, mon cher petit Monsieur, auxquels le Général tenait beaucoup. Quant à Féodor, il avait des blessures profondes à la jambe droite; le mollet était presque en bouillie. Moi, l'épaule un peu arrachée, presque rien. La bombe avait dû être déposée sous le siège du malheureux cocher, dont on ne retrouva que le chapeau, au milieu d'une mare de sang. À la suite de cet attentat, le Général resta deux mois au lit.
C'est le deuxième mois que l'on arrêta deux dvornicks que j'avais surpris, une nuit, sur le palier du premier étage où ils n'avaient que faire, et je jurai bien, à la suite de cela, de faire venir pour nous servir, nos vieux domestiques d'Orel. Il fut établi que les dvornicks en question avaient des accointances avec des révolutionnaires; alors, on les a pendus. L'Empereur avait nommé un gouverneur provisoire et, le Général se trouvant beaucoup mieux, il fut décidé que nous quitterions la Russie momentanément, et que la convalescence s'achèverait dans le Midi de la France. Nous prîmes le train pour Pétersbourg, mais le voyage occasionna une forte fièvre à mon mari, et la blessure du mollet se rouvrit. Les médecins ordonnèrent un repos absolu et nous vînmes nous installer dans cette datcha des îles. Depuis notre arrivée, il ne s'est guère passé de jour où le Général n'ait reçu quelque lettre anonyme, lui assurant que rien ne pourra le soustraire à la vengeance des révolutionnaires.
«Il est brave et n'a fait qu'en sourire; mais moi, je savais bien que tant que nous serions en Russie, nous n'aurions pas une seconde de sécurité. Aussi, je veillais sur lui à toute minute, et ne le laissais approcher que de ses amis intimes et de sa famille. J'avais fait venir ma vieille Gniagnia qui m'a élevée, Ermolaï, et les dvornicks d'Orel. C'est sur ces entrefaites que, il y a deux mois, le troisième attentat survint. C'est certainement, de tous, celui qui m'a le plus épouvantée, car il commençait de déceler un mystère qui n'est pas encore, hélas! éclairci...
... Mais Athanase Georgevitch devait en avoir raconté une «bien bonne» car tous s'esclaffaient.
Féodor Féodorovitch s'amusait tellement qu'il en avait les larmes aux yeux. Rouletabille se disait, pendant que Matrena parlait:
— Je n'ai jamais vu des gens aussi gais, et cependant, ils n'ignorent point qu'ils courent parfaitement le risque de sauter tous, à l'instant même!...
Le Général, qui n'avait cessé d'observer Rouletabille, lequel observait tout le monde, lui dit:
— Eh! eh! Monsieur le journaliste, vous nous trouvez gais?
— Je vous trouve braves, dit Rouletabille, en baissant la voix.
— Pourquoi donc? fit en souriant Féodor Féodorovitch.
— Je vous demande pardon de songer à des choses que vous semblez avoir tout à fait oubliées...
Et il lui montra la jambe victime de l'avant-dernier attentat.
— C'est la guerre! c'est la guerre! fit l'autre... une jambe par-ci, un bras par-là!... Mais, vous voyez bien... on s'en tire tout de même... ils finiront bien par se lasser et me ficher la paix... à votre santé, mon ami...
— À votre santé, Général.
— Vous comprenez, continua Féodor Féodorovitch, il ne faut pas vous extasier: c'est notre métier à nous de défendre l'Empire au péril de notre vie. Et nous trouvons ça tout naturel. Seulement, il ne faut pas non plus crier à l'ogre. Des ogres, j'en ai connu dans l'autre camp, et qui parlaient d'amour tout le temps, qui ont été plus féroces que vous ne pourriez l'imaginer. Tenez! ce qu'ils ont fait de mon pauvre ami, le chef de la sûreté Boïchlikof, est-ce recommandable, en vérité? En voilà encore un qui était brave. Le soir, sa besogne finie, il quittait les bureaux de la préfecture et venait retrouver sa femme et ses enfants dans un appartement de la ruelle des loups. Croyez-vous que cet appartement n'était même pas gardé! Pas un soldat! Pas un gardavoï! Les autres ont eu beau jeu. Un soir, une vingtaine de révolutionnaires, après avoir chassé les dvornicks terrorisés, montèrent chez lui. Il soupait en famille. On frappe à la porte. Il va ouvrir. Il voit de quoi il retourne. Il veut parler. On ne lui en laisse pas le temps. Devant sa femme et ses enfants, fous d'épouvante et qui se jetaient aux genoux des révolutionnaires, on lui lit sa sentence de mort! En voilà une fin de dîner!...
En entendant ces mots, Rouletabille pâlit et ses yeux se dirigent vers la porte comme s'il redoutait de voir celle-ci s'ouvrir, livrant passage aux farouches nihilistes dont l'un, un papier à la main, se dispose à lire la sentence de mort à Féodor Féodorovitch. L'estomac de Rouletabille n'est pas encore fait à la digestion de pareilles histoires. Le jeune homme est bien près de regretter d'avoir pris cette terrible responsabilité d'éloigner, momentanément, la police... après ce que lui a confié Koupriane de ce qui se passait dans cette maison, il n'a pas hésité à risquer ce coup plein d'audace... mais tout de même, tout de même, ces histoires de nihilistes qui apparaissent à la fin d'un repas, la sentence de mort à la main...
Cela le retourne... lui chavire le coeur... ah! c'est un coup d'audace! C'est un coup d'audace d'avoir chassé la police!...
— Alors, demande-t-il, surmontant son émoi, et reprenant comme toujours confiance en lui-même... alors... qu'est-ce qu'ils ont fait, après cette lecture?
— Le chef de la sûreté savait qu'il n'avait aucune grâce à attendre. Il n'en demanda pas. Les révolutionnaires ordonnèrent à Boïchlikof de dire adieu à sa famille. Il releva sa femme, ses enfants, les embrassa, leur conseilla le courage et dit aux autres qu'il était prêt. On le fit descendre dans la rue. On le colla contre le mur. Une salve retentit. La femme et les enfants étaient à la fenêtre qui regardaient. Ils descendirent chercher le corps du malheureux troué de vingt-cinq balles.
— C'est exactement le nombre de blessures que l'on avait relevées sur le corps du petit Jacques Zlovikszky, fit entendre la voix calme de Natacha.
— Oh! toi, tu leur trouves toujours des excuses... bougonna le Général... le pauvre Boïchlikoff a fait son devoir comme j'ai fait le mien!...
— Toi, papa, tu as agi comme un soldat! Voilà ce que les révolutionnaires ne devraient pas oublier!... Mais ne crains rien pour nous, père, car s'ils te tuent, nous mourrons tous avec toi!...
— Et gaiement encore!... déclara Athanase Georgevitch. Ils peuvent venir ce soir. On est en forme!...
Sur quoi Athanase remplit les verres.
— Cependant, permettez-moi de dire, émit timidement le marchand de bois Thadée Tchichnikof, permettez-moi de dire que ce Boïchlikof a été bien imprudent.
— Dame, oui! gravement imprudent, approuva Rouletabille. Quand on a fait mettre vingt-cinq bonnes balles dans le corps d'un enfant, on doit précieusement se garder chez soi si on veut souper en paix...
Ce disant, il toussa, car il se trouvait passablement du toupet, après ce qu'il avait fait de la garde du Général, d'émettre de pareilles conclusions...
— Ah! s'écria avec vigueur Athanase Georgevitch, de sa plus belle voix du tribunal... ah!... ce n'était point de l'imprudence! C'était du mépris de la mort! Oui, c'est le mépris de la mort qui l'a tué. Comme le mépris de la mort nous conserve tous, en ce moment, en parfaite santé... à la vôtre, Mesdames, Messieurs!... connaissez-vous quelque chose de plus beau, de plus grand au monde que le mépris de la mort? Regardez Féodor Féodorovitch et répondez-moi! Superbe, ma parole! superbe!... à la vôtre!... Les révolutionnaires, qui ne sont pas tous de la police, seront de mon avis en ce qui concerne nos héros. Ils peuvent maudire les tchinownicks qui exécutent les ordres terribles venus d'en haut; mais ceux qui ne sont pas de la police (il y en a, je crois, quelques-uns), ceux-là reconnaîtront que des hommes comme le chef de la sûreté, notre défunt ami, sont braves.
— Certes! amplifia le Général. Désignés à tous les coups, il leur faut, pour se promener dans un salon, plus d'héroïsme qu'à un soldat sur le champ de bataille...
— J'ai approché quelques-uns de ces hommes-là, reprit Athanase qui s'exaltait. J'ai retrouvé partout chez eux la même imprudence, si vous voulez, comme dit le jeune Français. Quelques jours après l'assassinat du grand maître de la police de Moscou, qui fut tué dans son salon, à coups de revolver, je fus reçu par son successeur, à la place même où l'autre avait été assassiné. Il ne prit pas plus de précautions pour moi, qu'il ne connaissait pas, que pour les quelques gens de la classe moyenne qui venaient lui présenter leurs suppliques. C'était pourtant dans des conditions absolument identiques que son prédécesseur avait été abattu. Avant de le quitter je considérai le parquet où s'était traînée si récemment une agonie. On avait mis là un petit tapis, et sur ce tapis une table, et sur cette table il y avait un livre. Savez-vous lequel? Chaussettes pour dames, de Willy... et... et allez donc! À votre santé, Matrena Pétrovna! Nichevô!...
— Vous-mêmes, mes amis, déclara le Général, faites preuve d'un grand courage en venant partager avec moi les quelques heures qui me restent à vivre...
— Nichevô! Nichevô! C'est la guerre!...
— Oui, c'est la guerre!...
— Oh! il ne faut pas nous dorer sur tranche, Athanase! réclama Thadée, modestement, quel danger courons-nous ici? Nous sommes bien gardés!
— Nous sommes gardés par le doigt de Dieu, déclara Athanase, car la police... ne me donne pas confiance.
Michel Korsakof, qui était allé faire un tour dans le jardin, entra:
— Réjouissez-vous donc, Athanase Georgevitch, fit-il. Il n'y a plus de policiers à la villa.
— Où sont-ils? demanda, inquiet, le marchand de bois.
— Un ordre de Koupriane est venu les chercher! expliqua Matrena Pétrovna qui faisait de gros efforts pour paraître calme.
— Et ils ne sont pas remplacés? interrogea Michel.
— Non! c'est incompréhensible... Il a dû y avoir confusion dans les ordres donnés... ajouta Matrena en rougissant, car elle ne savait pas mentir, et c'était bien à contrecoeur qu'elle inventait cette fable sur l'ordre de Rouletabille.
— Eh bien, tant mieux!... conclut le Général... ça me fera plaisir de voir ma demeure débarrassée quelque temps de ces gens-là!...
Athanase fut naturellement de l'avis du Général; et, comme Thadée, Ivan Pétrovitch et les officiers s'offraient pour passer la nuit à la villa et remplacer la police absente, Féodor Féodorovitch surprit un geste de Rouletabille qui repoussait l'idée de cette garde nouvelle:
— Non! non! s'écria le Général, en prenant sa voix bourrue. Vous vous retirerez à l'heure ordinaire... je veux maintenant rentrer dans l'ordinaire des choses, ma parole!... vivre comme à l'ordinaire!... on verra bien!... on verra bien!... c'est une affaire arrangée entre Koupriane et moi!... Koupriane est moins sûr de ses hommes, après tout, que je ne le suis de mes domestiques... vous m'avez compris... je n'ai point besoin d'en dire plus long... vous irez vous coucher... et nous dormirons tous... c'est l'ordre! Du reste, il ne faut pas oublier que le poste des gardavoïs est à deux pas d'ici, au coin de la route et que nous n'avons qu'un signal à faire pour qu'ils accourent tous!... mais plus d'agents secrets, plus de police spéciale. Non! non! Bonsoir! allez-vous coucher.
Ils n'insistèrent pas! Quand Féodor avait dit: «c'est l'ordre», il n'y avait plus de place, même pour un mot de politesse... mais, avant de s'aller coucher, on s'en fut dans la véranda où les liqueurs étaient servies, toujours par le brave Ermolaï.
Matrena poussa jusque-là le fauteuil roulant du Général, qui répétait:
— Non, non! Plus de ces gens-là! plus de policiers! ça porte malheur!...
— Féodor! Féodor! soupira Matrena que l'inquiétude gagnait malgré tout, ils veillaient sur ta chère vie!
— Elle ne m'est chère qu'à cause de toi, Matrena Pétrovna...
— Et rien pour moi, papa?... fit Natacha.
— Oh! Natacha!...
Il leur embrassa les mains à toutes deux. C'était un touchant spectacle de famille.
De temps en temps, pendant qu'Ermolaï versait des liqueurs, Féodor tapait de la main sur l'appareil qui lui enveloppait la jambe...
— Ça va mieux, disait-il... ça va mieux!
Et puis une grande mélancolie se répandit sur son rude visage, et il regarda le soir descendre sur les îles, le soir doré de Saint-Pétersbourg.
On n'avait pas encore atteint tout à fait la période de ce qu'on appelle là-bas: les nuits blanches, nuits qui ne connaissent point de ténèbres; mais qu'elles étaient belles déjà ces nuits de clarté caressées, au golfe de Finlande, presque en même temps, par les derniers et les premiers rayons du soleil! De la véranda, on apercevait un des plus beaux coins des îles et l'heure était si douce que son charme se fit immédiatement sentir sur ces êtres dont certains, comme Thadée, étaient encore tout près de la nature. Ce fut lui, le premier, qui réclama de Natacha:
— Natacha! Natacha!... chante-nous ton soir des îles...
La voix de Natacha monte au-dessus de la paix des îles, sous le dôme léger et transparent de la nuit rose... et la guzla de Boris l'accompagne...
Natacha chante: «... voici la nuit des îles... au nord du monde... le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre ... nuits faites du baiser rose que l'aurore donne au crépuscule ... et l'air de la nuit est doux et frais, au-dessus du frisson du golfe, comme l'haleine des jeunes filles du nord du monde ... entre les deux horizons enflammés, plonge et resurgit aussitôt et roule le soleil, disque rebondissant des dieux du nord du monde ... dans cet instant, ami, où dans les ombres du soir rose, je suis seule à te voir... réponds!... réponds!... réponds d'un soupir moins timide au salut accoutumé du bonsoir!... le ciel presse de ses bras sans souillure le sein de la terre, au nord du monde!»
Ah! comme Boris Nikolaïovitch et Michel Korsakof la regardent chanter!... en vérité, on ne soupçonne jamais la tempête ou l'amour qui couve dans un coeur slave, sous une tunique de soldat... même quand un soldat joue bien sagement de la guzla, comme le correct Boris, ou qu'il allonge, d'un geste de ses doigts soignés et parfumés, sa moustache, comme Michel, l'indifférent.
Natacha ne chante plus et on l'écoute encore...
Les convives de la terrasse tendent encore vers elle une oreille charmée... et les petits bonshommes de porcelaine, assis sur les pelouses du jardin à la mode des îles, voudraient se soulever sur leurs courtes jambes pour mieux entendre glisser le soupir harmonieux de Natacha dans les nuits roses du nord du monde... pendant ce temps, Matrena Pétrovna erre dans la maison, de la cave au grenier, veillant sur l'époux comme une chienne de garde, prête à mordre, à se jeter au-devant du danger, à recevoir les coups, à mourir pour son maître... et cherchant partout Rouletabille qui a encore disparu...
ELLE vient de donner l'ordre aux dvornicks de veiller, armés jusqu'aux dents, toute la nuit, devant la grille, et elle traverse le jardin solitaire.
Sous la véranda, le schwitzar étend un matelas pour Ermolaï. Elle lui demande s'il n'a pas aperçu le jeune français. Où donc... où donc est passé Rouletabille? Le Général, qu'elle vient de monter elle-même, sur son dos, jusque dans sa chambre, sans le secours de personne, de personne au monde, et qu'elle vient de coucher sans l'aide de personne, de personne au monde, est inquiet, lui aussi, de cette singulière disparition. Est-ce qu'on leur a déjà soufflé «leur» Rouletabille? Les amis sont tous partis et les officiers d'ordonnance ont pris congé sans pouvoir lui dire où était passé ce gamin de journaliste. Mais on aurait tort de s'inquiéter de la disparition d'un journaliste, ont-ils affirmé. Ces sortes de gens — les journalistes — vont, viennent, arrivent quand on ne les attend pas et quittent la société — même la meilleure — sans prévenir personne. En France, c'est ce qu'on appelle «filer à l'anglaise». À ce qu'il paraît que c'est tout à fait poli. Enfin, ce petit est peut-être au télégraphe. Un journaliste doit compter, dans tous les instants de sa vie, avec le télégraphe. La pauvre Matrena Pétrovna promène dans le jardin solitaire son coeur bouleversé. Il y a, au premier, une lumière à la fenêtre du Général. Il y a des lumières, au ras de terre, qui proviennent des cuisines. Il y a une lumière au rez-de-chaussée, près du petit salon, à la fenêtre de la chambre de Natacha. Comme la nuit est lourde à supporter! Jamais l'ombre n'a tant pesé à la poitrine vaillante de Matrena. Quand Matrena respire, elle soulève tout le poids de la nuit. Elle a tout examiné... tout. Et on est bien enfermé. Tout à fait. Il n'y a plus, dans toute la maison, que les gens dont elle est absolument sûre, mais auxquels, tout de même, elle ne permet point de se promener au hasard, dans des endroits où ils n'ont que faire. Chacun à sa place. Cela vaut mieux. Elle voudrait que chacun reste à sa place, comme les petits bonshommes de porcelaine restent à leur place, sur les pelouses. Or, justement, voilà que, à ses pieds, une ombre de bonhomme de porcelaine remue, s'allonge, se dresse, à mi-corps, lui agrippe la jupe et lui parle avec la voix de Rouletabille... Ah! bien!
Or, justement, voilà que, à ses pieds, une ombre de bon-
homme de porcelaine remue, s'allonge, se dresse, à mi-corps.
— C'est Rouletabille!... lui-même, chère Madame, lui-même. Que fait votre Ermolaï dans la véranda? Renvoyez-le donc aux cuisines et que le schwitzar se couche! Les dvornicks suffiront à une garde normale, dehors. Vous, rentrez tout de suite, fermez la porte et ne vous occupez pas de moi, chère Madame!... Bonsoir!
Rouletabille a repris, dans l'ombre, parmi les autres petites figures de porcelaine, sa pose de bonhomme en porcelaine...
Matrena Pétrovna obéit, rentre chez elle, parle au schwitzar, qui regagne sa loge avec Ermolaï...
Et la maîtresse du logis ferme la porte extérieure.
Elle a fermé depuis longtemps la porte de l'escalier de l'office, qui permet aux domestiques de monter des sous-sols dans la villa. En bas, veillent, à tour de rôle chaque nuit, la Gniagnia dévouée et le fidèle Ermolaï.
Dans la villa bien close, il ne doit y avoir maintenant, au rez-de-chaussée, qu'elle, Matrena, et sa belle-fille, Natacha, qui se couche dans la chambre voisine du petit salon... et, en haut, au premier étage, le Général qui dort... ou qui doit dormir, s'il a pris sa potion... Matrena est restée dans l'obscurité du grand salon, sa petite lanterne sourde à la main... Ah! que de nuits passées ainsi, glissant de porte en porte, de chambre en chambre, veillant sur la veille des gens de police, n'osant presque jamais arrêter sa promenade sournoise pour s'abattre sur le matelas qu'elle a jeté au travers de la porte de la chambre de son mari... Est-ce qu'elle dort quelquefois?... Est-ce qu'elle-même pourrait le dire?... Qui donc pourrait le dire?... Un petit bout de somme par-ci... par-là... sur un coin de chaise ou tout debout, le long d'une muraille, où elle s'est appuyée pour veiller sur quelque chose qu'on ne sait pas... quelque chose qu'elle est peut-être seule à savoir...
Et, cette nuit, cette nuit où elle sent Rouletabille quelque part, autour d'elle... voilà, vraiment, qu'elle est moins inquiète... et pourtant les policiers ne sont plus là!... Aurait-il raison, ce petit?... Il est certain (elle ne saurait se le dissimuler) qu'elle est beaucoup plus tranquille... plus tranquille maintenant que les policiers ne sont plus là... elle ne passe pas son temps à rechercher leurs ombres, dans l'ombre... à tâter l'ombre... les fauteuils... les canapés... à secouer leur torpeur... à les appeler tout bas, par leur petit nom et le petit nom de leur père... à leur promettre le natchaï important s'ils veillent bien... à les compter, pour savoir où ils sont tous... et, tout à coup, à leur jeter en plein visage le jet de lumière de sa petite lanterne sourde pour être sûre, bien sûre, qu'elle a en face d'elle, un de la police... et non point un autre... un autre avec une petite boîte infernale sous le bras!...
Oui, il est tout à fait sûr qu'elle a moins de besogne, maintenant qu'elle n'a plus à surveiller la police ... et elle a moins peur!... de la reconnaissance lui vient pour le jeune reporter, à cause de cela!... Où est-il?... est-ce qu'il est toujours en porcelaine sur la pelouse du jardin? Elle s'approche des lames parallèles des volets de la véranda et regarde curieusement dans le jardin sombre. Où est-il?... est-ce lui, là-bas, ce tas de noir accroupi avec une pipe, qui ne fume pas, à la bouche?... Non, non. Celui-là, elle le connaît, c'est le nain qu'elle aime bien, c'est son petit domovoï-doukh, l'esprit familier de la maison, celui qui veille, avec elle, sur la vie du Général, et grâce auquel il n'est pas encore arrivé grand malheur à Féodor Féodorovitch, n'était la jambe en marmelade.
Ordinairement, dans son pays à elle (elle est du gouvernement d'Orel), on n'aime point voir apparaître le domovoï-doukh en chair et en os, car c'est toujours déplaisant de voir un farfadet en chair et en os. Étant petite, elle avait toujours peur de le voir apparaître, au détour d'une allée du jardin de son père. Elle se l'était toujours représenté pas plus haut que ça, assis sur ses bottes et fumant sa pipe. Or, étant mariée, elle l'avait tout à coup rencontré au coin d'une ruelle du gastini-dvor, le bazar de Moscou... il était tout à fait comme elle l'avait imaginé; elle l'avait acheté et elle l'avait porté et installé elle-même avec beaucoup de précautions, car il était en porcelaine fragile, dans le vestibule du palais. Et, en quittant Moscou, elle n'avait eu garde de l'y laisser. Elle l'avait emporté elle-même dans une caisse et l'avait installé elle-même sur la pelouse de la datcha des îles, pour qu'il continuât de veiller sur leur bonheur et sur la vie de son Féodor. Et pour qu'il ne s'ennuyât pas tout seul, à fumer éternellement sa pipe, elle l'avait entouré de toute une Cour de petits génies de porcelaine, à la mode des jardins des îles.
Seigneur! que ce jeune homme français lui avait fait peur, en se levant, tout à coup, comme cela, sans prévenir, sur la pelouse. Elle avait pu croire un instant que c'était le domovoï-doukh lui-même qui se levait pour se dégourdir les jambes. Heureusement qu'il lui avait parlé tout de suite, et qu'elle avait reconnu sa voix. Et puis son domovoï ne parle pas français, bien sûr. Ah!
Matrena Pétrovna respire librement maintenant. Il lui semble qu'il y a, à cette heure, deux petits génies familiers qui veillent sur la maison. Et cela vaut toutes les polices du monde! n'est-ce pas?... comme il est malin, ce petit, d'avoir éloigné tous ces gens! Puisqu'il faut savoir; il faut aussi que rien ne vous gêne pour apprendre ... et, maintenant, le mystère peut avoir lieu sans crainte d'être dérangé... Seulement, on le surveille... et on n'en a pas l'air... est-ce que Rouletabille, tout à l'heure, avait l'air de surveiller quelque chose?... non... certainement... il avait l'air, dans la nuit, d'un bonhomme en porcelaine... ni plus ni moins...
Et, cependant, il voyait tout... s'il y avait quelque chose à voir... et il entendait tout, s'il y avait quelque chose à entendre... On passait à côté de lui, sans se méfier... et les gens pouvaient causer entre eux, sans se douter qu'on les écoutait... et même causer avec eux-mêmes, se permettre des mines que l'on a quelquefois, quand on croit n'être pas observé... tous les invités étaient partis ainsi, en passant près de lui, en le frôlant... Oh! cher petit domovoï qui a été si ému des larmes de Matrena Pétrovna!...
La bonne grasse, sentimentale, héroïque dame voudrait bien entendre, comme tout à l'heure, sa voix rassurante...
— C'est moi!... me voici!... fait la voix du petit génie familier vivant... et Matrena Pétrovna est encore agrippée par sa jupe...
Ah! elle l'attendait! Cette fois, elle n'a pas eu peur. Et, cependant, elle le croyait dehors... mais cela, après tout, ne l'étonne pas outre mesure qu'il soit dans la maison. Il est si malin! Il sera monté derrière elle, dans l'ombre de ses jupes, à quatre pattes, et se sera glissé sans être aperçu de personne, pendant qu'elle parlait à son énorme majestueux schwitzar.
— Vous étiez donc là? fait-elle en prenant sa main qu'elle serre nerveusement entre les deux siennes.
— Oui, oui... je vous ai regardée tout fermer. C'est une besogne bien faite, vous n'avez rien oublié.
— Mais où étiez-vous, cher petit démon? Je suis allée dans tous les coins, mes mains ne vous ont pas rencontré...
— J'étais sous la table des hors-d'oeuvre, dans le petit salon.
— Ah! sous la table des zakouskis. J'avais pourtant défendu qu'on y mît cette longue nappe pendante qui m'oblige à donner, sans avoir l'air de rien, des coups de pied dedans pour être sûre qu'il n'y a personne derrière. C'est imprudent, imprudent, des nappes pareilles! Et, sous la table des zakouskis, avez-vous vu, entendu quelque chose?
— Madame, est-ce que vous croyez que l'on peut voir, entendre quelque chose dans la villa quand il ne s'y trouve que vous qui veillez, que le Général qui dort et que votre belle-fille qui se prépare au repos?
— Non! non! Je ne le crois pas!... je ne le crois pas!... sur le Christ!
Ainsi parlaient-ils tout bas, dans l'obscurité, assis tous deux sur un bout de canapé, et la main de Rouletabille dans les deux mains brûlantes de Matrena Pétrovna.
— Et, dans le jardin, reprit la Générale avec un soupir, avez-vous vu, entendu quelque chose?
— J'ai entendu l'officier Boris qui disait à l'officier Michel, en français: «Nous rentrons directement à la villa?» l'autre lui a répondu en russe d'une façon négative. Et ils ont eu une discussion en russe que je n'ai naturellement pas comprise; mais, aux mots rapides échangés, j'ai saisi qu'ils n'étaient pas d'accord et qu'ils ne s'aimaient pas.
— Non, ils ne s'aiment pas! Ils aiment tous deux Natacha.
— Et elle, qui aime-t-elle? Il faut me le dire...
— Elle prétend qu'elle aime Boris et je le crois, et cependant, elle a l'air très amie avec Michel, et c'est elle qui, souvent, le poursuit pour avoir dans les coins, avec lui, des conversations qui rendent Boris malade de jalousie. Elle a défendu à Boris de faire sa demande en mariage, sous prétexte qu'elle ne voulait point quitter son père, dans un temps où, chaque jour, chaque minute, la vie du Général était en danger.
— Et vous, Madame, aimez-vous votre belle-fille? demanda brutalement le reporter.
— Sincèrement, oui, répondit Matrena Pétrovna en retirant ses mains de celles de Rouletabille.
— Et elle, vous aime-t-elle?
— Je le crois, Monsieur, je le crois: sincèrement, oui, elle m'aime et il n'y a aucune raison pour qu'elle ne m'aime pas. Je crois, entendez-moi bien, car c'est la parole de mon coeur, que nous nous aimons tous dans la maison? Nos amis sont de vieux amis éprouvés. Boris est officier d'ordonnance de mon mari depuis très longtemps. Nous ne partageons point ses idées qui sont trop modernes, et il y a eu bien des discussions sur le devoir du soldat, au moment des massacres; je lui reproche même de s'être montré aussi femmelette que nous en se jetant aux pieds du Général, derrière Natacha et moi, quand il a fallu tuer tous ces pauvres moujiks de Presnia. Ce n'était point son rôle. Un soldat est un soldat. Mon mari l'a rudement relevé et lui a commandé, pour sa peine, de marcher en tête des troupes. C'était bien fait. De quoi s'occupait-il? Le Général avait déjà bien assez de lutter avec toute la révolution, avec sa conscience, avec la pitié naturelle qui est dans le coeur d'un brave homme, et avec les pleurs et insupportables gémissements, dans un moment pareil, de sa fille et de sa femme. Boris l'a compris, et il a obéi; mais, après la mort des pauvres étudiants, il s'est encore conduit comme une femme en faisant des vers sur les héros des barricades. Croyez-vous?... des vers que Natacha et lui apprenaient par coeur, en pleurant, quand ils ont été surpris par le Général. Il y a eu une scène terrible. C'était avant l'avant-dernier attentat; le Général avait alors l'usage de ses deux jambes. Il a frappé des deux pieds à en ébranler la maison!
— Madame, fit Rouletabille, à propos d'attentat, il faut me raconter le troisième.
Comme il parlait ainsi, en se rapprochant d'elle, Matrena Pétrovna lui jeta un «écoutez!» qui le fit se dresser dans la nuit, l'oreille au guet. Qu'avait-elle entendu? Lui, il n'entendait rien.
— Vous n'entendez pas, lui souffla-t-elle avec effort, un... un tic tac?... non!
— Rien, je n'entends rien!
— Vous savez, comme un tic tac d'horloge... écoutez!...
— Comment pouvez-vous entendre ce tic tac? J'ai remarqué qu'aucune pendule, aucune horloge ne marchait ici...
— Comprenez donc! c'est pour que nous puissions mieux entendre le tic tac ...
— Oui, oui, je comprends... je comprends... mais je n'entends rien!
— Moi, je crois l'entendre tout le temps, ce tic tac, depuis le dernier attentat... je l'ai gardé dans les oreilles, c'est affreux... se dire qu'il y a, quelque part, un mouvement d'horlogerie qui va déclencher la mort... et ne pas savoir où... ne pas savoir où!... Je suis bien contente que vous soyez là... pour me dire qu'il n'y a pas de tic tac... Quand j'avais les policiers, je les faisais tous écouter... tous... et je n'étais rassurée qu'en les entendant affirmer tous, qu'il n'y avait pas de tic tac... c'est terrible d'avoir ça dans l'oreille, tout à coup, au moment où je m'y attends le moins... tic tac!... tic tac!... c'est le sang qui me bat dans l'oreille, par instant, plus fort, comme s'il frappait sur un timbre... tenez! j'en ai des gouttes d'eau sur les mains... écoutez!...
— Ah! cette fois, on parle... on pleure, dit le jeune homme!
— Chut!... (et Rouletabille sentit la main crispée de Matrena Pétrovna sur son bras)... c'est le Général... c'est le Général qui rêve!...
Et elle l'entraîna dans la salle à manger, dans un coin d'où l'on n'entendait plus les gémissements...
Mais toutes les portes faisant communiquer salle à manger, salon et petit salon restaient ouvertes derrière eux, par les soins obscurs de Rouletabille...
Celui-ci attendait que Matrena, dont il entendait le souffle fort, se fût un peu remise... Au bout d'un instant, bavarde, et comme si elle eût voulu détourner l'attention de Rouletabille des bruits d'en haut, des soupirs d'en haut, elle reprit:
— Tenez! vous parliez des horloges... mon mari a une montre qui sonne, eh bien, j'ai arrêté sa montre... car, plus d'une fois, j'ai été épouvantée d'entendre le tic tac de sa montre dans son gilet... c'est Koupriane qui m'avait donné le conseil, un jour qu'il était ici et qu'il avait dressé l'oreille au bruit du balancier d'une pendule, d'arrêter toutes mes horloges et pendules, de façon à ce que l'on ne fût point trompé sur la nature du tic tac qui pouvait sortir d'une machine infernale déposée dans quelque coin. Il en parlait par expérience, mon cher petit Monsieur, et c'était par son ordre que toutes les horloges du ministère, sur la Naberjnaïa, avaient été arrêtées, toutes, mon cher petit ami. Les nihilistes, me disait-il, se servent souvent du mouvement d'horlogerie pour faire éclater leurs machines au moment qu'ils jugent opportun. On ne saurait imaginer toutes les inventions qu'ils ont, les brigands. C'est ainsi que Koupriane me conseilla encore de relever tous les tabliers des cheminées. C'est à cette précaution que l'on dut d'éviter un terrible accident au ministère qui se trouve près du pont-des-chantres, vous connaissez, petit domovoï?... On surprit ainsi une bombe, qui était en train de descendre dans la cheminée du cabinet du ministre. Les nihilistes l'avaient attachée à une corde et étaient montés sur les toits pour lui faire prendre ce chemin. L'un des nihilistes put être arrêté, envoyé à Schlusselbourg et pendu. Ici, vous avez pu voir que tous les tabliers des cheminées sont relevés.
— Madame, interrompit Rouletabille (Matrena Pétrovna ne savait pas qu'on ne détournait jamais l'attention de Rouletabille), Madame... on gémit encore là-haut...
— Eh! ceci n'est rien, mon petit ami... c'est le Général qui a des nuits difficiles... il ne peut dormir sans narcotique... et cela lui donne la fièvre... je vais donc vous dire comment le troisième attentat est arrivé. Et vous comprendrez, par la Vierge Marie, comment j'ai encore, parfois, dans les oreilles, des tic tac...
«Un soir que le Général commençait à reposer et que je me trouvais dans ma chambre, j'entends distinctement le tic tac d'un mouvement d'horlogerie. Toutes les horloges étaient arrêtées, comme me l'avait recommandé Koupriane, et j'avais envoyé la grosse montre de Féodor, sous un prétexte quelconque, chez l'horloger. Vous comprenez l'effet produit par le tic tac!... Affolée, je tourne la tête de tous côtés et me rends compte que le bruit vient de la chambre de mon mari. J'y cours. Il dormait toujours, lui! Le tic tac était là, mais où?... Je tournais sur moi-même comme une folle.
«La chambre était plongée dans une demi-obscurité et il m'était absolument impossible d'allumer une lampe parce qu'il me semblait que je n'en aurais pas le temps et que la machine infernale allait éclater dans la seconde. Je me jetai par terre et collai mon oreille sous le lit. Le bruit venait d'au-dessus, mais d'où?... Je bondis à la cheminée, espérant que, malgré mes ordres, on avait remonté la pendule. Non! ce n'était pas cela!... Enfin, il me semblait maintenant que le tic tac venait du lit lui-même, que la machine était dans le lit! Le Général alors se réveille et me crie: "Qu'y a-t-il, Matrena? Qu'est-ce que tu as? " et il se soulève sur sa couche, tandis que je lui crie: "Écoute! écoute le tic tac!... Tu n'entends pas le tic tac!..." et je me précipitai sur lui, et je le serrai dans mes bras pour l'emporter, mais j'étais trop tremblante, trop faible de peur, et je retombai sur le lit avec lui en hurlant comme une folle: "Au secours!" Il me repoussa et me dit rudement: "Écoute! écoute donc!" L'affreux tic tac était derrière nous, maintenant, sur la table... mais il n'y avait rien sur la table que la veilleuse, le verre contenant la potion et un vase d'argent où j'avais moi-même, le matin, mis une gerbe d'herbes et de fleurs sauvages que m'avait apportée Ermolaï à son retour d'Orel, des fleurs du pays... Tout à coup, je bondis sur la table, sur les fleurs... je tâtai les fleurs, les herbes, je sentis une résistance... le tic tac était dans le bouquet! Je pris le bouquet à pleines mains, j'ouvris la fenêtre et le jetai avec fureur dans le jardin... au moment même, la bombe éclata avec un bruit terrible, me faisant une assez grave blessure à la main. Véritablement, mon cher petit domovoï, ce jour-là, nous avons été tout près de la mort, mais Dieu et le petit père veillaient sur nous!...
Et Matrena Pétrovna fit le signe de la croix.
— Toutes les vitres de la maison furent brisées. En somme, nous en fûmes quittes pour l'épouvante et pour faire venir le vitrier, mon petit ami, mais j'ai bien cru que tout était fini.
— Et Mlle Natacha? demanda Rouletabille, elle a dû aussi avoir bien peur, car, enfin, toute la maison pouvait sauter.
— Évidemment! mais Natacha n'était pas là, cette nuit-là. C'était un samedi. Elle avait été invitée à la soirée du «Michel» par les parents de Boris Nikolaïovitch et elle avait couché chez eux, après souper à l'ours comme c'était entendu. Le lendemain, quand elle apprit le danger auquel le Général avait échappé, elle se prit à trembler de tous ses membres. Elle se jeta dans les bras de son père en pleurant, ce qui était bien compréhensible, et elle déclara qu'elle ne s'absenterait plus! Le Général lui raconta ce que j'avais fait; alors elle me pressa sur son coeur en me disant "qu'elle n'oublierait jamais une telle action et qu'elle m'aimait plus encore que si j'avais été vraiment sa mère"... c'est en vain que, les jours suivants, nous cherchâmes à comprendre comment la boîte infernale avait été placée dans le bouquet de fleurs sauvages. Seuls, les amis du Général que vous avez vus ce soir, Natacha et moi avions pénétré, au cours de la journée et vers le soir, dans la chambre du Général. Aucun domestique, aucune femme de chambre ne monte au premier. Dans la journée, aussi bien que pendant la nuit, tout le premier est consigné et j'avais les clefs. La porte de l'escalier de service qui ouvre au premier, directement sur la chambre du Général, cette porte est toujours fermée à clef et, intérieurement, au verrou. C'est Natacha et moi qui faisons les chambres. On ne saurait pousser les précautions plus loin... Trois agents de police veillaient sur nous, nuit et jour. La nuit du bouquet, deux avaient passé leurs temps de veille autour de la maison, et le troisième couché sur le canapé de la véranda. Enfin, nous retrouvâmes toutes les portes et fenêtres de la villa étroitement fermées. Dans ces conditions, vous devez juger si mon angoisse prit des proportions encore inconnues.
«Car à qui, désormais, se fier? Que et qui croire? Et sur qui et sur quoi veiller?... à partir de ce jour, aucune autre personne que Natacha et moi n'eut le droit de monter au premier étage. La chambre du Général fut interdite à ses amis. Du reste, le Général allait mieux et, bientôt, il eut la joie de les recevoir lui-même à sa table. Je descends le Général et je le remonte sur mon dos. Je ne veux l'aide de personne. Je suis assez forte pour cela. Je sens que je le porterais au bout du monde pour le sauver. Au lieu de trois agents, nous en eûmes dix: cinq dehors, cinq dedans. Le jour, cela allait bien, mais les nuits étaient épouvantables, car les ombres des policiers que je rencontrais me faisaient aussi peur que si je m'étais trouvée en face de nihilistes. Une nuit, j'ai failli en étrangler un de ma main. C'est à la suite de cet incident qu'il fut entendu avec Koupriane, que les agents qui veillaient la nuit, à l'intérieur, resteraient tous consignés dans la véranda après avoir, la veille au soir, passé un examen complet de toutes choses. Ils ne devaient sortir de la véranda que s'ils entendaient un bruit suspect ou si je les appelais à mon aide. Et c'est sur ces entrefaites que survint l'événement du plancher, qui nous a tant intrigués, Koupriane et moi.
— Pardon, Madame, interrompit Rouletabille, mais les agents, pendant leur examen de toutes choses, ne montaient pas au premier?
— Non, mon enfant, depuis le bouquet, il n'y a que moi et Natacha, je vous le répète, qui montons au premier...
— Eh bien, Madame, il faut m'y conduire tout de suite.
— Tout de suite?
— Oui, dans la chambre du Général.
— Mais il repose, mon enfant!... laissez-moi vous dire comment exactement est arrivée l'affaire du plancher, et vous en saurez aussi long que moi et que Koupriane.
— Dans la chambre du Général, tout de suite!
Elle lui prit les deux mains et les lui serra nerveusement.
— Petit ami! petit ami! on y entend parfois des choses qui sont le secret de la nuit! Vous me comprenez?...
— Dans la chambre du Général, tout de suite!...
Brusquement, elle se décida à l'y conduire, agitée, bouleversée par des idées et des sentiments qui la balançaient sans répit entre la plus folle inquiétude et la plus imprudente audace.
ROULETABILLE se laissait conduire par la Générale, à travers la nuit; mais ses pieds tâtonnants et ses mains en apparence malhabiles prenaient un contact sérieux avec les choses. L'ascension du premier étage se fit dans le plus profond silence. On n'entendait plus cette sorte de gémissement lugubre qui avait si fort impressionné le jeune homme tout à l'heure.
La tiédeur, le parfum d'une chambre de femme... et, là-bas, par delà deux portes ouvertes sur le cabinet de toilette faisant communiquer la chambre de la Générale avec celle de Féodor... la lueur d'une veilleuse éclairant la couche sur laquelle est étendu le corps du tyran de Moscou... Ah! il est effrayant à voir, cette nuit, avec ce jeu de clartés jaunes et d'ombres diffuses. Quelles arcades sourcilières profondes, quel masque de douleur et de menace, quelle mâchoire de sauvage venu des fonds de la Tartarie pour être le fléau de Dieu... et cette moustache épaisse, dure et flottante comme un crin de cheval. Ah! voilà une figure qui ne déparerait pas la galerie des boyards à Kazan et le petit Rouletabille ne s'est jamais autrement imaginé Ivan Le Terrible lui-même. Ainsi se présente, quand il dort, cet excellent Féodor Féodorovitch, le bon papa gâteau de la table de famille, l'ami de l'avocat célèbre pour son coup de fourchette, et du marchand de bois goguenard, aimable chasseur d'ours, les joyeux Thadée et Athanase; Féodor, l'époux fidèle de Matrena Pétrovna et le père adoré de Natacha, un brave homme qui a le malheur d'avoir de cruelles insomnies, et des rêves plus épouvantables encore.
Dans le moment, un souffle rauque soulève, en un rythme inégal, sa rude poitrine, et Rouletabille, penché au bord du cabinet de toilette, regarde... mais ce n'est plus le Général qu'il regarde: c'est quelque chose, là-bas, du côté du mur... du côté de la porte... et le voilà qui s'avance, si léger sur la pointe de ses bottines, que le parquet le laisse passer sans plainte... il n'y a de plainte, de plainte grandissante dans la chambre, que celle du souffle rauque soulevant la rude poitrine... Derrière Rouletabille, Matrena tend les bras comme si elle voulait le retenir, car elle ne sait, en vérité, où il va... Que fait-il?... Pourquoi se courbe-t-il ainsi le long de la porte et pourquoi pose-t-il le pouce sur le parquet, tout contre la porte?...
Il se relève... il revient... il repasse devant le lit où gronde maintenant, comme un soufflet de forge, la respiration du dormeur... Matrena reprend son Rouletabille par la main. Et déjà elle l'entraîne, vite... dans le cabinet de toilette, quand un gémissement les arrête:
— Elle est morte, la jeunesse de Moscou!
C'est le dormeur qui parle!... cette bouche, qui a donné des ordres si redoutables, gémit. Et cette lamentation est encore une menace. Dans le sommeil d'halluciné versé à cet homme par l'impuissant narcotique, les paroles que prononce Féodor Féodorovitch sont, de toute évidence, par elles-mêmes, des paroles de deuil et de pitié! Eh bien, ce grand diable de soldat, dont ni les balles ni les bombes ne peuvent venir à bout, a une façon de dire les choses qui les transforme tout à fait dans sa terrible bouche. On penserait à des accents de brutale victoire.
Matrena Pétrovna et Rouletabille ont penché leurs deux ombres, accrochées l'une à l'autre, à la porte ouverte sur la clarté jaune de la veilleuse et ils écoutent, avec effroi, ils écoutent... «Elle est morte, la jeunesse de Moscou!... On a balayé ses cadavres! Il n'y a plus que la ruine des choses... et le kremlin lui-même a fermé ses portes... pour ne pas voir... Elle est morte la jeunesse de Moscou!...» Le poing de Féodor Féodorovitch s'est levé de dessus sa couche... On dirait qu'il va frapper... qu'il va tuer encore... Et Rouletabille se tasse contre Matrena qui tremble, et il tremble, comme elle, devant cette vision formidable du tueur de la semaine rouge!...
La poitrine de Féodor a poussé un effrayant soupir et est redescendue sous le drap, et le poing est retombé, et la tête a roulé sur l'oreiller...
Silence... Repose-t-il enfin?... Non! non! il soupire, il râle à nouveau, il se retourne sur sa couche comme un damné dans la géhenne... et les mots écrits par sa fille lui brûlent les yeux qui, maintenant, sont grands ouverts... les mots écrits sur le mur... qu'il lit sur le mur... les mots couleur de sang: «Elle est morte, la jeunesse de Moscou! Ils étaient allés si jeunes dans les campagnes et dans les mines... et ils n'avaient pas trouvé un seul coin de la terre russe où il n'y eût des gémissements... Maintenant elle est morte la jeunesse de Moscou et on n'entend pas de gémissements, car ceux pour qui elle est morte n'osent même plus gémir!»...
Mais, quoi? la voix de Féodor ne menace plus... sa poitrine halète comme celle d'un enfant qui pleure. Et c'est vraiment avec des sanglots dans la gorge qu'il dit la dernière strophe, la strophe traduite par sa fille sur l'album, en lettres rouges: «la dernière barricade a vu se dresser la vierge de dix-huit hivers... la vierge de Moscou, fleur des neiges... qui donna ses lèvres à baiser aux ouvriers frappés des balles par les soldats du Tsar?... elle faisait l'admiration des soldats eux-mêmes qui la tuèrent en pleurant... quelle tuerie!... toutes les maisons se sont bouché les fenêtres d'une lourde paupière de planches, pour ne pas voir!... et le kremlin, lui-même, a fermé ses portes... pour ne pas voir!... la jeunesse de Moscou est morte!»
— Féodor! Féodor!
Elle l'avait pris dans ses bras, l'étreignait, le consolait, pendant qu'il râlait encore: «la jeunesse de Moscou est morte!» et qu'il paraissait chasser avec des gestes insensés tout un peuple de fantômes.
Elle l'écrasait sur sa poitrine, elle lui mettait les mains sur la bouche pour le faire taire; mais lui disait: «Les entends-tu?... les entends-tu?... qu'est-ce qu'ils disent?... Ils ne disent plus rien... Quel entassement de cadavres sous la bâche des traîneaux, Matrena!... Regarde les jambes glacées des pauvres filles qui dépassent, et qui sortent toutes droites, comme des bâtons, des jupes de pilou, Matrena! Regarde les jupes de pilou, raides comme des cloches, les pauvres jupes de pilou!...» Et puis ce fut tout un délire en russe, qui parut plus affreux encore à Rouletabille, parce qu'il ne le comprenait pas.
Et puis, soudain, Féodor se tut et repoussa assez durement Matrena Pétrovna.
— C'est cet abominable narcotique, fit-il avec un énorme soupir. Je n'en boirai plus. Je ne veux plus en boire.
D'une main, il montrait, sur la table derrière lui, le grand verre encore à demi plein du mélange soporifique, où il trempait ses lèvres chaque fois qu'il se réveillait... de l'autre, il essuyait son front en sueur. Matrena Pétrovna se tenait, tremblante, auprès de lui, tout à coup épouvantée à l'idée qu'il allait peut-être découvrir qu'il y avait là-bas, derrière la porte, quelqu'un qui avait vu et entendu le sommeil du Général Trébassof!
Ah! s'il devinait cela, son compte était bon! Elle pouvait faire ses prières... elle était morte!...
Mais Rouletabille n'avait garde de donner signe de vie. C'est tout juste s'il respirait encore. Quelle vision! Il comprenait maintenant l'émotion des amis du Général, quand Natacha lui avait chanté de sa voix si douce: «Bonne nuit! que tes yeux se reposent de tant de pleurs, et que le calme rentre dans ton coeur oppressé!...» Les amis avaient été certainement mis au courant, par cette vieille bavarde de Matrena, des insomnies du Général, et ils ne pouvaient s'empêcher de pleurer en entendant le souhait poétique de la charmante Natacha...
— Tout de même, pensait Rouletabille, personne ne peut imaginer ce que je viens de voir... elle n'est pas morte pour tout le monde, la jeunesse de Moscou... et, toutes les nuits, je sais maintenant une chambre où, dans la clarté jaune de la veilleuse... elle ressuscite!
Et le jeune homme, franchement, naïvement, regrettait d'être entré dans une affaire pareille; d'avoir pénétré, bien inconsidérément, dans une histoire qui, après tout, ne regardait que les morts et le vivant.
Pourquoi était-il venu se mettre entre les morts et le vivant?... On lui disait: «Le vivant a fait tout son héroïque devoir...» mais les morts, qu'est-ce qu'ils avaient fait, eux?...
Ah! Rouletabille maudissait sa curiosité, car, il se l'avouait maintenant, c'était le désir d'approcher le mystère révélé par Koupriane et de pénétrer, une fois de plus, malgré tous les dangers, une étonnante et peut-être monstrueuse énigme, qui l'avait poussé jusqu'au seuil de la villa des îles, qui l'avait jeté sur les mains frémissantes de Matrena Pétrovna en lui promettant son aide...
Il avait montré de la pitié, certes! de la pitié pour la détresse délirante de cette bonne héroïque dame... mais, en lui, il y avait beaucoup plus de curiosité encore que de pitié...
Et, maintenant, il fallait «payer», car il était trop tard pour reculer, pour dire lâchement: «Je m'en lave les mains!» Il avait renvoyé la police, et il restait seul entre le Général et la vengeance des morts!... Il n'allait pas déserter peut-être!... cette seule idée le redressa tout à coup, lui rendit toute sa présence d'esprit... les circonstances l'avait amené dans un camp qu'il devait défendre coûte que coûte, à moins qu'il n'eût peur!
Le Général reposait maintenant ou, du moins, les paupières closes, simulait le sommeil, sans doute pour rassurer la bonne Matrena qui, à genoux à son chevet, avait conservé la main du terrible époux dans sa main. Bientôt, elle se leva et alla rejoindre Rouletabille dans sa chambre. Elle le conduisit dans une petite chambre d'ami où elle pria le jeune homme de se reposer. L'autre lui répliqua que c'était elle qui devait tenter de fermer les yeux. Mais, tout en émoi encore de ce qui venait de se passer, elle balbutiait:
— Non! non!... après une scène pareille, j'aurais des cauchemars, moi aussi!... Ah! c'est affreux... surtout! surtout! Cher petit Monsieur... c'est le secret de la nuit!... le malheureux!... le malheureux!... il n'en peut détacher sa pensée... c'est son pire châtiment immérité, cette traduction que Natacha a faite de ces abominables vers de Boris... il la sait par coeur... elle est dans son cerveau et sur sa langue, toute la nuit, malgré les narcotiques... et il répète tout le temps: «c'est ma fille qui a écrit cela!... ma fille!... ma fille!...» c'est à pleurer toutes les larmes de son corps... Est-ce qu'un aide de camp d'un Général, qui a tué lui aussi la jeunesse de Moscou, a le droit d'écrire des vers pareils, et est-ce que c'est la place de Natacha de les traduire en beau français de poésie sur un album de jeune fille!... On ne sait plus ce qu'on fait aujourd'hui, quelle misère!...
Elle se tut, car ils venaient d'entendre distinctement le parquet qui craquait sous un pas, en bas, au rez-de-chaussée. Rouletabille arrêta net Matrena et sortit son revolver. Il eût voulu continuer tout seul le dangereux chemin, mais il n'en eut pas le temps. Comme le parquet craquait une seconde fois, la voix angoissée de Matrena, au-dessus du grand escalier, demanda tout haut en russe: «Qui est là?» et, aussitôt, la voix calme de Natacha répondit quelque chose dans la même langue. Alors, Matrena, de plus en plus tremblante, de plus en plus agitée, et restant toujours à la même place comme si elle était clouée sur sa marche d'escalier, dit en français: «Oui, tout va bien, ton père repose. Bonne nuit, Natacha!» On entendit les pas de Natacha qui traversaient le grand et le petit salon. Enfin, la porte de sa chambre se referma. Matrena et Rouletabille continuèrent de descendre en retenant leur souffle. Ils s'en furent dans la salle à manger et, aussitôt, Matrena fit jouer sa lanterne sourde, dont elle dirigea le jet de lumière sur le fauteuil où s'asseyait toujours le Général. Ce fauteuil occupait sa place ordinaire sur le tapis. Elle le repoussa et releva le tapis, mettant le parquet à nu; alors, elle se mit à genoux et examina minutieusement le parquet; puis elle se releva, essuyant son front en sueur, remit le tapis en place, repoussa le fauteuil et s'y laissa tomber avec un gros soupir.
— Eh bien? demanda Rouletabille.
— Rien de neuf! fit-elle.
— Pourquoi avez-vous appelé tout à l'heure?
— Parce qu'il n'y avait point de doute pour moi que, seule, ma belle-fille pût, à cette heure, se trouver au rez-de-chaussée.
— Et pourquoi cet empressement à revoir le plancher?
— Je vous en conjure, ne voyez point dans mes actes, cher petit enfant, des choses qui ne sauraient, qui ne doivent pas s'y trouver! Cet empressement dont vous me parlez ne me quitte pas. Aussitôt que je le peux, je regarde le plancher.
— Madame, demanda encore le jeune homme, que faisait votre belle-fille dans cette salle?
— Elle était venue y chercher un verre d'eau minérale; la bouteille est encore sur la table.
— Madame, il est nécessaire que vous me précisiez ce que n'a pu que m'indiquer Koupriane... si je ne me trompe pas... la première fois que vous avez été amenée à regarder le parquet, vous avez entendu du bruit, au rez-de-chaussée, comme il vient de nous arriver à l'instant même?
— Oui, je vais tout vous dire puisqu'il le faut: c'était la nuit, après le coup du bouquet, mon cher petit Monsieur, mon cher petit domovoï; il me sembla entendre du bruit au rez-de-chaussée; je descendis aussitôt et ne vis d'abord rien de suspect. Tout était bien fermé. J'ouvris tout doucement la porte de la chambre de Natacha. Je voulais lui demander si elle n'avait rien entendu, mais elle dormait si profondément que je n'eus pas le courage de la réveiller. Je poussai la porte de la véranda: tous les policiers, tous, vous entendez, dormaient à poings fermés. Je fis encore un tour dans les pièces et, ma lanterne à la main, j'allais sortir de la salle à manger quand je remarquai que le tapis, sur le parquet, avait un de ses coins mal en place.
«Je me baissai et ma main rencontra un gros pli du tapis, près du fauteuil du Général. On eût dit que l'on avait roulé maladroitement le fauteuil, pour le replacer à l'endroit qu'il occupe ordinairement. Poussée par un sinistre pressentiment, je repoussai le fauteuil et je soulevai le tapis. À première vue, je n'aperçus rien; mais, en examinant les choses de plus près, je vis qu'une latte du plancher ne s'encastrait pas aussi bien que les autres dans le plancher lui-même... Avec un couteau je pus légèrement soulever cette latte et je reconnus que deux clous qui la rattachaient à la poutre du dessous avaient été fraîchement enlevés. C'était tout juste si j'arrivais à soulever légèrement le bout de cette latte, sans pouvoir, par-dessous, glisser la main. Pour la soulever davantage, il eût fallu ôter encore une demi-douzaine de clous... Qu'est-ce que cela voulait dire? Étais-je sur le point de découvrir quelque terrible et mystérieuse machination nouvelle? Je laissai la latte reprendre sa place d'elle-même, je la recouvris avec soin du tapis, remis le fauteuil à sa place et, dès le matin, envoyai chercher Koupriane.
Rouletabille interrompit:
— Vous n'aviez, Madame, parlé de cette découverte à personne?
— À personne.
— Pas même à votre belle-fille?
— Non, fit la voix voilée de Matrena, pas même à ma fille.
— Pourquoi? demanda Rouletabille.
— Parce que, répondit Matrena après un moment d'hésitation, il y avait déjà assez de sujets d'épouvante à la maison. Je n'en ai pas plus parlé à ma fille que je n'en ai dit un mot au Général. Pourquoi augmenter l'inquiétude qui nous fait déjà tant souffrir, bien qu'on n'en laisse rien paraître!...
— Et qu'est-ce qu'a dit Koupriane?
— Nous avons regardé le parquet, en grand mystère. Koupriane glissa sa main, plus habilement que je ne l'avais fait, et constata qu'il y avait sous la latte, c'est-à-dire entre le parquet et le plafond des cuisines, une excavation qui permettait qu'on y mît bien des choses. Pour le moment, la latte était encore trop peu soulevée pour que la manoeuvre fût possible. Koupriane, en se relevant, me dit: «Vous avez dû, Madame, déranger la personne dans son opération. Mais nous sommes désormais les plus forts... Nous savons ce qu'elle fait et elle ignore que nous le savons. Faites comme si vous ne vous étiez aperçu de rien, ne parlez de cela à personne au monde et veillez!... que le Général continue de s'asseoir à sa place ordinaire et que nul ne se doute qu'on a découvert le commencement du travail. C'est le seul moyen dont nous puissions disposer pour avoir des chances qu'il continue... Tout de même, ajouta-t-il, je vais faire à nouveau circuler mes agents, la nuit, dans le rez-de-chaussée. Ce serait trop risquer que de laisser la personne continuer son travail, la nuit. Elle le continuerait si bien qu'elle pourrait le terminer... vous m'avez compris? Mais, le jour, vous vous arrangerez pour que les pièces du rez-de-chaussée soient libres de temps en temps... oh! pas longtemps... mais de temps en temps... vous m'avez encore compris?...» Je ne sais pourquoi, mais ce qu'il me disait là et la façon dont il me le disait m'effrayait encore plus que tout. Cependant, je suivis son programme. Or, trois jours plus tard, vers huit heures, alors que le service de nuit n'était pas encore organisé, c'est-à-dire à un moment où les policiers se trouvaient encore tous à faire leur service dans le jardin et autour de la villa, et où j'avais, par conséquent, laissé le rez-de-chaussée, pendant que je couchais le Général, parfaitement libre, je fus conduite comme malgré moi, tout de suite, dans la salle à manger; je relevai le tapis et regardai le parquet. Trois nouveaux clous avaient été enlevés à la latte qui se soulevait déjà avec plus d'aisance et sous laquelle on apercevait déjà la cachette naturelle encore vide!...
La datcha et le jardin de Géneral Trebassof.
Plan du premier étage.
Plan du rez-de-chaussée surélevé.
Étant arrivée à ce point de son récit, Matrena s'arrêta, comme si, suffoquée, elle n'en pouvait dire davantage.
— Eh bien, demanda Rouletabille.
— Eh bien, je replaçai les choses en état comme toujours et fit une rapide enquête auprès des policiers et de leur chef: personne n'était entré, personne, vous m'entendez bien, au rez-de-chaussée.
Personne non plus n'en était sorti.
— Comment voulez-vous que quelqu'un en soit sorti puisqu'il n'y avait personne! Je veux dire, fit-elle, dans un souffle, que Natacha, pendant ce laps de temps, était restée dans sa chambre... dans sa chambre qui est au rez-de-chaussée...
— Vous me paraissez très émue, Madame, à ce souvenir... pourriez-vous me préciser davantage la cause de votre émotion?...
— Vous me comprenez bien?... fit-elle, en secouant la tête.
— Si je vous comprends bien, je dois comprendre que, depuis la dernière fois que vous avez visité le parquet jusqu'à cette fois où vous avez constaté la disparition de trois nouveaux clous, nulle autre personne n'avait pu entrer dans la salle à manger que vous et votre belle-fille Natacha...
Matrena prit la main de Rouletabille, comme elle faisait dans les grandes occasions.
— Mon petit ami, gémit-elle, il y a des choses auxquelles je ne peux pas penser ... et auxquelles je ne peux plus penser quand Natacha m'embrasse ... c'est un mystère plus épouvantable que tout... Koupriane m'a dit qu'il était sûr, absolument sûr, des agents qu'il m'envoyait; ma seule consolation, voyez-vous, mon petit ami, je m'en rends bien compte maintenant que vous avez renvoyé ces hommes, ma seule consolation depuis ce jour-là, a été que Koupriane était moins sûr de ses hommes que je ne suis sûre de Natacha...
Et elle éclata en sanglots.
Quand elle se fut calmée, elle chercha Rouletabille auprès d'elle et ne le trouva plus. Alors elle s'essuya les yeux, ramassa sa petite lanterne sourde et, furtive, regagna son poste auprès du Général...
À la date de ce jour, voici les notes que l'on relève sur le carnet de Rouletabille:
Topographie: villa entourée d'un jardin sur trois côtés. Le quatrième donne directement sur un champ boisé s'étendant librement jusqu'à la Néva. De ce côté, le niveau du terrain est beaucoup plus bas, si bas que la seule fenêtre ouverte dans le mur (fenêtre du petit salon de Natacha au rez-de-chaussée) se trouve à la hauteur d'un second étage. Cette fenêtre est hermétiquement close par des volets de fer, retenus à l'intérieur par une barre de fer.
Amis: Athanase Georgevitch, Ivan Pétrovitch, Thadée le marchand de bois (gros souliers), Michel et Boris (fines bottines).
Matrena, amour sincère, héroïsme brouillon.
Natacha... inconnu.
Contre Natacha: n'est jamais là lors des attentats. À Moscou, lors de la bombe du traîneau, on ne sait où elle se trouve, et c'est elle qui devait accompagner le Général (détail fourni par Koupriane que, généreusement, Matrena m'a caché). La nuit du coup du bouquet est la seule nuit où Natacha coucha hors de la villa. Coïncidence de la disparition des clous et de la seule présence, au rez-de-chaussée, de Natacha... dans le cas, bien entendu où Matrena ne les enlève pas elle-même.
Pour Natacha: ses yeux quand elle regarde son père.
Et cette phrase bizarre:
Ne nous emballons pas. Ce soir, je n'ai pas encore parlé à Matrena Pétrovna du petit trou d'épingle. Ce petit trou d'épingle a été le plus grand soulagement de ma vie.
— BONJOUR, mon cher petit démon familier. La fin de la nuit a été excellente pour le Général. Il n'a plus touché à son narcotique. Je suis sûre que c'est cette affreuse mixture qui lui donne tous ces vilains rêves. Et vous, mon cher petit ami, vous ne vous êtes pas reposé une seconde. Je le sais! je le sais! Je vous sentais trotter partout dans la maison, comme une petite souris. Et cela était bon! bon!... je somnolais si doucement, en entendant si furtivement le bruit léger de vos petites pattes... merci pour le sommeil que vous m'avez donné, petit ami...
Ainsi Matrena, au lendemain de cette nuit de fièvre, souhaitait le bonjour à Rouletabille qu'elle avait trouvé dans le jardin, fumant tranquillement sa pipe:
— Ah! ah! vous fumez la pipe... c'est bien parfait cela, pour ressembler au cher petit domovoï-doukh. Regardez comme il vous ressemble. Il fume tout à fait comme vous. Rien de nouveau, hein?... non, rien! Vous n'avez pas l'air heureux du matin. Vous êtes fatigué. Je viens d'aménager pour vous la petite chambre d'ami, la seule que nous ayons, derrière la mienne. Votre lit vous attend. Avez-vous besoin de quelque chose? dites-le! Tout ici vous appartient!
— Je n'ai besoin de rien, Madame, dit le jeune homme en souriant aux paroles abondantes de la bonne héroïque dame.
— Que dites-vous là, cher petit? Vous allez vous rendre malade. Je veux que vous vous reposiez, savez-vous. Je veux être une mère pour vous. Pajaost (je vous prie)... il faut m'obéir, mon enfant. Avez-vous pris le déjeuner du matin? Si vous ne prenez pas le déjeuner du matin, je croirai que vous êtes fâché. Je suis si peinée que vous ayez entendu le secret de la nuit. J'avais peur de vous voir partir pour toujours et aussi que vous vous fassiez de mauvaises idées sur le Général. Il n'y a point de meilleur homme au monde que Féodor et il faut qu'il ait une bien belle, bien belle conscience pour oser, sans défaillir, accomplir les devoirs terribles, comme ceux de Moscou, en ayant une si grande bonté dans le coeur. Ce sont là des besognes faciles pour des méchants. Mais pour des bons... pour des bons qui raisonnent, qui savent ce qu'ils font et qu'ils seront condamnés à mort par-dessus le marché, c'est terrible! C'est terrible! C'est terrible!... Moi, je lui avais dit, au moment où cela commençait à marcher mal du côté de Moscou: «tu sais ce qui t'attend, Féodor, voilà un bien mauvais moment à passer... Fais-toi porter malade». J'ai cru qu'il allait me battre, m'assommer sur place: «Moi! trahir l'Empereur dans un moment pareil!... Sa Majesté à qui je dois tout!... Y penses-tu, Matrena Pétrovna?» et il ne m'a pas parlé, à la suite de cela, pendant deux jours... c'est quand il a vu que j'allais tomber malade qu'il m'a pardonné... mais il devait avoir chez lui encore bien des ennuis avec mes jérémiades à n'en plus finir et les mines de Natacha qui se trouvait mal chaque fois qu'on entendait une fusillade dans la rue. Natacha allait aux cours de la faculté, n'est-ce pas? Et elle connaissait beaucoup de ceux et même de celles qui se faisaient tuer alors sur les barricades. Ah! la vie n'était point gaie chez lui, pour le Général. Sans compter qu'il y avait ce Boris — que j'aime bien, du reste, comme mon enfant, car je serais très heureuse de le voir uni à notre Natacha — ce pauvre Boris qui revenait toujours de la fusillade plus pâle qu'un mort et qui ne savait que gémir avec nous.
— Et Michel? questionna Rouletabille.
— Oh! Michel est venu à la fin... c'est un tout nouvel officier d'ordonnance du Général. C'est le gouvernement de Saint-Pétersbourg qui le lui a envoyé, parce qu'on n'était point sans savoir que Boris manquait de zèle dans la répression et n'encourageait guère le Général à se montrer sévère comme il le fallait pour le salut de notre Empire. Celui-là, c'est un coeur de marbre qui ne connaît que la consigne et qui massacrerait père et mère en criant: «Vive le Tsar!» En vérité, son coeur ne s'est ému qu'en voyant Natacha. Et cela encore nous a causé bien du tourment à Féodor et à moi!... cela nous amenait une complication inutile que nous aurions voulu faire cesser par le prompt mariage de Natacha et de Boris. Mais Natacha, à notre grande surprise, n'a pas voulu!... non! Elle n'a pas voulu, disant qu'il serait toujours temps de penser à ses noces et qu'elle n'a point de hâte de nous quitter. En attendant, elle s'entretient avec ce Michel comme si elle ne craignait point son amour... et ce Michel n'a point l'air désespéré, bien qu'il sache les fiançailles de Natacha et de Boris... et ma belle-fille n'est point coquette... non!... non!... on ne peut pas dire qu'elle soit coquette!... du moins, on n'a pas pu le dire jusqu'à l'arrivée de Michel... est-ce qu'elle serait coquette?... c'est mystérieux, les jeunes filles, très mystérieux, surtout quand elles ont le regard calme et tranquille de Natacha en toute occasion: un visage, Monsieur, vous l'avez peut-être remarqué, dont la beauté ne bronche pas... quoi qu'on dise et qu'on fasse... excepté quand la fusillade tue, dans la rue, ses petites camarades de l'école... alors, là, je l'ai vue bien malade, ce qui prouve qu'elle a un grand coeur sous sa beauté tranquille... pauvre Natacha...
«je l'ai vue aussi inquiète que moi pour la vie de son père... mon petit ami, je l'ai vue cherchant au milieu de la nuit, avec moi, sous les meubles, les petites boîtes infernales... Et puis elle a compris que cela devenait maladif, enfantin, indigne de nous, de nous traîner comme ça, comme des bêtes peureuses, sous les meubles... et elle m'a laissée chercher toute seule... Il est vrai qu'elle ne quitte guère le Général, qu'elle est rassurée et rassurante à son côté: ce qui est d'un excellent effet moral pour lui... pendant que moi je tourne, je cherche comme une bête... et elle est devenue aussi fataliste que lui... et maintenant elle chante des vers sur la guzla, comme Boris, ou parle dans les coins avec Michel, ce qui les fait enrager l'un et l'autre... c'est curieux, les jeunes filles de Pétersbourg et de Moscou... très curieux... nous n'étions pas comme ça, de notre temps, à Orel.
Sur ces entrefaites, Natacha parut, souriante et fraîche comme une jeune fille qui a passé une nuit excellente. Gentiment, elle s'informa de la santé du jeune homme, embrassa Matrena, comme on embrasse une mère bien-aimée, et la gronda de sa veille de la nuit.
— Tu n'as pas fini, mama, tu n'as pas fini, bonne mama, hein?... tu ne vas pas être raisonnable un peu, à la fin!... je te prie... qu'est-ce qui m'a donné une mama pareille?... pourquoi ne dors-tu pas?... la nuit est faite pour dormir... c'est Koupriane qui te monte la tête... toutes les vilaines histoires de Moscou sont finies... il ne faut plus y penser... ce Koupriane fait l'important avec sa police et vous affole tous... je suis persuadée que l'affaire du bouquet a été montée par ses agents...
— Mademoiselle, dit Rouletabille, je les ai fait tous renvoyer, tous... car je ne suis pas éloigné de penser comme vous.
— Eh bien, vous serez mon ami, Monsieur Rouletabille. Je vous le promets, puisque vous avez fait cela... Maintenant que les agents sont partis, nous n'avons plus rien à craindre... rien... je te le dis, mama, tu peux me croire et ne plus pleurer.
— Oui, embrasse-moi, embrasse-moi encore! répétait Matrena qui s'essuyait les yeux; quand tu m'embrasses, j'oublie tout!... tu m'aimes comme ta mère, dis?
— Comme ma mère... comme ma vraie mama!...
— Tu n'as rien de caché pour moi, dis, Natacha!...
— Rien de caché!...
— Alors, pourquoi fais-tu souffrir ton Boris? Pourquoi ne te maries-tu pas?
— Parce que je ne veux pas te quitter, ma mama chérie!...
Et elle s'échappa en bondissant sur les plates-bandes.
— La chère enfant, fit Matrena, la chère petite, elle ne sait pas combien elle nous fait de la peine, parfois sans le savoir, avec ses idées... des idées extravagantes. C'est ce que me disait son père, un jour, à Moscou: «Matrena Pétrovna, je te le dis comme je le pense, Natacha est victime des mauvais livres qui ont exalté la cervelle de tous ces pauvres enfants révoltés. Oui, oui, il vaudrait mieux pour elle et pour nous qu'elle ne sache pas lire, car il y a des moments, ma parole, où elle divague, et je me suis dit plus d'une fois qu'avec des idées pareilles sa place n'était point dans notre salon, mais derrière une barricade... tout de même, ajouta-t-il après réflexion, j'aime mieux la trouver dans le salon où je l'embrasse que derrière la barricade où je la tuerais comme un petit chien enragé.» Mais mon mari, mon cher petit Monsieur, ne disait pas ce qu'il pensait, car il adore sa fille plus que tout au monde et il y a des choses qu'un Général, même un Général gouverneur, ne peut pas faire sans violer les lois divines et humaines. Il soupçonne aussi Boris de monter la tête de notre Natacha. Mon mari a beaucoup plus d'estime pour Michel Korsakof à cause de son caractère irréductible et pour sa conscience de granit. Plus d'une fois, il m'a dit: «Voilà l'aide qu'il m'aurait fallu dans les mauvais jours de Moscou. Il m'aurait épargné bien de la peine individuelle.» De la part du Général, je comprends cela, mais qu'un pareil caractère de tigre puisse plaire à Natacha... ou ne pas lui déplaire... Ces jeunes filles de la capitale, on ne les connaîtra jamais!
Rouletabille demanda:
— Pourquoi Boris demandait-il à Michel: «Nous rentrons ensemble?», ils habitent donc ensemble?
— Oui, dans une petite villa de Krestowsky Ostrov, l'île en face de la nôtre, que l'on aperçoit de la croisée du petit salon. C'est Boris qui l'a choisie à cause de cela. Les officiers d'ordonnance voulaient qu'on leur dressât un lit de camp dans la maison même du Général, par un dévouement naturel; mais moi, je m'y suis opposée, pour les éloigner tous deux de Natacha, en qui, du reste, j'ai la plus entière confiance, et que l'on ne saurait rendre responsable de l'extravagance des hommes, donc!
Ermolaï venait les chercher pour le petit déjeuner.
Ils retrouvèrent Natacha, déjà à table, et qui mangeait à pleines dents une tartine d'anchois et de caviar:
— Dis donc, mama, tu ne sais pas ce qui me donne de l'appétit: c'est la pensée de la tête que doit faire ce pauvre Koupriane! J'ai envie d'aller le voir!
— Si vous le voyez, fit Rouletabille, inutile de lui dire que le Général va faire une bonne promenade dans les îles, cet après-midi, car il ne manquerait pas de nous envoyer un escadron de gendarmes.
— Papa! une promenade dans les îles!... c'est vrai!... qu'il va être heureux!
Mais Matrena Pétrovna s'était levée:
— Ah ça! est-ce que vous devenez fou, mon cher petit domovoï?... vraiment fou?
— Pourquoi?... pourquoi?... c'est très bien!... je cours le dire à papa!...
— Ton père est enfermé! fit sèchement Matrena.
— Oui! oui! enfermé! Tu as les clefs! tu as les clefs! Enfermé jusqu'à la mort!... Vous le tuerez!... c'est vous qui le tuerez!...
Et elle se leva de table, sans attendre la réplique de Matrena et s'en alla s'enfermer, elle aussi, dans sa chambre. Matrena regardait Rouletabille qui continuait de déjeuner comme si rien ne s'était passé.
— Ah ça! est-ce que vous parlez sérieusement? lui demanda-t-elle, en venant s'asseoir tout près de lui. Une promenade! Sans la police!... Mais nous avons encore reçu une lettre ce matin nous annonçant qu'avant quarante-huit heures le Général serait mort!
— Quarante-huit heures! fit Rouletabille, en trempant son pain beurré dans son chocolat... quarante-huit heures... c'est possible!... en tous cas, je sais qu'ils tenteront quelque chose très prochainement.
— Mon Dieu! qu'est-ce qui vous fait croire cela? Vous parlez avec une assurance!
— Madame, il faut faire tout ce que je vais vous dire... à la lettre...
— Mais faire sortir le Général, sans qu'il soit gardé, comment pouvez-vous prendre une responsabilité pareille?... Quand j'y songe... quand j'y songe bien, je me demande comment vous avez osé m'enlever la police!... Mais ici, au moins, je sais ce qu'il faut faire pour être à peu près tranquille... je sais qu'en bas, avec Gniagnia et Ermolaï, nous n'avons rien à craindre. Aucune personne étrangère n'a le droit d'approcher, même des sous-sols. Les provisions sont apportées de la loge par nos dvornicks, que nous avons fait venir de chez ma mère, qui habite Orel, et qui nous sont dévoués comme des bouledogues. Nulle boîte de conserve n'entre en bas sans avoir été préalablement ouverte dehors. Aucun paquet n'est reçu des fournisseurs sans avoir été également ouvert dans la loge... Dedans! dedans! nous pouvons être à peu près tranquilles, même sans la police... mais dehors!... dehors!...
— Madame, on va essayer de vous tuer votre mari avant quarante-huit heures... Voulez-vous que je le sauve, et peut-être pour longtemps... peut-être pour toujours?...
— Ah! comme il parle!... comme il parle, le cher petit domovoï!... mais que va dire Koupriane qui ne permettait plus aucune sortie... aucune... du moins pour le moment!... Ah! comme il me regarde, le cher petit domovoï!... Eh bien, oui! là, je ferai ce que vous voudrez...
— Eh bien, venez avec moi dans le jardin.
Elle descendit en s'appuyant sur son bras.
— Voilà! fit Rouletabille. Cet après-midi, nous allons donc sortir avec le Général. Tout le monde suivra sa petite voiture; tout le monde, vous entendez bien, je veux dire, comprenez-moi bien, Madame, que l'on invitera à venir tous ceux qui seront là; seuls, ceux qui voudront rester resteront... et l'on n'insistera pas... oui, vous m'avez compris... Pourquoi donc tremblez-vous?
— Mais... qui est-ce qui gardera la maison?...
— Personne. Vous direz simplement à votre Suisse de regarder, de sa loge, ceux qui pourront entrer dans la villa, mais cela de sa loge, sans se déranger... et sans faire d'observation... aucune...
— Je ferai ce que vous voudrez. Est-ce qu'on doit annoncer cette sortie à l'avance?
— Mais comment donc! ne vous gênez pas... apprenez à tout le monde la bonne nouvelle.
— Oh! je ne l'annoncerai qu'au Général et aux amis, vous comprenez bien...
— Ah! encore un mot... ne m'attendez pas pour le grand déjeuner.
— Comment! vous allez nous quitter, s'exclama-t-elle tout de suite, haletante. Non! non! je ne le veux pas!... Je veux bien rester sans police, mais je ne veux pas rester sans vous... tout peut arriver pendant votre absence! Tout! tout! reprit-elle avec une singulière énergie... car moi, je ne veux pas, je ne peux pas regarder comme il faudrait, peut-être... Ah! vous me faites dire des choses!... Ne vous en allez pas!...
— Ne craignez rien, je ne vous quitterai pas, Madame... mais il se peut que je ne déjeune pas... si on vous demande où je suis, vous direz que je fais mon métier et que je suis allé interviewer les hommes politiques dans la ville.
— Il n'y a qu'un homme politique en Russie, répliqua tout crûment Matrena Pétrovna, c'est le Tsar...
— Eh bien, vous direz que je suis allé interviewer le Tsar.
— Mais on ne me croira pas! Et où serez-vous?
— Je n'en sais rien, mais je serai à la maison!
— Bien, bien, cher petit domovoï!... et elle s'en alla, ne sachant plus ce qu'elle pensait, ni ce qu'il fallait penser, la tête perdue.
Dans la matinée, arrivèrent Athanase Georgevitch et Thadée Tchichnikof. Le Général était descendu dans la véranda. Michel et Boris ne tardèrent point, à leur tour, de venir s'enquérir de la façon dont on avait passé la nuit, sans police. Quand ils apprirent tous que Féodor allait faire une promenade l'après-midi, il y eut des applaudissements.
— Bravo! une promenade à la Strielka! (à la pointe de l'île) à l'heure des équipages!... c'est parfait! Caracho! Nous en serons tous!...»
Le Général retint encore tout ce monde à déjeuner. Natacha parut au repas, assez mélancolique. Elle avait eu, un peu avant le déjeuner, dans le jardin, une double conversation avec Boris, puis avec Michel. On n'aurait peut être jamais su ce que ces trois jeunes gens s'étaient dit si quelques notes sténographiées sur le carnet de Rouletabille ne nous en avaient donné un aperçu; le reporter avait dû les surprendre bien par hasard, car il était incapable d'écouter aux portes, comme tout honnête reporter qui se respecte.
Notes du carnet de Rouletabille:
Natacha, descendue au jardin avec un livre qu'elle donne à Boris, qui lui baise longuement la main:
— Voici votre livre, je vous le rends. Je n'en veux plus, j'y prends des idées qui bouillonnent dans ma tête. Cela me fait mal à la tête. C'est vrai, vous avez raison, je n'aime point les nouveautés, je m'en tiens à Pouchkine, parfaitement. Le reste m'est égal. Avez-vous passé une bonne nuit?
Boris (beau jeune homme d'une trentaine d'années, blond, efféminé, triste. Propos curieux chez un monsieur qui s'appuie en parlant sur un grand sabre):
— Natacha, il n'y a pas une heure que je puisse vraiment appeler bonne, si je la passe loin de vous, chère, chère Natacha.
— Je vous demande sérieusement si vous avez passé une bonne nuit?
Elle lui prend la main un instant et le regarde, mais il secoue la tête.
— Qu'avez-vous fait, cette nuit, en rentrant chez vous? demanda-t-elle encore avec insistance. Avez-vous encore veillé?
— Je vous obéis: je ne suis resté qu'une demi-heure à la fenêtre en regardant la villa et je me suis couché.
— Oui, il faut vous reposer, je le veux pour vous comme pour tous. Cette vie de fièvre est impossible. Matrena Pétrovna nous rend tous malades, et nous serons bien avancés.
— Hier, dit Boris, je suis resté à regarder la villa, une demi-heure à ma fenêtre. Chère, chère villa, chère nuit où je vous sentais respirer, vivre près de moi... comme si vous aviez été contre mon coeur... j'avais envie de pleurer à cause de Michel que j'entendais siffler dans sa chambre. Il paraissait heureux. Enfin, je ne l'ai plus entendu, je n'ai plus entendu que le double choeur des grenouilles des étangs des îles. Nos étangs, Natacha, sont semblables aux lacs enchantés du Caucase qui se taisent le jour et qui chantent le soir: il y a là d'innombrables hordes de grenouilles qui chantent le même accord, les unes en majeur, les autres en mineur. Les choeurs d'étang à étang se parlent, se lamentent et gémissent à travers les champs et les jardins, et se répondent comme des harpes éoliennes placées en face l'une de l'autre.
— Les harpes éoliennes faisaient-elles tant de bruit, Boris?
— Vous souriez! Je ne vous retrouve plus par moments. C'est Michel qui vous change, je suis à bout!... (ici paroles en russe)... je ne serai tranquille que lorsque je serai votre époux. Je ne comprends rien à votre conduite avec Michel. (De nouveau, ici, des paroles en russe que je ne comprends pas.)
— Parlez français, voilà le jardinier, dit Natacha.
— Je ne veux pas de cette vie comme vous l'avez arrangée! Pourquoi ce mariage retardé? Pourquoi?
(Parole en russe de Natacha. Geste désespéré de Boris.)
— Combien... vous dites: longtemps!... ça ne veut rien dire ça, longtemps?... combien? un an? deux ans? dix ans?... mais parlez, ou je me tue à vos pieds!... Non! non! parlez, ou je tue Michel! Ma parole!... comme un chien!...
— Je vous jure, sur la tête de votre mère, Boris, que la date de notre mariage ne dépend pas de Michel...
(Quelques paroles en russe. Boris, un peu consolé, lui baise longuement la main.)
Conversation entre Michel et Natacha dans le jardin:
— Eh bien? lui avez-vous dit?
— Je finirai bien par lui faire comprendre qu'il n'a plus aucun espoir... aucun... il faut avoir de la patience: j'en ai bien, moi...
— Il est stupide et agaçant.
— Stupide, non... agaçant, oui... si vous voulez... vous aussi, vous êtes agaçant...
— Natacha... Natacha... (ici des mots en russe).
Et, comme Natacha s'éloigne, Michel lui met la main à l'épaule, l'arrête et lui dit, en la regardant dans les yeux:
— Il y aura, ce soir, une lettre d'Annouchka... au courrier de cinq heures. (détachant chaque syllabe) Très important, y répondre tout de suite.
Ces notes n'étaient suivies d'aucun commentaire.
Après le déjeuner, ces messieurs jouèrent au poker jusqu'à quatre heures et demie, qui est l'heure «chic» de la promenade à la Strielka. Rouletabille avait commandé à Matrena la promenade exactement pour cinq heures moins un quart. Il parut, sur ces entrefaites, annonçant qu'il venait d'interviewer le maire de Saint-Pétersbourg, ce qui fit éclater de rire Athanase qui ne comprenait point que l'on vînt de Paris pour s'entretenir «avec ces gens-là».
Natacha sortit de sa chambre pour prendre part à la promenade. Son père ne lui trouva pas «bonne mine».
On quitta la villa. Rouletabille constata que les dvornicks étaient devant la grille et que le schwitzar était à son poste, d'où il pouvait voir toute personne entrant dans la villa ou en sortant.
Matrena poussait elle-même la petite voiture. Le Général était radieux. Il avait à sa droite Natacha et à sa gauche Athanase et Thadée. Les deux officiers d'ordonnance suivaient, en s'entretenant avec Rouletabille qui les avait accaparés. La conversation roulait sur le dévouement de Matrena Pétrovna, qu'ils mettaient au-dessus des plus beaux traits héroïques de l'antiquité, et aussi sur l'amour de Natacha pour son père. Rouletabille les fit causer.
Matrena poussait elle-même la petite voiture.
Boris Mourazof raconta que cet amour exceptionnel s'expliquait par le fait que la mère de Natacha, la première femme du Général, était morte en donnant le jour à son enfant, et que Féodor Féodorovitch avait été à la fois un père et une mère pour sa fille. Natacha avait sept ans quand Féodor Féodorovitch avait été nommé gouverneur d'Orel.
Aux environs d'Orel, l'été, le Général et sa fille avaient voisiné avec la famille du vieux Pétrof, un des plus riches marchands de fourrure de la Russie. Le vieux Pétrof avait une fille, Matrena, qui était magnifique à voir, comme une belle plante des champs. Elle était toujours de bonne humeur, ne disait jamais de mal du prochain, n'avait point les belles manières de ces dames de la ville, mais un grand coeur tout simple, avec lequel elle aima tout de suite la petite Natacha.
L'enfant rendit à la belle Matrena cette affection, et c'est en les voyant toujours heureuses de se trouver ensemble que Trébassof songea à reconstituer son foyer. Les noces furent vite décidées, et la petite, en apprenant que sa bonne amie Matrena allait se marier avec son papa, sauta de joie. Or, un malheur arriva quelques semaines seulement avant la cérémonie. Le vieux Pétrof, qui spéculait en bourse depuis longtemps sans qu'on n'en sût rien, fut ruiné de fond en comble. C'est Matrena qui vint, un soir, apprendre la triste nouvelle à Féodor Féodorovitch et lui rendre sa parole. Pour toute réponse, Féodor mit Natacha dans les bras de Matrena: «Embrasse ta mère», dit-il à l'enfant!
Et, à Matrena: «à partir d'aujourd'hui, je te considère comme ma femme, Matrena Pétrovna. Tu dois m'obéir en tout. Va porter cette réponse à ton père, et dis-lui que ma bourse est à sa disposition.» Le Général était déjà, à cette époque, avant même qu'il eût hérité des Cheremaïef, immensément riche.
Il avait des terres, derrière Nijni, aussi vastes qu'une province, et il eût été difficile de compter le nombre de moujiks qui travaillaient pour lui sur son bien. Le vieux Pétrof donna sa fille et ne voulut rien accepter. Féodor désirait constituer une bonne dot à sa femme; le vieux s'y opposa, et Matrena trouva cela parfait à cause de Natacha: «c'est le bien de la petite; j'accepte d'être sa mère, mais à la condition de ne point lui faire tort d'un kopeck.»
— De telle sorte, conclut Boris, que, le Général mourrait demain, elle serait plus pauvre que Job.
— Ainsi, le Général est le seul bien de Matrena, réfléchit tout haut Rouletabille.
— Je comprends qu'elle y tienne! fit Michel Korsakof, en poussant une bouffée de sa cigarette blonde. Regardez-la. Elle le veille comme un trésor.
— Que voulez-vous dire, Michel Nikolaïevitch? fit Boris, d'une voix sèche. Vous croyez donc que le dévouement de Matrena Pétrovna n'est pas désintéressé? Il faut que vous la connaissiez bien mal pour oser émettre une pensée pareille.
— Je n'ai jamais eu cette pensée-là, Boris Alexandrovitch, répliqua l'autre d'un ton plus sec encore. Pour imaginer que quelqu'un qui vit chez les Trébassof puisse avoir cette pensée-là, il faut, bien sûr, avoir un coeur de chacal.
— Nous en reparlerons, Michel Nikolaïevitch.
— À votre aise, Boris Alexandrovitch.
Ils avaient échangé ces dernières paroles en continuant tranquillement leur chemin et en fumant négligemment leur tabac blond. Rouletabille était entre eux deux. Il ne les regarda même pas; il ne fit même point attention à leur querelle; il n'avait d'yeux que pour Natacha, qui venait de quitter la voiture de son père et passait près d'eux en les saluant d'un rapide coup de tête, semblant avoir hâte de reprendre le chemin de la villa.
— Vous nous quittez? demanda Boris à la jeune fille.
— Oh! je vous rejoins tout à l'heure. J'ai oublié mon ombrelle...
— Mais je vais aller vous la chercher, proposa Michel.
— Non, non... j'ai à faire à la villa, je reviens tout de suite.
Elle était déjà loin. Rouletabille, maintenant, regardait Matrena Pétrovna, qui le regardait aussi, tournant vers le jeune homme un visage d'une pâleur de cire. Mais nul ne s'aperçut de l'émotion de cette bonne Matrena qui se remit à pousser la voiture du Général. Rouletabille demanda aux officiers:
— Est-ce que la première femme du Général, la mère de Natacha, était riche?
— Non! le Général, qui a toujours eu le coeur sur la main, dit Boris, l'avait épousée pour sa grande beauté. C'était une belle fille du Caucase, d'excellente famille, du reste, que Féodor Féodorovitch avait connue quand il était en garnison à Tiflis.
— En résumé, dit Rouletabille, le jour où le Général Trébassof mourra, la Générale qui possède tout en ce moment n'aura rien, et la fille qui n'a rien aura tout.
— C'est exactement cela, fit Michel.
— Ça n'empêche pas Matrena Pétrovna et Natacha Féodorovna de s'aimer beaucoup, observa Boris.
On approchait de «la pointe». Jusque-là la promenade avait été d'une grande douceur champêtre, entre les petites prairies traversées de frais ruisseaux sur lesquels on avait jeté des ponts enfantins, à l'ombre des bois de dix arbres aux pieds desquels l'herbe, nouvellement coupée, embaumait. On avait contourné des étangs, joujoux grands comme des glaces sur lesquels il semblait qu'un peintre de théâtre eût dessiné le coeur vert des nénuphars. Paysannerie adorable qui semble avoir été créée aux siècles anciens pour l'amusement d'une reine, et conservée, peignée, nettoyée pieusement de siècle en siècle, pour le charme éternel de l'heure, aux rives du golfe de Finlande.
Maintenant on arrivait sur la berge, et le flot clapotait au ventre des barques légères qui s'inclinaient, gracieuses comme d'immenses et rapides oiseaux de mer, sous le poids de leurs grandes ailes blanches.
Sur la route, plus large, glissait, silencieuse et au pas, la double file des équipages de luxe dont les chevaux fumaient d'impatience, des calèches dans lesquelles on se montrait les gros personnages de la Cour. Les cochers, énormes comme les outres d'Ali-Baba, tenaient haut les rênes. De très jolies jeunes femmes, négligemment étendues au creux des coussins, montraient leurs toilettes nouvelles, à la mode de Paris, et se faisaient accompagner d'officiers à cheval qui étaient tout occupés à saluer. Beaucoup d'uniformes. On n'entendait pas un mot. Tout le monde n'avait affaire que de regarder.
Seuls montaient, dans l'air pur et léger, le bruit des gourmettes et le tintinnabulement clair des sonnettes attachées au col des petits chevaux longs, poilus, de Finlande... et tout cela, qui était beau, frais, charmant et léger, et silencieux, tout cela semblait d'autant plus du rêve que tout cela semblait suspendu entre le cristal de l'air et le cristal de l'eau. La transparence du ciel et la transparence du golfe unissaient leurs deux irréalités sans qu'il fût possible de découvrir le point de suture des horizons.
Rouletabille regardait cela et regardait le Général, et il se rappelait la terrible parole de la nuit: «Ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe, et ils n'avaient point trouvé un seul coin de cette terre sans gémissements!»
— «Eh bien, et ce coin-là, pensait-il, ils n'y sont donc pas venus? Je n'en connais point de plus beaux, ni de plus heureux au monde!»
Non! non! Rouletabille, ils n'y sont point venus. C'est qu'il y a, dans tous les pays, un coin pour la vie heureuse, dont les pauvres ont honte d'approcher, qu'ils ne connaîtront jamais, et dont la vue seule ferait devenir enragées les mères affamées, aux seins secs; et, s'il n'en est point de plus beau que celui-là, c'est que nulle part sur la terre il ne fait si atroce de vivre pour certains, ni si bon pour d'autres qu'en ce pays de Scythi, aurore du monde...
Cependant, la petite troupe qui entourait le fauteuil roulant du Général fut bientôt remarquée.
Quelques passants saluèrent et le bruit se répandit que le Général Trébassof était venu faire une promenade à «la pointe». Dans les voitures, des têtes se retournaient; le Général, se rendant compte de l'émotion produite par sa présence, pria Matrena Pétrovna de pousser son fauteuil dans une allée adjacente, derrière un rideau d'arbres où il pouvait jouir du spectacle en toute sérénité.
Ce fut là, cependant, que le trouva Koupriane, le grand Maître de police qui le cherchait. Il arrivait de la datcha où on lui avait appris que le Général, suivi de ses amis et accompagné du jeune Français, était allé faire un tour du côté du golfe.
Koupriane avait laissé sa voiture à la villa et avait pris au plus court.
C'était un bel homme, grand, solide, aux yeux clairs.
Son uniforme moulait un athlète. Il était Généralement aimé à Saint-Pétersbourg où son allure martiale et sa bravoure bien connue lui avaient fait une sorte de popularité dans la société qui, en revanche, avait grand mépris pour le chef de la police secrète, Gounsovski, que l'on savait capable de toutes les besognes et qu'on accusait d'avoir parfois partie liée avec les nihilistes qu'il transformait en agents provocateurs, sans que ceux-ci s'en doutassent, et qu'il poussait à des attentats politiques retentissants.
Des gens bien renseignés affirmaient que la mort de l'avant-dernier «premier ministre», que l'on avait fait sauter devant la gare de Varsovie dans le moment qu'il se rendait à Péterhof, auprès du Tsar, était son oeuvre et qu'il s'était fait là l'instrument du parti qui, à la Cour, avait juré la perte de l'homme d'état qui le gênait. En revanche, on était d'accord pour estimer que Koupriane était incapable de tremper dans toutes ces horreurs et qu'il se contentait de faire, autant que possible, honnêtement son métier, en se bornant à débarrasser la rue des éléments de discorde, et en envoyant en Sibérie le plus grand nombre de têtes chaudes qu'il pouvait.
Cet après-midi-là, Koupriane paraissait bien nerveux. Il présenta ses compliments au Général, le gronda de son imprudence, le félicita de sa bravoure, et s'en vint tout de suite trouver Rouletabille qu'il prit en particulier:
— Vous m'avez renvoyé mes hommes, lui dit-il, vous comprenez que je n'admets point cela. Ils sont furieux et ils ont raison. Vous avez fait publiquement donner comme explication de leur départ — départ qui a naturellement étonné, stupéfait les amis du Général — le soupçon, où l'on était à la villa, de la participation possible de mes gens dans le dernier attentat. Cela est abominable et je ne l'admettrai point. Mes hommes n'ont point été élevés à la manière de Gounsovski et c'est leur faire une cruelle injure que je ressens, du reste, personnellement, en les traitant de la sorte.
«Mais laissons ceci, qui est d'ordre sentimental, et revenons au fait en lui-même qui prouve une imprudence excessive, pour ne point dire davantage, et qui entraîne pour vous, pour vous seul, une responsabilité dont, certainement, vous n'avez pas mesuré l'importance. Pour tout dire, j'estime que vous avez étrangement abusé du blanc-seing que je vous ai donné sur l'ordre de l'Empereur. Quand j'ai su ce que vous aviez fait, je suis allé trouver le Tsar comme c'était mon devoir, et je lui ai tout raconté. Il a été plus étonné qu'on ne saurait dire.
«Il m'a prié d'aller moi-même me rendre compte des choses et de rendre au Général la garde que vous lui avez ôtée. J'arrive aux îles et non seulement je trouve la villa ouverte comme un moulin dans lequel chacun peut entrer, mais encore j'apprends et je vois que le Général se promène au milieu de tous, à la merci du premier misérable venu!
«Monsieur Rouletabille, je ne suis pas content. Le Tsar n'est pas content. Et, pas plus tard que dans une heure, mes hommes, viendront reprendre leur garde à la datcha.
Rouletabille avait écouté jusqu'au bout. On ne lui avait jamais parlé sur ce ton. Il était rouge et prêt à éclater comme un ballon d'enfant trop soufflé.
Il dit:
— Et moi, je prends le train ce soir!
— Vous partez?
— Oui! et vous garderez votre Général tout seul, j'en ai assez! Ah! vous n'êtes pas content! Ah! le Tsar n'est pas content! C'est bien dommage. Moi non plus, Monsieur, je ne suis pas content, et je vous dis bonsoir! Seulement n'oubliez pas, d'ici trois ou quatre jours, de m'envoyer une lettre qui me fera part de la santé du Général, que j'aime beaucoup; je ferai dire pour lui une petite prière.
Là-dessus il se tut, car il venait de rencontrer le regard de Matrena Pétrovna, regard si désolé, si implorant, si désespéré, que la pauvre femme lui inspira à nouveau une grande pitié. Natacha n'était pas revenue! Que pouvait faire la jeune fille en ce moment? Si Matrena aimait réellement Natacha, elle devait souffrir atrocement. Koupriane parlait; Rouletabille ne l'écoutait même plus et il avait déjà oublié sa propre colère. Son esprit était reparti vers le mystère...
— Monsieur, finit par lui dire Koupriane en lui secouant la manche... m'entendez-vous?... je vous prie, au moins, de me répondre... je vous fais toutes mes excuses de vous avoir parlé sur ce ton. Je les réitère. Je vous demande pardon... je vous prie de m'expliquer votre conduite qui, après tout, doit avoir sa raison d'être. Je dois l'expliquer à l'Empereur... répondez-moi? Que dois-je dire à l'Empereur?
— Rien du tout, fit Rouletabille... je n'ai pas d'explications à donner, ni à l'Empereur... ni à personne... vous lui présenterez tous mes hommages et me ferez l'amitié de me faire viser mon passeport pour ce soir...
Et il soupira:
— C'est dommage, car nous entrions dans quelque chose d'intéressant...
Koupriane le regarda. Rouletabille n'avait pas quitté des yeux Matrena Pétrovna, dont la pâleur frappa Koupriane.
— Et tenez! continua le jeune homme, je crois bien qu'il y aura quelqu'un ici pour me regretter... c'est cette brave femme... demandez-lui donc ce qu'elle préfère de tous vos policiers ou de son cher petit domovoï ... nous faisions déjà une paire d'amis. Enfin, vous n'oublierez pas de lui présenter toutes mes condoléances quand le terrible moment en sera venu ...
C'était au tour de Koupriane d'être fort troublé. Il toussa et dit:
— Vous croyez donc que le Général court un gros danger immédiat.
— Je ne le crois pas, Monsieur, j'en suis sûr. Son trépas est une affaire d'heures, au pauvre cher homme. Avant mon départ je ne manquerai pas de le lui dire, de façon à ce qu'il se prépare convenablement à faire le grand voyage et qu'il demande pardon au Seigneur d'avoir eu la main un peu lourde avec ces pauvres gens de Presnia...
— Monsieur Rouletabille, avez-vous découvert quelque chose?
— Mon Dieu, oui, Monsieur Koupriane, j'ai découvert quelque chose; vous pensez bien que je ne suis point venu de si loin pour perdre mon temps...
— Quelque chose que personne ne sait?
— Oui, Monsieur Koupriane, sans quoi ce n'eût pas été la peine de me déranger... quelque chose que je n'ai confié à personne, pas même à mon carnet... car un carnet, n'est-ce pas? Ça peut toujours se perdre... je vous dis cela pour le cas où vous voudriez me faire fouiller avant mon départ...
— Oh! Monsieur Rouletabille.
— Eh! eh! avec cela que la police se gêne dans votre pays! Dans le mien non plus, du reste... Oui, oui, on a vu ça: la police, furieuse de n'avoir rien découvert dans une affaire qui l'intéresse, arrêtant un reporter qui en sait plus long qu'elle pour le faire parler... mais avec moi, vous savez, rien à faire! Vous pouvez me faire conduire à votre fameuse terrible section, je ne desserrerai pas les dents, même sous les coups de fouet...
—Monsieur Rouletabille, pour qui nous prenez-vous? Vous êtes l'hôte du Tsar.
— Ah! ah! Voilà une parole d'honnête homme!... Eh bien, je me conduirai avec vous en honnête homme, Monsieur Koupriane. Je vous dirai ce que j'ai découvert. Je ne veux point, par un sot amour-propre, ne point vous faire profiter d'une chose qui pourra peut-être, je dis peut-être, vous permettre de sauver le Général...
— Dites... je vous écoute...
— Mais il est bien entendu qu'une fois que je vous aurai dit cela, vous me donnerez mon passeport et vous me laisserez partir!
— Vous ne pouvez pas, demanda Koupriane de plus en plus troublé et après un moment d'hésitation, vous ne pouvez pas «me dire cela» et rester?
— Non, Monsieur. Du moment où l'on me met dans la nécessité d'expliquer chacun de mes pas et chacun de mes actes, j'aime mieux partir et vous laisser cette «responsabilité» dont vous parliez tout à l'heure, mon cher Monsieur Koupriane!
Étonnée et inquiète de cette longue conversation entre Rouletabille et le grand Maître de police, Matrena Pétrovna ne cessait de tourner vers eux un regard d'angoisse qui s'adoucissait en fixant Rouletabille. Koupriane y lut tout l'espoir que la brave dame mettait dans le jeune reporter, et il lut aussi dans le regard de Rouletabille toute l'extraordinaire confiance que ce gamin avait en lui-même. Enfin, celui-ci n'avait-il pas fait déjà ses preuves dans des circonstances où toutes les polices du monde se fussent avouées vaincues?
Koupriane serra la main de Rouletabille et lui dit ce seul mot: «Restez!»... et, ayant salué affectueusement le Général, Matrena, et rapidement les amis, il s'éloigna le front pensif.
Pendant ce temps, le Général, enchanté de sa promenade, racontait des histoires du Caucase à ses amis, se croyait redevenu jeune et revivait ses nuits de sous-Lieutenant à Tiflis. Quant à Natacha, on ne l'avait pas revue... On reprit le chemin de la villa par les petits sentiers déserts.
En arrivant, le Général demanda où était Natacha, ne comprenant point qu'elle l'eût abandonné ainsi dans sa première sortie. Le schwitzar lui répondit que la jeune fille était revenue à la maison et en était ressortie environ un quart d'heure plus tard, reprenant le chemin suivi par les promeneurs, et qu'il ne l'avait pas revue.
Boris prit aussitôt la parole.
— Elle sera passée de l'autre côté des voitures, pendant que nous étions derrière les arbres, Général... et, ne nous voyant pas, elle aura continué son chemin, faisant le tour de l'île, du côté de la Barque.
L'explication parut des plus plausibles.
— Il n'est venu personne d'autre? demanda Matrena, en s'efforçant d'affermir sa voix. Rouletabille voyait sa main trembler sur la poignée de la petite voiture, qu'elle n'avait pas quittée d'une seconde pendant toute la promenade, refusant l'aide des officiers, des amis et même de Rouletabille.
— Il est venu d'abord le grand Maître de police, qui m'a dit qu'il allait à votre rencontre, barinia, et, tout à l'heure, Son Excellence le Maréchal de la Cour. Son Excellence va revenir, bien qu'elle soit très pressée, devant prendre le train de sept heures pour Tsarskoïe-Selo.
Tout ceci avait été dit en russe, naturellement, mais Matrena Pétrovna traduisait les paroles du schwitzar en français, à voix basse, pour Rouletabille qui se trouvait près d'elle. Le Général, pendant ce temps, avait pris la main de Rouletabille et, la lui serrait affectueusement, comme si, par cette pression muette, il le remerciait de tout ce que le jeune homme faisait pour eux. Lui aussi, Féodor, avait confiance, et il lui était reconnaissant de l'air libre qu'il venait enfin de respirer. Il lui semblait qu'il venait de sortir de prison. Tout de même, comme la promenade l'avait un peu fatigué, Matrena ordonna le repos immédiat.
Athanase et Thadée prirent congé. Les deux officiers étaient déjà au fond du jardin, parlant froidement et se tenant debout en face l'un de l'autre, comme des soldats de bois. Sans doute devaient-ils régler entre eux les conditions d'une rencontre destinée à liquider le petit différend de tout à l'heure.
Le schwitzar porta, dans ses bras puissants, le Général dans la véranda. Avant qu'on le montât dans sa chambre, Féodor Féodorovitch demanda cinq minutes de répit. Matrena Pétrovna lui fit servir, sur sa demande, une légère collation. À la vérité, la bonne dame grelottait d'impatience et n'osait plus un geste sans consulter du regard Rouletabille. Pendant que le Général s'entretenait avec Ermolaï qui lui passait son thé, Rouletabille fit à Matrena un signe qu'elle comprit tout de suite. Elle rejoignit le jeune homme dans le grand salon.
— Madame, lui dit-il, rapidement, à voix basse. Vous allez tout de suite voir ce qui s'est passé là!
Et son doigt lui montrait la salle à manger.
— Bien!
Elle faisait pitié à regarder.
— Allons, Madame, du courage!
— Pourquoi ne venez-vous pas avec moi?
— Parce que, Madame, j'ai autre chose à faire ailleurs. Donnez-moi les clefs du premier...
— Non! non!... Pour quoi faire?...
— Pas une seconde à perdre, au nom du ciel!... faites ce que je vous dis de votre côté et laissez-moi faire du mien!... les clefs! Allons, les clefs!...
Il les lui arracha plutôt qu'il ne les prit, lui montra une dernière fois la salle à manger, d'un tel geste de commandement qu'elle n'y résista pas. Elle entrait, chancelante, dans la salle à manger, tandis qu'il s'élançait vers le premier étage. Ce ne fut pas long. Il ne prit que le temps d'ouvrir les portes, de jeter un regard dans la chambre du Général, un seul!... et de revenir, en laissant échapper ce cri joyeux, emprunté à sa science très restreinte et toute neuve du russe: «caracho! (très bien!)» Comment Rouletabille, qui n'avait pas mis une demi-seconde à examiner la chambre du Général, pouvait-il être à ce point certain que tout allait très bien de ce côté, quand il fallait à Matrena — et cela combien de fois par jour! — au moins un quart d'heure de furetage dans tous les coins, pour arriver à se tranquilliser très approximativement elle-même, chaque fois qu'elle pénétrait chez son mari? Si cette chère héroïque dame eût assisté à cette «rapidité d'information», elle en eût reçu une telle secousse qu'elle n'eût point manqué, toute sa confiance perdue, de faire revenir immédiatement Koupriane et ses agents, doublés du personnel de l'okrana (police secrète)... Rouletabille, déjà, rejoignait le Général en sifflotant. Féodor et Ermolaï étaient en grande conversation nationale sur le pays d'Orel. Le jeune homme n'eut garde de les en distraire. Et, bientôt, réapparut Matrena.
Il la vit entrer, radieuse; il lui remit ses clefs, qu'elle prit machinalement. Elle était toute à sa joie et ne parvenait pas à la dissimuler. Le Général, lui-même, s'en aperçut et lui demanda ce qu'elle avait.
— C'est le bonheur que j'éprouve de notre première sortie, depuis notre arrivée aux îles, expliqua-t-elle. Et, maintenant, il faut monter vous reposer, Féodor; vous passerez une bonne nuit, j'en suis sûre.
— Je ne dormirai que si vous dormez, Matrena.
— Je vous le promets. C'est une chose possible depuis que nous avons notre cher petit domovoï. Vous savez, Féodor, qu'il fume la pipe tout à fait comme le cher petit domovoï de porcelaine.
— Il lui ressemble, il lui ressemble, dit Féodor; cela nous portera bonheur, mais je veux qu'il dorme, lui aussi.
— Oui, oui, sourit Rouletabille, tout le monde ici dormira. C'est la consigne. On a assez veillé. Depuis que la police est partie, on peut dormir, croyez-moi, Général.
— Eh! eh! Je vous crois, ma foi, bien. Il n'y avait qu'eux dans la maison capables de faire le coup du bouquet. Maintenant, j'y ai bien réfléchi et je suis tranquille. Et puis, n'est-ce pas, quoi qu'il arrive, il faut dormir. À la guerre comme à la guerre, nichevô!
Il serra la main de Rouletabille, et Matrena Pétrovna mit, selon son habitude, Féodor Féodorovitch sur son dos et le grimpa dans sa chambre. Pour cela encore, elle ne voulait que personne l'aidât. Le Général embrassait sa femme dans le cou pendant cette ascension et riait comme un enfant. Rouletabille resta dans le hall, examinant attentivement ce qui se passait dans le jardin. Ermolaï venait de descendre de la villa et traversait le jardin, allant à la rencontre d'un personnage en uniforme, que le jeune homme reconnut immédiatement pour être le grand Maréchal de la Cour, qui l'avait introduit auprès du Tsar. Ermolaï avait dû lui dire que la Générale procédait au coucher de son maître, car le Maréchal s'en fut au fond du jardin où il trouva Michel et Boris, qui causaient dans le kiosque. Ils se tinrent quelque temps tous trois, debout, après les salutations, devant une table où le Général et la Générale, quand ils étaient en famille, dînaient quelquefois. En causant, le Général jouait avec une boîte de carton blanc, liée par une ficelle rose. À ce moment, Matrena, qui n'avait pu résister au désir de causer un instant avec Rouletabille et de lui communiquer son allégresse, rejoignit le jeune homme.
— Petit domovoï, fit-elle, en lui mettant la main sur l'épaule. Vous n'avez pas regardé de ce côté?
Elle lui montrait, à son tour, la salle à manger.
— Non! non! Je vous ai vue, Madame, et je suis suffisamment renseigné.
— Parfaitement! rien... on n'a pas travaillé!... on n'a pas touché au plancher!... Je savais bien!... je savais bien!... c'est épouvantable ce que nous avons fait là... Mais vrai, me voilà bien soulagée, et heureuse... Ah! Natacha! Natacha! Ce n'est pas en vain que je t'ai aimée (elle prononça ces mots avec un accent d'une grande beauté et sincérité tragique). Quand je l'ai vue partir, mon cher petit, ah! j'ai eu les jambes cassées. Quand elle a dit: «j'ai oublié quelque chose, je reviens tout de suite», j'ai cru que je n'allais plus avoir la force de faire un pas, un seul... mais, je suis bien heureuse, quel poids de moins sur la poitrine, sur le coeur, cher petit domovoï ... à cause de vous! à cause de vous!
Et elle l'embrassa, et se sauva comme une vraie folle, rejoignant son poste auprès du Général.
Notes du carnet de Rouletabille:
L'affaire de la petite cachette du parquet, à laquelle on n'a point travaillé, ne prouve rien pour ou contre Natacha (quoi qu'en pense cette excellente Matrena Pétrovna). Natacha peut très bien avoir été avertie par le trop grand soin avec lequel la Générale gardait le parquet, y revenant sans cesse et remuant trop souvent le tapis; elle peut aussi avoir été avertie par la facilité soudaine qu'on lui donnait de travailler à la cachette du parquet. Mon opinion, depuis que j'ai vu Matrena, pour la première fois, remuer le tapis sous le fauteuil du Général sans aucune précaution sérieuse, est qu'on a abandonné définitivement la préparation de cet attentat et qu'on s'est rendu compte que la mèche en était éventée.
Ce dont Matrena ne se doute pas, c'est que le piège tendu par moi, pendant la promenade à la pointe, l'était surtout contre elle! Je savais à l'avance que Natacha devait s'absenter pendant la promenade; et, cependant, je n'attendais rien de nouveau du côté de Natacha, qui n'est pas une enfant; mais j'avais besoin d'être sûr que Matrena ne détestait point Natacha, et que ce n'était pas elle qui avait simulé les préparatifs d'attentat du parquet, dans des conditions telles qu'on était conduit à accuser sa belle-fille... et de cela, je suis sûr maintenant; elle en est innocente, la pauvre chère âme. Si Matrena était un monstre, l'occasion était trop belle. L'absence de Natacha, sa présence insolite d'un quart d'heure dans la solitude de la villa, tout devait pousser Matrena, que j'avais envoyée seule à la recherche de la vérité sous le tapis de la salle à manger, à enlever les derniers clous de la lame du parquet si elle était réellement coupable d'avoir enlevé les premiers. Et Natacha était perdue!
Matrena est revenue sincèrement, tragiquement heureuse de n'avoir rien trouvé de nouveau, et maintenant j'ai la preuve matérielle qu'il me fallait. Moralement et physiquement, Matrena est dégagée. Et je vais pouvoir lui parler du trou d'épingle. Je crois que, de ce côté-là, ça presse autrement que du côté des clous du plancher.
APRÈS le départ de Matrena, Rouletabille leva le nez du côté du jardin. Il n'y avait plus de Maréchal de la Cour, ni d'officiers. Les trois hommes avaient disparu. Rouletabille voulut savoir tout de suite où ils étaient passés. Il s'avança rapidement jusqu'à la grille et vit disparaître, au bout de la route, la calèche du Maréchal de la Cour. Quant aux deux officiers, Ermolaï lui fit comprendre par gestes qu'ils étaient sortis ensemble quelques instants seulement après le départ du Maréchal. Rouletabille se mit en chasse, releva leur trace sur la terre molle du chemin et, bientôt, il entra dans l'herbe. À cet endroit, la piste, à cause des fougères foulées, était très facile à suivre. Il marchait courbé vers la terre, sur ces traces sensibles qu'il méprisait cependant si profondément, comme conduisant à toutes sortes d'erreurs, judiciaires et autres, et qui le conduisirent, cependant, à cette chose qu'il cherchait.
Un bruit de voix lui fit lever la tête et aussitôt il se jeta derrière un arbre. À une vingtaine de pas de là, Natacha et Boris semblaient avoir une conversation des plus animées. L'officier se tenait haut et droit devant elle, le sourcil froncé, le regard hostile. Sous la capote d'uniforme dont il était enveloppé, manteau dont il n'avait point passé les manches et qu'il avait ramené sur sa poitrine, Boris avait les bras croisés. Toute son attitude marquait la hauteur, l'orgueil froissé.
Natacha lui tenait des propos précipités, le plus souvent à voix basse. Parfois, un mot russe éclatait et elle se reprenait à parler plus bas. Enfin, elle se tut, et Boris, après un court silence, qu'il avait employé à réfléchir, prononça distinctement ces mots français dont il détacha, comme pour leur donner plus de force, toutes les syllabes:
— Vous me demandez une chose effroyable!...
— Il faut me l'accorder, dit la jeune fille avec une singulière énergie, vous entendez, Boris Alexandrovitch! Il le faut.
Et son regard, après avoir fait le tour des choses autour d'elle et n'y avoir rien découvert de suspect, se reporta soudain, très tendre, sur l'officier, cependant que sa bouche murmurait: «Mon Boris!»...
Il arriva aussitôt que l'autre ne sut résister ni à la douceur de cette voix, ni au charme captivant de ce regard. Il prit une main qui se tendait vers lui et la baisa passionnément. Et ses yeux, fixés sur Natacha, disaient qu'il accordait tout ce qu'on voulait et qu'il s'avouait vaincu. Alors, elle lui dit, toujours avec ce regard adorable: «à ce soir!» et l'autre répliqua: «Oui! oui!... à ce soir! à ce soir!», sur quoi Natacha retira sa main, fit signe à l'officier de s'éloigner, et celui-ci lui obéit. Natacha resta là encore quelque temps, plongée dans ses réflexions.
Rouletabille avait déjà repris hâtivement le chemin de la villa. Matrena Pétrovna guettait sa rentrée, assise sur la première marche du palier du grand escalier, qui donnait dans la véranda. Aussitôt qu'elle le vit, elle courut à lui. Il était déjà dans la salle à manger.
— Personne dans la maison? demanda-t-il.
— Personne. Natacha n'est pas rentrée, et...
— Votre belle-fille va rentrer. Vous lui demanderez d'où elle vient, si elle a vu les officiers, et, dans le cas où elle vous répondrait qu'elle les a vus, si ceux-ci lui ont dit qu'ils reviendraient ce soir.
— Bien, petit domovoï-doukh. Les officiers sont partis sans que je sache comment...
— Ah! interrompit Rouletabille, avant qu'elle arrive, donnez-moi toutes ses épingles à chapeau.
— Hein?
— Je dis, toutes ses épingles à chapeau. Vite!...
Matrena courut à la chambre de Natacha et en revint avec trois épingles énormes, à têtes et à cabochons gracieusement travaillés.
— C'est tout?
— C'est tout ce que j'ai trouvé. Je lui en connais deux autres encore. Elle en a une sur sa tête, ou deux peut-être, je ne les trouve pas.
— Reportez celles-ci où vous les avez trouvées, fit le reporter, après leur avoir accordé un coup d'oeil.
Matrena revint tout de suite, ne comprenant rien à ce qui se passait.
— Et, maintenant, vos épingles à vous? Oui, vos épingles à chapeau?
— Eh! je n'en ai que deux, et les voilà, dit-elle en les retirant de sa toque qu'elle avait, en rentrant à la villa, jetée sur un fauteuil.
Même regard de Rouletabille sur les épingles.
— Merci! voici votre belle-fille.
Natacha arrivait, rose et souriante:
— Ah! bien, fit-elle, tout essoufflée, vous pouvez vous vanter que je vous aie cherchée. J'ai fait le grand tour par la Barque. La promenade a fait du bien à papa?
— Oui, il repose, répondit Matrena. As-tu rencontré Boris et Michel?
Elle parut hésiter une seconde, une seule, et dit:
— Oui, à l'instant...
— Ils ne t'ont pas dit s'ils reviendraient ce soir?
— Non! répliqua-t-elle, légèrement troublée. Pourquoi toutes ces questions?
Et elle rougit davantage.
— Parce que je trouve étrange, riposta Matrena, qu'ils soient partis comme ils l'ont fait, sans nous prévenir, sans un mot, sans faire demander au Général s'il avait besoin d'eux. Il y a quelque chose de plus étrange encore. Tu n'as pas vu, avec eux, Kaltsof, oui... le grand Maréchal de la Cour?
— Non!
— Kaltsof est venu un instant, est entré dans le jardin et est reparti sans nous voir, sans faire dire non plus un mot au Général.
Natacha fit: «Ah!...» et, indifférente, leva les bras et tira l'épingle de son chapeau. Rouletabille regarda cette épingle et ne dit mot. La jeune fille ne semblait plus s'apercevoir de leur présence.
Entièrement prise par ses pensées, elle repiqua l'épingle dans son chapeau et alla suspendre celui-ci dans la véranda qui servait aussi de vestibule.
Rouletabille ne la quittait pas des yeux. Matrena regardait le reporter, d'un oeil stupide. Natacha retraversa le salon et s'en fut dans sa chambre en passant par son petit salon-boudoir, car cette chambre n'avait qu'une porte donnant sur ce petit salon. Quant à cette dernière pièce, elle avait trois portes. L'une sur la chambre de Natacha, l'autre ouvrant sur le grand salon, la troisième sur le petit office qui se trouvait dans le coin d'angle de la maison, et où passait l'escalier de service descendant aux sous-sols et montant au premier.
L'office avait encore une porte donnant directement sur le grand salon. C'était là, évidemment, une mauvaise disposition pour le service de la salle à manger, qui était de l'autre côté du grand salon, une disposition de fortune comme on en voit souvent dans les hâtives installations des maisons de campagne.
Restée seule avec Rouletabille, Matrena vit que le jeune homme n'avait point perdu de vue le coin de la véranda où Natacha avait suspendu son chapeau. À côté de ce chapeau, il y avait une toque que venait d'apporter Ermolaï. L'intendant avait dû trouver cette coiffure dans quelque coin du jardin ou des serres d'où il revenait. À cette toque se trouvait piquée une épingle.
— À qui la toque? demanda Rouletabille. Je ne l'ai encore vue sur la tête de personne, ici.
— À Natacha! répondit Matrena.
Et elle voulut s'avancer; mais le jeune homme la retint, s'en fut lui-même dans la véranda et, sans toucher à la toque, en se haussant sur la pointe des pieds, il examina l'épingle. Il retomba sur ses talons et se tourna du côté de Matrena. Celle-ci découvrit sur le visage de son petit ami une fugitive émotion:
— M'expliquerez-vous? lui dit-elle.
Mais l'autre lui lançait déjà un regard foudroyant, et, tout bas:
— Vous allez donner des ordres tout de suite pour que le dîner soit servi dans la véranda. Pendant tout le temps du dîner, il faut que la porte du petit salon, et celle de l'office, et celle de la véranda donnant sur le grand salon restent ouvertes tout le temps. Vous m'avez compris? Aussitôt que vous aurez donné ces ordres, vous monterez dans la chambre du Général et vous ne quitterez pas le chevet du Général, face au chevet. Vous descendrez dîner quand il sera servi et ne vous occuperez plus de rien.
Ce disant, il bourrait une pipe; il l'alluma avec une sorte de soupir de soulagement, et, après un dernier ordre à Matrena: «Allez!», il descendit dans le jardin fumer à pleines bouffées. On eût dit qu'il n'avait pas fumé de pipe depuis huit jours. Il paraissait non point réfléchir mais se récréer. Et, de fait, il joua comme un fou avec Milinki, le petit chat aimé de Matrena, qu'il poursuivit jusque derrière les serres, jusque dans le petit kiosque qui, élevé sur pilotis, dressait son toit de chaume aigu au-dessus du panorama des îles, que Rouletabille resta à contempler en artiste qui a des loisirs.
Le dîner où se retrouvèrent Matrena, Natacha et Rouletabille, fut assez gai. Le jeune homme ayant déclaré qu'il était de plus en plus persuadé que tout le mystère du coup du bouquet était tout simplement dans un coup de la police, Natacha renchérit sur son opinion, et, dès lors, ils se trouvèrent d'accord sur tout. En lui-même, le reporter, pendant cette conversation, cachait une réelle épouvante, qui lui venait de la tranquillité cynique et maladroite avec laquelle la jeune fille accueillait tout propos accusant la police et tendant à faire croire que le Général ne courait plus aucun danger immédiat.
En somme, il travaillait, ou tout au moins croyait travailler, à dégager Natacha comme il avait dégagé Matrena, de telle sorte que s'érigeât la nécessité absolue de l'intervention d'un tiers, même dans les faits, relevés si soigneusement par Koupriane, où Matrena et Natacha semblaient avoir été seules matériellement. À entendre Natacha, Rouletabille commençait à douter et à frissonner, comme il avait vu douter et frissonner Matrena. Plus il se penchait sur cette jeune fille, plus il avait le vertige. Quel abîme obscur que cette Natacha!
Aucun fait intéressant ne se passa pendant le dîner.
À plusieurs reprises, malgré l'impatience que lui en montrait Rouletabille, Matrena était montée auprès du Général. Elle redescendait en disant:
— Il est calme. Il ne repose pas. Il ne veut rien. Il m'a dit de lui préparer son narcotique. C'est malheureux! Il a beau dire, il ne peut plus s'en passer!
— C'est toi, maman, qui devrais prendre quelque chose pour te faire dormir; on dit que la morphine, c'est très bon!...
— Moi! fit Rouletabille, dont la tête, depuis quelques instants, oscillait et s'appesantissait tantôt sur une épaule et tantôt sur l'autre, je n'aurai point besoin de narcotique pour dormir. Et, si vous me le permettez, je vais gagner mon lit tout de suite!...
— Eh! mon cher petit domovoï-doukh, je vais vous porter dans mes bras.
Et Matrena avança ses gros bras ronds, prêts à prendre Rouletabille comme elle eût fait d'un bébé.
— Non! non! Je monterai bien tout seul, grogna Rouletabille en se soulevant, et paraissant avoir honte de sa faiblesse.
— Eh bien, accompagnons-le toutes les deux jusqu'à sa chambre, dit Natacha, et je souhaiterai bonne nuit à papa. Moi aussi j'ai hâte de me reposer. Une grande nuit nous fera du bien à tous. Ermolaï et Gniagnia veilleront avec le schwitzar dans la loge.
Voilà qui est tout à fait raisonnable.
Ils montèrent tous trois. Rouletabille n'alla même pas voir le Général et se jeta sur son lit. Natacha se montra gaie avec son père, l'embrassa dix fois et descendit. Derrière elle, Matrena suivit, ferma portes et fenêtres, remonta fermer la porte du palier, et trouva Rouletabille assis sur son lit, les bras croisés, et ne paraissant plus avoir envie de dormir du tout. Enfin, sa physionomie était si étrangement pensive que l'inquiétude de Matrena, qui n'avait rien compris aux faits et gestes du jeune homme, au cours de cette journée, s'en trouva encore augmentée du coup.
— Mon petit ami, fit-elle à voix basse, me direz-vous, enfin?
— Oui, Madame, répondit-il aussitôt, asseyez-vous dans ce fauteuil et écoutez-moi. Il y a des choses qu'il faut que vous sachiez tout de suite, car l'heure est grave.
— Les épingles!... d'abord... les épingles!...
Rouletabille se laissa glisser légèrement du lit et, en face d'elle, mais regardant autre chose qu'elle:
— Il faut que vous sachiez que l'on va, peut-être tout de suite, recommencer le coup du bouquet!
Matrena se souleva avec une rapidité telle que l'on eût pu croire qu'elle avait senti une bombe dans le creux de son fauteuil. Elle s'y laissa retomber cependant, obéissant au regard énergique de Rouletabille qui lui commandait l'immobilité.
— Recommencer le coup du bouquet, murmura-t-elle dans un souffle haletant, mais il n'y a plus une fleur dans la chambre du Général!
— Du calme! Madame, et comprenez-moi et répondez-moi: vous avez entendu le tic tac du bouquet, étant dans votre chambre?
— Oui, les portes ouvertes, naturellement.
— Vous m'avez nommé les personnes qui étaient venues souhaiter une bonne nuit au Général. À ce moment, il n'y avait pas de bruit de tic tac?
— Non! non!
— Pensez-vous que, s'il y avait eu un bruit de tic tac, ces personnes étant dans la chambre et parlant, vous auriez entendu ce bruit?
— J'entends tout! J'entends tout!
— Êtes-vous descendue en même temps que ces personnes?
— Non! non! Je suis restée quelque temps auprès du Général, jusqu'au moment où il a été profondément endormi?
— Et vous n'entendiez rien?
— Rien!
— Vous avez fermé les portes derrière les personnes?
— Oui, la porte du grand palier. La porte de l'escalier d'office était condamnée depuis longtemps: elle a été fermée à clef par moi, moi seule ai la clef et, à l'intérieur de la chambre du Général, il y a encore un verrou qui est toujours poussé. Toutes les autres portes des chambres avaient déjà été condamnées par moi. Pour pénétrer dans les quatre pièces du premier, il fallait déjà passer par la porte de ma chambre qui donne sur le grand palier.
— Parfait. Donc, personne n'a pu entrer dans l'appartement. Il n'y avait dans l'appartement, depuis deux heures au moins, que vous et le Général, quand le mouvement d'horlogerie s'est fait entendre. D'où cette conclusion qu'il n'y a que le Général et vous qui avez pu «remonter» ce mouvement-là!
— Que voulez-vous dire? demanda Matrena abasourdie.
— Je veux vous prouver par l'absurde, Madame, qu'il ne faut jamais... jamais... vous entendez, jamais ... se baser uniquement, pour raisonner, sur les apparences extérieures les plus évidentes, quand ces apparences vont à l'encontre de certaines vérités morales, qui sont claires comme la lumière du jour. La lumière du jour pour moi, Madame, est que le Général n'a point envie de se suicider et surtout qu'il ne choisirait point cet étrange mode de suicide par l'horlogerie... la lumière du jour pour moi est que vous adorez votre époux et que vous êtes prête à lui sacrifier vos jours.
— Sur-le-champ! s'exclama Matrena, dont les larmes, toujours prêtes pour les grandes émotions, jaillirent... Mais, Vierge Marie! pourquoi me parlez-vous ainsi sans me regarder?... Qu'y a-t-il?... Qu'y a-t-il?...
— Ne vous retournez pas!... Ne faites pas un mouvement!... vous entendez!... pas un mouvement!... et parlez bas, très bas!... et ne pleurez pas, pour l'amour de Dieu!...
— Mais vous dites... tout de suite... le coup du bouquet!... Allons chez le Général!...
— Pas un geste!... et continuez de m'écouter sans m'interrompre... dit-il encore en se penchant à son oreille, toujours sans la regarder. C'est parce que cela était pour moi la lumière du jour, que je me suis dit: «Il est impossible qu'il soit impossible qu'un troisième personnage n'ait pas apporté la bombe dans le bouquet! On doit pouvoir entrer chez le Général, même quand le Général veille et que toutes les portes sont fermées.»
— Oh! ça, non! On ne peut entrer!... Je vous le jure.
Et, comme elle jurait cela un peu trop fort, Rouletabille lui étreignit le bras à la faire crier; mais elle comprit que c'était parce qu'il fallait se taire.
— Je vous ai dit de ne pas m'interrompre, une fois pour toutes!
— Mais alors, dites-moi ce que vous regardez comme cela.
— Je regarde l'endroit par où l'on peut entrer chez le Général quand tout est fermé, Madame! ne vous retournez pas!...
Matrena, claquant des dents, se rappela qu'en entrant chez Rouletabille, elle avait trouvé ouvertes toutes les portes faisant communiquer, d'enfilée, la chambre du jeune homme avec la sienne, le cabinet de toilette et la chambre du Général. Elle devait, sur le regard de Rouletabille, se tenir tranquille; mais, malgré toutes les exhortations du reporter, elle ne pouvait tenir sa langue:
— Mais par où? par où entre-t-on?
— Par la porte!
— Quelle porte?
— Celle de la chambre donnant sur le petit escalier de service.
— Allons donc! la clef! le verrou!
— On a fait faire une clef!
— Et le verrou poussé intérieurement?
— On le tire de l'extérieur!
— Hein! c'est impossible!
Rouletabille appuya ses deux mains sur les fortes épaules de Matrena et répéta, en détachant chaque syllabe: «On le tire de l'extérieur!»
— Mais, c'est impossible! Je le répète!
— Madame, vos nihilistes n'ont rien inventé. C'est un truc très en honneur chez nos rats d'hôtel. Il suffit d'un petit trou de la grosseur d'une épingle, pratiqué dans le panneau de la porte à hauteur du verrou.
— Mon Dieu! Gémit la pauvre Matrena, je ne comprends rien à ce que vous voulez me dire avec votre petit trou. Expliquez-vous, petit domovoï.
— Suivez-moi bien, continua Rouletabille, les yeux toujours fixés ailleurs. La personne qui veut entrer introduit dans le petit trou un fil de laiton, auquel on a fait subir d'abord la courbe nécessaire, et qui est muni, à son extrémité, d'une légère pointe d'acier recourbée elle-même. Avec un instrument pareil, c'est un jeu, si le trou a été fait à la place qu'il faut, de tâter de l'extérieur le verrou à l'intérieur, d'en crocheter la poignée, de tirer et d'ouvrir si le verrou est, comme celui-ci, un verrou-targette.
— Oh! oh! oh! Gémit Matrena qui pâlissait à vue d'oeil et... et ce petit trou?...
— Il existe!
— Vous l'avez découvert?
— Oui, dès la première heure que j'étais ici...
— Oh! Domovoï! Mais comment cela, puisque vous n'êtes monté dans la chambre du Général que la nuit?...
— Sans doute, mais je suis monté beaucoup plus tôt dans le petit escalier de service!... et je vais vous dire pourquoi. Quand on m'a introduit dans la villa pour la première fois et que vous me regardiez, cachée derrière la porte, savez-vous ce que je regardais, moi, tout en ayant l'air d'être uniquement occupé à dévorer des tartines de caviar? La trace fraîche d'une pointe de bottine, qui quittait le tapis près de la table des zakouskis, où l'on avait renversé de la bière; cette bière coulait encore le long de la nappe. On avait marché dans la bière. La trace des bottines n'était bien nettement visible que sur le parquet. De là, elle allait à la porte de l'office restée entr'ouverte, et montait l'escalier de service. Cette pointe de bottine était bien fine pour monter un escalier réservé aux domestiques, et que Koupriane m'avait dit être condamné, et c'est certainement ce qui me le fit remarquer dans le moment, mais alors vous êtes entrée!
— Vous ne m'avez rien dit! Évidemment, si j'avais su qu'il y avait une pointe de bottine...
— Je ne vous ai rien dit parce que j'avais mes raisons pour cela... et, cependant, la trace séchait pendant que je vous racontais mon voyage...
— Ah! encore une fois, pourquoi ne pas m'avoir parlé?...
— Parce que je ne vous connaissais pas encore!...
— Méfiant démon! vous me ferez mourir!... Je n'en puis plus... allons dans la chambre du Général... nous le réveillerons...
— Restez ici!... restez ici!... je ne vous ai encore rien dit... Cette trace ne cessait de me préoccuper et, plus tard, quand je pus m'échapper de la salle à manger, je ne fus tranquille qu'après avoir grimpé moi-même l'escalier de service et être allé voir cette porte, où je découvris ce que je vous ai dit et ce que je vais vous dire encore.
— Quoi?... quoi?... dans tout cela vous ne m'avez pas encore parlé des épingles?
— Nous y voilà!...
— Et «le coup du bouquet» qui va recommencer?... Pourquoi? pourquoi?
— Nous y sommes!... Quand, le soir, vous m'avez introduit dans la chambre du Général, j'ai étudié le verrou de la porte sans que vous vous en soyez même douté. J'étais fixé. C'est par là qu'on avait apporté la bombe et c'est par là qu'on s'apprêtait à revenir!
— Mais comment? Vous étiez sûr! vous étiez sûr!... le petit trou vous avait dit par où l'on était venu? Comment vous disait-il qu'on allait revenir?... vous savez bien que, le coup n'ayant pas réussi dans la chambre du Général, on travaillait dans la salle à manger!...
— Madame, il est probable, il est certain qu'on avait renoncé à travailler dans la salle à manger puisqu'on venait, le jour même, de retravailler pour la chambre du Général!... Oui, on allait revenir, revenir par là, et j'étais si sûr de cela — de ce prochain retour par là —, que moi qui avais fait éloigner la police pour pouvoir étudier toutes choses à mon aise, je ne vous ai pas dit de la faire revenir! Comprenez-vous maintenant ma tranquillité et comment j'ai pu tout de suite assumer une aussi lourde responsabilité? C'est que je savais que je n'avais plus qu'une chose à surveiller: un petit trou d'épingle! Ce n'est pas difficile à surveiller, Madame, un petit trou d'épingle!
— Malheureux! fit, d'une voix sourde, Matrena. Misérable petit domovoï qui ne m'a rien dit!... et moi qui me suis laissée aller au sommeil sur mon matelas... en face de cette porte qui pouvait s'ouvrir!...
— Non!... Madame!... car j'étais derrière!
— Ah! cher petit ange sacré... Mais à quoi pensez-vous? Et cette porte qui n'a pas été surveillée de l'après-midi!... En notre absence on peut l'avoir ouverte!... Si on avait déposé une bombe, en notre absence?
— C'est pourquoi je vous ai envoyée tout de suite dans la salle à manger, pour cette expédition dont je pensais bien que vous reviendriez bredouille, chère Madame... et c'est pourquoi je suis entré le premier dans la chambre du Général... Je suis allé à la porte de l'escalier d'office tout de suite... j'eus la preuve, préparée à tout hasard, qu'on ne l'avait pas poussée, même d'un demi-millimètre! Non! on n'avait pas, en notre absence, touché à la porte!
— Ah! cher héroïque petit amour de Jésus... Mais écoutez-moi... écoutez-moi, mon ange!... Ah! je ne sais plus où j'en suis, je ne sais plus ce que je dis... mon cerveau n'est plus qu'un ballon flasque, troué par l'épingle du petit trou d'épingle!... Ah! les épingles!... les épingles!... parlez-moi des épingles!... d'abord! Non! d'abord, qu'est-ce qui vous fait croire, Seigneur Dieu, que l'on va revenir par la porte!... Comment avez-vous pu voir cela? Tout cela, dans un pauvre trou d'épingle?
— Madame, il n'y a pas un trou d'épingle: maintenant il y en a deux.
— Deux trous d'épingle?
— Oui, deux. Un ancien et un nouveau. Un tout nouveau... pourquoi ce second trou? Parce que l'ancien avait été jugé un peu trop étroit et qu'on avait voulu l'agrandir, et qu'en l'agrandissant on avait brisé dedans la pointe d'une épingle... d'une épingle à chapeau, Madame. Cette pointe s'y trouve encore, bouchant le petit trou ancien, et la section en est fort nette et toute brillante.
— Ah! je comprends l'examen des épingles à chapeau, maintenant! C'est donc si facile que cela de traverser une porte avec une épingle?
— Tout ce qu'il y a de plus facile, surtout si le panneau est en sapin... toutefois, on venait de briser une pointe d'épingle dans le premier trou. D'où nécessité d'en faire un second. Pour commencer ce second trou, la pointe de l'épingle étant cassée, on a usé de la pointe d'un canif; puis, on a terminé le trou avec l'épingle à chapeau. Le second trou est encore plus près du verrou que le premier!... Ne remuez donc pas comme ça, Madame!...
— Mais alors on va venir!... on va venir!...
— Je le crois!
— Mais je ne comprends pas qu'avec une pareille certitude vous restiez là, si tranquille!... grands dieux! Qu'est-ce qui vous donne la preuve qu'on n'est pas encore venu?
— Une petite épingle ordinaire, Madame... pas une épingle à chapeau, cette fois... ne confondons pas les épingles!... je vous montrerai cela tout à l'heure!...
— Il me fera perdre l'esprit avec ses épingles, chère lumière de mes yeux! Bonté du ciel! Envoyé de Dieu! Cher petit porte-bonheur!
Et elle essaya de le serrer avec transport dans ses bras tremblants, mais il se recula. Elle souffla encore et reprit:
— L'examen des épingles à chapeau ne vous a rien appris?
— Si! la cinquième épingle de Mlle Natacha, celle de la toque dans la véranda, a eu son bout cassé tout nouvellement!
— Misère de moi! fit Matrena en s'écroulant sur un fauteuil.
Rouletabille la releva:
— Qu'est-ce que vous avez?... j'ai bien examiné vos épingles à vous. Est-ce que vous croyez que je vous aurais soupçonnée parce que j'en aurais trouvé une cassée? J'aurais pensé, tout simplement, que l'on avait usé de votre bien pour une besogne abominable, voilà tout!
— Oh! c'est vrai! c'est vrai! Pardonnez-moi, Vierge du Christ! Ce petit me rendra folle! Il me console et m'épouvante. Il me fait penser des choses! Et il me rassure! Il fait de moi ce qu'il veut! Qu'est-ce que je deviendrais sans lui?
Et, cette fois, elle réussit à lui prendre la tête à pleines mains et le baisa avec une passion toute naturelle sur le front. Rouletabille la repoussa rudement:
— Vous m'empêchez de voir? dit-il.
Elle était tout éplorée de ce vilain geste. Elle comprit. En effet, Rouletabille, pendant toute cette conversation, n'avait cessé de regarder par les portes entr'ouvertes de la chambre de Matrena et du cabinet de toilette, tout au fond, tout là-bas, la porte fatale dont le verrou de cuivre brillait dans la lueur jaune de la veilleuse.
Enfin, le reporter fit un signe et, suivi de Matrena, s'avança sur la pointe des pieds jusque sur le seuil de la chambre du Général, en rasant les murs. Féodor Féodorovitch reposait. On entendait son souffle fort, mais il paraissait jouir d'un sommeil de paix. Les hantises de la nuit précédente l'avaient fui. Et la Générale avait peut-être raison, en partie, d'attribuer les fameux cauchemars au narcotique mis à sa disposition chaque soir, car le verre où il puisait lors de ses insomnies était encore plein et, visiblement, on n'y avait point touché. Le lit du Général était placé de telle sorte que celui qui l'occupait, eût-il eu les yeux grands ouverts, n'eût pu voir tourner la porte donnant sur l'escalier de service. La petite table, sur laquelle on avait déposé le verre et les différentes fioles et qui avait supporté le dangereux bouquet, était placée près du lit, un peu en retrait, et plus près de la porte. Rien n'avait dû être plus facile, pour quelqu'un qui pouvait entr'ouvrir cette porte, d'allonger le bras et de déposer la boîte infernale parmi les herbes sauvages, surtout si, comme il fallait le croire, on avait attendu pour cette besogne que le souffle bruyant du Général eût averti que celui-ci dormait et si, en regardant par le trou de la serrure, on avait constaté que Matrena était occupée alors dans sa propre chambre. Rouletabille, arrivé au seuil de la chambre, se glissa de côté, hors de la vue de ce trou et se mit à quatre pattes. C'est dans cette position qu'il approcha de la porte de service. La tête sur le parquet, il constata que la petite épingle ordinaire, qu'il avait plantée la veille au soir, tout contre la porte, dans le plancher, était toujours toute droite; par conséquent il acquit ainsi la preuve nouvelle que la porte n'avait pas encore bougé. Dans le cas contraire, cette petite épingle eût été repoussée horizontalement par terre. Il revint, se redressa, passa dans le cabinet de toilette et, dans un coin, eut une conversation rapide à voix basse avec Matrena:
— Vous allez, lui dit-il, tirer votre matelas jusque dans ce coin du cabinet de toilette, d'où l'on peut voir la porte et d'où l'on ne peut être aperçu de quelqu'un qui aurait l'oeil au trou de la serrure. Faites cela le plus naturellement du monde et puis vous irez vous reposer; je passerai la nuit, moi, sur le matelas, et je vous prie de croire que j'y serai mieux que sur le lit de bois de l'escalier, sur lequel j'ai passé la nuit d'hier, derrière la porte!
— Oui, mais vous allez vous endormir! Je ne veux pas.
— Pensez-vous, Madame?
— Je ne veux pas! Je ne veux pas! Je ne veux pas quitter la porte des yeux! Et puis je ne pourrais pas dormir, laissez-moi!...
Il n'insista pas et ils s'accroupirent sur le matelas, tous deux. Rouletabille s'était croisé, bien posément, les jambes en tailleur au travail; mais Matrena resta à quatre pattes, la mâchoire en avant, les yeux fixes, comme un bouledogue prêt à se ruer.
Les minutes s'écoulaient dans un profond silence, troublé seulement par la respiration irrégulière et soufflante du Général. La figure de celui-ci se détachait, blême et tragique, sur l'oreiller; la bouche était entr'ouverte et, par instants, les lèvres remuaient. On put craindre une seconde le retour du cauchemar ou le réveil. Inconsciemment il allongea un bras du côté de la table où se trouvait le verre au narcotique. Et puis il s'immobilisa et ronfla légèrement. La veilleuse, sur la cheminée, accrochait de rares reflets jaunes à des coins de meubles, faisait briller le cadre d'un tableau sur le mur, mettait une étoile vacillante au ventre des fioles. Mais, dans toute la chambre, Matrena Pétrovna ne voyait, ne regardait que le verrou de cuivre qui brillait là-bas, sur la porte. Fatiguée d'être sur les genoux, elle s'allongea, le menton dans les mains, le regard toujours fixe. Et, comme rien n'arrivait, elle poussa un soupir. Elle n'eût pu dire si elle espérait ou redoutait la venue de ce quelque chose de nouveau que lui avait promis Rouletabille. Des heures s'écoulèrent. Rouletabille la sentait frissonner d'angoisse et d'impatience.
Quant à lui, il n'avait point espéré qu'il se passerait quelque chose avant les premières lueurs du jour, moment où chacun sait que le sommeil de plomb est vainqueur de toutes les veilles et de toutes les insomnies. Et, en attendant cette minute-là, il n'avait pas plus bougé qu'un magot de Chine ou que le cher petit domovoï-doukh de porcelaine, dans le jardin. Enfin, il se pouvait très bien que ce ne fût point pour cette nuit-là.
Soudain, la main de Matrena se posa sur celle de Rouletabille. Celui-ci la lui emprisonna et la lui serra si fort, que Matrena comprit qu'il ne lui permettait plus un mouvement. Et tous deux avaient le cou tendu... les oreilles dressées, comme des bêtes... comme des bêtes... à l'affût... oui...
Oui... il y avait un petit bruit dans la serrure...
Une clef tournait... doucement... doucement dans la serrure; et puis, le silence... et puis un autre petit bruit, un grincement, un léger crissement d'acier... là-bas sur le verrou... sur le verrou qui brille... et le verrou, tout doucement... tout doucement, sur la porte, glissa tout seul... tout seul... et puis, la porte fut poussée lentement...
Si lentement... entr'ouverte... et, par l'ouverture...
L'ombre d'un bras... s'allongea... s'al...lon...gea...
Un bras au bout duquel il y avait quelque chose qui brillait... Rouletabille sentit Matrena prête à bondir... il l'entoura, il l'étreignit de ses bras, il la brisait en silence... et il avait une peur horrible de l'entendre soudain hurler, pendant que le bras... s'allongeait... touchant presque le chevet du lit, où le Général continuait de dormir un sommeil de paix que, depuis longtemps, il ne connaissait plus...
Un bras... s'allongea... s'allongea... au bout
duquel il y avait quelque chose qui brillait...
LA main mystérieuse tenait une fiole, dont elle vida tout le contenu dans la potion. Et puis, comme elle était venue, la main se retira, lentement, prudemment, sournoisement, et la clef tourna dans la serrure et le verrou reprit sa place.
À pas de loup, Rouletabille, après avoir recommandé une dernière fois à Matrena de ne pas bouger, gagnait le palier, bondissait vers l'escalier, descendait en glissant sur la rampe jusque dans la véranda, traversait comme une flèche le grand salon et arrivait, sans avoir bousculé un meuble, au petit salon. Il n'avait rien aperçu, rien vu; tout, autour de lui, était calme et silencieux.
La première lueur de l'aurore filtrait à travers les volets. Il put constater que la seule porte fermée était celle de la chambre de Natacha. Il s'arrêta devant cette porte, le coeur battant, et écouta. Mais nul bruit ne parvint à son oreille. Il avait glissé, si léger, sur les tapis, qu'il était sûr de n'avoir pas été entendu. Peut-être cette porte allait-elle se rouvrir? Il attendit. Ce fut en vain. Il lui semblait qu'il n'y avait de vivant, dans cette maison, que son coeur. Il étouffait de l'horreur qu'il entrevoyait, qu'il touchait presque, bien que cette porte restât close. Il s'appuya au mur pour gagner la fenêtre dont il souleva un rideau. Fenêtre et volets du petit salon donnant sur la Néva étaient fermés. La barre de fer intérieure était à sa place. Alors, il alla à l'office, monta et redescendit le petit escalier de service, s'en fut partout, dans toutes les pièces, glissant partout ses mains silencieuses, s'assurant qu'aucune clôture intérieure n'avait été violée.
Revenu à la véranda, et ayant levé la tête, il aperçut au haut de l'escalier une figure blême comme la mort, funèbre apparition qui, dans ces demi-ténèbres, se penchait sur lui. C'était Matrena Pétrovna. Elle descendit, tel un fantôme, et il ne reconnut plus sa voix quand elle lui demanda: où? Je veux que vous disiez: où?
— J'ai tout visité, fit-il si bas que Matrena dut s'approcher encore pour entendre son souffle. Tout est fermé ici et il n'y a personne.
Matrena regarda Rouletabille jusqu'au fond des yeux pour y surprendre toute sa pensée, mais il ne baissa pas son regard clair et elle n'y vit rien qu'il ne voulût montrer. Alors, Matrena lui désigna du doigt la chambre de Natacha:
— Tu n'es pas entré là? dit-elle.
Il répondit:
— Il ne faut pas entrer là!
— J'y entrerai, moi, cependant, fit-elle... et elle claquait des dents.
Il lui barra le passage de ses deux bras écartés.
— Si vous tenez à la vie de quelqu'un ici, fit-il, ne faites pas un pas de plus!
— Mais on est dans cette chambre... on est là!... c'est là qu'il faut aller! Et elle l'écarta d'un geste d'hallucinée.
Pour la rappeler à la réalité de ce qu'il lui dirait et lui faire comprendre ce qu'il voulait, il dut lui serrer encore le poignet dans l'étau de sa main nerveuse.
— On n'est peut-être pas là! fit-il en secouant la tête. Comprenez-moi donc!...
Mais elle ne le comprenait pas, elle disait:
— Puisqu'on n'est nulle part ailleurs, c'est qu'on est là!
Mais Rouletabille continuait, obstiné:
— Non! non!... On est peut-être parti!
— Parti! Et tout est fermé à l'intérieur!
— Ça n'est pas une raison! répondit-il.
Mais elle ne le comprenait pas davantage. Elle voulait absolument pénétrer dans la chambre de Natacha.
— Si vous entrez là, fit-il, et si (ce qui est fort possible) ce que vous cherchez ne s'y trouve pas, tout est perdu! Et, quant à moi, je renonce à tout!
Elle se laissa glisser, s'affala sur un siège.
— Pas de désespoir! murmura-t-il. Nous ne savons encore rien!
Elle secoua lugubrement sa pauvre vieille tête.
— Nous savons qu'il n'y a qu'elle ici, puisque personne n'a pu entrer, puisque personne n'a pu sortir!...
Et cela, en vérité, lui barrait la cervelle, l'empêchait de saisir, par le moindre coin, la pensée de Rouletabille... alors l'impossible dialogue reprit:
— Je vous répète que nous ne savons pas si l'on n'est pas sorti!... reprenait le reporter en lui demandant ses clefs.
— Folie! par où?
— Cherchons dehors comme nous avons cherché dedans!
— Eh! tout est fermé dedans!
— Madame, encore une fois, ça n'est pas une raison pour qu'on ne soit pas dehors!
Il mit cinq minutes à ouvrir la porte de la véranda, tant il prenait de précautions. Elle le regardait faire, impatiente.
Il lui souffla:
— Je vais sortir, mais ne perdez pas de vue le petit salon. À la moindre alerte, appelez-moi, tirez au besoin, un coup de revolver.
Il descendit dans le jardin, toujours avec les mêmes précautions de silence. De l'endroit où elle se trouvait, par la porte laissée ouverte, Matrena pouvait suivre tous les gestes du reporter et surveiller en même temps la chambre de Natacha.
L'attitude de Rouletabille continua à l'intriguer au-delà de toute expression. Elle le regardait faire, abrutie. De même, un dvornick, qui montait sa garde sur le chemin, regardait le jeune homme à travers les grilles comme il eût considéré un fou, avec consternation. Sur les allées sèches de terre battue ou cimentées qui ne présentaient aucune trace de pas, Rouletabille s'avançait lentement. Autour de lui, il constatait que l'herbe des pelouses n'avait pas été foulée. Et puis il ne regarda plus à ses pieds. Il sembla étudier attentivement la couleur rose du ciel, respirer avec délice le matin des îles, dans le silence de la terre qui sommeillait encore.
La tête nue, le front haut, les mains derrière le dos, les yeux fixes, il faisait quelques pas, puis soudain s'arrêtait comme s'il avait été touché par une décharge électrique. Aussitôt qu'il semblait avoir ressenti cette secousse, il s'arrêtait encore, puis revenait en arrière et prenait une autre allée où il s'avançait à nouveau, droit devant lui, le front haut, avec le même regard fixe, jusqu'au moment où il suspendait sa marche, subitement, comme si quelqu'un ou quelque chose lui conseillait ou lui ordonnait de n'aller pas plus loin. Et, toujours, il revenait vers la maison... et ainsi il fit toutes les allées qui aboutissaient à la villa; mais, dans tous ces exercices, il prenait soin de ne point se placer dans le champ de vision très restreint de la fenêtre de la chambre de Natacha, fenêtre située en retrait, sur le pan coupé du bâtiment. Pour ce qui concernait cette fenêtre, il se glissa à quatre pattes jusqu'à la plate-bande qui longeait le pied du mur, et il eut la preuve que nul n'avait sauté par là. Alors, il vint retrouver Matrena dans la véranda.
— Personne n'est venu, ce matin, dans le jardin, dit-il, personne n'est sorti de la villa dans le jardin. Maintenant, je vais voir au dehors. Restez ici, dans cinq minutes je serai de retour.
Il partit, frappa discrètement à la fenêtre de la loge et attendit quelques secondes. Ermolaï, bientôt, en sortait pour lui ouvrir la grille. Matrena s'avança jusqu'au seuil du petit salon, considéra avec effroi la porte de Natacha. Elle sentait ses jambes qui fléchissaient... elle ne pouvait supporter, debout, la pensée démoniaque d'un pareil crime... Ah! ce bras... ce bras qui s'allongeait... s'allongeait, une petite fiole brillante à la main.
Misère du Seigneur! qu'y avait-il donc dans ces livres maudits, sur lesquels se penchaient les jeunes fronts pâles, pour que de telles abominations fussent possibles... Ah! Natacha! Natacha! C'est à elle qu'elle aurait voulu le demander, en l'étreignant à l'étouffer sur sa rude poitrine et en l'étranglant de sa propre main pour ne pas entendre la réponse!... Ah! Natacha! Natacha! qu'elle avait tant aimée!...
Et elle s'affala sur le parquet, rampa sur le tapis jusqu'à la porte, s'allongea, étendue comme une bête, et elle se mit la tête dans les bras pour pleurer sa fille... Natacha! Natacha! qu'elle avait chérie comme sa propre enfant... et qui ne l'entendait pas!... Ah! qu'est-ce que le petit était allé chercher dehors quand toute la vérité était derrière cette porte!... Songeant à lui, elle eut honte qu'il la trouvât dans cette posture animale, se releva sur ses genoux et se glissa jusqu'à la fenêtre qui donnait sur la Néva. L'inclinaison des lattes des volets lui permettait très bien de voir ce qui se passait dehors, et ce qu'elle vit la fit relever tout à fait. Au-dessous d'elle, le reporter se livrait aux mêmes exercices incompréhensibles qu'elle lui avait vu accomplir dans le jardin. Trois allées conduisaient du petit chemin, qui longeait le mur de la villa, à la rive de la Néva. Le jeune homme, toujours les mains derrière le dos, toujours le front haut, les entreprit tour à tour. Dans la première, il s'arrêta dès le premier pas. Il alla jusqu'au deuxième pas dans la seconde. Dans la troisième, qui obliquait vers la droite et semblait vouloir rejoindre les bords les plus proches de Kristowsky Ostrow, elle le vit s'avancer, lentement d'abord, puis plus vite entre les petits arbres et les haies. Une fois seulement il s'arrêta et regarda attentivement le tronc d'un arbre contre lequel il sembla ramasser quelque chose d'invisible, et puis il continua jusqu'à la rive. Là, il s'assit sur une pierre et parut réfléchir, et puis soudain il enleva sa veste, ses chaussures, regarda un certain point de la berge en face de lui, et enfin, achevant de se déshabiller, il se laissa glisser dans le fleuve. Elle l'aperçut bientôt qui nageait comme un dauphin, plongeant et montrant de temps à autre sa grosse tête, soufflant et replongeant. Il aborda Kristowsky Ostrow dans une touffe de roseaux. Et là il disparut. Tout là-bas, entourées d'un bouquet d'arbres verts, on apercevait les tuiles rouges de la villa qui abritait Boris et Michel. De cette villa, on pouvait apercevoir la fenêtre du petit salon des Trébassof, mais en aucune façon ce qui se passait entre le pied du mur et la rive. Un isvotchick glissa sur la route lointaine de Kristowsky, traînant dans sa voiture une bande de jeunes officiers et de demoiselles en rupture de souper qui chantaient; puis, tout retomba à un lourd silence. Les yeux de Matrena cherchèrent encore Rouletabille, mais ne le rencontrèrent point.
Combien de temps resta-t-elle ainsi, le front appuyé à la vitre glacée?... Qu'attendait-elle?... Elle attendait peut-être que l'on bougeât à côté... que la porte s'ouvrît à côté et que la figure traîtresse de l'autre apparût...
Une main, prudente, la toucha. Elle se retourna.
Rouletabille était là, le visage tout balafré de raies rouges, sans faux col ni cravate, ayant hâtivement repassé ses habits. Il paraissait furieux de la surprendre dans un pareil désarroi.
Elle se laissa conduire par lui comme une enfant. Il la mena dans sa chambre et là, la porte close:
— Madame, commença-t-il, cela devient impossible de travailler avec vous!... Qu'est-ce que vous faisiez à pleurer à deux pas de la porte de votre belle-fille!... Vous et votre Koupriane, vous commencez à me faire regretter le faubourg poissonnière, vous savez!... Votre belle-fille vous a certainement entendue... heureusement qu'elle n'attache aucune importance à toutes vos fantasmagories nocturnes et qu'elle y est habituée depuis longtemps! Elle est plus raisonnable que vous, Mlle Natacha! Elle dort, elle!... ou elle fait semblant de dormir, ce qui donne la paix à tout le monde! Que lui répondriez-vous si, par hasard, elle vous demandait aujourd'hui la raison de vos pas et démarches dans le petit salon, si elle se plaignait que vous l'avez empêchée de dormir?
Matrena secoua encore sa tête si vieillie, si vieillie... «Non!... non!... elle ne m'a pas entendue... je suis venue là comme une ombre, comme l'ombre de moi-même... elle ne m'entend plus!... on n'entend plus une ombre!...» Rouletabille en eut pitié, lui parla plus doucement.
— Dans tous les cas, il faut, vous entendez bien, il faut qu'elle n'attache pas plus d'importance à ce qui s'est passé cette nuit qu'à ce qui s'est passé les nuits précédentes... Ce n'est pas la première fois, n'est-ce pas, que vous errez dans le petit salon? Vous m'avez compris? Et demain, Madame, embrassez-la comme toujours!
— Ça, gémit la malheureuse, ça, non!... ça... je ne pourrai pas!
— Et pourquoi donc?
Matrena ne répondit pas. Elle pleurait. Il la serra dans ses bras, comme un enfant qui console sa mère.
— Ne pleurez pas! Ne pleurez pas! Tout n'est pas perdu! On est sorti ce matin de la villa!
— Oh! petit domovoï! Comment cela? comment cela? Comment as-tu découvert cela?
— Puisqu'on n'avait rien trouvé à l'intérieur, il fallait bien trouver quelque chose dehors!
— Et tu as trouvé?
— Mais oui!...
— La Vierge te protège!
— Elle est avec nous. Elle ne nous quitte pas. Je dirai même qu'elle a une prédilection toute particulière pour les îles. Elle y file du soir au matin.
— Tu dis?
— Mais oui! vous ne savez pas ce qu'on appelle chez nous «les fils de la Vierge»?
— Si, si, ce sont ces fils que de chères petites bêtes du bon Dieu tissent entre les arbres et que...
— Parfaitement, vous m'avez enfin compris et vous me comprendrez davantage quand vous saurez que, dans le jardin, la première chose qui m'a frappé... au front, quand je suis descendu, ce sont ces fils de la Vierge tissés par les chères petites bêtes du bon Dieu... au premier que j'ai senti glisser sur mon visage, je me suis dit: «Tiens, on ne vient pas de passer par là!» et j'ai cherché ailleurs!... Les fils m'ont arrêté partout dans le jardin... mais, hors du jardin, ils m'ont laissé très tranquillement passer dans une allée qui conduisait à la Néva; si bien que je me disais: «Eh! eh! Est-ce que, par hasard, la Vierge aurait oublié son ouvrage dans cette allée-là!» ... mais non!... on le lui avait défait... j'en retrouvai les bribes attachées aux arbustes... ainsi j'arrivai au fleuve...
— Et tu t'es jeté à l'eau, mon ange chéri. Tu nages comme un petit dieu!
— Et j'ai abordé là où l'autre a abordé... oui... Il y avait là-bas des roseaux tout fraîchement brisés... et je me suis glissé dans les herbes.
— Jusqu'où?
Jusqu'à la villa Kristowsky, Madame... où ils habitent tous les deux.
— Ah! c'est de là qu'on est venu?...
Il y eut un silence entre eux. Elle questionna:
— Boris?
— Quelqu'un qui venait de la villa et qui y est retourné. Boris ou Michel, ou un autre. Il y avait l'aller et le retour dans les roseaux. Mais pour venir on s'est servi d'une barque; le retour a eu lieu à la nage.
Son agitation coutumière l'avait reprise. Elle demanda, ardente:
— Et tu es sûr qu'il est venu ici et qu'il est sorti d'ici?
— Oui, j'en suis sûr.
— Par où?
— Par la fenêtre du petit salon.
— C'est impossible, nous l'avons trouvée fermée!
— C'est possible, si on l'a refermée derrière lui!
— Ah!
Elle se reprit à frissonner... et, retombée à son cauchemar, elle ne tutoya plus son domovoï comme on tutoie un petit ange chéri qui vient de vous rendre un service dix fois plus précieux que la vie... l'autre attendait; elle lui dit brutalement:
— Pourquoi m'avez-vous empêchée de me jeter sur lui? De me ruer sur lui, quand il poussait la porte?... Ah! on l'aurait eu... on l'aurait eu... on saurait!...
— Non!... au moindre bruit, il n'avait qu'à tirer la porte. Un tour de clef, il nous échappait pour toujours... et il était prévenu!
— Petit misérable! comment, sachant qu'il allait venir, ne m'avez-vous pas laissée dans la chambre et n'avez-vous pas veillé, vous, en bas!
— Parce que, tant que j'aurais été en bas, il ne serait pas venu! Il ne vient que lorsqu'il n'y a plus personne en bas.
— Ah! les saints Pierre et Paul aient pitié d'une pauvre femme!... Qu'est-ce que tu penses donc?... Qu'est-ce que tu penses donc?... Moi, je ne pense plus rien!... Alors, dis-moi, dis-moi cela, tu dois le savoir, tu sais tout!... allons... hein?... je te demande la vérité... hein?... encore un envoyé du comité!... toujours le comité central!... toujours les nihilistes!...
— S'il n'y avait que cela! fit tranquillement Rouletabille.
— Tu as juré de me rendre folle! Que veux-tu dire avec ton «s'il n'y avait que cela»?
Rouletabille, imperturbable, ne répondit point à cette question.
— Qu'est-ce que vous avez fait de la potion? dit-il.
— La potion... le verre du crime! je l'ai enfermé dans ma chambre, dans l'armoire... là... là...
— Eh bien, Madame, il faut le reporter, le verre du crime, où vous l'avez pris...
— Hein?
— Oh! après avoir versé le poison dans une fiole, avoir nettoyé le verre et l'avoir rempli d'une autre potion.
— Vous avez raison! Vous pensez à tout! Si le Général se réveille et demande sa potion, il faut qu'il ne se doute de rien et que, cependant, il puisse boire.
— Il ne faut pas qu'il boive!...
— Eh bien, alors, pourquoi lui porter à boire?
— Pour qu'on soit sûr, chère Madame, que, s'il n'a pas bu, c'est qu'il n'a pas voulu... un pur hasard, Madame, s'il ne s'est pas empoisonné! M'avez-vous compris, cette fois?...
— Oui! oui! sur le Christ!... Mais, cependant, si le Général se réveille et veut boire de son narcotique.
— Vous lui direz que je le lui défends!... et voilà encore ce que vous ferez: quand on viendra ce matin dans la chambre du Général, vous jetterez ostensiblement et naturellement cette potion inutile et éventée... et personne n'aura le droit de s'étonner que le Général continue à jouir d'une excellente santé.
— Oui, oui, petit, tu es plus sage que le roi Salomon. Et la fiole au poison, qu'en ferai-je?
— Vous me l'apporterez!
— Tout de suite...
Elle s'en alla et revint au bout de cinq minutes.
— Il dort toujours. J'ai mis le verre sur la table, hors de sa portée... il faudrait qu'il m'appelle...
— Très bien!... alors, poussez la porte... fermez... nous avons des choses à nous dire.
— Mais si on revenait par l'escalier de service?
— Allons donc. On croit déjà le Général empoisonné. C'est la première minute de tranquillité dont on puisse jouir dans votre chère maison...
— Quand tu auras fini de me faire frissonner d'horreur, petit démon... tu garderas bien le secret, dis!...
Le Général en mourrait plus sûrement que s'il avait été réellement empoisonné. Mais que ferons-nous avec Natacha!... j'ose te le demander, à toi, à toi seul.
— Mais rien du tout!
— Comment rien?
— Nous la regarderons...
— Ah! oui... oui!...
— Et encore, Matrena, laissez-moi la regarder tout seul.
— Oui, oui, je te le promets... je ne la regarderai plus jamais!... c'est promis... c'est promis... fais ce que tu veux... Pourquoi, tout à l'heure, disais-tu, quand je te parlais des nihilistes, disais-tu: «s'il n'y avait que cela!» ... Tu crois donc qu'elle n'est pas une nihiliste, elle!... elle lit des choses... des choses de barricades!...
— Madame, Madame, vous ne pensez qu'à Natacha... vous m'avez promis de ne plus trop la regarder, promettez-moi de ne plus trop y penser...
— Madame, Madame, vous ne pensez qu'à Natacha...
— Pourquoi, pourquoi as-tu dit: «s'il n'y avait que cela!»
— Parce que, s'il n'y avait que les nihilistes dans votre affaire, chère Madame, ce serait trop simple! Ou plutôt, ça aurait été plus simple! Est-ce que vous croyez, Madame, qu'un nihiliste tout pur... un nihiliste qui ne serait qu'un nihiliste, tiendrait beaucoup à ce que sa bombe éclatât dans un bouquet de fleurs, plutôt que n'importe où, n'importe où pourrait être atteint le Général? Est-ce que vous croyez que la bombe aurait produit moins d'effet derrière la porte que devant? Et la petite cachette dans le plancher, est-ce que vous croyez qu'un vrai révolutionnaire, un peu tel qu'on vous les fabrique par ici, s'amuserait à pénétrer dans la villa pour retirer deux clous d'un plancher quand on lui en laisse le temps entre deux visites dans la salle à manger? Est-ce que vous croyez qu'un révolutionnaire, qui veut venger les morts de Moscou et qui peut parvenir jusqu'à une porte derrière laquelle repose le Général Trébassof, va s'amuser à faire un petit trou avec une épingle pour tirer le verrou, et s'amuser à verser du poison dans un verre? Allons donc! Allons donc! Il eût jeté sa bombe, quitte à sauter lui-même avec la villa! Ou quitte à être arrêté sur le fait! Quitte à subir le martyr des cachots de la forteresse Pierre et Paul, quitte à être pendu à Schlusselbourg!... n'est-ce point toujours ainsi que ça se passe?... Voilà comme il eût agi et non point comme un rat d'hôtel!... Or, il y a quelqu'un chez vous (ou qui vient chez vous) qui agit comme un rat d'hôtel, parce qu'il ne faut point qu'il soit vu, parce qu'il ne faut point qu'il soit découvert, parce qu'il ne faut point qu'il soit pris sur le fait! Or, du moment où il ne redoute rien tant que d'être pris sur le fait et où, pour cela, il déploie une ardeur de prestidigitateur, c'est que son but dépasse le fait, dépasse la bombe, dépasse le poison! D'où la nécessité des bombes à lente explosion, à mouvement d'horlogerie, déposées dans un endroit où elles peuvent être confondues avec d'autres objets et non sur un palier tout nu, dans un escalier condamné à tous, mais que vous visitez vingt fois par jour...
— Mais cet homme se promène donc ici comme il veut, le jour, la nuit? Tu ne réponds pas!... Tu le connais peut-être...
— Je le connais peut-être, mais je ne tiens pas à savoir qui c'est maintenant.
— Tu n'es pas curieux, petit domovoï-doukh ... un ami de la maison, certainement... et qui rentre dans la maison comme il veut, la nuit, parce qu'on lui ouvre la fenêtre ... et qui vient de la villa de Kristowsky... Boris ou Michel! Ah! misère de la pauvre Matrena! Pourquoi ne tuent-ils point la pauvre Matrena?... leur Général... leur Général... des soldats... des soldats qui viennent la nuit, pour tuer leur Général... aidés par... par qui?... tu crois cela! Toi... lumière de mes yeux!... tu crois cela!... Non! non! ça n'est pas possible!... savez-vous bien, Monsieur le domovoï, que je ne peux pas croire une pareille horreur... Non! non!
«Par Monseigneur Jésus qui est mort en croix... et qui lit dans le fond des coeurs, je ne crois pas que Boris, qui a cependant des idées très avancées...
«je l'avoue... il faut ne pas l'oublier... très avancées... et qui fait des vers aussi très avancés, je le lui ai toujours dit... je ne crois pas que Boris soit capable d'un pareil forfait... quant à Michel, c'est un honnête homme... et ma fille, ma Natacha, est une honnête fille!... Tout cela se présente mal, en vérité; mais je ne soupçonne ni Michel, ni Boris, ni ma très pure et très aimée Natacha (bien qu'elle ait fait une traduction en vers français libres, très avancés, indigne certainement de la fille d'un Général). Voilà quel est le fond de ma pensée, le fond de mon coeur... tu m'as bien entendue, petit ange du paradis?
«Ah! c'est à toi que le Général doit la vie! que Matrena doit la vie!... Sans toi, cette maison serait déjà un cercueil... Comment m'acquitter jamais?... Tu ne veux rien!... Je t'agace! Tu ne m'écoutes même pas!... un cercueil, nous serions dans un cercueil!... dis-moi ce que tu désires. Tout ce que j'ai t'appartient.
— Je désire fumer une pipe!
— Ah! une pipe! Veux-tu du tabac blond parfumé que je reçois tous les mois de Constantinople, un vrai régal de harem... je t'en ferai venir, si tu l'aimes, de quoi fumer dix mille pipes...
— Je préfère le «Caporal», répondit Rouletabille... mais, vous avez raison, c'est la sagesse de ne jamais soupçonner personne... on voit... on constate... on attend... il est toujours temps, une fois le gibier pris, de dire si c'est du lièvre ou du sanglier... écoutez-moi donc, ma bonne mama: d'abord, il faut savoir ce qu'il y a dans la fiole? Où est la fiole?
— La voici!
Elle la lui glissa dans sa manche. Il la fit disparaître dans sa poche.
— Vous souhaiterez bon appétit au Général de ma part. Je sors. Je serai ici dans deux heures au plus tard. Et surtout que le Général ne sache rien! Je vais voir un de mes amis qui habite l'Aptiekarski pereoulok.
— Comptez sur moi et faites vite pour l'amour de moi. Mon sang fuit mon coeur quand tu n'es pas là, cher envoyé de Dieu.
Elle remonta auprès du Général et redescendit dix fois pour voir si Rouletabille n'était pas revenu.
Deux heures plus tard, il était de retour à la villa, comme il l'avait promis. Elle ne put s'empêcher de courir au-devant de lui, ce dont elle fut grondée.
— Du calme, du calme! savez-vous ce qu'il y avait dans la fiole?
— Non!
— De l'arséniate de soude, assez pour tuer dix personnes.
— Vierge Marie!
— Taisez-vous! Montons près du Général.
Féodor Féodorovitch était d'une humeur charmante.
C'était sa première bonne nuit depuis la mort de la jeunesse de Moscou. Il l'attribua à ce qu'il n'avait pas touché à sa potion et résolut, une fois de plus, de se passer de narcotique, ce à quoi Rouletabille et Matrena l'encouragèrent. Sur ces entrefaites, on frappa à la porte de la chambre de Matrena. Celle-ci courut voir ce qui se passait et revint avec Natacha qui voulait embrasser son père. Le visage de Natacha était fatigué. Certainement, elle n'avait pas passé une aussi bonne nuit que son père; et le Général lui reprocha sa mauvaise mine.
— C'est vrai. J'ai fait de vilains rêves. Mais toi, papa, tu as bien dormi? As-tu pris de ton narcotique?
— Non!... non!... je n'ai pas touché à une goutte de ma potion!
— Oui, je vois... c'est bien cela, très bien!... Il faut revenir au sommeil naturel...
Matrena, comme hypnotisée par Rouletabille, avait saisi le verre sur la table et, ostensiblement, était allée en jeter le contenu dans le cabinet de toilette, où elle s'attarda pour reprendre possession de ses sens. Natacha continuait:
— Tu vas voir, papa, que nous allons vivre comme tout le monde, à la fin... Le tout était d'éloigner la police, l'affreuse police... n'est-ce pas, Monsieur Rouletabille?
— Je l'ai toujours dit, moi, je suis tout à fait de l'avis de Mlle Natacha... vous pouvez être tout à fait rassurés maintenant... et je vous quitterai rassuré... oui, il faut que je songe à achever vite ma besogne... et à repartir... eh bien!... je le dis comme je le pense... restez entre vous et vous ne courrez aucun danger... du reste, le Général va mieux... et bientôt je vous verrai tous en France, je l'espère... je tiens dès maintenant à vous remercier de votre amicale hospitalité...
— Ah! mais vous n'allez pas partir!... vous n'allez pas partir!...
Déjà Matrena s'apprêtait à protester de tout son verbiage puissant et de tout son pauvre coeur déchiré... quand un coup d'oeil du reporter coupa net son commencement de désespoir...
— Je dois rester encore une huitaine de jours en ville... j'ai retenu une chambre à l'hôtel de France. C'est nécessaire. J'ai beaucoup de monde à voir et à recevoir... je viendrai vous faire une petite visite... de temps en temps...
— Vous êtes donc bien tranquille, demanda gravement le Général, pour me laisser tout seul?
— Tout à fait tranquille... et puis, je ne vous laisse pas tout seul... je vous laisse avec la Générale et mademoiselle. Je vous répète: restez tous trois comme je vous vois là... plus de police... en tous cas, le moins possible...
— Il a raison, il a raison, répéta encore Natacha.
À ce moment, il y eut de nouveaux coups frappés à la porte de la chambre de Natacha. C'était Ermolaï qui annonçait que Son Excellence le Maréchal de la Cour, le comte Kaltsof? Désirait voir le Général de la part de Sa Majesté.
— Va recevoir le comte, Natacha, et annonce-lui que ton père va descendre dans un instant.
Natacha et Rouletabille descendirent et trouvèrent le comte dans le grand salon. C'était un magnifique gaillard, beau et grand comme un suisse d'église. Il regardait de tous côtés, sur les meubles, et paraissait inquiet. Il s'avança tout de suite au-devant de la jeune fille, demandant des nouvelles.
— Elles sont bonnes, répondit Natacha. Tout le monde ici se porte à merveille. Le Général est gai. Mais qu'avez-vous, Monsieur le Maréchal, vous paraissez préoccupé?
Le Maréchal avait serré la main de Rouletabille:
— Et mon raisin? demanda-t-il à Natacha.
— Comment, votre raisin, quel raisin?
— Vous n'y avez pas touché, tant mieux, j'arrivais ici bien anxieux. Je vous ai apporté, hier, de Tsarskoïe-Selo, quelques grappes du raisin de l'Empereur, que Féodor Féodorovitch apprécie tant. Or, ce matin, j'apprenais que le fils aîné de Doucet, le maître jardinier français des forceries impériales de Tsarskoïe, était mort en mangeant de ces grappes, parmi lesquelles j'avais choisi les miennes, hier, avant de venir. Jugez de mon angoisse. Je savais pourtant bien que l'on ne mange pas, à la table du Général, de raisin qui n'a pas été lavé, et j'avais beau me dire que j'avais pris la précaution de vous faire avertir que Doucet recommandait de le laver soigneusement... n'importe, je n'imaginais point que mon cadeau pût être dangereux; et, en apprenant la mort du petit Doucet, ce matin, j'ai sauté dans le premier train et n'ai fait qu'un bond jusqu'ici...
— Mais, Excellence, interrompit Natacha, nous n'avons point vu votre raisin...
— Ah! on ne vous l'a pas encore servi! Tant mieux! grands dieux.
— Le raisin de l'Empereur est donc malade? interrogea Rouletabille. Le phylloxéra envahit donc les forceries?
— Rien ne l'arrête, m'avait dit Doucet... car il n'aurait point voulu me laisser partir, la veille, sans avoir lui-même lavé les grappes... Malheureusement, j'étais trop pressé et je les emportai telles quelles; je ne pensais point que l'ingrédient que l'on jetait sur ce raisin pour le préserver fût si redoutable... à ce qu'il paraît que, au pays des vignes, il arrive ainsi des accidents tous les ans. On appelle ça, je crois, de la bouillie...
— De la bouillie bordelaise, fit entendre la voix tremblante de Rouletabille... et savez-vous ce que c'est, Excellence, que la bouillie bordelaise!...
— Ma foi non...
À ce moment, le Général descendait l'escalier, s'accrochant à la rampe et soutenu par Matrena Pétrovna.
— Eh bien, continua Rouletabille, en regardant Natacha, la bouillie bordelaise, dont était couvert le raisin que vous avez apporté hier au Général Trébassof, n'est ni plus ni moins que de l'arséniate de soude.
— Ah! mon Dieu! s'écria Natacha.
Quant à Matrena Pétrovna elle poussa une sourde exclamation et laissa échapper le Général qui faillit descendre tout seul l'escalier. Tous se précipitèrent.
Le Général riait. Matrena, sous le regard d'acier de Rouletabille, bégayait qu'elle avait eu «comme une faiblesse». Enfin, tout le monde se trouva réuni dans la véranda. Le Général s'allongea sur son fauteuil et demanda:
— Ah ça! mais!... qu'est-ce que vous racontiez donc tout à l'heure, mon cher Maréchal, vous m'avez apporté des raisins?
— Mais oui, dit Natacha, assez effrayée, et ce que nous raconte M. Le Maréchal n'est pas gai du tout. Le fils de Doucet, le jardinier de la Cour, vient de s'empoisonner avec le même raisin que M. Le Maréchal nous a, paraît-il, apporté?
— Où ça? Le raisin? Quel raisin? Je n'ai pas vu de raisin, moi! s'exclama Matrena. Je vous ai bien aperçu hier, Maréchal, dans le jardin, mais vous êtes parti presque aussitôt, et, ma foi, j'en ai été assez étonnée. Quelle est cette histoire?
— Certes! il faudrait l'éclaircir! Il faut absolument savoir où sont passées ces grappes?
— Certainement, dit Rouletabille, elles pourraient causer un malheur!
— Si ce n'est déjà fait, bégaya le Maréchal?
— Mais enfin? où étaient-elles, à qui les avez-vous remises?
— Je les avais apportées dans une boîte de carton blanc... la première boîte qui m'était tombée sous la main chez Doucet. Je viens ici une première fois, je ne vous trouve pas... Je reviens avec ma boîte. Le Général était en train de se coucher. J'étais pressé de prendre mon train. Michel Nikolaïevitch et Boris Alexandrovitch se trouvaient dans le jardin, ce sont eux que j'ai chargés de ma commission et j'ai déposé près d'eux la boîte, sur la petite table du jardin, en les priant de ne pas oublier de vous dire qu'il fallait laver ce raisin, que Doucet le recommandait expressément ...
— Mais c'est incroyable! Mais c'est épouvantable! Gémit Matrena; où donc ce raisin est-il passé? Il faut le savoir.
— Absolument! approuva Rouletabille.
— Il faut le demander à Boris et à Michel! dit Natacha. Mon Dieu! ils en ont peut-être mangé! Ils sont peut-être malades!
— Les voilà! fit le Général.
Tous se retournèrent. Michel et Boris gravissaient les marches du perron. Rouletabille, qui s'était rejeté dans le coin sombre, sous l'escalier, ne perdait pas le jeu d'un muscle sur ces deux visages qui se présentaient à lui comme deux énigmes à déchiffrer. Les deux visages étaient souriants, trop souriants peut-être...
— Michel! Boris! Venez ici! criait Féodor Féodorovitch. Qu'est-ce que vous avez fait des raisins de M. Le Maréchal?
Ils se regardèrent tous deux, à cette brusque interrogation, semblèrent ne pas comprendre, et puis, se rappelant tout à coup, ils déclarèrent fort naturellement qu'ils l'avaient laissé sur la table du jardin et qu'ils ne s'en étaient pas autrement préoccupés.
— Vous aviez donc oublié ma recommandation, demanda sévèrement le comte Kaltzof.
— Quelle recommandation? fit Boris... Ah! oui! Le lavage des raisins... la recommandation de Doucet.
— Savez-vous ce qui est arrivé à Doucet, avec ce raisin? Son fils aîné est mort empoisonné... comprenez-vous maintenant que nous tenions à savoir ce qu'est devenu mon raisin?
— Mais on a dû le retrouver sur la table! dit Michel.
— On n'a rien retrouvé du tout, déclara Matrena qui, elle non plus, ne perdait pas un jeu de la physionomie des deux officiers... Comment se fait-il que vous soyez partis, hier soir, sans nous dire adieu, sans nous voir, sans vous être même inquiétés de savoir si le Général pouvait avoir besoin de vous?...
— Madame, dit Michel, froidement, militairement, comme s'il répondait au Général lui-même, nous avons toutes nos excuses à vous présenter de ce chef. Il faut que nous vous fassions un aveu et le Général nous pardonnera, j'en suis sûr. Boris et moi, au cours de la promenade, nous nous étions pris de querelle. Cette querelle était dans son plein quand nous sommes arrivés ici et nous discutions les moyens de la régler au plus vite, quand M. Le Maréchal a pénétré dans le jardin. Nous nous excusons encore de n'avoir prêté qu'une oreille distraite à ce qu'il nous a dit. Sitôt qu'il fut parti, nous n'avons eu qu'une hâte, c'est de nous échapper d'ici pour vider notre différend les armes à la main.
— Sans m'en avoir parlé à moi! interrompit Trébassof. Jamais je ne vous pardonnerai cela!
— Vous battre dans un moment pareil, alors que le Général est menacé, c'est comme si vous vous battiez entre vous devant l'ennemi... c'est une trahison, surenchérit Matrena.
— Madame, fit Boris, nous ne nous sommes pas battus. Quelqu'un nous a fait toucher du doigt notre faute et j'ai présenté mes excuses à Michel Nikolaïevitch, qui les a acceptées généreusement, n'est-ce pas Michel Nikolaïevitch?
— Et qui est ce quelqu'un qui vous a fait toucher du doigt votre faute? demanda le Maréchal?
— Natacha!
— Bravo, Natacha! Viens m'embrasser, ma fille!
Et le Général serra avec effusion sa fille sur sa vaste poitrine...
— Et j'espère qu'on ne se disputera plus, leur cria-t-il, par-dessus l'épaule de Natacha.
— Nous vous le promettons, Général, déclara Boris. Notre vie vous appartient!
— Elle se porte bien, ma vie!... Tâchons de nous bien porter tous!... J'ai passé une excellente nuit, Messieurs! Un somme! je n'ai fait qu'un somme!
— C'est vrai! dit lentement Matrena, le Général n'a plus besoin de narcotique... il dort comme un enfant, et il n'a pas touché à sa potion!
— Et ma jambe va tout à fait bien!
— Tout de même, il est singulier que ces raisins aient ainsi disparu! reprit le Maréchal, suivant son idée fixe.
— Ermolaï! appela Matrena.
L'intendant parut:
— Hier soir, quand ces messieurs ont quitté la maison, tu n'as pas remarqué une petite boîte blanche sur la table du jardin?
— Non, barinia...
— Et les domestiques? Quelqu'un d'entre eux a-t-il été malade? les dvornicks? le schwitzar? Dans les cuisines? pas de malades?... Non? va voir! Renseigne-toi!
Il revint disant:
— Pas de malades!
Comme le Maréchal, Matrena Pétrovna et Féodor Féodorovitch se regardaient en répétant en français: «Pas de malades! C'est étrange!» Rouletabille s'avança et donna la seule explication plausible...
Pour les autres...
— Mais Général, ça n'est pas étrange du tout! Le raisin a été volé et mangé par quelque domestique gourmand... et, si celui-ci n'en a éprouvé aucun malaise, c'est que les grappes apportées par M. Le Maréchal avaient échappé à la distribution de la «bouillie bordelaise». Voilà tout le mystère!
— Ce petit doit avoir raison! s'écria le Maréchal enchanté.
— Il a toujours raison, ce petit! amplifia Matrena, orgueilleuse comme si elle l'avait mis au monde.
Mais «ce petit», profitant des congratulations auxquelles donna lieu l'arrivée d'Athanase Georgevitch et d'Ivan Pétrovitch, quitta la villa, serrant dans sa poche la petite fiole qui contenait tout ce qu'il fallait pour faire vivre le raisin et faire mourir un Général en excellente santé. Comme il avait déjà fait deux ou trois cents mètres, se dirigeant vers les ponts qu'il fallait traverser pour rentrer en ville, il fut rejoint par un dvornick haletant qui lui apportait une lettre arrivée par le courrier. L'écriture qui courait sur l'enveloppe lui était parfaitement inconnue. Il déchira et lut en excellent français: «Prière à M. Joseph Rouletabille de ne point s'occuper de choses qui ne le regardent pas. Ce second avertissement sera le dernier!» Cela était signé: «Le comité central révolutionnaire».
— Oh! oh! fit Rouletabille, en glissant le papier dans sa poche, ça se corse! Heureusement que je n'ai plus à m'occuper de rien du tout!... Maintenant, c'est le tour de Koupriane! Allons chez Koupriane!
À cette date, carnet de Rouletabille:
Natacha à son père: «Mais toi, papa, tu as passé une bonne nuit? As-tu pris de ton narcotique?»
Formidable et (à moins de confondre le ciel et l'enfer) je n'ai plus le droit de prendre une note.
ROULETABILLE fit une longue promenade qui le conduisit au pont Troïtsky, puis, redescendant la Naberjnaïa, il atteignit le palais d'hiver. Il semblait avoir chassé toute préoccupation et prenait un plaisir enfantin aux divers aspects de la vie dans la cité du grand Pierre.
Il s'arrêta devant le palais d'hiver, traversa lentement la place où jaillit, de son socle d'airain, le prodigieux monolithe de la colonne Alexandrine, marcha entre des palais, des colonnades, passa sous un arc immense: tout lui paraissait cyclopéen et jamais il ne s'était senti si petit, si écrasé... et cependant il était heureux dans sa petitesse, il était content de lui, en face de ces colosses... et tout lui plaisait, ce matin-là. La rapidité des isvos, l'humeur batailleuse des isvotchicks, l'élégance des femmes, la belle prestance des officiers et leur aisance naturelle sous l'uniforme, si opposée à la «tenue de bois» de messieurs les officiers de Berlin qu'il avait remarquée, aux Tilleuls et dans la Frederikstrasse, entre deux trains... tout l'enchantait... le costume même des moujiks aux blouses éclatantes, aux chemises roses par-dessus le pantalon, les grègues larges et les bottes à mi-jambes... même les malheureux qui, en dépit de la douceur de la température, étaient encore affublés de la touloupe en peau de mouton, tout l'impressionnait favorablement, tout lui paraissait original et sympathique.
L'ordre régnait dans la ville... les gardavoïs étaient polis, bien astiqués, de mine superbe... les passants de ce quartier parlaient entre eux, gaiement... souvent en français, et avaient les manières les plus civilisées du monde... où donc était l'ours du nord? Jamais il n'avait vu ours si bien léché... et c'était cela cette ville qui, hier encore, était en révolution? C'était bien là ce parc Alexandre où, quelques semaines auparavant, la troupe avait tiré sur les enfants réfugiés dans les arbres comme sur des moineaux... c'était là, sur ce pavé si propre, que les cosaques avaient laissé tant de cadavres?... enfin, il l'apercevait là-bas, cette perspective Newsky où les balles pleuvaient naguère comme grêle sur un peuple endimanché et joyeux?...
Nichevô! Nichevô! Tout cela était déjà oublié...
On oubliait hier comme on oubliait demain!... Les nihilistes? Des poètes qui s'imaginent qu'une bombe peut faire, dans cette Babylone du nord, autre chose qu'un bruit de pétard. Regardez ces gens qui passent.
Ils ne pensent pas plus à l'attentat de la veille qu'à celui qui se prépare dans l'ombre des tracktirs...
Heureuses gens de ce clair quartier, qui, en pleine sérénité, couraient à leurs affaires ou à leurs plaisirs dans l'air le plus pur, le plus léger, le plus transparent de la terre. Non! non! On ne connaissait pas le bonheur de respirer, si on n'avait pas respiré cet air-là, le plus beau du nord du monde, et qui donne faim et soif de belle eau-de-vie blanche et de blond pivô, et fouette le sang et fait de vous une bête vigoureuse, et joyeuse, et fataliste, et se moquant autant des révolutionnaires que des dix mille yeux de la police, braqués sous les porches des maisons, sous les crânes des dvornicks, — tous de la police, les dvornicks; tous de la police aussi les joyeux concierges à la main tendue... Ah! ah! On se moquait de tout dans un air pareil, pourvu que l'on eût des roubles dans sa poche, beaucoup de roubles, et que l'on ne fût pas abruti, bien sûr, par la lecture de ces livres extraordinaires qui prêchent le bonheur de l'humanité aux étudiants et aux pauvres étudiantes. Ah! ah! Graine de nihilistes tout cela! Des pauvres petits messieurs et de pauvres petites madames, qui ont la tête tournée par des lectures qu'ils ne digèrent pas! Car tout est là, la digestion!... la digestion en tout est nécessaire. Messieurs les commis voyageurs en champagne, qui s'entretiennent avec importance près du padiès de l'hôtel de la grande morskaïa et qui ont étudié ce peuple russe jusqu'au fin fond des plus lointaines villes où l'on peut boire du champagne, vous le répèteront à la table des zakouskis, et vous régleront la question de la révolution entre deux petits verres de votka, avalés proprement, vivement, haut le coude, d'un seul coup, à la russe. Affaire de digestion, vous dis-je. Quel est le fou qui oserait comparer un jeune monsieur qui a bien digéré une bouteille de champagne ou deux, et un autre jeune monsieur qui a mal digéré les élucubrations — nous disons: élucubrations — des économistes? Les économistes? les économistes! des fous qui se défient à qui en dira de plus fortes!
Ceux qui les lisent et ne les comprennent pas s'en tirent avec une bombe! À votre santé! Nichevô!
Comme dit l'autre... la terre tourne, n'est-ce pas?
Discussions politiques, économiques, révolutionnaires et autres de la salle des zakouskis... tu passes au travers après avoir retenu ta chambre à l'hôtel, petit Rouletabille... et vite, maintenant chez Koupriane, si tu ne veux pas arriver au moment du déjeuner... auquel cas il faudra remettre au soir les affaires sérieuses...
Département de la police. Immense bâtisse bien fournie d'honorables et solides gardavoïs, grands couloirs, vestibules, salles aux portes claquantes, beaucoup de schwitzars obséquieux pour les «gaspadines»; beaucoup aussi de pauvres gens en touloupe assis contre les murailles, sur des bancs crasseux; bureaux et bureaucrates, bottes et éperons sonores des jeunes officiers joyeux, qui se racontent avec éclat des histoires de l'aquarium...
— Monsieur Rouletabille! Ah! ah! Parfaitement! Asseyez-vous donc! Enchanté!... M. Koupriane sera très heureux de vous recevoir... mais, en ce moment, il passe l'inspection... oui, l'inspection des dortoirs des gardavoïs dans la caserne... on va vous conduire... une idée à lui!... il ne faut rien négliger, n'est-ce pas? Grand chef!... avez-vous vu les dortoirs des gardavoïs? Admirables! Premiers dortoirs du monde! disons cela sans vouloir offenser la France. Nous aimons beaucoup la France. Grande nation. Je vais vous conduire immédiatement auprès de M. Koupriane. Sera enchanté.
— Moi aussi, fait Rouletabille, qui remet un rouble dans la main de l'honorable fonctionnaire.
— Permettez! Vous précède!...
Courbettes, salutations, il le précède. Pour deux roubles, il le précéderait au bout du monde.
«Ces fonctionnaires sont charmants», pense, en se laissant conduire à la caserne, Rouletabille, qui estime n'avoir pas payé trop cher les services d'un personnage dont l'uniforme est galonné sur toutes les coutures... On arrive, on monte, on descend.
Escaliers, corridors... Ah! ah! Les dortoirs...
Rouletabille se découvre: il lui semble entrer chez des demoiselles au couvent. Couchettes bien blanches, bien alignées, la tête au mur, et des images de sainteté partout, des Vierges, des icônes... une propreté monacale... et un silence parfait... le parfait silence...
Tout à coup, un ordre retentit dans le corridor à côté et les gardavoïs, qui étaient on ne sait où, se dressent à la tête de leur lit, dans la posture d'ordonnance. Apparition de Koupriane et de son état-major. Koupriane regarde tout, de très près, adresse la parole à tous les hommes, les appelle par leur nom, s'enquiert de leurs besoins... et les autres bafouillent, ne savent que répondre, rougissent comme des enfants. Koupriane aperçoit Rouletabille.
Il balaie son état-major d'un geste. C'est fini, l'inspection. Et il entraîne le jeune homme dans une petite pièce qui est tout au bout du dortoir...
Rouletabille, effaré, regarde. Il se trouve dans une chapelle. C'est la petite chapelle qui complète tous les dortoirs de gardavoïs. Elle est toute dorée, toute enjolivée de couleurs merveilleuses et toute meublée de petites icônes qui portent bonheur, et, naturellement, du portrait du Tsar, le cher petit père.
— Vous voyez, fait Koupriane en souriant à l'ébahissement de Rouletabille, nous ne leur refusons rien! Nous leur portons les saints à domicile.
Sur quoi, après avoir fermé la porte, il se signa et avança une chaise vers Rouletabille. Lui-même s'assit devant le petit autel tout chargé de fleurs, de papiers peints et de saintes papillotes:
— Ici, lui dit-il, nous allons pouvoir causer sans être dérangés. Là-bas, j'ai un peuple de solliciteurs qui m'attend. Je vous écoute.
— Monsieur, fit Rouletabille, je viens vous rendre compte de ma mission et m'en décharger entièrement sur vous. Il ne tiendra qu'à vous d'éclaircir définitivement cette affaire obscure, en arrêtant le coupable que je ne veux pas connaître. Ceci vous regarde. Je vous apprendrai seulement qu'on a voulu empoisonner le Général cette nuit, en lui versant dans son narcotique de l'arséniate de soude, que voici dans cette fiole, arséniate qui a été vraisemblablement ramassé sur des raisins apportés de Tsarskoïe-Selo, au Général Trébassof, par le grand Maréchal de la Cour, et qui ont disparu sans qu'on puisse dire comment.
— Ah! ah! Affaire de famille! Affaire de famille. Je vous l'avais bien dit, murmura Koupriane.
— L'affaire s'est moins passée en famille que vous le pensez, attendu que l'assassin est venu de l'extérieur. Contrairement à ce que vous pourriez croire, il n'habite point la maison.
— Et comment donc s'y introduit-il? demanda Koupriane.
— Par la fenêtre du petit salon qui donne sur la Néva. Il est venu assez souvent par ce chemin-là. Et c'est par là qu'il doit revenir, soyez-en sûr! C'est là que vous le prendrez si vous agissez avec prudence.
— Comment savez-vous qu'il est venu par là assez souvent?
— Vous connaissez la hauteur de la fenêtre au-dessus du petit chemin. Pour monter il s'aide d'une gouttière dont les anneaux de fer ont subi bien des fléchissements; et enfin, la marque du grappin qu'il apporte avec lui, et avec lequel il se hisse à la fenêtre, est distinctement visible sur le fer du petit balcon extérieur, et ces marques accusent des dates différentes.
— Mais cette fenêtre est fermée.
— On la lui ouvre!
— Qui donc? s'il vous plaît.
— Je n'en veux rien savoir!
— Eh! c'est nécessairement Natacha: j'étais sûr que la villa des îles avait sa vipère! Si je vous disais qu'elle n'ose plus sortir de son nid parce qu'elle se sait surveillée, parce qu'aucune de ses démarches ne nous échappe! Elle le sait! On l'en a instruite. La dernière fois qu'elle s'est aventurée seule dehors, c'était pour aller dans le vieux derevnia! Qu'allait-elle faire dans ce quartier pourri? Je vous le demande! Et elle est revenue sur ses pas sans avoir vu personne, sans avoir frappé à une seule porte, parce qu'elle s'est aperçue qu'elle était suivie! Elle ne peut pas les voir dehors! Alors, elle les fait venir dedans!
— Ils ne sont qu'un, toujours le même.
— Vous en êtes sûr?
— L'examen des traces, sur le mur et sur la gouttière, ne laisse aucun doute à cet égard, et c'est toujours le même grappin qui sert pour la fenêtre.
— La misérable!
— Monsieur Koupriane, Mlle Natacha semble vous préoccuper beaucoup! Je ne suis point venu vous parler de Mlle Natacha. Je suis venu vous montrer le chemin suivi par celui qui veut tuer!
— Eh! c'est elle qui lui ouvre ce chemin!
— Je n'en disconviens pas!
— La petite misérable!... Pourquoi introduirait-elle, chez elle, la nuit...? Vous croyez peut-être à une histoire d'amour?...
— Je suis sûr du contraire...
— Et moi aussi!... Natacha n'est pas une amoureuse!... Natacha n'a pas de coeur! Natacha n'est qu'un cerveau! Et il ne faut pas beaucoup de temps, allez, à un cerveau touché par le nihilisme pour qu'il ne recule devant rien!...
Koupriane réfléchit un instant, pendant que Rouletabille le regardait en silence.
— Sommes-nous seulement en face du nihilisme?... reprit Koupriane. Tout ce que vous me dites ne fait que m'ancrer davantage dans mon idée: drame de famille... pur drame de famille... savez-vous bien qu'à la mort du Général Natacha sera immensément riche?
— Je le sais, répondit Rouletabille, d'une voix qui sonna singulièrement à l'oreille du Maître de police, et qui lui fit relever la tête... mais Rouletabille se détourna.
— Qu'avez-vous?
— Moi? rien! répliqua le reporter, cette fois, sur le ton le plus ferme. Je dois cependant vous répondre ceci: je suis sûr que nous nous trouvons en face du nihilisme...
— Qu'est-ce qui vous le fait croire?
— Ceci!
Et Rouletabille tendit à Koupriane le message qu'il avait reçu le matin même.
— Oh! oh! fit Koupriane! Vous êtes visé prenez garde!
— Je n'ai plus rien à craindre, je ne m'occupe plus de rien!... Oui, nous avons affaire à un révolutionnaire, mais à sa mode!... Sa façon d'agir n'est point celle de l'un de ces petits jeunes gens que le comité central arme d'une bombe et qui s'est sacrifié d'avance!...
— Jusqu'où vont les traces que vous avez relevées?
— Jusqu'à la petite villa de Kristowsky!...
Koupriane bondit:
— Qui est habitée par Boris? Parbleu! nous y voilà bien. Je comprends tout maintenant! Boris, encore un cerveau malade!... et il est fiancé!... s'il fait le jeu des révolutionnaires, l'affaire peut lui rapporter gros, à lui!
— Cette villa, fit tranquillement Rouletabille, est habitée aussi par Michel Korsakof.
— C'est le plus loyal, le plus sûr soldat du Tsar.
— On n'est jamais sûr de rien, mon cher Monsieur Koupriane.
— Ah! je suis sûr d'un homme comme celui-là!
— On n'est jamais sûr des hommes, mon cher Monsieur Koupriane!
— Je répondrai en tous cas de tous ceux que j'emploie!
— Vous auriez tort.
— Que voulez-vous dire?
— Quelque chose qui peut vous servir dans l'entreprise que vous allez tenter, car j'espère bien que vous allez prendre le joli monsieur au nid! Pour cela, je ne vous cache pas qu'il faudra que vos agents disposent d'une astuce sans égale. Il leur faudra surveiller la maison des îles, la nuit, sans qu'on s'en doute. Plus de pardessus marron à faux astrakan, hein!... des Apaches!... des Apaches sur la piste de guerre, qui «ne font qu'un» avec la terre, avec les arbres, avec les pierres du chemin... mais, parmi ces Apaches-là, n'envoyez pas l'agent de votre okrana particulière, qui surveillait la fenêtre pendant que l'autre y grimpait.
— Hein?
— Dame! ces ascensions, dont on peut lire les preuves le long du mur et aussi sur le fer forgé du balcon, ont eu lieu pendant que vos agents, nuit et jour, surveillaient la villa. Avez-vous remarqué, Monsieur, que c'était toujours le même agent qui prenait son poste la nuit, derrière la villa, sous la fenêtre?
«Le livre de la Générale Trébassof, qui tenait à cet égard un très précis état des forces dont elle disposait pendant cette période de siège, est des plus instructifs de ce côté. Les autres postes changeaient de titulaire; mais le même agent, quand il faisait partie du groupe de garde, demandait toujours le même poste qui ne lui était, du reste, disputé par personne, car ce n'est pas gai de passer les heures de la nuit derrière un mur, dans un champ désert. Les autres préféraient, de beaucoup, écouler leur temps de veille dans la villa ou devant la loge où la votka et le médoc de Crimée, le kwass et le pivô, le kirsch et le tchi, ne leur étaient jamais marchandés. Cet agent s'appelle Touman.
— Touman!... c'est impossible! Un des meilleurs agents de Kiew. Il m'a été recommandé par Gounsovski.
Rouletabille ricana.
— Oui! oui! oui! gronda le Maître de police... il y a toujours quelqu'un qui ricane comme ça quand on prononce ce nom-là!
Koupriane était devenu cramoisi. Il se leva, entr'ouvrit la porte, donna assez longuement un ordre en russe et revint s'asseoir.
— Maintenant, dit-il, vous allez me raconter dans tous ses détails l'histoire du poison et des raisins du Maréchal de la Cour. Je vous écoute.
Rouletabille lui narra très nettement, et sans en tirer aucun commentaire, tout ce que nous savons déjà. Il terminait son récit quand un homme, vêtu d'un pardessus marron et de faux astrakan, fut introduit. C'était celui-là même que Rouletabille avait remarqué dans le salon du Général Trébassof et qui parlait français. Deux gendarmes se tenaient derrière lui. La porte avait été refermée. Koupriane se tourna vers l'homme au pardessus.
— Touman! dit-il, j'ai à te parler. Tu es un traître et j'en ai la preuve. Tu vas tout m'avouer: je te donnerai mille roubles et tu iras te faire pendre ailleurs.
Les yeux de l'homme chavirèrent, mais il se remit vite. Il répondit en russe.
— Parle français! je te l'ordonne, commanda Koupriane.
— Je réponds à Votre Excellence, fit Touman, d'une voix ferme, que j'ignore ce que Votre Excellence veut dire.
— Je veux dire que tu as aidé un homme à pénétrer, de nuit, dans la villa Trébassof, pendant que tu étais de garde sous la fenêtre du petit salon. Tu vois qu'il n'y a pas à nous tromper plus longtemps. Je jouerai avec toi franchement, bon jeu bon argent. Le nom de cet homme et tu as mille roubles?
— Je suis prêt à jurer sur les saintes icônes...
— Ne fais pas de faux serment...
— J'ai toujours servi loyalement...
— Le nom de cet homme!
— Eh! je ne sais pas, encore une fois, ce que Votre Excellence veut dire.
— Si, tu m'as compris, reprit Koupriane qui, visiblement, contenait une colère prête à éclater... un homme s'est introduit pendant que tu étais de garde...
— Je n'en ai rien vu. Après tout, c'est possible... il y a eu des nuits noires... j'allais de long en large...
— Tu n'es pas un imbécile. Le nom de cet homme?
— Je vous assure, Excellence...
— Déshabillez-le!...
— Qu'allez-vous faire? s'écria Rouletabille.
Mais déjà, les deux gardavoïs s'étaient précipités sur Touman, et lui avaient enlevé son paletot et sa chemise. L'homme était nu jusqu'à la ceinture.
— Qu'allez-vous faire? qu'allez-vous faire?
— Laissez donc! dit Koupriane en repoussant brutalement Rouletabille.
Et, saisissant un fouet qui pendait à la ceinture d'un gardavoï, il en détacha un coup retentissant sur les épaules de Touman qui s'ensanglantèrent... Touman, sous l'outrage et sous la douleur, hurla: «Eh bien, oui, c'est vrai! Je m'en vante!» Koupriane ne se tenait plus de rage. Il criblait le malheureux de coups, ayant envoyé rouler, au bout de la pièce, Rouletabille qui avait voulu intervenir. Et, pendant qu'il procédait à cette correction, le Maître de police lâchait, contre l'agent qui l'avait trahi, une bordée d'effrayantes injures, lui promettant, avant de le faire pendre, de le faire pourrir au fond des cachots les plus humides de Pierre-et-Paul, sous la Néva. Touman, entre les deux gardavoïs qui le maintenaient et qui recevaient parfois, par ricochets, des coups qui ne leur étaient pas destinés, Touman ne faisait pas entendre une plainte. En dehors des invectives de Koupriane, on n'entendait que le cinglement de la lanière et les cris de Rouletabille qui continuait de gémir que «c'était abominable» et qui traitait le Maître de police de sauvage... enfin le sauvage s'arrêta. Des gouttes de sang avaient giclé un peu partout.
— Monsieur, dit Rouletabille, qui défaillait contre le mur, je me plaindrai au Tsar.
— Vous aurez raison! lui répliqua Koupriane, mais, moi, je suis bien soulagé. Vous ne pouvez pas vous douter de ce que cet homme a pu nous faire de mal depuis quelques semaines qu'il est ici.
Vous ne pouvez pas vous douter de ce que cet homme a pu nous faire de mal.
Touman, sur les épaules duquel on avait rejeté son paletot et qui était retombé sur une chaise, trouva la force de se redresser pour dire:
— C'est vrai. Tu ne me feras jamais autant de mal que je t'en ai fait, sans que tu t'en doutes. Tout le mal que toi et les tiens êtes susceptibles de me faire est déjà accompli. Je ne m'appelle pas Touman, mais Mataïev. Écoute. J'avais un fils que j'aimais comme la lumière de mes yeux. Ni mon fils ni moi ne nous étions jamais occupés de politique. J'étais employé à Moscou. Mon fils était étudiant. Pendant la semaine rouge, nous sortîmes, mon fils et moi, pour aller voir un peu ce qui se passait du côté de Presnia. On disait qu'on avait tué beaucoup de monde par là!
«Nous passâmes devant la porte de Presnia. Les soldats nous dirent de nous arrêter, parce qu'ils voulaient nous fouiller. Nous avons ouvert nos pardessus. Les soldats aperçurent la veste d'étudiant de mon fils et se mirent à crier. Ils déboutonnèrent la veste, tirèrent de sa poche un carnet et y trouvèrent une chanson d'ouvriers qui avait été publiée dans Le signal. Les soldats ne savaient pas lire. Ils crurent que ce papier était une proclamation et ils arrêtèrent mon fils. Je demandai à être arrêté avec lui. On me repoussa. Je courus chez le gouverneur.
«Trébassof me fit rejeter à sa porte, à coups de crosse, par ses cosaques. Et, comme j'insistais, ils me gardèrent prisonnier toute la nuit et le matin du lendemain. À midi, je pus courir au poste; je demandai mon fils; on me répondit que l'on ignorait ce que je voulais dire. Mais un soldat, que je reconnus pour avoir arrêté mon fils, la veille, me montra un chariot qui passait, recouvert d'une bâche et entouré de cosaques: "Ton fils est là, me dit-il, on le conduit à la fosse!" Fou de désespoir, je me mis à suivre le chariot. On arriva à la lisière du cimetière de Golountrine. Là, on distinguait, dans la neige blanche, une fosse énorme, profonde. Deux sagines de long, une sagine de large, je verrai cela jusqu'à ma dernière minute. Près de la fosse, deux chariots étaient déjà arrêtés. Chaque chariot contenait treize cadavres. Les chariots furent déchargés dans la fosse et des soldats commencèrent de ranger des cadavres par files de six. Je cherchai mon fils. Enfin, je le reconnus dans un corps qui était resté suspendu au bord de la fosse. Une horrible souffrance était peinte sur son visage décomposé. Je me précipitai sur mon fils mort. Je dis que j'étais son père. On me laissa l'embrasser une dernière fois et compter ses blessures. Il en avait quatorze. On lui avait volé la petite chaîne d'or qu'il avait au cou et qui retenait la médaille de sa mère, morte l'année précédente. Je lui parlai à l'oreille. Je jurai de le venger. Quarante-huit heures plus tard je m'étais mis à la disposition du comité révolutionnaire. La semaine ne s'était pas écoulée que Touman, à qui, paraît-il, je ressemblais beaucoup, et qui était un des agents de l'okrana de Kiew, était assassiné dans le chemin de fer qui l'amenait à Pétersbourg. Assassinat secret. Je recevais les papiers de Touman et je le remplaçai près de toi. J'étais sacrifié d'avance et je ne demandais qu'une chose, c'est que cela durât au moins jusqu'à l'exécution de Trébassof. Ah! j'aurais voulu le tuer de ma propre main, celui-là!
«Mais un autre avait déjà été désigné et mon rôle devait se borner à l'aider. Et tu crois que je vais te nommer cet autre-là! Jamais!... Et si tu découvres cet autre-là, comme tu m'as découvert, un autre viendra, et un autre! Et un autre! Jusqu'à ce que ce Trébassof paie ses crimes! C'est tout ce que j'ai à te dire, Koupriane!... Quant à vous, mon petit, ajouta-t-il en se tournant vers Rouletabille, je ne donnerais pas cher de vos os! Nous ne valons guère mieux tous les deux. Et c'est ce qui me console!...
Koupriane n'avait pas interrompu l'homme. Il le regardait en silence, tristement.
— Tu sais, mon pauvre vieux, que tu vas être pendu, maintenant! lui dit-il.
— Non! gronda Rouletabille. Monsieur Koupriane, je vous fiche mon billet que celui-là ne sera pas pendu!
— Et pourquoi cela? demanda le Maître de police, pendant que, sur un signe de lui, on emmenait le faux Touman.
— Parce que c'est moi qui l'ai dénoncé!
— En voilà une raison. Et qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse?
— Gardez-le pour moi! Pour moi tout seul, vous entendez!
— En échange de quoi?
— En échange de la vie du Général Trébassof, vous y gagnez!...
— Eh! la vie du Général Trébassof, vous en parlez comme si elle vous appartenait!... comme si vous en disposiez!...
Rouletabille posa la main sur le bras de Koupriane.
— Peut-être! dit-il.
— Voulez-vous que je vous dise une chose, Monsieur Rouletabille, c'est que la vie du Général Trébassof, d'après ce que vient de laisser échapper ce Touman qui n'est pas Touman, ne vaut guère plus cher que la vôtre si vous restez ici! Puisque vous êtes disposé à ne plus vous occuper de rien, prenez le train, cher Monsieur, prenez le train, et partez!
Rouletabille se promena de long en large, fort agité, puis, soudain, il s'arrêta:
— Impossible! fit-il. Impossible! Je ne... je ne puis pas partir encore.
— Pourquoi?
— Mon Dieu! Monsieur Koupriane, parce qu'il me reste à interviewer le président de la Douma et à finir ma petite enquête sur la politique des cadets.
— Oui-da!...
Koupriane le regardait avec un sourire goguenard.
— Qu'allez-vous faire de cet homme? demanda Rouletabille.
— Le faire soigner.
— Et après?
— Après, il appartient à ses juges.
— C'est-à-dire au gibet!
— Dame!
— Monsieur Koupriane, je vous le répète. Vie contre vie. Donnez-moi celle de ce pauvre diable et je vous promets celle du Général Trébassof.
— Enfin, expliquez-moi!...
— Rien du tout! me promettez-vous que vous garderez le silence sur le cas de cet homme, ce qui, du reste, peut vous servir, et que l'on ne touchera pas à un cheveu de sa tête?...
Koupriane regarda Rouletabille, comme il l'avait déjà regardé lors de l'explication qu'il avait eue avec lui sur le bord du golfe... et, comme cette fois-là encore, il se décida:
— C'est bien! fit-il. Vous avez ma parole... le pauvre diable donc!
— Vous êtes un brave homme, Monsieur Koupriane, mais un peu vif, le fouet à la main...
— Que voulez-vous! C'est déjà le métier qui veut cela!...
— Adieu! ne me reconduisez pas!... je suis déjà assez compromis, fit Rouletabille en riant.
— À bientôt! et bonne chance!... Tâchez de trouver chez lui... le président de la Douma! ajouta Koupriane, farceur, avec un gros rire.
Mais Rouletabille était déjà parti.
— Ce gamin, exprima tout haut le maître de la police, ne m'a pas dit la moitié de ce qu'il sait.
— ET maintenant, à nous deux, Natacha! murmura Rouletabille dès qu'il fut dehors.
Il héla le premier isvotchick qui passait et jeta l'adresse de la datcha des îles. En route, il se prit la tête entre les mains. Son front brûlait, ses joues étaient en feu. Par un effort prodigieux de sa volonté, il parvint presque instantanément à se calmer, à se dompter. En retraversant la Néva, sur le pont qu'il avait si joyeusement franchi quelques instants auparavant, en revoyant les îles, il poussa un soupir:
— Je croyais que tout était fini pour moi, tout à l'heure, dit-il, et maintenant je ne sais plus où je m'arrêterai!
Son regard s'alourdit une minute encore d'une bien sombre pensée: l'image de la dame en noir se dressa devant lui... puis il secoua la tête, bourra sa pipe, l'alluma, essuya une larme qui lui était venue sans doute d'un peu de fumée dans l'oeil et cessa de s'apitoyer sur lui-même... un quart d'heure plus tard, il donnait, à la mode boyard, un bon coup de poing dans le dos à son cocher pour le faire stopper devant la villa Trébassof. Un charmant tableau s'offrit à ses yeux. Toute la bande déjeunait gaiement dans le jardin, autour de la table du kiosque. Cependant, il fut étonné de ne pas apercevoir Natacha. Boris Mourazof et Michel Korsakof étaient là. Rouletabille ne voulait pas être aperçu. Il fit un signe à Ermolaï, qui passait dans le jardin, et qui le rejoignit aussitôt à la grille.
— La barinia!... commanda à voix basse le reporter, et son doigt sur la bouche recommandait au fidèle intendant la discrétion.
Deux minutes plus tard, Matrena Pétrovna rejoignait Rouletabille dans la loge.
— Eh bien, et Natacha? demanda-t-il hâtivement à la Générale, qui déjà lui embrassait les mains comme elle eût fait à une idole.
— Elle est partie... oui, sortie... Ah! je ne l'ai pas retenue... je ne l'ai pas retenue... Son visage me fait peur, vois-tu, petit ange!... Comme tu es impatient!... Qu'as-tu? Où en sommes-nous? Qu'as-tu décidé?... Je suis ton esclave... commande... commande.
— Les clefs de la villa?... Oui, donnez-moi une clef de la véranda, vous devez en avoir plusieurs, il faut que je puisse rentrer dans la villa, cette nuit, si c'est nécessaire...
Elle détacha une clef de son trousseau, la donna au jeune homme et dit quelques mots en russe à Ermolaï, pour lui recommander encore d'obéir, en tout, au petit domovoï-doukh, jour et nuit.
— Et maintenant vous allez me dire où est Natacha?
— Les parents de Boris sont venus nous voir tout à l'heure, demander des nouvelles du Général. Ils ont emmené Natacha avec eux, comme ils faisaient souvent autrefois. Natacha s'est laissé emmener tout de suite. Petit domovoï, écoute bien... écoute bien Matrena Pétrovna... on eût dit qu'elle n'attendait qu'eux.
— Alors, elle est allée déjeuner chez eux?
— Sans doute, à moins qu'ils ne soient au restaurant... On ne sait pas... Le père Boris aime assez emmener la famille déjeuner à la Barque quand il fait beau... Calme-toi, petit domovoï, qu'as-tu? De nouvelles craintes, dis? de nouvelles craintes?
— Non! non! tout va bien!... l'adresse, vite!... de la famille de Boris.
— La maison au coin de la place Saint-Isaac et de la rue de la poste.
— Bien! Merci! Adieu!
Il se fit conduire place Saint-Isaac; en route, il avait chargé dans son isvo l'interprète de l'hôtel de la grande morskaïa, qui pouvait lui être utile.
C'est par son intermédiaire, en effet, qu'il apprit que les Mourazof et Natacha Trébassof devaient avoir pris le train pour aller déjeuner à Pergalowo, une des premières stations de Finlande.
— Rien que ça! fit-il, et il ajouta à part lui: et ce n'est peut-être pas vrai!
Il paya le cocher, l'interprète, et s'en fut déjeuner, lui, tout près de là, à la brasserie de Vienne. Il en sortit, une demi-heure plus tard, assez calme. Il prit paisiblement le chemin de la grande morskaïa, pénétra dans l'hôtel, s'adressa au schwitzar:
— Pourriez-vous me donner, lui demanda-t-il, l'adresse de Mlle Annouchka?
— La chanteuse de Krestowsky?
— Elle-même.
— Elle a déjeuné ici. Elle vient de sortir avec le prince.
Sans curiosité pour le prince, Rouletabille maudit son mauvais sort et réitéra sa demande d'adresse.
— Mais elle habite l'un des quartirs meublés d'en face...
Rouletabille, consolé, traversa la rue, suivi de l'un des interprètes de l'hôtel qu'il avait emmené... en face, il apprenait, sur le palier du premier étage, que Mlle Annouchka était absente et ne rentrerait pas de la journée. Il redescendit, toujours suivi de son interprète, et, se rappelant qu'on lui avait dit qu'en Russie on ne se repentait jamais d'avoir été généreux, il donna cinq roubles à l'interprète, en lui demandant quelques détails sur la vie à Pétersbourg de Mlle Annouchka. L'autre lui répondit à l'oreille:
— Arrivée depuis huit jours, mais ne passe jamais la nuit dans son appartement.
Et il ajouta, en montrant la maison dont ils sortaient:
— Adresse pour la police.
— Oui, oui, fit Rouletabille, parfaitement... compris. Mais elle chante ce soir!
— Monsieur, ce sera un début magnifique!
— Oui... oui... je sais... je sais... merci!...
Tous ces contretemps, dans ce qu'il entreprenait ce jour-là, au lieu de l'abattre, le portaient plutôt à réfléchir. Il retourna, les mains dans les poches, en sifflotant, à la place d'Isaac... fit le tour de l'église, en surveillant la maison du coin, pénétra dans le monument, le visita avec minutie, en sortit émerveillé, se rendit ensuite chez les Mourazof qui n'étaient pas encore rentrés de leur Finlande, puis s'en fut s'enfermer à l'hôtel dans sa chambre où il fuma une dizaine de pipes. Il sortit de son nuage pour dîner.
À dix heures du soir, il descendait d'isvo devant Krestowsky. Il y avait déjà nombre d'équipages devant la porte. L'établissement de Krestowsky, qui s'élève dans les îles, comme celui de l'aquarium, n'est ni un théâtre, ni un music-hall, ni un café-concert, ni une foire, ni un restaurant, ni un jardin public: il est tout cela à la fois et à plusieurs exemplaires. Théâtre d'été, théâtre d'hiver, scènes en plein air, salles de spectacle, montagnes russes, exercices variés, divertissements de tous genres, promenades fleuries, cafés, restaurants, cabinets particuliers, tout a été réuni là de ce qui peut amuser, charmer, entraîner aux plus folles orgies, et faire attendre l'aurore avec patience aux malheureux qui ne peuvent goûter le sommeil qu'à la troisième ou quatrième heure du jour. Les troupes les plus célèbres, de l'ancien et du nouveau monde, s'y produisent dans un enthousiasme toujours renouvelé par les soins des impresarii. Les danseuses, nationales et exotiques, mais surtout les chanteuses françaises, les petites gommeuses des petits cafés-concerts, pourvu qu'elles soient jeunes, jolies, et luxueusement habillées, peuvent y rencontrer la fortune. À défaut de celle-ci, elles sont sûres de trouver chaque soir vingt-cinq roubles, et même davantage, généreusement offerts par quelque boyard et souvent quelque officier, qui paie ainsi le seul plaisir d'avoir à sa table de souper une jolie frimousse née sur les bords de la Seine. Car, après leur tour de chant, ces dames doivent promener leur grâce et leur sourire dans le jardin ou autour des tables où sautent les bouchons de champagne. Les grandes vedettes, naturellement, ne sont pas astreintes à cette déambulation fatigante et peuvent s'aller coucher si elles ont la migraine.
Cependant, la direction leur sera reconnaissante d'accepter la loyale invitation de quelque seigneur de l'armée, de l'administration ou de la finance, qui brigue l'honneur de faire entendre à la divette, en cabinet particulier, et devant de nombreux amis qui n'engendrent point la mélancolie, les chants des bohémiennes du vieux derevnia. On chante, on s'amuse, on parle de Paris, et surtout l'on boit.
Si la petite fête se termine parfois un peu brutalement, c'est encore le champagne, ami et allié, qui en est cause; mais, le plus souvent, l'orgie garde un caractère bon enfant où, certainement, les sociétés de tempérance auraient fort à faire, mais où M. Le Sénateur Bérenger ne trouverait point toujours son compte.
Une guerre qui fume encore, une révolution qui n'a point fini de gronder, à l'époque où se place ce récit, n'ont, en aucune façon, atténué la gaieté nocturne de Krestowsky. Beaucoup de jeunes hommes, qui promènent ce soir leurs uniformes et leur «nichevô» dans les allées éclatantes de lumière du jardin public, ou s'assoient aux tables des restaurants en plein air, ou boivent la votka aux buffets des zakouskis, ou applaudissent les jambes de la gommeuse, sont venus ici la veille de leur départ pour la guerre, et en reviennent avec le même sourire enchanté et enfantin, les mêmes propos de joie futile et distribuent les mêmes baisers de frères sur la bouche des camarades qui passent. Et cependant, les uns ont une manche de la tunique pendante et les autres s'appuient pour marcher sur une béquille ou sur une jambe de bois, glorieux joyeux débris! Nichevô!
La foule, ce soir, est plus dense encore que de coutume, car on va réentendre, pour la première fois depuis les jours sombres de Moscou, Annouchka. Les étudiants veulent lui faire une ovation et personne ne s'y opposera, car, en somme, si elle chante, c'est que la police le veut bien!
Si le gouvernement du Tsar lui a fait grâce de la vie, ce n'est point, n'est-ce pas, pour qu'elle meure de faim? Chacun gagne sa vie comme il peut.
Annouchka ne sait que chanter et danser: qu'elle chante donc et qu'elle danse!
Quand Rouletabille pénétra dans les jardins de Krestowsky, Annouchka commençait son numéro qui se terminait par une «roussalka» effrénée. Entourée de tout un choeur de danseurs et danseuses russes en habits nationaux et bottés de rouge, tapant du tambourin sur leurs talons, puis s'immobilisant soudain pour permettre à la jeune femme de faire entendre une voix d'un registre peu ordinaire, Annouchka avait concentré l'attention immense du public. On avait déserté tous les autres établissements, on s'était levé de toutes les tables et une cohue haletante se pressait autour du théâtre de plein air. Rouletabille monta sur une chaise dans le moment que des bravos tumultueux partaient d'un groupe d'étudiants. Annouchka salua de leur côté, semblant ignorer l'autre partie de l'assistance qui n'osait encore manifester. Elle chantait de vieilles chansons paysannes arrangées au goût du jour, qu'elle entremêlait de danses.
Le «goût du jour» avait un succès énorme, parce qu'elle le soulignait de toute son âme et d'une belle voix tantôt caressante, tantôt menaçante et tantôt magnifiquement désespérée, qui donnait toute sa signification à des paroles qui, sur le papier, n'avaient pas éveillé l'attention de la censure. Le «goût du jour», c'était à n'en pas douter le «goût de la révolution», dont on était loin d'être tout à fait guéri sur les bords de la Néva. Ce qu'elle faisait là était bien brave et peut-être ne s'en dissimulait-elle point l'audace, car, avec une habileté extrême, elle savait faire oublier une phrase dangereuse par un couplet patriotique où tout le monde, au lendemain de la guerre, se retrouvait pour applaudir.
Bientôt, en effet, elle remporta tous les suffrages et on lui fit un triomphe. Les étudiants, les révolutionnaires, les radicaux et les cadets, en acclamant la chanteuse, glorifiaient non seulement son art, mais encore et surtout la soeur du mécanicien Volkouski, qui avait failli périr avec son frère sous les balles du régiment Semenowsky.
Les amis de la Cour, de leur côté, ne pouvaient oublier que c'était elle qui, en plein Kremlin, avait détourné le bras de Constantin Kochkarof, chargé par le comité central révolutionnaire d'anéantir le Grand-Duc Pierre Alexandrovitch au moment où il se rendait chez le gouverneur, dans son traîneau. La bombe alla éclater à dix pas plus loin, tuant de l'un de ses éclats Constantin Kochkarof.
Peut-être, avant de mourir, eut-il le temps d'entendre Annouchka qui lui disait: «Malheureux! on t'a dit de tuer le prince, on ne t'a pas dit d'assassiner ses enfants!» En effet, Pierre Alexandrovitch, dans le traîneau, avait sur ses genoux les deux petites princesses, âgées de sept et huit ans. La Cour avait voulu récompenser cet acte héroïque. Annouchka avait craché à la figure de l'envoyé du grand maître de la police qui lui avait parlé d'argent. À l'ermitage de Moscou, où elle chantait alors, quelques-uns de ses admirateurs lui avaient fait prévoir des représailles de la part des révolutionnaires. Ceux-ci lui firent savoir aussitôt qu'elle n'avait rien à redouter. Ils approuvaient son geste et lui firent savoir qu'ils comptaient sur elle pour tuer le Grand-Duc, un jour où il serait tout seul, ce qui, du reste, avait bien fait rire Annouchka. C'était une enfant terrible, à laquelle on ne connaissait pas d'«ami», qui passait pour sage et dont on n'aurait pu dire le jeu. Elle se plaisait dans les cabinets particuliers à faire tout à coup frissonner les soupeurs. Un jour, elle avait jeté en pleine figure à l'un des plus puissants tchinownicks de Moscou: «Toi, mon vieux, tu es président de telle centaine noire; ton compte est bon. Hier, tu as été condamné à mort par les délégués du comité central à Presnia. Fais ta prière». L'autre buvait du champagne (de première marque). Il n'acheva pas son verre. Les schelaviecks l'emportèrent, frappé d'apoplexie.
Depuis qu'elle avait sauvé les petites grandes-duchesses, la police avait ordre de la laisser faire et dire. Elle tenait des propos terribles contre le gouvernement. Ceux qui souriaient à ces propos, et qui n'étaient point de la police, disparaissaient de la circulation. Leurs amis, même, n'osaient plus demander de leurs nouvelles. On se doutait seulement qu'ils devaient travailler maintenant quelque part, du côté des mines, passé les monts Ourals. Annouchka avait, au moment de la révolution, un frère qui était mécanicien sur la ligne de Kazan-Moscou. Ce Volkouski était un des plus âpres travailleurs du comité de grève. On l'avait «à l'oeil». Éclata la révolution. Il accomplit, aidé de sa soeur, un de ces faits formidables qui font passer les héros à la mémoire de la plus lointaine postérité. Leur chef-d'oeuvre accompli, ils furent pris par les soldats de Trébassof. Tous deux furent condamnés à mort.
Volkouski exécuté le premier, la soeur attendait son tour quand un officier arriva juste, au galop de son cheval, pour faire relever les fusils. Le Tsar, informé, venait d'envoyer télégraphiquement l'ordre de grâce. Après cette histoire, elle disparut. On la croyait partie pour quelque tournée, comme elle en avait l'habitude, à travers l'Europe, dont elle parlait toutes les langues, ainsi qu'une vraie bohémienne. Et puis, voilà qu'elle réapparaissait dans sa gloire joyeuse, à Krestowsky. On pouvait être sûr, cependant, qu'elle n'avait pas oublié son frère. Les malins prétendaient que, si le gouvernement et la police se montraient si longanimes, c'est qu'ils y trouvaient leur intérêt.
La vie au grand jour d'Annouchka les renseignait davantage que ses pérégrinations cachées. Dans cet ordre d'idées, les bas policiers qui entouraient le chef de l'okrana de Pétersbourg, le fameux Gounsovski, avaient des sourires entendus. Entre eux, ils avaient donné à Annouchka ce surnom ignoble: papier à mouches.
Rouletabille devait être très au courant de toutes ces particularités concernant Annouchka, car il ne s'étonnait nullement de la grande curiosité et de la forte émotion qu'elle soulevait. De l'endroit où il était placé il n'entrevoyait qu'un petit coin de scène et il se soulevait sur la pointe des pieds pour apercevoir la chanteuse, quand il se sentit tiré par son veston. Il se retourna. C'était le joyeux avocat, bien connu pour son solide coup de fourchette, Athanase Georgevitch, en compagnie du joyeux Conseiller d'Empire, Ivan Pétrovitch, qui lui faisait signe de descendre:
— Venez donc! Nous avons une loge!
Rouletabille ne se fit pas prier et, bientôt, il était installé au premier rang d'une loge d'où il pouvait voir, à la fois, la scène et le public. Dans le moment, le rideau venait de se baisser sur la première partie du numéro d'Annouchka. Les amis étaient bientôt rejoints par Thadée Tchichnikof, le gros marchand de bois, qui arrivait des coulisses.
— J'ai vu la belle Onoto, qui passait ses bas, annonça le Lithuanien avec un large rire satisfait. Voilà au moins des jambes. Vous m'en direz des nouvelles. Mais la demoiselle boude à cause du succès d'Annouchka.
— Qui donc t'a fait entrer dans la loge de la belle Onoto! Demanda Athanase.
— Eh! Gounsovski lui-même, mon cher. Il est très amateur, tu sais?
— Comment! tu fréquentes Gounsovski?
— Ma parole, je vous dirai, chers amis, que ce n'est pas une mauvaise connaissance... il m'a rendu un petit service l'année dernière à Bakou!... bonne connaissance dans les moments de troubles publics...
— Tu travailles donc dans le pétrole, maintenant?...
— Eh! eh! un peu de tout... pour gagner sa vie... J'ai un petit puits là-bas... oh! pas grand'chose... et une petite maison, une toute petite maison pour mon petit commerce...
— Quel accapareur, ce Thadée! déclara Athanase Georgevitch, en lui claquant la cuisse d'une tape formidable de son énorme main. Gounsovski est venu lui-même surveiller les débuts d'Annouchka, hein? Seulement, il entre dans la loge d'Onoto, le gros malin!
— Bah! si tu crois qu'il se gêne!... Sais-tu avec qui il soupe ce soir? Avec Annouchka, mon cher, et nous sommes invités!
— Comment cela? demanda le gai Conseiller d'Empire.
— Il paraît que c'est Gounsovski qui a décidé le ministre à permettre le «numéro» d'Annouchka, en affirmant qu'il répondait de tout; seulement, il a exigé d'Annouchka, pour sa récompense, qu'elle accepterait de souper avec lui le soir de ses débuts.
— Et Annouchka a consenti?
— C'était la condition, il paraît... du reste, on raconte qu'annouchka et Gounsovski ne sont pas si mal ensemble... Gounsovski a rendu bien des services à Annouchka. On le dit amoureux.
— Il a l'air d'un marchand de parapluies! émit Athanase Georgevitch.
— Tu l'as donc vu de si près? demanda Ivan.
— J'ai dîné chez lui, ça n'est pas pour me vanter, ma parole!
— C'est ce qu'il m'a dit, reprit Thadée. Quand il a su que nous étions ensemble, il m'a dit: «Amenez-le, c'est un charmant garçon qui a un solide coup de fourchette. Et amenez aussi ce cher seigneur Ivan Pétrovitch et tous vos amis. Plus on est de fous, plus on rit.»
— Oh! je n'ai dîné chez lui, grogna Athanase, que parce qu'il l'a voulu pour me rendre un service absolument!
— Il rend donc des services à tout le monde, cet homme-là? fit observer Ivan Pétrovitch.
— Parfaitement, ma parole! Il le faut donc bien! regrogna Athanase. Comment voulez-vous qu'un chef de l'okrana existe, s'il ne rend pas de services à tout le monde... à tout le monde, mes chers amis, croyez-moi, et «le verre à la main» encore! Il faut qu'un chef de l'okrana soit bien avec tout le monde, avec tout le monde et son père, comme dit le joyeux La Fontaine (on connaît ses auteurs), s'il tient à son poste sur cette terre! Vous m'avez compris, s'il vous plaît! Ah! ah!
Énorme rire d'Athanase, enchanté de son esprit bien français; coup d'oeil à Rouletabille, pour savoir si le petit apprécie tout le sel de la conversation d'Athanase Georgevitch; mais Rouletabille est trop occupé à découvrir, tout là-bas, au fond d'une loge, un profil très enveloppé d'une mantille de dentelle noire, à l'espagnole, pour répondre par un sourire conscient aux mines d'Athanase.
— Tenez! vous êtes des enfants!... des enfants!... vous croyez qu'un chef de la police secrète, reprend l'avocat en baissant la tête au milieu de ses amis, doit être un ogre!... Eh bien, non!... Il faut, dans ce cher poste de confiance, un mouton! Vous entendez bien, un mouton!... Gounsovski est doux comme un mouton. Une fois, j'ai dîné avec lui. C'est un mouton plein de suif! Il a une mine de suif. Je suis sûr qu'on l'ouvrirait, on ne trouverait que du suif. Quand on lui serre la main, on a l'impression de toucher du suif. Ma parole! Et, quand il mange, il remue des joues de suif. Il est chauve avec cela! Un crâne de saindoux! Il parle tout doucement, en vous regardant avec des yeux de petit agneau qui demande à téter sa mère!
— ... Mais... mais... c'est Natacha, murmurent les lèvres du jeune reporter.
— Mais parfaitement, c'est Natacha! Natacha elle-même, s'exclama Ivan Pétrovitch, qui a mis son binocle en or pour mieux voir ce que regarde le jeune journaliste français. Ah! la belle enfant, il y a longtemps qu'elle voulait la voir, son Annouchka!
— Comment, Natacha?... Mais oui, Natacha!...
— Natacha! firent les autres. Elle est avec les parents de Boris Mourazof.
— Mais Boris n'est pas là! ricana Thadée Tchichnikof.
— Eh! il ne doit pas être loin. S'il était là, on aurait déjà vu Michel Korsakof! Ils se surveillent tous les deux!...
— Comment a-t-elle quitté le Général? Elle disait qu'elle ne voulait plus sortir!
— Excepté pour voir Annouchka! reprit Ivan. Elle en avait une envie qui lui valut, devant moi, la belle colère de Féodor Féodorovitch et les rudes remontrances de Matrena Pétrovna. Mais, ce que fille veut, Dieu le veut! Ainsi soit-il!
— En vérité, je sais, reprit Athanase, Ivan Pétrovitch a raison! La petite ne tenait plus en place depuis qu'elle avait lu qu'annouchka allait débuter à Krestowsky. Elle disait qu'elle ne mourrait pas sans avoir vu cette grande artiste.
— Son père lui a presque flanqué des claques, affirma Ivan; ça a été tout juste. Elle a dû arranger l'affaire avec Boris et les parents de celui-ci.
— Oh! oh!... certainement que Féodor ignore que sa fille est venue applaudir l'héroïne de la gare de Kazan! C'est tout de même raide, mes amis, ma parole! dit encore Athanase.
— Natacha, il faut bien le dire, est une étudiante, fit Thadée, en hochant la tête. Une vraie étudiante. Il y a des malheurs comme cela, maintenant, dans toutes les familles. Je me rappelle aujourd'hui, à propos de ce qu'a dit Ivan tout à l'heure, qu'elle a demandé devant moi, à Michel Korsakof, de l'avertir du jour où chanterait Annouchka. Bien mieux, elle lui a dit qu'elle voudrait parler à cette artiste, si c'était possible.
«Michel lui a fait honte devant moi. Mais Michel, pas plus que les autres, ne sait rien lui refuser. Il est mieux placé que quiconque pour approcher d'Annouchka. Il ne faut pas oublier que c'est lui qui est accouru à temps pour apporter la grâce de cette femme-démon; elle ne doit pas l'avoir oublié, certainement, si elle aime la vie.
— Qui connaît Michel Nikolaïevitch sait qu'il a accompli là son devoir tout court, émit doctoralement Athanase Georgevitch. Il n'aurait pas fait un pas de plus pour sauver une Annouchka. Et, maintenant, il ne compromettrait point sa carrière en se montrant chez une femme que ne quittent pas des yeux les agents de Gounsovski, et qui n'a point été surnommée pour rien «papier à mouches»!
— Eh! qu'allons-nous faire, ce soir, à souper avec l'Annouchka? dit Ivan.
— Pas la même chose!... pas la même chose!... Nous autres, sommes invités par Gounsovski; ne l'oublions pas, s'il y avait un jour des histoires, mes petits pères, dit Thadée.
— À la vérité, Thadée, j'accepte l'invitation de l'honorable chef de notre admirable okrana parce que je ne veux pas lui faire injure... Déjà, j'ai dîné chez lui... en me rasseyant à table, en face de lui, c'est comme si je lui rendais sa politesse. Ah! ah! que dis-tu de celle-là?...
— Puisque tu as dîné chez lui, dis-nous bien quel homme il est, à part le suif, questionna le très curieux Conseiller d'Empire. On a raconté sur lui tant de choses! Tant de choses! C'est un homme, certainement, avec qui il est préférable d'être bien que mal. J'accepte aussi son invitation. Comment refuser son invitation?
— Moi, expliqua l'avocat, quand il a voulu me rendre service, je ne le connaissais pas... je ne l'avais jamais approché. Un agent de la police secrète était venu m'inviter à dîner par ordre ou, du moins, j'ai compris que j'aurais tort de refuser cette invitation-là, comme tu penses, Ivan Pétrovitch! En allant chez lui, je croyais que j'allais entrer dans une forteresse! Là! là!
«Chez un marchand de parapluies!... il y avait des parapluies partout dans l'antichambre, et des galoches. Il est vrai que c'était un jour de pluie de déluge. Ce qui m'a frappé, c'est qu'il n'y avait pas un gardavoï avec un bon revolver au côté, dans l'antichambre. Il y avait là un petit schwitzar tout timide, qui m'a pris mon parapluie en me murmurant des «barine» et en faisant des courbettes. Il me fit traverser des pièces banales, nullement gardées, un appartement de petit bourgeois à son aise et tranquille. Nous avons dîné avec Mme Gounsovski qui paraissait en suif, elle aussi, et trois ou quatre messieurs que je n'ai jamais vus nulle part. Nous étions servis par un seul domestique. Ma parole! Au dessert, Gounsovski m'a pris à part et m'a dit que j'avais tort, réellement tort, de plaider comme ça. J'ai voulu qu'il s'expliquât sur ce qu'il entendait par là. Il m'a pris la main entre ses mains de suif et m'a répété: "Non, non, il ne faut plus plaider comme ça!" Je n'ai pas pu en tirer autre chose. Du reste, j'avais compris, et, ma foi, depuis ce jour, je me suis débarrassé de certains hors-d'oeuvre bien inutiles dans mes plaidoiries, et qui m'avaient fait une réputation de tête libre dans les journaux. Ça n'est plus de mon âge. Ah! ce sacré Gounsovski! Au café, je lui ai demandé s'il ne trouvait point que le pays traversait des temps bien rudes. Il m'a répondu qu'il avait eu, en effet, un peu d'ouvrage (c'est son mot que je répète) et qu'il attendait avec impatience le mois de mai, pour aller se reposer dans une modeste propriété, ornée d'un petit jardin, qu'il a aux environs d'Asnières, près de Paris! Ah! nous avons bien ri tous, les messieurs inconnus et moi, quand il a dit avec ses lèvres de suif: "j'ai eu un peu d'ouvrage!" Mais lui, il resta figé dans sa cire! Quand on parla de sa maison de campagne, Mme Gounsovski soupira à cette évocation d'un prochain bonheur champêtre. Le mois de mai lui mettait les larmes aux yeux. Le mari et la femme se regardèrent alors avec un réel attendrissement. Ils n'avaient pas l'air, une seconde, de penser: demain ou après-demain, avant le cher petit bonheur champêtre, on nous trouvera peut-être étripés devant notre padiès. Non! non! ma parole! Ils étaient sûrs de leurs bonnes vacances et rien ne paraissait les inquiéter sous leur suif.
«Gounsovski a rendu tant de services qu'on ne lui voudrait pas de mal, au pauvre cher homme! Du reste, avez-vous remarqué, mes chers, mes vieux amis, qu'on ne fait jamais de mal à messieurs les chefs de la police secrète? Jamais! On fait sauter les maîtres de police, les préfets de police, les ministres, les grands-ducs, et même on s'attaque à plus haut, mais jamais, jamais on ne s'attaque aux chefs de la police secrète... Ils peuvent se promener bien tranquillement dans les rues ou dans les coulisses de Krestowsky, ou respirer en paix l'air pur de la campagne suisse, finlandaise, ou même de la campagne parisienne... Ici et là, chez les uns et chez les autres, ils ont rendu tant de services que les uns et les autres, ici et là, ne voudraient pas leur faire la moindre peine. Et les uns pensent toujours que les autres ont été moins bien servis qu'eux-mêmes. Tout le secret de la chose! mes amis, tout le secret de la chose est là! Qu'en dites-vous?
Les autres firent:
— Ah! ah! ce bon Gounsovski!... Il la connaît... il la connaît... Ma foi, acceptons son souper. Avec Annouchka, ça peut être drôle.
— Messieurs, demanda Rouletabille, qui continuait à faire des découvertes dans l'assistance, connaissez-vous cet officier qui est assis tout au bout, là-bas, au bout des fauteuils d'orchestre. Tenez, il se lève.
— Ça! Mais c'est le prince Galitch! Qui fut un des plus riches seigneurs de la terre noire. Aujourd'hui, il est presque ruiné.
— Merci, Messieurs, c'est bien cela, je le connais, fit Rouletabille, en s'asseyant et en maîtrisant son émotion.
— On le dit grand admirateur d'Annouchka, hasarda Thadée. Tout à l'heure, il sortait de sa loge.
— Le prince s'est ruiné avec les femmes! annonça Athanase Georgevitch qui prétendait n'ignorer rien de la chronique galante de l'Empire.
— Il a serré aussi la main de Gounsovski, continua Thadée.
— Il passe pourtant, à la Cour, pour une mauvaise tête. Il a fait jadis un long séjour chez Tolstoï.
— Bah! Gounsovski aura rendu aussi quelque signalé service à cet imprudent prince! conclut Athanase. Mais toi-même, Thadée, tu ne nous as pas dit ce que tu faisais avec Gounsovski à Bakou!
(Rouletabille ne perd pas un mot de ce qui se dit autour de lui, mais il ne perd pas non plus de vue le profil caché sous la mantille noire à l'espagnole, ni ce prince Galitch, son ennemi personnel, qui réapparaît, lui semble-t-il, dans un moment bien critique.)
— Je revenais de Balakani en drojki, racontait Thadée Tchichnikof, et je rentrais à Bakou, après avoir vu les débris de mon puits brûlé par les Tatars, quand je rencontrai en chemin Gounsovski qui, avec deux de ses amis, se trouvait fort en peine à la suite de la rupture d'une roue de sa calèche. Je m'arrêtai. Il m'expliqua qu'il avait un cocher tatar et que celui-ci, ayant aperçu, sur la route devant lui, un Arménien, n'avait rien trouvé de mieux que de lancer à toute volée son équipage sur l'Arménien. Il avait passé dessus et lui avait brisé les reins, mais il avait aussi brisé une roue de la voiture. (Rouletabille tressaille, car il vient de saisir un coup d'oeil d'intelligence entre le prince Galitch et Natacha, qui s'est penchée sur le bord de sa loge.)... Donc, j'offris mon char à Gounsovski et nous rentrâmes tous ensemble à Bakou, après toutefois que Gounsovski, qui pense toujours à rendre service, comme dit Athanase Georgevitch, eut recommandé à son cocher tatar de ne pas achever l'Arménien. (le prince Galitch, au moment où l'orchestre attaque «l'entrée» du nouveau numéro d'Annouchka, profite de ce que tous les yeux sont tournés vers le rideau, pour se lever et passer près de la loge de Natacha. Cette fois, il n'a pas regardé Natacha, mais Rouletabille est sûr que ses lèvres ont remué quand il a touché la loge.)
Thadée continue:
— Il faut vous dire qu'à Bakou, ma petite maison est une des premières avant d'arriver sur le quai. J'ai là quelques employés arméniens. En arrivant devant ma maison, qu'est-ce que je vois? Une troupe avec du canon, oui, avec un canon, ma parole! Tourné contre ma maison, et des officiers, et le pristaf qui disait bien tranquillement: «C'est là! Tirez!» (Rouletabille vient de faire encore une découverte, deux, trois découvertes. Debout, derrière la loge de Natacha, se tient une figure qui n'est pas inconnue au jeune reporter... et là, aux fauteuils d'orchestre, un peu en retrait de la loge, voici, ma foi, deux autres visages qu'il a croisés le matin même sur les paliers de Koupriane! Ce que c'est que d'avoir la mémoire des physionomies! Rouletabille n'ignore plus qu'il n'est pas le seul, ce soir, à surveiller Natacha.) En entendant ce que disait le pristaf, terminait hâtivement Thadée, vous pensez si je sautai du drojki! Je courus au commissaire de police. Il ne fut pas long à m'expliquer la chose et je ne fus pas long à comprendre. Pendant mon absence, un de mes employés arméniens avait tiré sur un Tatar qui passait. Il l'avait, du reste, tué. Le gouverneur, informé, avait ordonné au pristaf de faire canonner ma maison, pour l'exemple, comme on avait fait déjà à quelques autres. Je me précipitai vers ma voiture, où se trouvait encore Gounsovski, et lui dis en deux mots l'affaire. Il me répondit qu'il n'avait pas à intervenir dans cette fâcheuse histoire et que je n'avais qu'à m'entendre avec le pristaf: «Donnez-lui un bon nachaï, cent roubles, et il laissera votre maison tranquille». Je recourus au pristaf et le pris à part; cet homme me répond qu'il voudrait bien m'être agréable, mais qu'il a l'ordre absolument de canonner la maison. Je rapporte la réponse à Gounsovski qui me dit: «Dites-lui donc qu'il retourne la gueule du canon et qu'il fasse canonner la maison du pharmacien d'en face, il pourra toujours raconter qu'il s'est trompé. Ce soir, je verrai le gouverneur». Je retournai auprès du pristaf et il fit retourner le canon. Ils ont donc canonné la maison du pharmacien, et moi j'en ai été quitte pour cent roubles... Gounsovski, ce cher seigneur, a beau être en suif et ressembler à un marchand de parapluies, je lui ai toujours été reconnaissant du fond du coeur, tu entends, Athanase Georgevitch!»
— Ce prince Galitch, à la Cour, demanda tout à coup Rouletabille, quelle réputation a-t-il?
— Oh! oh! firent les autres en riant, depuis qu'il est allé ostensiblement chez Tolstoï, il ne va plus à la Cour!...
— Et... ses opinions?... quelles opinions a-t-il?...
— Oh! oh! les opinions de tout le monde sont si mélangées maintenant... on ne sait pas!... on ne sait pas!
Ivan Pétrovitch fit:
— Il passe auprès de certains pour très avancé... et... très compromis...
— Et on ne l'inquiète pas? demanda encore Rouletabille.
— Peuh! peuh! reprit le gai Conseiller d'Empire... c'est plutôt lui qui est inquiétant...
Thadée se baissa pour dire:
— On raconte qu'on ne peut pas le toucher parce qu'il tient, et qu'il tient bien, un très gros personnage de la Cour... Ce serait un scandale!... un scandale!
— Tais-toi, Thadée! Interrompit rudement Athanase Georgevitch... On voit bien que tu arrives de ta province, pour être si bavard... Mais, si tu continues, je te laisse la place...
— Athanase Georgevitch a raison, couds ta bouche, Thadée, conseilla Ivan Pétrovitch.
Les bavards se turent, car le rideau se levait. Dans l'assistance on parlait mystérieusement de la seconde partie du numéro d'Annouchka, mais personne n'eût pu dire de quoi il se composait, et, en fait, ce fut très simple. Après le tourbillon des danses et des choeurs et tout l'éclat dont elle s'était tout d'abord accompagnée, Annouchka parut en pauvre paysanne russe dans un décor de steppe et de misère, et, tout simplement, elle vint se mettre à genoux devant la scène, joignit les mains et chanta sa prière du soir. Annouchka était singulièrement belle. Son nez aquilin aux narines palpitantes, le dessin hardi de ses bruns sourcils, son regard tantôt tendre, tantôt menaçant, toujours bizarre, la pâleur de ses joues bien arrondies du bas, et toute l'expression de sa physionomie trahissaient l'indépendance des idées, la spontanéité, la résolution et surtout la passion. Sa prière fut passionnée. Elle avait une voix admirable de contralto, qui remuait étrangement le public dès les premières notes. Elle eut une façon de demander à Dieu le pain quotidien pour tous ceux de l'immense terre russe — le pain quotidien de la chair et de l'esprit — qui fit jaillir les larmes de tous ceux qui étaient là, à quelque parti qu'ils appartinssent. Et quand, sa dernière note envolée sur la steppe infinie, elle se releva pour rentrer dans sa misérable isba, des bravos sans fin lui traduisirent frénétiquement l'émotion prodigieuse d'une assistance en délire. Le petit Rouletabille qui, s'il n'entendait pas les paroles, comprenait le sens de cette prière, pleurait. Tout le monde pleurait. Ivan Pétrovitch, Athanase Georgevitch, Thadée Tchichnikof étaient debout, tapant des pieds et des mains comme des gamins enthousiastes. Les étudiants, dont la troupe se reconnaissait à l'uniforme sombre liseré de vert, poussaient des cris insensés. Et, soudain, s'élevèrent les premiers rythmes de l'hymne national. Il y eut d'abord une hésitation, un flottement. Mais ce ne fut pas long.
Ceux qui avaient redouté une contre-manifestation comprirent qu'on peut mettre tous les espoirs dans une prière pour le Tsar. Toutes les têtes se découvrirent et le Bodje tsara krari monta, unanime, vers les étoiles.
À travers ses larmes, le jeune reporter n'avait cessé de regarder Natacha. Celle-ci s'était à demi soulevée, et, défaillante, s'appuyait au bord de la loge. Sa bouche entr'ouverte répétait sans fin un nom que Rouletabille n'entendait pas, mais qu'il devinait: Annouchka! Annouchka!... «La malheureuse!» murmura Rouletabille, et, profitant de l'émoi Général, il sortit de la loge sans qu'on s'en fût même aperçu. Il fit le tour du public et se dirigea vers cette Natacha qu'il avait tant cherchée depuis le matin. Le public, qui avait réclamé en vain une répétition de la prière d'Annouchka, commençait de se disperser, et le reporter fut, pendant quelques instants, entraîné malgré lui dans son remous.
Quand il se trouva à hauteur de la loge, il ne put que constater la disparition de Natacha et de la famille qui l'accompagnait. Il tourna la tête de tous côtés sans apercevoir celle qu'il cherchait et, comme un insensé, il allait se mettre à courir dans les allées, quand une idée lui rendit tout à coup son sang-froid. Il demanda où se trouvait la sortie des loges des artistes et, aussitôt qu'on la lui eut indiquée, il s'y rendit à pas précipités. Il ne s'était pas trompé. Au premier rang de tout le public qui attendait la sortie d'Annouchka, il reconnut Natacha à la mantille noire qui enveloppait sa tête, car on ne voyait plus rien de son visage. Et puis, cet endroit du jardin était assez sombre. Des gardiens faisaient la police. Il ne put approcher de Natacha aussi près qu'il l'aurait voulu. Et cependant il se glissait comme un serpent entre les groupes. Il n'était plus séparé de Natacha que par quatre ou cinq personnes, quand une bousculade se produisit. C'était Annouchka qui sortait. Des cris l'accueillirent: «Annouchka! Annouchka!...» Rouletabille se jeta à genoux, et, à quatre pattes, parvint à glisser sa tête dans l'espace réservé par les agents à la sortie d'Annouchka. Celle-ci, enveloppée d'un immense manteau rouge, se hâtait au bras d'un homme que Rouletabille reconnut immédiatement. C'était le prince Galitch. On voyait qu'ils étaient pressés d'échapper à l'étreinte de la foule. Cependant Annouchka, en passant près de Natacha, suspendit sa marche une seconde — mouvement qui n'échappa pas à Rouletabille — et, tournée vers elle, dit ce seul mot: «Caracho».
Puis elle passa. Rouletabille se redressa, bouscula, ayant une fois encore perdu Natacha. Il la chercha encore. Il courut à la sortie. Il arriva juste à temps pour la voir monter en calèche avec la famille Mourazof. La calèche s'éloigna aussitôt du côté d'Elaguine, vers la datcha des îles. Le jeune homme resta planté là, réfléchissant. Il eut un geste qui abandonnait le cours des choses au destin. «Au fond, dit-il, cela vaut peut-être mieux ainsi.» Et à lui-même: «Allons, viens souper, mon garçon!...» Il retourna sur ses pas et se retrouva bientôt dans la lumière éclatante du restaurant. La gaieté régnait là en maîtresse, arrosée de champagne. Des officiers, debout, le verre en main, se saluaient de table en table et s'envoyaient mille compliments avec une grâce presque féminine.
Il s'entendit héler joyeusement et il reconnut la voix d'Ivan Pétrovitch. Les trois compères étaient assis devant une bouteille de champagne, qui refroidissait dans le seau à glace, et se faisaient servir des petits pâtés en attendant l'heure du souper qui ne pouvait tarder.
Rouletabille se laissa inviter sans difficulté et les suivit quand un maître d'hôtel vint avertir Thadée qu'on demandait ces messieurs en cabinet particulier. Ils montèrent au premier étage et on les fit entrer dans un cabinet assez vaste, dont la grande fenêtre-balcon donnait sur la salle du théâtre d'hiver, vide dans le moment. Mais le cabinet était déjà habité. Devant une table couverte d'un service étincelant, Gounsovski faisait les honneurs.
Il les reçut comme un domestique, le front bas, le sourire obséquieux, l'échine courbée, s'inclinant à plusieurs reprises à chaque présentation. Athanase l'avait à peu près décrit en le modelant en suif; mais ce suif, encore, était jaune. Sous le vaste front penché, on apercevait à peine les yeux qui apparaissaient et disparaissaient tout à coup, comme pris en faute derrière des lunettes noires, toujours prêtes à tomber à cause de l'inclinaison trop accentuée de cette tête vile d'affranchi timide et tout-puissant. Quand il parlait de sa petite voix de fausset, le menton gras collé au plastron de la chemise, il avait un geste continu de la main droite, du pouce et de l'index écarté pour retenir les grosses lentilles glissantes au long de son nez court et fort; et ce geste le cachait encore.
Derrière lui on apercevait la fine et hautaine silhouette du prince Galitch. Gounsovski paraissait le majordome honteux, gangrené de vices, paillard et voleur, valet à recevoir les coups de bottes de cette seigneurie. Le prince Galitch était l'invité d'Annouchka, qui n'avait consenti à se risquer dans ce repaire qu'avec trois ou quatre de ses amis, des officiers qui n'avaient pas besoin de la consécration de cette soirée pour être «tenus à l'oeil» par l'okrana, en dépit de leur haute naissance.
Gounsovski les avait vus venir avec un ricanement sinistre et leur avait prodigué toutes les marques de son dévouement sans borne, en attendant mieux.
Il aimait Annouchka. Il suffisait d'avoir surpris une fois la hideur glauque de son regard au-dessus de ses lunettes, quand il fixait la chanteuse, pour comprendre les sentiments qui l'agitaient devant la belle fille de la terre noire.
Annouchka était assise, ou plutôt accroupie à l'orientale, sur le canapé qui longeait la muraille, derrière la table. Elle ne prêtait d'attention à personne. Sa figure était méprisante et hostile. Elle se laissait, avec indifférence, caresser les cheveux, des cheveux noirs merveilleux qui tombaient en deux nattes sur ses épaules, par les mains parfumées de la belle Onoto, qui l'avait entendue ce soir pour la première fois et qui, d'enthousiasme, était allée se jeter dans ses bras, dans sa loge. La belle Onoto était, elle aussi, une artiste, et l'humeur qu'elle avait eue tout d'abord du succès d'Annouchka n'avait pas tenu contre l'émotion de la prière du soir devant la pauvre isba.
— Viens souper, lui avait dit Annouchka.
— Avec qui? avait demandé l'artiste espagnole.
— Avec Gounsovski.
— Jamais!
— Viens donc, tu m'aideras à payer ma dette et il peut t'être utile. Il est utile à tout le monde.
Décidément la belle Onoto ne comprenait rien à ce pays où les pires ennemis soupaient ensemble. Elle vint cependant, parce qu'elle n'avait jamais vu au monde de plus belles nattes que celles d'Annouchka et qu'elle adorait les cheveux.
Rouletabille avait été accaparé tout de suite par le prince Galitch, qui, le conduisant dans un coin, lui avait dit:
— Qu'est-ce que vous faites ici?
— Je vous gêne? avait demandé le gamin.
L'autre avait eu un sourire amusé de grand seigneur:
— Pendant qu'il est encore temps, avait-il ajouté, croyez-moi, vous devriez partir, quitter ce pays. Ne vous a-t-on pas assez averti?
— Si, répondit le reporter. Aussi vous pouvez vous en dispenser désormais.
Et il lui avait tourné le dos.
— Eh mais! c'est le petit Français de la villa Trébassof, avait commencé la voix de fausset de Gounsovski en poussant un siège au jeune homme et en le priant de s'asseoir entre lui et Athanase Georgevitch qui, déjà, faisait honneur aux zakouskis.
— Bonjour, Monsieur Rouletabille, fit la voix belle et grave d'Annouchka.
Rouletabille salua:
— Je vois que je suis en pays de connaissance, dit-il, sans se démonter.
Et il tourna un fort joli compliment à l'adresse d'Annouchka, qui lui envoya un baiser.
— Rouletabille! s'écria la belle Onoto, mais alors c'est le petit du mystère de la chambre jaune!
— Lui-même!
— Qu'est-ce qu'il fait ici?
— Il est venu pour sauver la vie du Général Trébassof, ricana, en sourdine, le Gounsovski. C'est un brave petit jeune homme donc déjà!
— La police sait tout! répliqua froidement Rouletabille qui avait entendu. Et il demanda du champagne, lui qui ne buvait jamais.
Et le champagne commença son oeuvre. Pendant que Thadée et les officiers se racontaient des histoires de Bakou ou faisaient des compliments aux femmes, Gounsovski, qui avait fini de railler, se penchait vers Rouletabille et lui donnait, avec onction, des conseils de père:
— Vous avez entrepris là, jeune homme, une noble tâche, et d'autant plus difficile que le Général Trébassof est condamné, non seulement par ses ennemis, mais encore et surtout, par l'ignorance de Koupriane. Comprenez-moi bien: Koupriane est un ami et c'est un homme que j'estime beaucoup. Il est bon, brave à la guerre, mais je n'en donnerais pas un kopeck pour la police. Il se mêle, depuis quelque temps, de faire de la police secrète, il a son okrana dont je ne veux pas médire. Il nous amuse. Du reste, c'est une mode nouvelle. Tout le monde maintenant veut avoir sa police secrète. Et vous-même, jeune homme, qu'est-ce que vous faites ici? Du reportage? Non: de la police! Où cela nous mènera-t-il et où cela vous mènera-t-il, vous? Je vous souhaite bonne chance, mais je n'y crois guère. Remarquez que, si je puis vous aider, je le ferai volontiers. J'aime à rendre service. Et je ne voudrais pas qu'il vous arrivât malheur!
— Vous êtes bien aimable, Monsieur, se borna à répondre Rouletabille, et il redemanda du champagne.
Plusieurs fois, Gounsovski avait adressé la parole à Annouchka, qui mangeait du bout des dents et lui répondait du bout des lèvres. Il lui dit brusquement:
— Savez-vous qui vous a le plus applaudie, ce soir?
— Non! fit Annouchka, indifférente.
— La fille du Général Trébassof!
— Ça, c'est vrai, ma parole, s'écria Ivan Pétrovitch.
— Oui! oui! Natacha était là! reprirent les commensaux de la villa des îles.
— Moi, je l'ai vue pleurer, dit Rouletabille en fixant Annouchka.
Mais Annouchka répondit sur un ton glacé:
— Je ne la connais pas!
— Elle a grand tort d'avoir un père... laissa glisser entre ses dents le prince Galitch.
— Prince, pas de politique! Ou laissez-moi aller porter ma démission, gloussa Gounsovski... à votre santé, belle Annouchka.
— À la vôtre! Gounsovski. Mais vous ne ferez pas cela!
— Pourquoi? demanda Thadée Tchichnikof, d'une façon assez malhonnête.
— Parce qu'il est trop utile au gouvernement! s'écria Ivan Pétrovitch.
— Non! répliqua Annouchka... aux révolutionnaires!
Tous éclatèrent de rire. Gounsovski retint, d'un geste précipité, ses lunettes qui glissaient, et ricana dans sa graisse molle, le menton dans le potage:
— On le dit! Et c'est ma force!
— Il est son propre agent provocateur! déclara Athanase avec un énorme éclat de rire.
— Son système est excellent, gronda le prince. Comme il est bien avec tout le monde, tout le monde est de la police sans le savoir.
— On dit... ah! ah!... on dit... ah! ah! (Athanase s'étranglait avec un petit four qu'il trempait dans son potage)... on dit qu'il a embauché tous les kouliganes et jusqu'aux mendiants de l'église de Kazan... on dit!...
Là-dessus, ils se lancèrent dans des histoires de kouliganes, brigands des rues qui, depuis les derniers troubles politiques, avaient envahi Saint-Pétersbourg, et dont on ne pouvait se débarrasser qu'avec un geste généreux.
Athanase Georgevitch disait:
— Il y a des kouliganes que l'on devrait inventer s'ils n'existaient pas. L'un d'eux arrête une jeune fille devant la gare de Varsovie. La jeune fille, effrayée, lui tend immédiatement son porte-monnaie, dans lequel il y avait deux roubles cinquante. Le kouligane prend tout: «Mon Dieu! s'écrie la jeune fille, je ne vais plus pouvoir prendre mon train!
«— Combien vous faut-il? demande le kouligane.
«— Soixante kopecks!
«— Soixante kopecks! Que ne le disiez-vous!...» et le bandit, gardant les deux roubles, rend la pièce de cinquante kopecks à la tremblante enfant et y ajoute une pièce de dix kopecks de sa poche
— Il m'est arrivé, à moi, plus beau que ça, il y a deux hivers, à Moscou, dit la belle Onoto. Je sortais de la patinoire et je fus abordée par un kouligane: «Donne-moi vingt kopecks, dit le kouligane.» j'étais tellement effrayée que je ne parvenais pas à ouvrir mon sac à main: «Plus vite», dit-il. Enfin, je lui donne ses vingt kopecks. «Maintenant, m'a-t-il fait, embrasse ma main!» et il a fallu que je lui embrasse la main, car dans l'autre il avait son couteau.
— Oh! ils sont forts avec leur couteau! dit Thadée. C'est en sortant du Gastini-Dvor que j'ai été arrêté par un kouligane qui me mit sous le nez un magnifique couteau de cuisine. «Il est à vous pour un rouble cinquante!» Vous pensez si je lui ai acheté tout de suite! Et j'ai fait une très bonne affaire. Il valait au moins trois roubles. À votre santé, belle Onoto!
— Moi, je sors toujours avec mon revolver, dit Athanase. C'est plus prudent. Je le dis devant la police. Mais j'aime mieux être arrêté par les gardavoïs que lardé par les kouliganes.
— On ne trouve plus à acheter de revolver, déclara Ivan Pétrovitch. Les armuriers n'en ont plus!
Gounsovski assura ses lunettes, se frotta ses mains grasses et dit:
— Il y en a encore chez mon serrurier. La preuve en est que, hier, dans la petite Kaniouche, mon serrurier, qui a nom Schmidt, est entré chez l'épicier du coin et a proposé un revolver au patron. Il lui a sorti un Browning: «une arme de toute sûreté, a-t-il dit, qui ne rate jamais son homme et dont le fonctionnement est des plus faciles». Ayant prononcé ces mots, le serrurier Schmidt a fait fonctionner son revolver et a logé une balle dans le ventre de l'épicier. L'épicier en est mort, mais pas avant d'avoir acheté le revolver. «Vous avez raison, a-t-il dit au serrurier. C'est une arme terrible!» et là-dessus il expira.
Les autres s'esclaffèrent. Ils la trouvaient bien bonne! Décidément ce sacré Gounsovski avait toujours le mot pour rire. Comment n'aurait-on pas été son ami? Annouchka avait daigné sourire.
Gounsovski, reconnaissant, lui tendit sa main comme un mendiant. La jeune femme la lui toucha du bout des doigts, comme si elle eût déposé une pièce de vingt kopecks dans la main d'un kouligane, avec dégoût. Et les portes s'ouvrirent devant les bohémiennes. Leur troupe basanée emplit bientôt la pièce. Tous les soirs, hommes et femmes, dans leurs costumes populaires, venaient du vieux derevnia où ils vivaient tous dans une antique communauté patriarcale, selon des moeurs qui n'ont pas varié depuis des siècles; ils se répandaient dans les lieux de plaisir, dans les restaurants à la mode, où ils ramassaient un large butin, car c'était un luxe de plus que de les faire chanter à la fin des soupers, et on ne manquait jamais de se l'offrir, pour peu que l'on fît partie de la riche société et que l'on tînt à sa réputation. Ils s'accompagnaient de guzlas, de castagnettes, de tambourins, et faisaient entendre des vieux airs dolents et langoureux, ou précipités, haletants comme la poursuite et la fuite des premiers nomades à l'aurore du monde.
Quand ils étaient entrés, on leur avait fait place, et Rouletabille qui, depuis quelques instants, montrait les marques d'une fatigue et d'un étourdissement bien compréhensibles chez un bon petit jeune homme qui n'a point l'habitude du champagne (premières marques) en profita pour se laisser affaler sur un coin du canapé, non loin du prince Galitch qui occupait la place à la droite d'Annouchka.
— Tiens! Rouletabille qui dort! remarqua la belle Onoto.
— Pauvre gosse! dit Annouchka.
Et, se tournant du côté de Gounsovski:
— Tu ne vas pas bientôt nous en débarrasser? J'ai entendu des frères, l'autre jour, qui en parlaient de façon à causer de la peine à ceux qui s'intéressent à sa santé.
— Oh! ça, répondit Gounsovski en hochant la tête, c'est une affaire qui ne me regarde pas. Adresse-toi à Koupriane. À votre santé, belle Annouchka!
Mais les bohémiennes préludaient à leurs chants par quelques accords et les choeurs prirent l'attention de tout le monde — de tout le monde à l'exception du prince Galitch et d'Annouchka qui, à demi tournés l'un vers l'autre, échangeaient quelques propos à l'abri de tout ce retentissement musical. Quant à Rouletabille, il devait dormir bien profondément pour ne point être réveillé par tout ce bruit, si mélodieux fût-il. Il est vrai qu'il avait — ostensiblement — beaucoup bu et que chacun sait, en Russie, que l'ivresse assassine ceux qui ne la peuvent supporter.
Quand les choeurs se furent fait entendre trois fois, Gounsovski leur fit signe qu'ils pouvaient aller charmer d'autres oreilles et glissa entre les mains du chef de la bande un billet de vingt-cinq roubles.
Mais Onoto voulut donner son obole et une vraie quête commença. Chacun jeta des roubles dans le plateau que présentait une petite noiraude de bohémienne dont les cheveux, couleur aile de corbeau, mal peignés, lui tombaient sur le front, sur les yeux, sur le visage, d'une si drôle de façon qu'on eût dit de cette petite un saule pleureur trempé dans l'encre. Le plateau arriva devant le prince Galitch qui fouilla vainement ses poches:
— Bah! fit-il, en grand seigneur, je n'ai plus de monnaie. Mais voici mon portefeuille: je te le donne en souvenir de moi, Katharina!
Katharina fit disparaître le petit sac de cuir à bank-notes et la troupe disparut. Thadée et Athanase s'extasiaient sur la générosité du prince, mais Annouchka dit:
— Le prince a bien fait; mes amis ne paieront jamais assez cher l'hospitalité que cette petite m'a donnée dans son taudis quand je me cachais, dans l'attente de ce que l'on déciderait de moi à votre fameuse section, Gounsovski?
— Eh! répliqua Gounsovski, je vous ai fait savoir qu'il ne tenait qu'à vous d'avoir un beau quartir (appartement) en ville et richement meublé encore!
Annouchka, comme un charretier, cracha par terre, et Gounsovski de jaune devint vert.
— Mais pourquoi te cachais-tu ainsi, Annouchka? demanda la belle Onoto en caressant les lourdes tresses de la belle chanteuse.
— Tu ne sais donc pas que j'avais été condamnée à mort et graciée; j'avais pu fuir Moscou, je ne tenais pas à être reprise ici pour goûter aux joies de la Sibérie!
— Mais pourquoi avais-tu été condamnée à mort?
— Mais elle ne sait donc rien! s'exclamèrent les autres.
— Seigneur! j'arrive de Londres et de Paris, je ne peux donc pas tout savoir... Mon Dieu! avoir été condamnée à mort! comme ça doit être amusant!
— Très amusant! fit Annouchka, glacée. Et si tu as un frère que tu aimes, Onoto! songe combien ce doit être plus amusant encore si on le fusille devant toi!
— Oh! pardon, mon âme!...
— Pour que vous soyez instruite et que vous ne fassiez plus de peine à votre Annouchka, à l'avenir, je vais vous dire, Madame, ce qui lui est arrivé, à la chère amie, dit le prince Galitch.
— Nous ferions mieux de chasser ces vilains souvenirs! émit timidement Gounsovski, en clapotant des paupières derrière ses lunettes; mais il baissa la tête aussitôt: Annouchka le brûlait de la flamme de son regard.
— Parle, Galitch!
Le prince prit la parole:
— Annouchka avait un frère, Vlassof, mécanicien sur la ligne de Kazan, que le comité de grève avait chargé de conduire un convoi destiné à sauver de Moscou les principaux membres et les chefs de la milice révolutionnaire, quand les soldats de Trébassof, aidés du régiment Semenowsky, furent devenus maîtres de la ville. La dernière résistance s'était réfugiée dans la gare. Et il fallait partir. Toutes les voies étaient gardées par des mitrailleuses... des soldats partout!... Vlassof dit à ses camarades: «Je vous sauverai!» et les camarades le virent monter sur sa machine avec une femme. Cette femme, la voilà! Le chauffeur de Vlassof avait été tué la veille, sur une barricade. C'était Annouchka qui le remplaçait. Ils se mirent à la besogne et le train partit, comme une fusée. Sur cette ligne courbe, tout à fait découverte, facile à attaquer, sous une pluie de balles, Vlassof développa une vitesse de quatre-vingt-dix verstes à l'heure... Il a poussé la pression de vapeur dans la chaudière jusqu'à quinze atmosphères, jusqu'au point d'explosion... Madame, que voilà, continuait de gorger de charbon cette fournaise! Le danger venait maintenant moins des mitrailleuses que de la possibilité de sauter, dans l'instant! Au milieu des balles, Vlassof ne perdait pas son sang-froid. Il marchait, non seulement le cendrier ouvert, mais avec un travail forcé du siphon. Ce fut miracle que toute cette machine en furie n'allât pas se briser contre la courbe du talus. Et l'on passa! Pas un homme ne fut atteint! Il n'y eut qu'une femme de blessée: elle reçut une balle en pleine poitrine.
— Là! s'écria Annouchka.
Et, d'un geste magnifique, elle découvrit sa blanche, son orgueilleuse poitrine, et mit le doigt sur une cicatrice que Gounsovski, dont le suif commençait à fondre en lourdes gouttes de sueur au long des tempes, n'osa pas regarder.
— Quinze jours plus tard, continua le prince, Vlassof entrait dans une auberge, à Lubetszy. Il ne savait pas qu'elle était pleine de soldats. Sa mine ne plut pas. On le fouilla. On trouva sur lui un revolver et des papiers. On sut à qui on avait affaire. La prise était bonne, Vlassof fut ramené à Moscou et condamné à être fusillé. Sa soeur, blessée, qui avait appris son arrestation, le rejoignit. «Je ne veux pas, lui dit-elle, te laisser mourir tout seul.» Elle aussi fut condamnée. Avant l'exécution, on leur offrit de leur bander les yeux, mais ils refusèrent, disant qu'ils voulaient rencontrer la mort face à face. L'ordre était de fusiller d'abord tous les autres révolutionnaires condamnés, puis Vlassof, puis sa soeur. C'est en vain que Vlassof demanda à mourir le dernier. Les camarades d'exécution se mettaient à genoux, sanglotaient avant de mourir. Vlassof embrassa sa soeur et vint se mettre à sa place de mort. Là, il s'adressa aux soldats: «Tout à l'heure, vous aurez à remplir votre devoir selon le serment que vous avez prêté. Remplissez-le honnêtement, comme j'ai rempli le mien!... Capitaine, commandez!» La salve retentit. Vlassof est debout, les bras croisés sur la poitrine, sain et sauf: pas une balle ne l'a atteint! Les soldats ne voulaient pas tirer sur lui. Il dut les sommer encore d'accomplir leur devoir, d'obéir à leur chef. Alors ils tirèrent, et il tomba. Il regardait sa soeur avec des yeux pleins d'horribles souffrances. Voyant qu'il vivait, et voulant paraître charitable, le capitaine, sur la prière d'Annouchka, s'approcha et coupa court aux souffrances du malheureux en lui tirant un coup de revolver dans l'oreille. Et ce fut le tour d'Annouchka. Elle se plaça d'elle-même auprès du cadavre de son frère, l'embrassa sur ses lèvres sanglantes, se releva et dit: «Je suis prête!» Au moment où les fusils s'abaissaient, un officier accourait, apportant la grâce du Tsar. Elle n'en voulait pas, et, elle que l'on n'avait pas attachée pour mourir, il fallut la lier pour qu'elle vécût!
Le prince Galitch, au milieu du silence angoissé de tous, allait ajouter quelques paroles de commentaire à son sinistre récit, mais Annouchka l'interrompit:
— L'histoire finit là! dit-elle. Plus un mot, prince. Si je vous ai prié de la rapporter dans toute son horreur, si j'ai voulu, devant vous, revivre la minute atroce de la mort de mon frère, c'est pour que Monsieur (son doigt désignait Gounsovski) sache bien, une fois pour toutes, que si j'ai dû à, certaines heures, subir une promiscuité qui m'a été imposée... maintenant que j'ai payé ma dette, en acceptant cet abominable souper, je n'ai plus rien à faire avec le pourvoyeur de bagne et de corde qui est ici!
Tous les convives s'étaient levés à cette invective. Seul, Rouletabille continuait son somme de brute. Gounsovski tremblait de rage et faisait un effort surhumain pour ne pas laisser échapper des paroles qu'il eût peut-être regrettées.
— Elle est folle!... murmurait-il. Elle est folle!... Qu'est-ce qu'il lui prend?... Qu'est-ce qu'il lui prend? Hier encore, elle était si... si aimable...
Et il bégayait, désolé, avec un rire affreux:
— Ah! Les femmes!... les femmes!... et celle-ci, qu'est-ce que je lui ai fait?
— Qu'est-ce que tu m'as fait, misérable? Où sont Belachof? Bartowsky? Et Strassof? Et Pierre Slütch? Tous les camarades qui avaient juré avec moi de venger mon frère? Où sont-ils? À quel gibet les as-tu fait pendre?... au fond de quelles mines les as-tu enfouis? Mais encore, tu faisais ton métier d'esclave!... mais, mes amis, mes amis à moi, les pauvres camarades de ma vie d'artiste, les jeunes gens inoffensifs qui n'avaient commis d'autre crime que de venir me dire trop souvent que j'étais jolie et de croire qu'ils pouvaient converser en liberté dans ma loge!... Où sont-ils?... Pourquoi m'ont-ils, tour à tour, quittée?... Pourquoi ont-ils disparu?... c'est toi, misérable, qui les guettais!... qui les espionnais... me faisant, sans que je m'en doute, ton horrible complice... m'associant à ta besogne. Fils de chienne!... Tu sais comment on m'appelle?... Tu le sais depuis longtemps et tu dois bien en rire!... mais, moi, je ne le sais que de ce soir... comme je n'ai appris que ce soir tout ce que je te dois... papier à mouches!... papier à mouches!... moi!... horreur!... Ah! ta mère, tu entends!... chien, fils de chienne!... ta mère, quand tu es venu au monde... ta mère... (là, elle lui lança l'injure la plus effroyable qu'un Russe peut jeter à la face d'un homme.)
Elle tremblait et sanglotait de rage, crachait sa fureur, debout, prête à partir, enveloppée de son manteau comme d'un grand drapeau rouge. Elle était la statue de la haine et de la vengeance. Elle était horrible et terrible. Elle était belle. À la dernière suprême injure, Gounsovski tressaillit et sursauta, comme s'il avait reçu, matériellement, un coup de fouet. Il ne regardait plus Annouchka, il fixait le prince Galitch. Et sa main le désigna:
— C'est celui-ci, dit-il d'une voix sifflante, qui t'a appris toutes ces belles choses.
— C'est moi! fit le prince tranquillement.
— Caracho! glapit Gounsovski, qui reconquit instantanément tout son sang-froid.
— Ah! mais celui-là... tu n'y toucheras pas! clama l'ardente fille de la terre noire. Tu n'es pas assez fort pour cela.
— Je sais que Monsieur a beaucoup d'amis à la Cour, avança, avec un calme stupéfiant, le chef de l'okrana. Je ne veux pas de mal à Monsieur. Vous parlez, Madame, du sacrifice que l'on a dû faire de quelques-uns de vos amis. J'espère qu'un jour vous serez mieux renseignée et que vous comprendrez que j'en ai sauvé le plus que j'ai pu!
— Partons! gronda Annouchka. Je lui cracherais à la figure...
— Oui, le plus que j'ai pu, reprit l'autre avec le geste habituel qui retenait ses lunettes. Et je continuerai. Je vous promets de ne pas causer plus de désagrément au prince qu'à sa petite amie, la bohémienne Katharina, avec laquelle il s'est montré si généreux tout à l'heure, sans doute parce que Boris Mourazof lui paie trop peu les petites courses qu'elle fait chaque matin à la villa de Kristowsky Ostrow!...
À ces mots, le prince et Annouchka changèrent de physionomie. Leur colère tomba. Annouchka détourna la tête comme pour arranger le pli de son manteau.
Galitch se contenta de hausser les épaules avec mépris, en murmurant:
— Encore quelque abomination que vous nous ménagez, Monsieur, mais à laquelle nous saurons répondre.
Après quoi il salua la société, prit le bras d'Annouchka et la fit passer devant lui. La porte, derrière eux, était restée ouverte. Gounsovski saluait, courbé en deux, longuement. Quand il se releva, il vit devant lui les trois figures ahuries et consternées de Thadée Tchichnikof, Ivan Pétrovitch et Athanase Georgevitch.
— Messieurs, leur annonça-t-il, d'une voix blanche qui semblait ne pas lui appartenir, le moment est venu de nous séparer. Je n'ai pas besoin de vous dire que nous avons soupé en amis et que, si nous voulons le rester, nous devons tous oublier ce qui s'est dit ici!
Les trois autres, effarés, protestaient déjà de leur discrétion. Il ajouta, avec rudesse cette fois: «Service du Tsar!» et les trois bégayèrent: «Que Dieu conserve le Tsar!» Après quoi, il les mit à la porte. Et, la porte refermée: «Ma petite Annouchka, on ne se venge pas sans moi». Il s'en fut tout de suite vers le canapé où gisait Rouletabille oublié. Il lui donna une tape sur l'épaule:
— Allons, debout! ne faites pas celui qui dort! Pas un instant à perdre. C'est ce soir qu'ils vont régler son affaire à Trébassof!...
Rouletabille était déjà sur ses jambes.
— Eh! Monsieur! fit-il, je ne vous attendais point pour m'apprendre cela!... Merci tout de même et bonsoir!...
Il fila. Gounsovski sonna. Un schelavieck se présenta.
— Dites que l'on peut ouvrir tous les cabinets des corridors, je ne les retiens plus! (Ainsi furent délivrés les amis de Gounsovski, qui veillaient près de là sur sa sécurité.) Resté seul, le maître de l'okrana s'épongea le front et se versa un grand verre d'eau glacée qu'il vida d'un trait. Après quoi, il dit:
— Koupriane aura de l'ouvrage ce soir, je lui souhaite bonne chance. Quant à eux, quoi qu'il arrive, je m'en lave les mains.
Et il se les frotta.
À LA PORTE de Krestowsky, Rouletabille, qui cherchait un isvotchik, sauta dans une calèche dans laquelle venait de monter la belle Onoto. La danseuse le reçut sur ses genoux.
— À Elaguine, à fond de train, cria, pour toute explication, le reporter.
— Scari! scari! (Vite! vite!) répéta Onoto.
Elle était accompagnée d'un vague personnage, auquel ni l'un ni l'autre ne prêtait la moindre attention.
— Quelle soirée! Que se passe-t-il? Vous ne dormez donc plus? interrogea la belle actrice...
Mais Rouletabille, debout derrière l'énorme cocher, pressait les chevaux, dirigeait la course de l'équipage qui s'enfonçait dans la nuit à une allure vertigineuse. Au coin d'un pont, il ordonna d'arrêter.
Les chevaux stoppèrent, fumants, hennissants, cabrés. Il remercia, sauta dans les ténèbres, disparut.
— Quel pays! quel pays! Caramba!... fit l'artiste espagnole.
L'équipage attendit quelques minutes, puis retourna vers Pétersbourg.
Rouletabille était descendu le long de la berge et, lentement, prenant des précautions infinies pour ne pas dévoiler sa présence par le moindre bruit, il s'avança du côté de la plus grande largeur du fleuve.
Bientôt, sur le noir de la nuit, la masse plus noire de la villa Trébassof apparut comme une énorme tache.
Il s'arrêta. Il s'était glissé jusque-là comme une couleuvre, parmi les roseaux, les herbes, les fougères. Il était sur les derrières de la villa, près de la rive, non loin du petit sentier où il avait découvert le passage de l'assassin, grâce aux fils de la Vierge brisés. Dans le moment, la lune se montra et les bouleaux du chemin qui, tout à l'heure, étaient de grands bâtons noirs, devinrent des cierges blancs qui semblaient éclairer cette inquiétante solitude.
Le reporter voulut profiter immédiatement de cette clarté soudaine pour savoir si l'on avait tenu compte de ses avertissements et si les abords de la villa, de ce côté, étaient gardés. Il ramassa un petit caillou et le lança, assez loin de lui, sur le sentier. À ce bruit insolite, trois ou quatre ombres de têtes se dessinèrent soudain sur le sol blanchi par la lune, mais redisparurent aussitôt, mêlées à nouveau aux grandes herbes touffues.
Il était renseigné.
L'oreille très fine du reporter perçut un glissement qui venait à lui, un léger craquement de branches, puis, tout à coup, une ombre s'allongea à son côté et il sentit le froid d'un canon de revolver sur la tempe. Il dit: «Koupriane!» et, aussitôt, une main prit la sienne, la lui serra. La nuit était redevenue opaque. Il murmura:
— Comment êtes-vous là, en personne?
Le Maître de police répondit à son oreille:
— On m'a fait savoir qu'il y aurait quelque chose cette nuit. Natacha est allée à Krestowsky et a échangé quelques paroles avec Annouchka. Le prince Galitch serait dans l'affaire, et c'est une Affaire d'état.
— Natacha est rentrée? demanda Rouletabille.
— Oui, il y a longtemps! Elle doit être couchée. Dans tous les cas, elle fait celle qui est couchée. La lumière de sa chambre, à la fenêtre du jardin, est éteinte.
— Avez-vous prévenu Matrena Pétrovna?
— Oui, je lui ai fait savoir qu'il lui fallait se tenir, cette nuit, sur ses gardes.
— Vous avez eu tort; moi, je ne lui aurais rien dit; elle va prendre des précautions telles que les autres seront renseignés tout de suite.
— Je lui ai fait savoir qu'il fallait qu'elle ne descendît point de toute la nuit au rez-de-chaussée et qu'elle ne devait pas quitter la chambre du Général.
— C'est parfait, si elle vous obéit.
— Vous voyez que j'ai profité de tous vos renseignements. J'ai suivi toutes vos instructions... le chemin de la datcha de Kristowsky est un peu surveillé!
— Peut-être trop. Comment allez-vous opérer?
— Nous le laisserons pénétrer... Je ne sais pas à quel personnage j'ai affaire... Je veux agir à coup sûr... le prendre sur le fait... pas d'histoires après, fiez-vous-en à moi.
— Adieu!...
— Où allez-vous?
— Me coucher!... j'ai payé ma dette à mon hôte... j'ai le droit d'aller me reposer. Bonne chance!
Mais Koupriane lui avait saisi la main:
— Écoutez!
En effet, avec un peu d'attention, on distinguait un léger clapotis de l'eau. Si une barque glissait, à cette heure, à cet endroit de la Néva, et qu'elle voulût rester cachée, elle avait bien choisi son moment. Un nuage énorme couvrait la lune; le vent était faible. La barque aurait le temps d'aller d'une rive à l'autre sans se trouver à découvert.
Rouletabille n'attendit pas davantage. À quatre pattes, il courait comme une bête, rapide et silencieux, et se relevait derrière le mur de la villa dont il faisait le tour, arrivait à la grille, se heurtait aux dvornicks, demandait Ermolaï, qui lui ouvrit aussitôt la grille.
— Barinia? prononçait-il.
Ermolaï lui montrait du doigt le premier étage.
— Caracho!
Rouletabille avait déjà traversé le jardin, se hissait, à la force des poignets, à la fenêtre donnant sur la chambre de Natacha, et écoutait. Il entendit parfaitement Natacha qui marchait, se déplaçait, dans sa chambre obscure. Il retomba légèrement sur ses pieds, gravit le perron de la véranda et en ouvrit la porte, puis la referma sur lui, avec une telle habileté, qu'ermolaï qui le regardait faire du dehors, à deux pas de là, ne put entendre le moindre grincement sur les gonds. À l'intérieur de la villa, Rouletabille s'avança à tâtons. Il trouva la porte du grand salon ouverte. La porte du petit salon, non plus, n'avait pas été fermée ou avait été réouverte.
Il revint sur ses pas, tâta dans l'ombre un fauteuil, s'y assit, attendant les événements qui ne devaient plus tarder, prêt à tout, la main sur son revolver, dans sa poche. En haut, il entendait distinctement glisser, de temps à autre, les pas de Matrena Pétrovna. Et ceci devait évidemment donner de la sécurité à ceux qui avaient besoin quelquefois, la nuit, que le rez-de-chaussée fût libre. Rouletabille imagina que les portes des pièces du rez-de-chaussée avaient été laissées ouvertes pour qu'il fût plus facile à ceux qui se trouvaient en bas d'entendre ce qui se passait en haut. Et peut-être n'avait-il pas tort.
Soudain, il y eut une barre verticale de lumière pâle à la fenêtre qui donnait du petit salon sur la Néva. Il en déduisit deux choses: d'abord que la fenêtre était déjà légèrement ouverte, ensuite que la lune venait de se dévoiler à nouveau.
La barre de lumière s'éteignit presque tout de suite, mais les yeux de Rouletabille, maintenant habitués à l'obscurité, distinguaient encore la ligne d'ouverture de la fenêtre... là, l'ombre était moins opaque. Et il sentit tout à coup son sang lui battre les tempes à gros coups sourds, car la ligne d'ouverture de la fenêtre s'élargissait... s'élargissait... et l'ombre d'un homme se dressa debout sur le balcon. Rouletabille sortit son revolver.
L'homme se dressa immédiatement derrière l'un des volets entr'ouverts et frappa un petit coup sec sur la vitre. Placé comme il était là, maintenant, on ne le voyait plus. Son ombre se confondait avec l'ombre du volet. Au bruit du carreau, la porte de Natacha fut ouverte avec précaution. Et Natacha pénétra dans le petit salon. Marchant sur la pointe des pieds, elle alla vivement à la fenêtre, qu'elle ouvrit, et l'homme entra. Le peu de lumière qui commençait alors de se répandre sur les choses éclairait suffisamment Natacha pour que Rouletabille pût voir qu'elle avait encore la toilette de ville qu'il avait remarquée, le soir même, à Krestowsky. Quant à l'homme, c'est en vain que l'on eût voulu le reconnaître: ce n'était qu'une masse sombre enveloppée d'un manteau. Il s'inclina pour embrasser la main de Natacha. Celle-ci prononça ce seul mot: «scari!» (vite.) Mais elle n'avait pas plus tôt dit cela que, sous un effort vigoureux, les volets et les deux battants de la fenêtre étaient rapidement écartés et que des ombres silencieuses surgissaient, rapides, sur le balcon, sautaient dans la villa... Natacha poussa un cri déchirant où Rouletabille crut entendre encore plus de désespoir que de terreur... et les ombres se ruèrent sur l'homme; mais celui-ci, à la première alerte, s'était jeté sur le tapis, et leur avait glissé entre les jambes; et maintenant il était revenu au balcon, qu'il enjambait pendant que les autres se retournaient vers lui. Du moins, ce fut ainsi que Rouletabille crut voir se dérouler la lutte mystérieuse dans la demi-ténèbre, au milieu du plus impressionnant silence, après le cri effrayant de Natacha. L'affaire avait duré quelques secondes et l'homme était encore suspendu au-dessus du vide quand, du fond de la salle, un nouveau personnage surgit: c'était Matrena Pétrovna.
Prévenue par Koupriane que quelque chose allait se passer cette nuit-là, et prévoyant que cette chose se passerait au rez-de-chaussée puisqu'on lui en défendait l'approche, elle n'avait rien trouvé de mieux que de faire monter, en secret, sa Gniagnia au premier étage et de lui ordonner de marcher là-haut, toute la nuit, pour faire croire à sa propre présence auprès du Général, tandis qu'elle resterait cachée en bas, dans la salle à manger.
Matrena Pétrovna s'était donc ruée sur le balcon, criant, en russe: «Tirez! tirez!» et c'est ce qui arriva dans le moment que l'homme hésitait à sauter, quitte à se rompre le cou ou à redescendre par le chemin moins rapide de la gouttière. Un agent tira, le manqua, et l'homme, après avoir tiré à son tour et fait basculer l'agent, disparut. Il faisait encore trop petit jour pour que l'on pût facilement distinguer ce qui se passait en bas où le claquement sec des Brownings se faisait seul entendre. Et il n'y avait rien de plus sinistre que ces coups de revolver qui n'étaient pas accompagnés de cris, au fond de la petite buée du matin. L'homme, avant de disparaître, n'avait eu que le temps de jeter bas, d'un coup de pied, l'une des deux échelles qui avaient servi à l'escalade des agresseurs; et ceux-ci, même l'agent blessé, étaient redescendus en grappe au long de celle qui leur restait, glissant, tombant, se relevant, courant derrière l'ombre qui fuyait toujours en déchargeant son Browning à répétition; et d'autres ombres, accourues de la rive, s'agitaient dans le brouillard. Et tout à coup on entendit la voix de Koupriane qui donnait des ordres, excitait ses agents à la curée, ordonnait de rapporter le gibier mort ou vivant. Au balcon, Matrena Pétrovna se mit à crier aussi, comme une sauvage. Rouletabille, à ses côtés, voulait en vain la faire taire. Elle était délirante, à la pensée que l'autre pouvait échapper encore. Elle tira un coup de revolver, elle aussi, dans le tas... ne sachant pas qui elle pouvait atteindre... Rouletabille lui arracha son arme et, comme elle se retournait sur lui avec des injures, elle aperçut Natacha qui, penchée à tomber, sur le balcon, les lèvres tremblantes d'un murmure insensé, suivait, autant qu'elle le pouvait, les phases de la lutte, essayait de comprendre ce qui se passait là-bas, sous les arbres, près de la Néva où le tumulte de la course s'éteignait. Matrena Pétrovna la releva à la poignée. Oui, elle la prit à la gorge et la rejeta dans le salon comme un paquet. Alors, comme elle allait peut-être étrangler sa belle-fille, Matrena Pétrovna s'aperçut que le Général était là!... il apparaissait dans le premier petit jour comme un spectre. Par quel miracle Féodor Féodorovitch avait-il pu descendre jusque-là? Comment s'y était-il traîné? On le sentait trembler de colère ou de douleur sous l'ample capote de soldat qui flottait sur lui. Il demanda d'une voix rauque: «Qu'y a-t-il?» Matrena Pétrovna se jeta à ses pieds, fit le signe orthodoxe de la croix, comme si elle voulait mettre Dieu dans son témoignage et, désignant Natacha, elle la dénonça à son mari comme elle l'eût désignée à un juge:
— Il y a, Féodor Féodorovitch, qu'on a voulu, une fois de plus, t'assassiner!... et que celle qui a ouvert, cette nuit, la datcha à ton assassin, est ta fille!» Le Général se retint, de ses deux mains, au mur contre lequel il glissait, et, regardant Matrena et Natacha qui, toutes deux, maintenant, se traînaient par terre, en suppliantes, il dit à Matrena:
— C'est toi qui m'assassines!
— C'est moi! Par le Dieu vivant, gémit désespérément Matrena Pétrovna... Si j'avais pu te cacher cela, Jésus aurait été bon!... mais je ne parlerai plus, pour ne point te crucifier... Féodor Féodorovitch!... Questionne ta fille... et si ce que j'ai dit n'est pas vrai... tue-moi!... tue-moi comme une bête malfaisante et maudite... Je te dirai merci! merci!... Et je mourrai bien heureuse si ce que j'ai dit n'est pas vrai!... Ah! Je voudrais être morte! Tue-moi!
Féodor Féodorovitch la repoussait de son bâton comme une pourriture écartée du chemin. Sans rien ajouter, farouche, terrible, elle se redressa sur ses genoux et chercha de ses yeux hagards, de son regard de folle, l'arme que Rouletabille lui avait arrachée.
Si elle l'avait eue encore entre les mains, elle n'aurait pas hésité une seconde à se faire justice puisqu'elle avait eu le malheur de s'attirer le mépris de Féodor! Et il semblait à Rouletabille, épouvanté, qu'il assistait à l'une de ces horribles scènes de famille à l'issue desquelles, au temps du grand Pierre, le père ou l'époux réclamait l'intervention du bourreau.
Le Général ne daigna même point considérer plus longtemps le délire de Matrena. Il dit à sa fille, qui sanglotait éperdument sur le parquet: «Relève-toi, Natacha Féodorovna.» et la fille de Féodor comprit que son père ne pourrait jamais croire à sa culpabilité. Elle se glissa jusqu'à lui et lui baisa les mains comme une esclave heureuse.
À ce moment, la porte de la véranda résonna sous des coups répétés. Matrena, bête de garde, prête à mourir du mépris de Féodor, mais à son poste, courut à ce qu'elle pouvait croire être un nouveau danger.
Mais elle reconnut la voix de Koupriane qui priait qu'on lui ouvrît. Elle l'introduisit elle-même:
— Eh bien, implora-t-elle.
— Eh bien! il est mort!
Un cri lui répondit. Natacha avait entendu.
— Et qui?... qui?... qui?... questionnait, haletante, Matrena.
Koupriane s'avança jusque devant Féodor et lui étreignit les mains:
— Général, lui dit-il, il y avait un homme qui avait juré votre perte et qui s'était fait l'instrument de vos ennemis. Cet homme, nous venons de le tuer!
— Est-ce que je le connais? demanda Féodor.
— C'était un de vos amis, vous le traitiez comme un fils.
— Son nom?
— Demandez-le à votre fille, Général!
Féodor se retourna vers Natacha, qui brûlait de son regard Koupriane, tâchant à deviner ce qu'il apportait avec lui, la vérité ou le mensonge.
— Tu connais l'homme qui voulait me tuer? Natacha?
— Non! répondit-elle à son père, avec un véritable accent de fureur... Non! Cet homme-là, je ne le connais pas!...
— Mademoiselle, dit Koupriane d'une voix ferme, terriblement hostile, vous lui avez, vous-même, de vos propres mains, ouvert, cette nuit, cette fenêtre!... ainsi, du reste, que vous la lui avez ouverte déjà maintes fois! Alors que chacun ici faisait son devoir et veillait à ce que personne au monde ne pût pénétrer, de nuit, dans une maison où reposait le Général Trébassof, gouverneur de Moscou, condamné à mort par le comité central révolutionnaire réuni à Presnia, voilà ce que vous faisiez, vous; vous introduisiez l'ennemi dans la place.
— Réponds, Natacha, réponds si, oui ou non, tu as introduit dans cette maison quelqu'un la nuit.
— Réponds, Natacha, réponds si, oui ou non, tu
as introduit dans cette maison quelqu'un la nuit.
— Père, c'est vrai!
Féodor, comme un lion, rugit:
— Son nom?
— Monsieur vous le dira lui-même, fit Natacha, d'une voix que la terreur maintenant rendait rauque, et elle désignait Koupriane. Pourquoi ne vous dit-il pas lui-même le nom de cet homme. Il le connaît puisqu'il l'a fait tuer!
— Et si cet homme n'était pas mort, reprit Féodor qui, visiblement, se domptait, si cet homme, que tu faisais entrer, la nuit, chez moi, avait réussi à s'échapper comme tu sembles l'espérer, nous dirais-tu son nom?
— Je ne le pourrais pas, père!
— Et si je t'en priais?
Natacha secoua farouchement la tête.
— Et si je te l'ordonnais?
— Vous pourriez me tuer, père, mais je ne prononcerais pas ce nom-là!
— Malheureuse!
Et il leva son bâton sur elle. Ainsi Ivan Le Terrible avait tué son fils d'un coup d'épieu. Mais Natacha, au lieu de courber la tête sous le coup qui la menaçait, s'était retournée vers Koupriane et lui jetait avec l'accent du triomphe:
— Il n'est pas mort!... si tu avais réussi à le prendre, mort ou vivant, tu aurais déjà dit son nom.
Koupriane fit deux pas vers elle, lui mit la main à l'épaule et dit:
— Michel Nikolaïevitch!
— Michel Korsakof! s'écria le Général.
Matrena Pétrovna, comme soulevée par cette révélation, se redressa pour répéter:
— Michel Korsakof!
Le Général, qui ne pouvait en croire ses oreilles, allait protester, quand il aperçut sa fille qui défaillait et tentait de fuir vers sa chambre. Il l'arrêta d'un geste terrible:
— Natacha! tu vas nous dire ce que Michel Korsakof venait faire la nuit, ici!...
— Féodor Féodorovitch, il venait t'empoisonner!...
C'était Matrena qui parlait maintenant et que rien n'aurait pu faire taire, car elle voyait dans la fuite de Natacha le plus sinistre aveu. Comme une furie vengeresse, elle raconta avec des cris, avec des terreurs qu'elle ressentait encore comme si, encore, s'allongeait devant elle la main armée du poison, la main mystérieuse, au-dessus du chevet du cher malade, du cher affreux tyran... elle raconta la nuit précédente et toutes ses affres... et sur ses lèvres, bavardes et glapissantes, cette lugubre évocation prenait un relief saisissant. Enfin, elle dit tout ce qu'ils avaient fait, elle et le petit Français, pour ne se point trahir devant l'autre, pour prendre enfin au piège celui qui, depuis tant de jours et tant de nuits, sans qu'on pût le surprendre, tournait autour de la mort de Féodor Féodorovitch. En terminant, elle montra Rouletabille à Féodor et cria: «Voilà celui qui t'a sauvé!» Natacha, en entendant ce tragique récit, se retint à plusieurs reprises pour ne point l'interrompre...
Et Rouletabille, qui la regardait, voyait qu'elle faisait, pour arriver à cela, des efforts surhumains.
Toute l'horreur de ce qui semblait être, pour elle comme pour Féodor, une révélation du crime de Michel ne l'abattit point, mais parut, au contraire, lui rendre ses forces, toute la vie qui, quelques secondes plus tôt, la fuyait. Matrena eut à peine achevé son cri: «Voilà celui qui t'a sauvé!» qu'elle s'écriait, à son tour, en face du reporter sur lequel elle jetait d'effroyables regards de haine: «Voilà celui qui a fait tuer un innocent!»... et, tournée vers son père:
— Ah! Papa!... laisse-moi, laisse-moi dire que Michel Nikolaïevitch qui est venu ce soir ici, je l'avoue, et que j'ai introduit cette nuit ici, c'est vrai!... que Michel Nikolaïevitch n'est pas venu ici hier!... et que l'homme qui a voulu t'empoisonner, c'était un autre!»
À ces mots, Rouletabille pâlit, mais il ne se laissa pas démonter. Il répondit simplement:
— Non, mademoiselle, c'était le même.
Et Koupriane crut devoir ajouter:
— Nous avons, du reste, trouvé la preuve des relations de Michel Nikolaïevitch avec les révolutionnaires.
— Où cela? questionna la jeune fille, en tendant vers le maître de la police un visage atrocement angoissé.
— À la villa de Kristowsky, Mademoiselle.
Elle le regarda longuement comme si elle eût voulu aller jusqu'au fond de sa pensée:
— Quelles preuves? implora-t-elle.
— Une correspondance que nous avons mise sous scellés.
— Était-elle bien adressée à lui? Quelle sorte de correspondance?
— Si cela vous intéresse, nous la dépouillerons devant vous.
— Mon Dieu! mon Dieu! gémit-elle. Où l'avez-vous trouvée, cette correspondance? dites-moi bien où? où?
— Je vous dis: à la villa, dans sa chambre. Nous avons fait sauter le tiroir de son bureau.
Elle sembla respirer, mais son père lui prit brutalement le bras!
— Allons, Natacha, tu vas nous dire ce que venait faire ici cet homme, la nuit!
— Dans sa chambre! s'écria Matrena Pétrovna.
Natacha se retourna vers Matrena:
— Que croyez-vous donc, vous, dites-le?... dites-le donc!...
— Et moi, que dois-je croire? Gronda Féodor. Tu ne me l'as pas encore dit! Tu ignorais que cet homme avait des relations avec mes ennemis! Tu as été peut-être innocente de cela! Je veux le penser! Je le veux! Au nom du ciel, je le veux! Mais pourquoi le recevais-tu? Pourquoi?... Pourquoi l'introduisais-tu ici, comme un voleur, ou comme...
— Ah! Papa! tu sais que j'aime Boris! Que je l'aime de tout mon coeur! Et que je ne serai jamais à un autre qu'à lui!
— Alors!... alors!... alors, parleras-tu?
La jeune fille eut une véritable crise:
— Ah! Père! Père! ne me questionne pas!... Toi, toi surtout, ne me questionne pas! Je ne puis rien te dire! rien te dire! Sinon que je suis sûre, tu entends, sûre, que Michel Nikolaïevitch n'est pas venu la nuit dernière ici!
— Il y est venu, affirma encore la voix légèrement troublée de Rouletabille.
— Il y est venu avec le poison. Il y est venu pour empoisonner ton père, Natacha! gémit Matrena Pétrovna, qui se tordait les mains avec des gestes de naïve et sincère tragédie.
— Et moi, répéta, ardente, la fille de Féodor, avec un accent de conviction qui fit frémir tous ceux qui étaient là, et en particulier Rouletabille... et moi, je vous dis que ce n'est pas lui! que ce n'est pas lui! Que ce ne peut pas être lui!... Je vous jure que c'est un autre... un autre!
— Mais, alors, cet autre, c'est vous également qui l'avez introduit? fit Koupriane...
— Eh bien, oui! C'est moi! c'est moi!... c'est moi qui avais laissé la fenêtre et le volet entr'ouverts... oui! C'est moi qui ai fait cela!... mais je n'attendais pas l'autre!... l'autre qui est venu pour assassiner... quant à Michel Nikolaïevitch, je vous jure, mon père, sur tout ce qu'il y a de plus sacré au ciel et sur la terre, qu'il ne pouvait pas commettre le crime que vous dites!... Et maintenant, tuez-moi, car je ne puis vous en dire davantage!
— Le poison, reprit froidement Koupriane, le poison que l'on a versé dans la potion du Général est cet arséniate de soude qui se trouvait sur le raisin apporté par le Maréchal de la Cour. Ce raisin avait été remis par le Maréchal, qui avait recommandé de le laver, à Michel Nikolaïevitch et à Boris Alexandrovitch. Ce raisin a disparu. Si Michel est innocent, accusez-vous Boris?
Natacha, qui semblait tout à coup perdre la force de se défendre, gémit, exténuée, mourante, râlante:
— Non! non! N'accusez pas Boris! Il ne manquerait plus que ça!... n'accusez pas Michel... n'accusez personne puisque vous ne savez pas!... puisqu'on ne sait pas!... mais ces deux-là sont innocents... croyez-moi! croyez-moi!... Ah! comment vous dire! comment vous dire! Je ne puis rien vous dire!... Et vous avez tué Michel!... Ah! qu'est-ce que vous avez fait?... qu'est-ce que vous avez fait?...
— Nous avons supprimé un homme, fit la voix glacée de Koupriane, qui n'était que l'exécuteur des basses oeuvres du nihilisme!
Elle parvint à se redresser avec une énergie nouvelle dont, arrivée à ce degré de désespoir, on l'eût crue incapable... elle leva les poings sur Koupriane:
— Ça n'est pas vrai!... ça n'est pas vrai!... des mensonges! Des infamies!... des horreurs de la police!... des papiers fabriqués... pour le perdre. Il n'y avait rien de tout ce que vous dites chez lui!... ça n'est pas possible!... ça n'est pas vrai!...
— Où sont-ils, ces papiers? demanda la voix brève de Féodor. Apportez-les-moi tout de suite, Koupriane, je veux les voir...
Koupriane se troubla légèrement, mais ce mouvement ne passa pas inaperçu de Natacha qui s'écria:
— Oui! oui! Qu'il les donne donc! Qu'il les apporte, s'il les a!... mais il ne les a pas!... clama-t-elle, avec une joie sauvage... il n'a rien! Tu vois bien, papa, qu'il n'a rien. Sans cela, il me les aurait déjà jetés à la figure... Il n'a rien. Je te dis qu'il n'a rien... Ah! il n'a rien! il n'a rien!
Et elle s'affala sur le plancher, pleurant, sanglotant «il n'a rien, il n'a rien!» On eût dit qu'elle pleurait de joie...
— C'est vrai? demanda Féodor Féodorovitch, de son air le plus sombre. C'est vrai, Koupriane, que vous n'avez rien?
— C'est vrai, mon Général, nous n'avons rien trouvé... on avait déjà tout enlevé.
Mais Natacha poussait un véritable hurlement d'allégresse...
— Il n'a rien trouvé!... et il l'accuse d'avoir partie liée avec les révolutionnaires... Pourquoi? pourquoi?... Parce que je le recevais, moi?... mais moi, suis-je une révolutionnaire? dites?... ai-je juré de tuer papa?... moi?... moi?... Ah! Il ne sait plus quoi dire!... Tu vois bien, papa, qu'il se tait... Il a menti!... il a menti!...
— Pourquoi, Koupriane, nous avez-vous trompés?
— Oh! nous soupçonnions Michel depuis quelque temps... et vraiment, après ce qui vient de se passer, nous ne pouvons plus avoir aucun doute!...
— Oui, mais vous affirmiez avoir des papiers et vous n'en avez pas. Ce sont là des procédés abominables, Koupriane, répliqua d'un ton de plus en plus sombre Féodor... des expédients que je vous ai entendu, maintes fois, condamner.
— Général! nous sommes sûrs, vous entendez, nous sommes absolument sûrs que l'homme qui a voulu vous empoisonner hier et l'homme d'aujourd'hui, celui qui est mort, ne font qu'un!
— Et à cause de quoi donc êtes-vous si sûr de cela? Il faudrait nous le dire!... insista le Général qui tremblait de détresse et d'impatience.
— Oui! qu'il le dise donc, à quoi?
— Demandez-le à Monsieur! fit Koupriane.
Ils se tournèrent vers Rouletabille.
Le reporter répliqua, en affectant un sang-froid dont il ne jouissait peut-être pas entièrement en réalité:
— Je puis affirmer devant vous, comme je l'ai déjà fait devant Monsieur le préfet de police, qu'une seule et même personne a laissé les traces de ses différentes escalades sur ce mur et sur ce balcon.
— Insensé! interrompit Natacha avec une fougue haineuse contre le jeune homme. Et cela vous suffit?
Le Général saisit brutalement le poignet du reporter:
— Écoutez-moi, Monsieur!... un homme est venu ici, cette nuit... ceci ne regarde que moi... et n'a le droit d'étonner que moi... et de ceci je fais mon affaire... une affaire entre ma fille et moi... mais vous, vous venez nous dire que vous êtes sûr que cet homme est un assassin... alors, voyez-vous, c'est autre chose!... cela, il faudrait les preuves, et les preuves tout de suite... vous parlez de traces, eh bien, nous allons les examiner ensemble, ces traces!... et je souhaite pour vous, Monsieur, que je sorte de cela aussi convaincu que vous l'êtes...
Rouletabille dégagea doucement son poignet et répondit avec un calme parfait:
— Maintenant, Monsieur, je ne puis plus rien vous prouver.
— Pourquoi?
— Parce que l'escalade des agents a passé par-dessus ma preuve, Monsieur!
— Et, en vérité, il ne nous reste que votre parole! Que votre foi en vous-même!... Et si vous vous étiez trompé?
— Il ne l'avouera jamais, papa, s'écria Natacha... ah! C'est lui qui mériterait, à cette heure, le sort de Michel Nicolaïevitch!... n'est-ce pas! N'est-ce pas que vous le savez! Et que ce sera votre éternel remords!... n'est-ce pas qu'il y a quelque chose qui vous empêchera toujours de dire que vous vous êtes trompé!... c'est que vous avez fait tuer un innocent!... Enfin! vous le savez bien! Vous savez bien que je n'aurais pas introduit ici Michel Nikolaïevitch si j'avais su qu'il était capable de vouloir empoisonner mon père!
— Ça, Mademoiselle, répliqua Rouletabille, en ne baissant pas les yeux sous le regard de foudre de Natacha, ça, j'en suis sûr!
Et il mit un tel ton à dire cela que Natacha continua de le fixer dans une angoisse incompréhensible. Ah!
Le croisement de ces deux regards! La scène muette entre ces deux jeunes gens dont l'un voulait se faire comprendre et dont l'autre semblait redouter par-dessus tout d'avoir été comprise! Natacha murmura:
— Comme il me regarde!... Voyez!... c'est le démon... Oui, oui, le domovoï ... le vrai domovoï ... Mais prenez garde, malheureux, vous ne savez pas ce que vous avez fait!
Elle se tourna brusquement du côté de Koupriane:
— Où est le corps de Michel Nikolaïevitch? dit-elle. Je veux le voir. Il faut que je le voie.
Féodor Féodorovitch s'était laissé tomber, comme assommé, sur un fauteuil. Matrena Pétrovna n'osait se rapprocher de lui. Le géant paraissait frappé à mort, abattu à jamais. Ce que n'avaient pu faire ni les bombes, ni les balles, ni le poison, l'idée seule de la coopération de sa fille dans l'oeuvre d'horreur qui se tramait autour de lui, ou plutôt l'impossibilité où il était de comprendre l'attitude de Natacha, sa mystérieuse conduite, le chaos de ses explications, ses cris insensés, ses protestations d'innocence, ses accusations, ses menaces, ses prières et tout son désordre, enfin, devant le fait certain, avoué de son entremise nocturne dans cette tragique aventure où Michel Nikolaïevitch avait trouvé la mort, l'avaient brisé, lui, Féodor Féodorovitch comme un fétu. Un instant, il s'était raccroché à quelque vague espoir en constatant que Koupriane était moins assuré qu'il ne l'avait prétendu tout d'abord contre son officier d'ordonnance. Mais quoi! Ceci n'était qu'un détail sans importance à ses yeux. Ce qui importait seul, c'était la signification de l'acte de Natacha; et la malheureuse ne paraissait même point se préoccuper de ce que lui, Féodor, pouvait en penser. Pas une parole vraie pour le rassurer. Elle était là à se débattre entre Koupriane, Rouletabille et Matrena Pétrovna, défendant son Michel Nikolaïevitch pendant que lui, le père, après avoir failli la broyer tout à l'heure, était là, dans un coin, à agoniser.
Koupriane s'avança vers le malheureux et lui dit:
— Écoutez-moi bien, Féodor Féodorovitch. Celui qui vous parle est le grand Maître de police par la volonté du Tsar, et votre ami par la grâce de Dieu. Si vous ne demandez pas devant nous, qui sommes au courant de tout et qui saurons garder le secret nécessaire, si vous ne demandez pas à votre fille la raison de sa conduite avec Michel Nikolaïevitch, et si elle ne nous répond pas, en toute sincérité, je n'ai plus rien à faire ici! On a déjà chassé mes hommes de cette maison, comme indignes de garder le plus loyal sujet de Sa Majesté: je n'ai point protesté; mais je viens à mon tour vous supplier de me prouver que l'ennemi le plus redoutable que vous ayez eu dans votre maison n'est point votre fille.
Ces paroles, qui résumaient nettement l'horrible situation, furent comme un soulagement pour Féodor.
Oui, il fallait savoir. Koupriane avait raison. Il fallait qu'elle parlât. Et il somma sa fille de s'expliquer, de tout dire! De tout dire!
Natacha fixa encore Koupriane de son regard de «haine à mort», puis se détourna de lui et répéta d'une voix ferme:
— Je n'ai rien à dire!
— La complice de vos assassins, la voici! gronda alors Koupriane, le bras tendu.
Natacha poussa un cri de bête blessée et se roula aux pieds de son père. Elle l'entoura de ses bras suppliants. Elle le pressa sur sa poitrine. Elle sanglota sur son coeur. Et l'autre, ne comprenant toujours pas, la laissait faire, lointain, hostile, sombre. Alors, elle gémit, éperdue, et pleura avec éclat, et l'emphase dramatique dont elle enveloppa Féodor sonnait comme des cris d'autrefois quand, au fond de l'appartement des femmes, le père tout-puissant s'apprêtait à châtier la coupable.
— Mon père! Père chéri! Regarde-moi!... regarde-moi!... Aie pitié de moi! Et ne demande pas que s'ouvre ma bouche qui doit rester close à jamais... et crois-moi. Ne crois pas ces hommes! Ne crois pas Matrena Pétrovna! Est-ce que tu ne sens pas mon coeur contre ton coeur, mes larmes sur tes joues! Est-ce que je ne suis pas ta fille?... ta fille très pure! Ta Natacha Féodorovna!... Je ne puis pas t'expliquer, non! non! Sur la Vierge, mère de Jésus, je ne puis pas t'expliquer!... Sur les saintes icônes... je ne puis pas... Sur ma mère que je n'ai pas connue, et que tu as remplacée, ô mon père... ne me demande rien!... ne me demande plus rien!... mais serre-moi dans tes bras comme lorsque j'étais toute petite... Embrasse-moi, père chéri!... Aime-moi... je n'ai jamais autant eu besoin d'être aimée! Aime-moi!... Je suis malheureuse! Une malheureuse qui ne peut même pas se tuer sous tes yeux pour te prouver son innocence et son amour!... Papa! Papa!... à quoi te serviraient tes bras dans les jours qui te restent à vivre si tu ne veux plus me serrer sur ton coeur!... Papa! Papa!...
Elle roulait sa tête sur les genoux de Féodor. Ses cheveux s'étaient dénoués et pendaient derrière elle dans un désordre noir, magnifique...
— Regarde dans mes yeux!... regarde dans mes yeux!... Vois comme ils t'aiment, batouchka!... batouchka!... mon batouchka chéri!
Maintenant Féodor pleurait. Ses lourdes larmes venaient se mêler aux pleurs de Natacha. Il lui releva la tête et lui demanda simplement, d'une voix brisée:
— Tu ne peux rien me dire maintenant? Mais quand me diras-tu?
Natacha leva les yeux vers lui, puis son regard continua sa route vers le ciel et ses lèvres laissèrent échapper ce mot dans un souffle:
— Jamais!
Matrena Pétrovna, Koupriane et le reporter frémirent dans l'attente auguste et terrible de ce qui allait se passer. Féodor avait pris la tête de sa fille entre ses deux mains. Il considérait longuement ces yeux qui s'étaient levés vers le ciel, cette bouche qui venait de prononcer ce «Jamais!...» puis, lentement, ses rudes lèvres vinrent se poser sur les lèvres pâles de la jeune fille. Et il la tint étroitement embrassée. Elle releva la tête triomphante, égarée, et le bras tendu vers Matrena Pétrovna:
— Il me croit, lui! il me croit! Et vous m'auriez crue aussi si vous aviez été ma mère!...
Ayant dit, elle pencha la tête à la renverse et tomba sur le plancher, inanimée. Féodor était déjà à genoux, la soignant, la dorlotant, chassant les autres:
— Allez-vous-en! Allez-vous-en tous!... tous!... toi aussi, Matrena Pétrovna!... va-t'en...
Ils disparurent épouvantés, balayés par son geste sauvage.
Dans la petite datcha de Kristowsky, il y a un cadavre. Des agents le veillent en attendant le retour de leur chef. Frappé à mort, Michel Nikolaïevitch est venu mourir là, et les autres l'ont suivi jusqu'à son dernier soupir. Ils étaient derrière lui quand, râlant, il a pénétré sur les genoux, dans sa chambre. La petite Katharina, la bohémienne, était là. Elle pencha sa petite tête énigmatique sur sa rapide agonie. Les autres fouillaient déjà partout, saccageant tout, faisant sauter les serrures et les tiroirs des meubles, mettant à sac les placards. Et leurs investigations firent tout le tour de la maison, s'en allèrent jusqu'au fond des paillasses éventrées, ne respectèrent point le logis de Boris Mourazof, absent cette nuit-là. Ils fouillent... ils fouillent... et s'ils n'ont rien, absolument rien trouvé chez Michel, ils ont déniché une multitude de paperasses chez Boris: des livres d'Occident, des essais d'économie politique, une histoire de la révolution française, des vers capables de le faire pendre. Ils ont tout mis en tas sous scellés. Pendant ce temps, Michel expirait entre les bras de Katharina qui lui avait ouvert, sur la poitrine, sa tunique, arraché sa chemise sans doute pour lui faciliter ses derniers soupirs. Le malheureux avait reçu, en nageant, car il s'était jeté dans la Néva, une balle derrière la tête. C'était miracle qu'il eût pu se traîner jusque-là. Il espérait sans doute pouvoir mourir en paix dans cette maison. Il croyait évidemment pouvoir l'atteindre, après avoir éventé ses limiers. Il ne savait pas que son dernier refuge avait été dénoncé.
Et maintenant les agents ont terminé leur besogne, de la cave au grenier. Koupriane, de retour de la villa Trébassof, les rejoint. Il est suivi par Rouletabille.
Le reporter ne peut supporter la vue de ce cadavre encore chaud, aux yeux grand ouverts qui semblent le regarder, lui reprocher sa mort. Il se détourne avec dégoût et peut-être avec effroi. Koupriane a saisi ce mouvement:
— Des regrets? lui demande le Maître de police.
— Oui! fait Rouletabille. Il faut toujours regretter un mort. Et, cependant, celui-là était un bandit, un bandit de droit commun. Mais je regrette sincèrement qu'il soit mort avant qu'il ait été confondu.
— À la solde des nihilistes? C'est toujours votre avis? interrogea Koupriane.
— Oui.
— Vous savez que l'on n'a rien découvert chez lui. On n'a trouvé de papiers intéressants que chez Boris Mourazof.
— Ah!
— Que dites-vous de cela?
— Rien!
Koupriane interroge encore ses hommes. Ceux-ci lui répondent: «Non, on n'a rien découvert, rien chez Michel». Et soudain Rouletabille constate que la conversation des agents et de leur chef devient plus animée. Koupriane se montre en colère, violent, leur fait des reproches. Les uns se sauvent, vivement, avec des paroles précipitées. Koupriane sort.
Rouletabille le suit. Que se passe-t-il? Il ne peut l'arrêter, mais, arrivant derrière lui, il le lui demande. Alors, en quelques mots brefs, et en marchant toujours devant lui, Koupriane, sans tourner la tête, lui dit qu'il vient d'apprendre que ses agents ont laissé un instant la petite bohémienne, Katharina, seule avec l'officier expirant.
Katharina était la petite femme de ménage de Michel et de Boris. Elle devait connaître les secrets de l'un et de l'autre. Il était élémentaire que l'on eût l'oeil sur elle; or, on ne sait ce qu'elle est devenue. Il faut la chercher, la retrouver absolument, car elle a ouvert la tunique de Michel et c'est peut-être là la raison pour laquelle on n'a trouvé aucun papier sur le moribond, quand les agents l'ont fouillé! Cette absence de papiers, de portefeuille, n'est pas naturelle.
La chasse commence dans le petit jour rose des îles, déjà teinté de sang. Quelques agents crient des indications. On court sous les arbres, car on est presque certain qu'elle a pris le petit sentier conduisant au pont qui joint Kristowsky à Kameny Ostrow. Quelques nouveaux renseignements jetés par d'autres agents qui accourent, qui surgissent à droite et à gauche de la route, confirment cette hypothèse. Et pas une voiture! On court. Koupriane est un des premiers. Rouletabille ne le quitte pas d'une semelle. Mais il ne le dépasse pas. Tout à coup des cris, des appels entre agents. On se montre quelque chose là-bas qui glisse sur une pente. C'est la petite. Elle file comme le vent. Course éperdue.
On traverse Kameny Ostrow. «Ah! une voiture! un cheval! soupire Koupriane qui a laissé son équipage à Elaguine. La preuve est là! C'est la preuve de tout qui nous échappe!...»
Le terrain, maintenant, est découvert. On distingue très bien Katharina qui est arrivée au pont Elaguine. La voilà dans Elaguine Ostrow. Que fait-elle? Se rend-elle à la villa Trébassof? Que veut dire ceci? Non, elle se rejette sur la droite.
Les agents galopent derrière elle! Elle est encore loin. Elle paraît infatigable. Maintenant elle a disparu, sous les arbres, dans les futaies, toujours sur la droite. Koupriane pousse un cri de joie. Où qu'elle aille, elle est prise. Il donne quelques ordres haletants pour qu'on barre l'île. Elle ne peut plus s'échapper! Elle ne peut plus s'échapper! Mais où va-t-elle? Koupriane connaît cette île-là mieux que personne. Il prend un plus court chemin pour rejoindre l'autre rive vers laquelle Katharina semblait se diriger et tout à coup il tombe presque sur la petite qui s'est laissé surprendre, qui jette un cri et qui se sauve à nouveau, à toutes jambes.
— Arrête, ou je tire! crie Koupriane en russe.
Et il sort son revolver. Mais une main le lui a arraché.
Et il sort son revolver. Mais une main le lui a arraché.
— Pas ça! fait Rouletabille, qui jette l'arme loin de lui. Koupriane, jurant, reprend sa course. La fureur décuple ses forces, son agilité; il va atteindre Katharina à bout de souffle; mais Rouletabille s'est jeté dans ses jambes et tous deux roulent sur l'herbe. Quand le grand Maître de police se relève, c'est pour voir Katharina gravir, en toute hâte, l'escalier qui conduit à la Barque, le restaurant flottant de la Strielka.
Koupriane, maudissant Rouletabille, mais croyant enfin tenir facilement sa proie, se dirige à son tour vers la barque, à l'intérieur de laquelle la petite vient de s'engouffrer. Il met le pied sur la première marche de l'escalier. Sur la dernière, descendant du petit navire de fête, une silhouette se dresse: c'est celle du prince Galitch.
Koupriane en reçoit comme un coup qui l'arrête net dans son ascension. Galitch a un air rayonnant auquel le Maître de police ne saurait se tromper.
Évidemment Koupriane arrive en retard. Il en a le sentiment profond, la certitude. Et cette présence du prince sur la barque lui explique, d'une façon définitive, le pourquoi de la course de Katharina.
Si la bohémienne a chipé les papiers ou le portefeuille du mort, c'est maintenant le prince qui a le tout dans sa poche.
Koupriane, en voyant le prince passer devant lui, frémit. Le prince le salue et s'amuse, avec quelque ironie, de sa mine interloquée:
— Eh bien? lui dit-il, comment vous portez-vous, mon cher Monsieur Koupriane. Votre Excellence est levée de bien bonne heure, me semble-t-il. À moins que ce ne soit moi qui me couche trop tard.
— Prince, fait Koupriane, mes hommes sont à la poursuite d'une petite bohémienne, une nommée Katharina, bien connue dans les restaurants où elle chante. Nous l'avons vue monter dans la barque. L'auriez-vous rencontrée par hasard?
— Ma foi, Monsieur Koupriane, je ne suis point le concierge de la barque et je n'ai rien remarqué du tout, ni personne. Du reste, je suis d'un naturel un peu rêveur. Pardonnez-moi.
— Prince, il n'est point possible que vous n'ayez point vu Katharina.
— Eh! Monsieur le Maître de police, si je l'avais vue, je ne vous en dirais rien, puisque vous la poursuivez. Me prenez-vous pour quelqu'un de vos limiers? On dit que vous en avez dans tous les mondes, mais je vous affirme que je n'ai pas encore passé à votre caisse. Il y a erreur, Monsieur Koupriane.
Et le prince resalua. Mais Koupriane l'arrêta encore:
— Prince, songez que ceci est très grave. Michel Nikolaïevitch, l'officier d'ordonnance du Général Trébassof, est mort, et cette petite a volé ses papiers sur son cadavre. Toutes les personnes qui auront parlé à Katharina seront soupçonnées. C'est une Affaire d'état, Monsieur, qui peut mener très loin. Pouvez-vous me jurer que vous n'avez pas vu Katharina, que vous ne lui avez pas parlé?
Le prince regarda Koupriane avec un air d'insolence tel que le Maître de police pâlit de rage. Ah! s'il avait pu!... s'il avait pu... mais on ne touchait pas à celui-là!... Galitch s'éloigna sans ajouter un mot et ordonna au schwitzar de lui faire avancer sa voiture.
— C'est bien! fit Koupriane, je ferai mon rapport au Tsar.
Galitch se retourna. Il était aussi pâle que Koupriane.
— En ce cas, Monsieur, fit-il, n'oubliez pas d'y ajouter que je suis le plus humble sujet de Sa Majesté!
L'équipage avançait. Le prince monta. Koupriane le regarda s'éloigner, la rage dans le coeur et les poings crispés. À ce moment, ses hommes le rejoignaient:
— Allez! cherchez! leur fit-il brutalement en leur montrant la barque.
Ils se précipitèrent dans l'établissement, pénétrèrent dans les salles intérieures. On entendit des cris de méchante humeur, des protestations.
Certainement, les derniers soupeurs ne se montraient point enchantés de cette invasion soudaine de la police. Les agents faisaient lever tout le monde, regardaient sous les tables, sous les banquettes, sous les nappes pendantes. Ils visitèrent l'office, la cale, tout. Pas de Katharina. Soudain, Koupriane, qui attendait le résultat de la perquisition, appuyé au bastingage en regardant vaguement l'horizon, tressaillit. Là-bas, tout là-bas, de l'autre côté du large fleuve, entre un petit bois et le staraia derevnia, une légère embarcation abordait. Et un petit point noir en sautait, comme une puce. Koupriane reconnut, dans ce petit point noir, Katharina. Elle était sauvée. Maintenant, il ne pouvait l'atteindre. C'était bien inutile de la chercher dans ce quartier bizarre où ses congénères de Bohême vivaient en maîtres avec des coutumes, des libertés, des franchises qui n'avaient jamais été violées. Toute la population bohémienne de la capitale se serait soulevée. Et puis, à quoi bon maintenant Katharina? C'est le prince Galitch qu'il aurait fallu prendre. Un de ses hommes s'approcha de lui:
— Malheur! fit-il. Nous n'avons point trouvé Katharina et cependant elle est venue ici. Elle s'est rencontrée, une seconde, avec le prince Galitch, lui a remis quelque chose, et est descendue dans le canot du bord.
— Parbleu! fit le Maître de police en haussant les épaules, j'en étais sûr.
Il était de plus en plus exaspéré. Il descendit sur la rive et la première personne qu'il vit fut Rouletabille qui l'attendait, sans impatience, philosophiquement assis sur un banc.
— Je vous cherchais, cria-t-il. Nous l'avons manquée par votre faute! Si vous ne vous étiez pas jeté dans mes jambes!
— Je l'ai fait exprès! déclara le reporter.
— Hein?... Qu'est-ce que vous dites?... Vous l'avez... vous l'avez fait exprès?
Koupriane suffoquait.
— Excellence! fit Rouletabille, en le prenant par le bras, calmez-vous, on nous regarde. Allons prendre une tasse de thé chez Cubat. Tout doucement, là... en nous promenant...
— M'expliquerez-vous?...
— Mon Dieu! Excellence, rappelez-vous que je vous ai promis, en échange de la vie de votre prisonnier, la vie du Général Trébassof. Eh bien, en me jetant dans vos jambes et en vous empêchant de joindre Katharina, je lui ai sauvé la vie, au Général!... c'est bien simple!...
— Vous voulez rire? Est-ce que vous vous moqueriez de moi?
Mais le Maître de police vit bien que Rouletabille ne riait pas du tout et qu'il ne se moquait de personne.
— Monsieur, insista-t-il, puisque vous parlez sérieusement, je voudrais bien comprendre...
— C'est inutile! dit Rouletabille... il est même nécessaire que vous ne compreniez pas...
— Mais enfin...
— Non, non, je ne puis rien vous dire...
— Quand donc me direz-vous quelque chose qui me fera comprendre votre invraisemblable conduite?
Rouletabille l'arrêta et, solennellement, lui déclara:
— Monsieur Koupriane, rappelez-vous ce que Natacha Féodorovna, en levant ses beaux yeux au ciel, a répondu à son père, qui, lui aussi, voulait comprendre: «Jamais!»
À DIX heures du matin, Rouletabille se présenta à la villa Trébassof qui avait retrouvé sa garde d'agents secrets, garde doublée, car Koupriane était persuadé que les nihilistes ne tarderaient pas à vouloir venger la mort de Michel. Rouletabille ne fut reçu que par Ermolaï qui ne le laissa pas entrer. L'intendant lui donna en russe des explications que le jeune homme ne comprit pas, ou plutôt Rouletabille comprit très bien que, désormais, la porte de la villa, pour lui, était consignée. En effet, il demanda vainement à voir le Général, Matrena Pétrovna et Mlle Natacha.
L'autre ne savait répondre que niet, niet, niet.
Le reporter s'en retourna donc sans avoir vu personne. Son air était des plus mélancoliques. Il revint dans la ville, à pied, longue promenade pendant laquelle il agita les pensées les plus sombres. En passant près du département de la police, il résolut de revoir Koupriane, entra et se fit annoncer. Introduit tout de suite auprès du grand maître, il le trouva penché sur un long rapport, qu'il finissait de compulser avec une certaine agitation.
— Voici ce que m'envoie Gounsovski, fit-il de sa voix la plus rude en montrant le rapport.
Gounsovski, «pour me rendre service», veut bien me faire savoir qu'il n'ignore rien de ce qui s'est passé, cette nuit, à la datcha Trébassof. Il m'avertit que les révolutionnaires ont décidé d'en finir au plus tôt avec le Général et que deux d'entre eux ont reçu la mission de s'introduire, sous n'importe quel prétexte, dans la datcha. Le mode d'attentat serait le suivant: ils porteraient sur eux les bombes, qu'ils feraient exploser, sur eux et avec eux, quand ils se trouveraient aux côtés du Général. Quelles sont les deux victimes désignées de cette horrible vengeance et qui ont accepté de gaieté de coeur cette mort par l'explosion? Voilà ce que nous ne savons pas. Voilà ce que nous saurions peut-être, si vous ne m'aviez pas empêché de saisir les papiers qui se trouvent maintenant en possession du prince Galitch, termina Koupriane en se tournant avec hostilité du côté de Rouletabille.
Celui-ci était devenu très pâle.
— Ne regrettez point ces papiers-là, fit le reporter, c'est moi qui vous le dis. Mais ce que vous m'annoncez ne me surprend pas. Ils doivent croire que Natacha les a trahis!
— Ah! vous voyez donc bien qu'elle est sciemment leur complice!
— Je n'ai pas dit ça et je ne puis le croire... mais je me comprends, et vous, vous ne pouvez pas me comprendre. Seulement, sachez bien une chose, c'est que, en ce moment, je suis le seul à pouvoir vous sauver de cette horrible situation. Pour cela, il faut que je voie Natacha tout de suite. Faites-le-lui savoir; je ne quitte pas mon hôtel.
Et Rouletabille, après avoir salué Koupriane, s'en alla.
Deux jours se passèrent pendant lesquels Rouletabille ne reçut aucune nouvelle ni de Natacha, ni de Koupriane et tenta en vain de les voir. Il fit un voyage de quelques heures en Finlande, alla jusqu'à Pergalowo, s'isola du côté de la frontière, sur des chemins et dans un pays que l'on disait fréquentés des révolutionnaires; puis revint, très inquiet, à son hôtel, après avoir écrit une dernière lettre à Natacha, implorant une entrevue. Les minutes s'écoulaient, très lentes pour lui, dans le vestibule de l'hôtel dont il semblait avoir fait sa demeure définitive.
Installé sur une banquette, il semblait faire partie du personnel de l'hôtel et plus d'un voyageur le prit pour un interprète. D'autres pensèrent à un agent de la police secrète chargé de surveiller la mine des entrants et des sortants. Qu'attendait-il donc? Qu'Annouchka revînt déjeuner ou dîner en cet endroit qu'elle fréquentait quelquefois? Et, en même temps, surveillait-il l'habitation d'Annouchka dont le quartir se trouvait juste en face? En ce cas, il devait être très à plaindre, car Annouchka n'avait reparu ni chez elle, ni à l'hôtel, ni même à l'établissement Krestowsky qui avait été obligé de supprimer son numéro de chant. Rouletabille pensait naturellement, à ce propos, qu'il devait y avoir là-dessous quelque vengeance de Gounsovski, lequel ne pouvait avoir oublié la façon dont il avait été traité. Et le reporter voyait déjà la pauvre chanteuse, malgré toutes ses protections et la reconnaissance de la famille impériale, prendre le chemin des steppes sibériennes ou des cachots de Schlusselbourg.
— Tout de même, quel pays! murmurait-il.
Mais sa pensée quittait vite Annouchka pour revenir à l'objet de son unique préoccupation. Il n'attendait, il ne voulait qu'une chose, et le plus rapidement possible: voir Natacha. Quand le facteur entrait, le coeur du pauvre Rouletabille battait bien fort.
C'est que, de la réponse qu'il persistait à attendre, dépendait la partie formidable qu'il était décidé à jouer avant de quitter la Russie. Il n'avait encore rien fait jusqu'ici, s'il ne gagnait pas cette partie-là!
Et la lettre n'arrivait pas. Et le facteur s'en allait, et le schwitzar, après avoir examiné toutes les adresses, lui faisait un signe négatif? Ah! les chasseurs qui entraient! Et les commissionnaires! Comme il les dévisageait! Mais ils ne venaient jamais pour lui. Enfin, le deuxième jour, à six heures du soir, un homme vêtu d'un paletot au col de faux astrakan se présenta et remit au concierge une lettre pour Gaspadine Rouletabille. Le reporter sauta dessus. Pendant que l'homme disparaissait, il décacheta et lut. D'abord, une immense déception; la lettre n'était pas de Natacha. Elle était de Gounsovski. Voici ce qu'il disait: «Mon cher Monsieur Joseph Rouletabille, si cela ne vous dérange point, voulez-vous venir dîner, aujourd'hui, avec moi... je viens de recevoir des gélinottes dont vous me direz des nouvelles. Je vous attendrai jusqu'à neuf heures. Mme Gounsovski sera enchantée de faire votre connaissance. Croyez-moi votre tout dévoué. Gounsovski.» Rouletabille réfléchit et dit:
— J'irai. Il doit avoir vent de ce qui se prépare, et moi je ne sais pas où est passée Annouchka. J'ai plus à apprendre de lui, que lui de moi. Enfin, comme dit Athanase Georgevitch, on peut toujours regretter de ne pas avoir accepté l'honnête invitation du chef de l'okrana.
De six heures à sept heures, il attendit vainement encore la réponse de Natacha. À sept heures, il songea à faire sa toilette. Or, comme il se levait, un commissionnaire survint. C'était encore une lettre pour Gaspadine Rouletabille; et, cette fois, elle était de la jeune fille, qui lui disait: «Le Général Trébassof et ma belle-mère seraient très heureux de vous avoir aujourd'hui à dîner. Quant à moi, Monsieur, vous me pardonnerez la consigne qui vous a fermé, pendant quelques jours, une demeure où vous avez rendu des services que je n'oublierai de ma vie.» Ceci se terminait par une vague formule de politesse.
Le reporter, la lettre entre les mains, resta pensif. Il avait l'air de se demander: «Est-ce de la chair ou du poisson?» Cette lettre était-elle un remerciement ou une menace? Voilà ce qu'il n'aurait su dire. Enfin, il serait bientôt renseigné, car il était tout à fait décidé à accepter cette invitation.
Tout événement qui le rapprochait, dans le moment, de Natacha était d'un intérêt capital. Une demi-heure plus tard il donnait l'adresse de la villa d'Elaguine à un isvotchick; et bientôt il descendait devant la grille où Ermolaï semblait l'attendre.
Rouletabille était si bien pris par la pensée de l'entretien qu'il allait avoir avec Natacha, qu'il en avait complètement oublié cet excellent M. Gounsovski et son invitation.
Le reporter trouva tous les agents de Koupriane faisant une chaîne infranchissable autour de la maison et se surveillant les uns les autres. Matrena n'avait voulu aucun agent dans la maison. Il montra le mot de Koupriane et passa.
Ermolaï vint à la rencontre de Rouletabille, le visage épanoui. Il semblait tout heureux de le revoir. Il le salua au plus bas et lui adressa des compliments auxquels le reporter ne comprit goutte et qui eurent presque le don de l'agacer. Rouletabille passa outre, pénétra dans le jardin, et là, aperçut tout de suite Matrena Pétrovna, qui se promenait avec sa belle-fille. Elles semblaient au mieux toutes les deux. Toute la propriété avait un air de tranquillité parfaite, et ses habitants semblaient avoir complètement oublié la sombre tragédie de l'autre nuit. Matrena et Natacha s'en vinrent, en souriant, au-devant du jeune homme qui demanda des nouvelles du Général. Elles se retournèrent toutes deux et lui montrèrent Féodor Féodorovitch qui lui adressait des signes d'amitié du haut du kiosque, où il semblait bien qu'on eût déjà transporté tout le service des zakouskis; on allait sans doute dîner dehors par cette belle nuit blanche.
— Il va très bien, très bien, cher petit domovoï, disait Matrena. Comme il va être content de vous voir et de vous remercier! Et moi donc! Si vous saviez comme j'ai souffert de votre absence, moi qui savais combien ma fille était injuste envers vous. Cette chère Natacha! Elle sait ce qu'elle vous doit, allez, maintenant! Elle ne doute plus de votre parole, ni de votre chère intelligence, petit envoyé du bon Dieu! Ce Michel Nikolaïevitch était un monstre et il a été puni comme il le méritait. Vous savez qu'on a maintenant la preuve à la police que c'était un des plus dangereux agents du comité central. Lui, un officier! À qui se fier, maintenant, à qui se fier?
— Et M. Boris Mourazof, vous l'avez revu? demanda Rouletabille.
— Boris est revenu nous voir hier pour nous faire ses adieux, mais nous ne l'avons pas reçu, suivant les ordres de la police. Natacha lui a écrit pour lui faire part de la consigne de Koupriane. Nous avons reçu des lettres de lui. Il quitte Pétersbourg.
— Comment cela?
— Oui, après l'affreux drame qui a ensanglanté sa petite demeure de Kristowsky, quand il eut appris dans quelles circonstances Michel Nikolaïevitch avait trouvé la mort, et après qu'il eut subi lui-même un sérieux interrogatoire de la police, et qu'il eut constaté que cette police avait pillé sa bibliothèque et saccagé ses papiers, il a donné sa démission et il a résolu de vivre, désormais, au fond des champs, sans plus voir personne, comme un philosophe et comme un poète qu'il est. En ce qui me concerne, je lui donne absolument raison. Quand on est poète, il est bien inutile de vivre comme un soldat. Quelqu'un l'a dit, dont je ne sais plus le nom, et, quand on a des idées qui peuvent froisser tout le monde, il est préférable, en vérité, de vivre tout seul.
Rouletabille regarda Natacha, qui était aussi pâle que sa guimpe, et qui n'ajouta rien au verbiage de sa belle-mère. Ils étaient arrivés près du kiosque.
Rouletabille salua le Général qui lui cria de monter. Et, comme le jeune homme lui tendait la main, il l'attira rudement à lui et l'embrassa. Pour montrer à Rouletabille comment il commençait à être ingambe, Féodor Féodorovitch marcha dans le kiosque avec le seul appui d'une petite canne. Il allait, venait, avec une sorte de gaieté maladive et furieuse:
— Ils ne m'auront pas, les c...! Ils ne m'auront pas! En voilà un (il pensait à Michel Nikolaïevitch) qui me voyait tous les jours, qui était là pour ça!... eh bien, je vous demande où il est maintenant! Et moi, je suis toujours là! Oui... oui... d'attaque!... toujours là!... bon oeil et je commence à avoir bon pied! Ah! on verra!... Tenez! Je me rappelle... quand j'étais à Tiflis... il y a eu une insurrection dans le Caucase... on s'est battu. Plusieurs fois, j'ai été littéralement passé par les armes! Autour de moi, mes camarades tombaient comme des mouches! Moi, rien! pas ça!... Et allez donc!... Ils ne m'auront pas! ils ne m'auront pas!... Vous savez qu'ils doivent maintenant venir à moi comme des bombes vivantes! Oui, ils ont encore trouvé celle-là... je ne puis plus serrer la main d'un ami sans craindre de le voir exploser!... comment «la» trouvez-vous? Mais ils ne m'auront pas!... Allons, buvons à ma santé! Un petit verre de votka pour nous mettre en appétit!... Vous voyez, jeune homme, nous allons prendre les zakouskis ici... Quel panorama merveilleux! On domine tout d'ici!... Si l'ennemi vient, ajouta-t-il, avec un gros rire singulier, on ne manquera pas de le découvrir!
En effet, le kiosque s'élevait au-dessus du jardin et il était isolé, ne s'appuyant à aucun mur. Et il était à claire-voie. Son toit ne laissait tomber aucune branche de feuillage. Aucun arbre ne masquait la vue. Sur la table champêtre de bois grossier on avait étendu une courte nappe que couvraient déjà les zakouskis. C'était un dîner servi en plein ciel.
Une assiette et un verre dans l'azur. Le temps était d'une douceur charmante. Et, comme le Général était gai, le repas aurait pu s'annoncer des plus agréables si Rouletabille ne s'était aperçu, déjà, que Matrena Pétrovna et Natacha étaient lugubres. Et même, le reporter ne tarda pas à constater que toute la jovialité du Général était un peu excessive pour n'être point forcée. On eût dit que Féodor Féodorovitch parlait pour s'étourdir, pour ne point penser. Ce dont il était, du reste, fort excusable, après le drame inouï de l'autre nuit. Rouletabille remarqua encore que le Général ne regardait jamais sa fille, même en lui parlant. Il y avait entre eux un trop formidable mystère pour que cette gêne n'allât point, chaque jour, en s'accentuant; et Rouletabille, involontairement, secoua la tête, très triste à son tour. Ce mouvement fut surpris par Matrena Pétrovna qui lui serra la main en silence.
— Eh bien, fit le Général, eh bien, mes enfants, et cette votka? Où est-elle?
De fait, parmi toutes les bouteilles qui garnissaient la table aux zakouskis, le Général cherchait en vain le flacon de votka. Et comment dîner si on ne s'était pas préparé à cet acte important par l'absorption rapide de deux ou trois petits verres d'eau-de-vie blanche, entre deux ou trois tartines de caviar?
— Ermolaï l'aura oublié dans la cave aux liqueurs, fit Matrena.
La cave aux liqueurs était dans la salle à manger. Elle se disposait déjà à l'aller chercher, quand Natacha descendit rapidement le petit escalier en criant:
— Reste ici, mama, j'y vais.
— Mais ne vous dérangez donc pas, je sais où c'est, s'écria Rouletabille.
Et il s'était déjà élancé derrière Natacha. Celle-ci n'avait pas suspendu sa course. Les deux jeunes gens arrivèrent en même temps dans la salle à manger. Ils étaient seuls. C'est bien ce qu'avait prévu Rouletabille. Là, il arrêta Natacha et, se plaçant bien en face d'elle:
— Pourquoi, Mademoiselle, ne m'avez-vous pas répondu plus tôt?
— Parce que je ne veux avoir aucun entretien avec vous!...
— S'il en était ainsi, vous ne seriez pas venue jusqu'ici où vous étiez sûre que je vous rejoindrais.
Elle hésita, dans un émoi incompréhensible pour tout autre, peut-être, que Rouletabille.
— Eh bien oui!... j'ai voulu pouvoir vous dire: ne m'écrivez plus! Ne me parlez plus! Ne me voyez plus! Partez, Monsieur, partez!... il y va de votre vie! Et si vous avez deviné quelque chose, oubliez-le! Ah! sur la tête de votre mère, oubliez-le ou vous êtes perdu! Voilà ce que je voulais vous dire... Et maintenant: allez-vous-en!
Elle lui prit la main dans un véritable mouvement de sympathie, qu'elle sembla regretter aussitôt...
— Allez-vous-en! répéta-t-elle.
Rouletabille la retint encore malgré elle. Elle se détournait de lui, elle ne voulait plus l'entendre.
— Mademoiselle, fit-il, vous êtes plus surveillée que jamais!... Qui est-ce qui remplacera Michel Nikolaïevitch?...
— Malheureux! Taisez-vous!... taisez-vous!
— Je suis là, moi!...
Il avait dit ça si bravement qu'elle en eut tout de suite les larmes aux yeux:
— Mon petit!... mon petit!... mon brave petit!...
Elle ne savait plus que dire. L'émotion empêchait les mots de passer... et cependant il fallait, il fallait qu'elle lui fît comprendre qu'il n'y avait rien à faire, rien à faire pour lui, dans cette triste histoire...
— Jamais!... s'ils savaient ce que vous venez de me dire, de me proposer là, vous seriez mort demain!... Qu'ils ne se doutent jamais... et surtout ne tentez plus de me revoir... Rejoignez papa tout de suite... il y a trop longtemps que vous êtes ici... s'ils le savaient... car ils savent tout... et ils sont partout et ils ont des oreilles partout!...
— Mademoiselle! Encore un mot, un seul... doutez-vous maintenant que Michel ait voulu empoisonner votre père?
— Ah! je veux le croire! je veux le croire!... je veux le croire pour vous, mon pauvre enfant!
Rouletabille demandait, ou plutôt attendait, autre chose. Ce «Je veux le croire pour vous, mon pauvre enfant!» était loin de le satisfaire. Elle le vit blêmir. Elle tenta de le rassurer, tandis que ses mains tremblantes soulevaient le couvercle de la cave à liqueurs:
— Ce qui me fait croire que vous avez tout à fait raison, c'est que je me suis rendu compte moi-même qu'il n'y a qu'une seule et même personne, comme vous dites, qui soit montée par la fenêtre du petit balcon... oui... oui... de cela on ne peut pas douter et vous avez bien raisonné...
Mais l'autre la harcelait déjà:
— Et, cependant, malgré cela, vous n'êtes point tout à fait sûre, puisque vous dites: «Je veux le croire, mon pauvre enfant».
— Monsieur Rouletabille, on peut avoir tenté d'empoisonner mon père et n'être point venu par la fenêtre!
— Ah! non! cela... c'est impossible!...
— Rien ne leur est impossible!
Et elle détourna la tête encore...
— Tiens! tiens! tiens!... fit-elle avec une voix toute changée et toute indifférente, comme si elle voulait ne plus être pour le jeune que «la demoiselle de la maison»... Tiens! la votka n'est pas dans la cave à liqueurs! Qu'en a donc fait Ermolaï?
Elle courut au buffet et trouva le flacon:
— Ah! La voilà, papa va être content!...
Rouletabille était déjà redescendu dans le jardin.
— Si elle n'a que cela pour son doute, se disait-il, je puis me rassurer. On ne pouvait venir que de la fenêtre. Et il n'en est venu qu'un, et c'était celui-là!...
La jeune fille l'avait rejoint avec son flacon. Ils rejoignirent le Général qui, en attendant sa votka, s'amusait à expliquer à Matrena Pétrovna ce que c'était que la Constitution. Il avait vidé une boîte d'allumettes sur la table et il la rangeait avec soin.
— Venez! cria-t-il à Natacha et à Rouletabille... venez que je vous explique aussi ce que c'est que la Constitution.
Curieux, les jeunes gens se penchèrent sur la démonstration, et tous les yeux, dans le kiosque, étaient sur les allumettes.
— Vous voyez cette allumette, disait Féodor Féodorovitch, c'est l'Empereur... et cette autre allumette, c'est l'impératrice... et celle-ci, c'est le Tsarewitch... et celle-là, le Grand-Duc Alexandre Nikolaïevitch... et celles-là, les autres grands-ducs... voilà maintenant les ministres, et puis les principaux des tchinownicks, et puis les généraux... là, ce sont les métropolites.
Toute la boîte d'allumettes y avait passé, et chaque allumette était à sa place comme il convient dans un Empire où l'étiquette n'a pas perdu ses droits...
— Eh bien, continuait le Général, veux-tu savoir, Matrena Pétrovna, ce que c'est qu'une Constitution?... Voilà!... voilà ce que c'est que la Constitution!...
Et le Général, d'un tour de main, mêla toutes les allumettes. Rouletabille riait, mais la bonne Matrena Pétrovna dit:
— Je ne comprends pas, Féodor Féodorovitch.
— Eh! cherche l'Empereur, maintenant!
Cette fois Matrena Pétrovna comprit. Elle rit bien, elle rit aux éclats, et Natacha aussi rit. Enchanté de son succès, Féodor Féodorovitch saisit un des petits verres que Natacha avait remplis de votka en arrivant.
— Écoutez, mes enfants, fait-il, nous allons toujours commencer les zakouskis... Koupriane devrait déjà être ici.
Ce disant, tenant toujours un petit verre d'une main, il cherche de l'autre sa montre dans la poche de son gilet et en sort un magnifique oignon dont on entend distinctement le tic tac:
— Ah! ah! la montre est revenue de chez l'horloger! fait remarquer Rouletabille, en souriant, à Matrena Pétrovna. À ce qu'il paraît, elle est magnifique!
— Elle est d'un fort joli travail! fit le Général. Elle me vient de mon grand-père, voyez! Elle marque les secondes et les phases de la lune et elle sonne l'heure et les demi-heures.
Rouletabille, penché sur la montre, admira.
— Vous attendiez M. Koupriane à dîner? demanda le jeune homme, toujours en regardant la montre.
— Oui, mais puisqu'il est si en retard, tant pis! À votre santé, mes enfants! dit le Général en remettant dans sa poche l'oignon que lui rendait Rouletabille.
— À votre santé, Féodor Féodorovitch, reprit, avec sa tendresse accoutumée, Matrena Pétrovna.
Rouletabille et Natacha ne firent que tremper leurs lèvres dans la votka, mais Féodor et Matrena burent leur eau-de-vie à la russe, d'un seul coup, haut le coude, la vidant à fond et en envoyant carrément le contenu au fond de la gorge. Ils n'avaient point plutôt accompli ce geste que le Général poussait un juron formidable et s'essayait à rejeter ce qu'il venait d'avaler de si bon coeur.
De son côté, Matrena crachait aussi, regardant avec épouvante le Général.
— Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'on a mis dans la votka? s'écria Féodor.
— Qu'est-ce qu'on a mis dans la votka? répétait Matrena Pétrovna d'une voix sourde et les yeux hors de la tête.
Les deux jeunes gens s'étaient précipités sur les deux malheureux. Le masque de Féodor prenait un air d'atroce souffrance.
— Nous sommes empoisonnés!... s'écria le Général, entre deux hoquets... Je brûle!
Prête à devenir folle, Natacha avait pris la tête de son père dans ses mains; elle lui criait:
— Vomis, papa! Vomis!...
— Il faut envoyer chercher un vomitif, clama Rouletabille, qui soutenait le Général, lequel lui avait glissé dans les bras...
Matrena Pétrovna, dont on entendait les efforts rauques, se jeta au bas du kiosque, traversa le jardin en courant comme si elle avait le feu à ses jupes, bondit dans la véranda... pendant ce temps, le Général parvenait à se soulager, grâce à Rouletabille qui lui avait enfoncé une cuiller dans la bouche.
Natacha ne savait plus que gémir: «Mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu!...» Féodor Féodorovitch se tenait les entrailles, en répétant: «Je brûle, je brûle!...» La scène était effroyablement tragique et burlesque à la fois. Pour ajouter à ce burlesque, la montre du Général se mit à sonner huit heures dans sa poche. Et Féodor Féodorovitch se dressa dans un effort suprême: «Oh! c'est épouvantable!» Matrena Pétrovna accourait le visage rouge, violacé. Elle étouffait... sa bouche râlait; mais elle tendait quelque chose, un petit sac qu'elle agitait, dont elle versa la poudre, en tremblant affreusement, dans les deux premiers verres vides qui étaient à sa portée et qui étaient ceux où elle et le Général avaient déjà bu. Et c'est elle encore qui eut la force de les remplir d'eau, car Rouletabille était annihilé par le Général qu'il tenait toujours dans ses bras; et Natacha ne considérait, ne regardait que son père, penchée sur lui, comme pour suivre le progrès du terrible poison... pour lire dans ses yeux si c'était le salut ou la mort: «De l'ipéca!» râla Matrena Pétrovna, et ce fut elle qui fit boire le Général. Elle ne but qu'après lui. L'héroïque femme avait dû dépenser une force surhumaine pour aller chercher elle-même, dans sa pharmacie, l'antidote salutaire, cependant que la douleur commençait à lui tenailler les entrailles...
Quelques minutes plus tard, on pouvait les considérer comme sauvés tous les deux. Les serviteurs, Ermolaï en tête, étaient enfin accourus. Réunis dans la loge, ils n'avaient point, paraît-il, entendu le commencement du drame, les cris de Natacha et de Rouletabille. Et Koupriane aussi venait d'arriver.
C'est lui qui s'occupa, avec Natacha, de faire coucher les deux malades. Il chargea ensuite un de ses agents de courir chercher des médecins, les plus proches que l'on trouverait.
Puis le Maître de police se dirigea vers le kiosque où il avait laissé Rouletabille. Mais Rouletabille ne s'y trouvait plus, et le flacon de votka et les verres dans lesquels on avait bu avaient également disparu. Ermolaï se trouvait à quelques pas de là; il lui demanda où était le jeune Français. L'intendant lui répondit qu'il venait de partir en emportant le flacon et les verres. Koupriane jura. Il bouscula Ermolaï et voulut même lui donner du poing pour avoir permis qu'une chose pareille se fût passée devant ses yeux sans qu'il eût osé protester.
Ermolaï, qui était d'une grande fierté, esquiva le poing de Koupriane et répondit qu'il avait voulu s'opposer à l'acte du jeune Français, mais que celui-ci lui avait montré un papier de la police sur lequel, lui, Koupriane, avait déclaré à l'avance que tout ce que ferait le jeune Français serait bien fait.
KOUPRIANE étant monté dans sa calèche, qui l'attendait à la porte, donna des ordres pour que la voiture rentrât immédiatement à Pétersbourg. Il eut, en route, l'occasion de parler à trois agents dont il était peut-être seul à connaître la présence en cet endroit d'Elaguine. Ces agents lui donnèrent le renseignement qu'il désirait sur le chemin suivi par Rouletabille. Le reporter était certainement rentré en ville. La voiture vola vers le pont Troïtsky. Là, au coin de la Naberjnaïa, Koupriane fut assez heureux pour apercevoir le reporter au fond d'un isvo. Rouletabille donnait des coups de poing, à la russe, dans le dos de son cocher pour lui faire hâter sa course. En même temps, il criait de toutes ses forces un des rares mots qu'il avait eu le temps d'apprendre: «Naleva! Naleva!...» (à gauche).
L'isvotchick dut, en fin de compte, comprendre, car, en vérité, il ne pouvait tourner que sur sa gauche.
S'il avait tourné à droite, naprava, il se serait jeté dans le fleuve. Et la petite voiture se rua sur les cailloux pointus d'un quartier qui aboutit à une petite rue: Aptiekarski-pereoulok, au coin du canal Kathrine. Cette ruelle des pharmaciens n'en possédait aucun; mais il y avait là une curieuse enseigne d'herboriste, devant laquelle Rouletabille fit arrêter son isvotchick. Presque en même temps la calèche venait se ranger sous la voûte. Rouletabille reconnut Koupriane; il ne suspendit même pas sa course; il lui cria:
— Ah! vous voilà, eh bien, suivez-moi!...
Il tenait dans ses mains le flacon et les verres.
Koupriane ne put s'empêcher de remarquer la singulière physionomie qu'il avait. Il pénétra avec lui au fond d'une cour, dans un magasin sordide.
— Comment! lui disait Koupriane. Vous connaissez le père Alexis!
Ils étaient au centre d'un capharnaüm peu ordinaire.
Au plafond, entre des herbes sèches qui pendaient, il y avait des guirlandes de vieilles bottes en cuir gras, des peaux raidies, de vieilles casseroles, de la ferraille, puis des peaux de mouton, des touloupes inutilisables, et, par terre, toute une friperie de vieux habits, de blouses hors d'usage, de fourrures chauves, de peaux de mouton dont n'aurait pas voulu un moujick des marécages. Çà et là des détritus de dentelles, de chiffons, de chapeaux de femmes, et puis d'étranges herbes dans des bocaux rangés sur de plus étranges meubles boiteux, chancelants, fourbus depuis des siècles; un comptoir où s'étalait, entre une paire de balances et un abaque à gros grains de bois pour aider à faire les comptes de ce singulier commerce, des icônes dédorées, des croix d'argent oxydé, des peintures byzantines représentant des scènes du vieux et du nouveau testament; et encore des flacons emplis d'alcool où semblaient nager des squelettes de grenouilles. Enfin, dans un coin de la vaste pièce sombre, sous une voûte de pierre moussue, il y avait un petit autel où brûlait, devant les saintes images, un lumignon dans un verre d'huile...
Et, devant l'autel, un homme priait. Il portait le vieux costume russe, le caftan de drap vert fermé d'un bouton près de l'épaule, serré à la taille par une étroite ceinture. Il avait une barbe touffue et de longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules.
Quand il eut fini sa prière il se releva, aperçut Rouletabille et vint lui serrer la main. Il lui dit en français:
— Tiens, te voilà encore, petit. M'apportes-tu encore du poison, aujourd'hui? Tu verras que ça finira par se savoir, et que la police...
À ce moment, il distingua dans la pénombre Koupriane, s'avança jusque sous son nez, le reconnut et tomba à genoux... Rouletabille voulait le relever, mais il continuait de se prosterner... Il était persuadé que le grand maître de la police venait chez lui pour le faire pendre. Enfin, il se rassura devant les bonnes paroles de Rouletabille et le rire de Koupriane. Le maître de la police voulut savoir comment le jeune homme connaissait le rebouteux des gardavoïs. En quelques mots Rouletabille le mit au courant.
Maître Alexis, au temps de sa jeunesse, était venu en France, à pied, pour faire ses études en pharmacie, car il se sentait un singulier goût pour la chimie.
Mais il était resté très paysan, très petit russien, très ours d'Orient, et la science officielle ne fut pas son fait. Il prit quelques inscriptions, mais ne parvint jamais à passer ses examens. Et, jusqu'à cinquante ans passés, il vécut misérablement comme aide-pharmacien, au fond d'une louche officine du quartier Notre-Dame. Le patron de cette officine fut compromis dans la fameuse affaire des lingots d'or, qui commença la réputation de Rouletabille, et envoyé au dépôt avec son garçon Alexis. C'est Rouletabille qui put prouver, clair comme le jour, que le pauvre Alexis était innocent et qu'il avait toujours ignoré les crapuleries de son maître, se bornant, au fond de son laboratoire, à se livrer à une naïve alchimie qui avait cessé de compromettre son monde depuis le moyen âge. Au procès, Alexis fut acquitté mais se trouva sur le pavé. Il pleura ce qui lui restait de larmes dans le gilet du reporter, lui promettant le paradis s'il le faisait rapatrier, car il ne désirait plus qu'une chose, maintenant: revoir son cher pays, avant de mourir.
Rouletabille fit les démarches nécessaires et Alexis fut expédié à Saint-Pétersbourg. Là, il fut ramassé au bout de deux jours par les gardavoïs, dans quelque rafle, et jeté en prison, où il trouva immédiatement l'occasion de faire montre de ses talents. Il guérit quelques compagnons de misère et même ses gardiens. Un gardavoï, qui avait une plaie à la jambe dont il n'espérait plus se débarrasser, fut guéri à son tour. Au fond, on n'avait rien à lui reprocher, au père Alexis. On le lâcha et mieux on le remercia. On lui procura un petit emploi dans le stchoukine-dvor, prodigieux bazar populaire qui correspondrait, là-bas, à notre «temple», si nous avions encore «le temple». Il économisa quelques roubles et vint s'installer à son compte au fond d'une cour d'Aptiekarski-pereoulok où il entassa un tas de vieilleries dont on ne voulait même plus au stchoukine-dvor. Mais il était heureux car, derrière son magasin, il avait installé un petit laboratoire où il continuait, pour son plaisir, ses expériences d'alchimie et son étude des plantes. C'est qu'il se proposait d'écrire un livre dont il avait parlé déjà, en France, à Rouletabille, pour prouver la vérité du «traitement empirique des simples, de la science des rebouteux, de la vieille expérience séculaire des sorciers». Entre temps, il continuait à guérir tous ceux qui se présentaient à ses soins, en Général, et la police en particulier. Les gardavoïs avaient appris le chemin de son antre. Le bonhomme avait des emplâtres souverains pour «après le scandale». Si bien que, lorsque les médecins du quartier essayèrent de le poursuivre pour exercice illégal de leur métier, une députation de gardavoïs alla trouver Koupriane, qui prit tout sur son compte et arrangea l'affaire. On le mit sous la protection des saints, et le père Alexis ne tarda pas à être, lui-même, quelque chose comme un saint homme. Il ne manquait jamais, à la Noël et à la Pâques russe, d'envoyer ses plus belles images à Rouletabille, en lui souhaitant mille prospérités et en lui disant que, s'il venait jamais à Pétersbourg, il se ferait un plaisir de le recevoir à Aptiekarski-pereoulok où il était honnêtement établi herboriste. Le père Alexis, comme tous les vrais saints, était un modeste.
Quand le père Alexis fut un peu revenu de son émoi, Rouletabille lui dit:
— Père Alexis, c'est encore du poison que je vous apporte, mais vous n'avez rien à craindre puisque Son Excellence le Maître de police est avec moi. Voilà ce que vous allez faire. Vous allez nous dire quel poison ont contenu ces quatre verres et contiennent encore ce flacon et cette petite fiole.
Vous allez nous dire quel poison ont contenu ces quatre
verres et contiennent encore ce flacon et cette petite fiole.
— Quelle est cette petite fiole? demanda Koupriane en voyant sortir de la poche de Rouletabille une petite bouteille bouchée. Le reporter lui répondit:
— J'ai mis dans cette petite bouteille la votka que contenaient le verre de Natacha et le mien, et à laquelle nous n'avons pour ainsi dire pas touché!
— C'est donc vous que l'on veut empoisonner, seigneur Jésus! s'écria le père Alexis.
— Non! ce n'est pas moi! répliqua Rouletabille très énervé, ne vous occupez pas de ça. Faites simplement ce que je vous dis. Enfin vous analyserez également ces deux serviettes.
Et il sortit de son pardessus deux linges maculés.
— Très bien! fit Koupriane, vous avez pensé à tout.
— Ce sont les serviettes du Général et de sa femme!
— Bien, bien, j'ai compris..., dit le Maître de police.
— Et toi, Alexis, as-tu compris? interrogea le reporter. Quand aurons-nous le résultat de tes analyses?
— Dans une heure, au plus tard.
— C'est parfait! fit Koupriane, maintenant je n'ai point besoin de te dire de retenir ta langue. Je vais te laisser ici un de mes hommes. Tu nous écriras un mot que tu cachetteras et qu'il m'apportera à la police. C'est bien entendu? Dans une heure?
— Dans une heure, Excellence!...
Ils sortirent pendant qu'alexis les suivait en se courbant jusqu'à terre. Koupriane fit monter Rouletabille dans sa voiture. Le jeune homme se laissa emmener. On eût dit qu'il ne savait plus où il était ni ce qu'il faisait. Il ne répondait pas aux questions du grand maître de la police.
— Ce père Alexis, reprenait Koupriane, c'est une figure... une vraie figure!... et, pour moi, un rude malin... Il a vu que le père Jean De Cronstadt réussissait et il s'est dit: «Puisque les marins ont leur père Jean De Cronstadt, pourquoi les gardavoïs n'auraient-ils pas leur père Alexis d'Aptiekarski-pereoulok?
Mais Rouletabille ne répondait toujours point. Koupriane finit par lui demander «ce qu'il avait».
— J'ai, répondit Rouletabille, qui ne parvenait plus à cacher son angoisse... j'ai que le poison continue...
— Ça vous étonne? constata Koupriane: moi, pas!
Rouletabille regarda et secoua la tête. Il dit, avec des lèvres qui tremblaient:
— Je connais votre pensée. Elle est abominable. Mais ce que j'ai fait est certainement plus abominable encore...
— Qu'avez-vous donc fait, Monsieur Rouletabille?
— J'ai peut-être fait tuer un innocent!
— Tant que vous n'en serez pas sûr, ne vous désolez donc pas, mon cher ami.
— C'est assez que la question se pose pour que je n'en puisse plus respirer, fit le reporter... et il exhala un soupir si douloureux que cet excellent M. Koupriane eut pitié de cet enfant. Il lui tapota le genou.
— Allons! allons! jeune homme, il faut que vous sachiez donc une chose. Déjà, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs... c'est comme cela que l'on dit, je crois, à Paris.
Rouletabille se détourna de lui, le coeur plein d'épouvante: ah! si c'était un autre! Un autre que ce Michel! Si c'était une autre main que la sienne qui leur était apparue, à Matrena et à lui, Rouletabille, dans la nuit mystérieuse!... Si Michel Nikolaïevitch était innocent!... Ah! il se tuerait, bien sûr!... Et les terribles paroles qu'il avait échangées avec Natacha lui revenaient à la mémoire, sonnaient à ses oreilles à l'assourdir...
— Doutez-vous maintenant, avait-il demandé, que Michel ait voulu empoisonner votre père?»
Et Natacha avait répondu: «Je veux le croire! Je veux le croire pour vous, mon pauvre enfant!...» Et ceci, qui lui revenait encore et qui était plus effrayant que tout: «On peut avoir tenté d'empoisonner mon père et n'être point venu par la fenêtre!» Il avait fait le brave devant une pareille hypothèse... mais maintenant, maintenant que le poison continuait... continuait, à l'intérieur de cette maison dont il croyait si bien connaître les êtres et les choses... continuait, maintenant que Michel Nikolaïevitch était mort!... Ah! d'où pouvait-il venir, ce poison? Et quel était-il?... Que le père Alexis se presse donc dans son analyse... s'il a quelque reconnaissance pour le pauvre Rouletabille! Douter, lui... Rouletabille... et dans une affaire où il y avait un cadavre par sa faute!... douter, mais c'était pour lui un supplice pire que la mort!...
Quand ils arrivèrent à la police, Rouletabille sauta de la voiture de Koupriane et, sans lui dire un mot, héla un isvo qui passait à vide. Il se faisait reconduire chez le père Alexis. C'était plus fort que lui; il ne pouvait pas attendre. Sous la voûte d'Aptiekarski-pereoulok, il revit l'agent que Koupriane avait placé avec l'ordre de lui apporter le pli du père Alexis; l'agent le regarda avec étonnement. Rouletabille traversa la cour; il pénétra à nouveau dans le capharnaüm. Le père Alexis ne s'y trouvait naturellement point, occupé qu'il était dans son laboratoire. Mais un personnage, qu'il ne reconnut pas tout d'abord, attira l'attention du reporter. Dans la demi-ténèbre du magasin, une ombre était mélancoliquement penchée sur les vieilles icônes du comptoir. Ce n'est que lorsqu'elle se redressa avec un profond soupir et qu'un peu de la lumière du dehors, salie et jaunie d'avoir passé à travers des vitres qui n'avaient point connu le coup de torchon depuis qu'elles avaient été posées là, vint l'éclairer doucement au visage, que Rouletabille devina qu'il se trouvait en face de Boris Mourazof.
Eh quoi! c'était là le brillant officier dont il avait admiré l'élégance et le charme, aux pieds de la belle Natacha, dans la datcha d'Elaguine.
Maintenant, plus d'uniforme; il avait jeté sur ses épaules courbées un mauvais paletot dont les manches pendaient à ses côtés, désespérées; et un chapeau de feutre aux bords rabattus cachait à moitié sa mauvaise mine. En quelques jours, en quelques heures, comme il était changé! Mais, tel qu'il était, il gênait encore Rouletabille. Que faisait-il là?
Est-ce qu'il n'allait pas s'en aller? Il avait ramassé sur le comptoir une icône dont il alla faire briller l'argent oxydé près de la fenêtre, en la considérant avec assez d'attention pour que le reporter pût espérer atteindre la porte du laboratoire sans être aperçu. Déjà il avait la main sur la poignée de cette porte qui se trouvait derrière le comptoir, quand il s'entendit interpeller par son nom.
— C'est vous, Monsieur Rouletabille, demanda la voix triste de Boris. Qu'est-ce qui vous amène donc par ici?
— Tiens! tiens! Monsieur Boris Mourazof, si je ne me trompe!... Ah! bien, je ne m'attendais pas à vous trouver chez le père Alexis!
— Pourquoi donc? Monsieur Rouletabille... on trouve tout chez le père Alexis... Tenez!... Voici deux vieilles petites icônes en bois, ornées de ciselures, qui viennent directement de l'Athos et dont on ne trouverait point les pareilles, je vous assure, au gastini-dvor, ni même au stchoukine-dvor!
— Oui, oui, c'est bien possible, fit Rouletabille, impatient... Vous êtes amateur? ajouta-t-il, pour dire quelque chose.
— Mon Dieu! comme tout le monde... Non, je vais vous dire, Monsieur Rouletabille... j'ai donné ma démission d'officier... je suis résolu à me retirer du monde... je vais faire un long voyage... (Rouletabille pensait: «Pourquoi ne part-il pas tout de suite?»)... et, avant de partir, je suis venu ici, me munir de quelques petits cadeaux à laisser à ceux de mes amis au bon souvenir desquels je tiens plus particulièrement... bien que, maintenant, mon cher Monsieur Rouletabille, je ne tienne plus à grand'chose...
— Oui, vous avez l'air tout à fait désolé...
Boris poussa un soupir d'enfant...
— Comment ne le serais-je point? fit-il. J'aimais et je croyais être aimé... mais il n'en était rien, hélas!...
— On s'imagine quelquefois des choses... dit Rouletabille, dont la main tourmentait toujours la poignée de la porte.
— Oui, oui, fit l'autre, de plus en plus mélancolique, l'homme souffre; lui-même est son tourmenteur; lui-même est l'ouvrier de la roue sur laquelle, lui-même bourreau, il s'attache!...
— Il ne faut pas! Monsieur! Il ne faut pas!... conseilla le reporter...
— Écoutez!... implora Boris dont la voix se mouillait de larmes... Vous êtes encore un enfant, mais enfin vous savez voir les choses... croyez-vous que Natacha m'aime?...
— J'en suis sûr, Monsieur Boris, j'en suis sûr!...
— Moi aussi, j'en suis sûr... mais, maintenant, je ne sais plus que penser... elle m'a laissé partir... sans essayer de me retenir... sans une parole d'espoir...
— Et où allez-vous comme cela?...
— Je retourne en Orel où je l'ai vue pour la première fois...
— C'est bien... c'est bien cela, Monsieur Boris... au moins, là, vous êtes sûr de la revoir... elle y retourne tous les ans quelques semaines avec ses parents... c'est un détail que vous ne devez pas ignorer...
— Non, certainement... je vous dirai même que c'est cette perspective qui m'a fait choisir le lieu de ma retraite.
— Voyez-vous cela!...
— Dieu ne donne rien, mais il ouvre ses trésors et chacun en prend ce qu'il peut...
— Oui, oui... et Mlle Natacha sait-elle que c'est en Orel que vous avez résolu de vous retirer?
— Je n'avais point de raison pour le lui cacher! Monsieur Rouletabille...
— Eh bien, c'est parfait! Il ne faut pas se désoler comme cela, mon cher Monsieur Boris! Tout n'est pas perdu!... je dirais même que je vous vois un avenir plein d'espoir...
— Ah! si vous pouviez dire vrai! Je suis heureux de vous avoir rencontré... Je n'oublierai pas ce câble que vous m'avez tendu quand les vagues fondaient sur ma tête... Merci, Monsieur!...
— Adieu, Monsieur!
— Pardon!... Monsieur, pardon! encore un mot... je voulais vous demander... vous qui avez revu les Trébassof... qui avez revu Natacha... cette Natacha, que j'aime, est quelquefois si bizarre... tant de fois elle m'a ainsi repoussé, désespéré, puis rappelé... ne croyez-vous pas que, si je retournais à la datcha encore une fois... enfin, que me conseillez-vous?
— Je vous conseille de partir en Orel, Monsieur, et le plus vite possible...
— Bien! bien! vous devez avoir des raisons pour me dire cela... je vous obéis, Monsieur, je m'en vais!...
Et, comme il se dirigeait vers la voûte de sortie, Rouletabille en profita pour entrer dans le laboratoire du père Alexis. Celui-ci était penché sur ses cornues. Une méchante lampe éclairait à peine son obscur travail. Il se retourna au bruit que fit le reporter.
— Ah! c'est toi, petit!...
— Eh bien?
— Oh! ça ne va pas si vite que ça!... j'ai tout de même déjà pu analyser les serviettes, tu sais!... ces deux serviettes...
— Oui, les déjections... Eh bien!... mais parle donc! pour l'amour de Dieu!
— Eh bien, petit, c'est encore de l'arséniate de soude!...
Rouletabille, frappé au coeur, jeta un cri sourd et il lui sembla que tout se mettait à danser une danse de sabbat autour de lui. Le père Alexis, au milieu de ces étranges objets de laboratoire, lui parut Satan lui-même, et il repoussa ses bras charitables qui se tendaient vers lui pour le soutenir; dans l'ombre où dansaient, çà et là, les petites flammes bleues des creusets, agiles comme des langues, il crut apercevoir le spectre de Michel Nikolaïevitch qui venait lui crier: «l'arséniate de soude continue et je suis mort!»... Il tomba contre la porte qui s'ouvrit et il roula jusqu'au comptoir où il se heurta le front. Ce choc, qui aurait pu lui être fatal, le tira de son rapide cauchemar et le rendit à lui-même.
Instantanément, il fut debout, sauta par-dessus des tas de bottes et de falbalas, se précipita dans la cour. Là, Boris eut encore l'aplomb de le retenir par son veston. Rouletabille se retourna furieux:
— Que me voulez-vous?... Vous n'êtes pas encore en Orel?
— Monsieur, j'y vais, mais je vous serais reconnaissant de porter ces objets vous-même à... à Natacha... (il lui montrait avec une telle mine de désespoir ses deux icônes du mont Athos, que Rouletabille les prit, les fourra dans sa poche, et continua sa course en lui criant: «c'est entendu»...) Dehors, le reporter essayait de se ressaisir, de reprendre un peu de son sang-froid. Était-il possible que son erreur eût été mortelle!... Hélas! hélas! comment en douter maintenant?... «l'arséniate de soude continuait»... Il fit un effort surhumain pour chasser, momentanément, l'horreur de cela: la mort de Michel Nikolaïevitch, innocent!... et pour ne plus penser qu'aux conséquences immédiates auxquelles il fallait parer... si l'on voulait éviter quelque nouvelle catastrophe... Ah! L'assassin ne se lassait pas!... et cette fois, quelle besogne!... quelle hécatombe, s'il avait réussi!... le Général, Matrena Pétrovna, Natacha et lui, Rouletabille! (qui regrettait presque, en ce qui le concernait, que l'affaire n'eût point réussi)... et... et Koupriane!... Koupriane qui devait venir déjeuner... Quel coup pour les nihilistes!...
C'était bien cela!... c'était bien cela!... Rouletabille comprenait maintenant pourquoi ils n'avaient pas hésité à empoisonner tout le monde à la fois: Koupriane en était!... Michel Nikolaïevitch aurait été bien vengé!
Le coup était manqué cette fois-ci, mais à quoi ne fallait-il pas, désormais, s'attendre? Du moment que Michel Nikolaïevitch n'était pas coupable, tel qu'il l'avait imaginé, Rouletabille retombait dans un abîme sans fond.
Où aller? Depuis quelques instants, il tournait autour de la rotonde qui sert de marché à ce quartier, et qui est le plus bel ornement d'Aptiekarski-pereoulok.
Il tournait sans savoir, sans s'arrêter à rien, sans plus rien voir ni comprendre. Tel un cheval poussif tourne avec ses chevaux de bois, tel il tournait avec sa pensée qui, elle aussi, était en bois. Quand il se frappait le front, il lui paraissait qu'il cognait sur une boule de buis.
Rouletabille n'était plus Rouletabille.
À TOUT hasard, car le hasard seul semblait conduire maintenant ses pas, il retourna à la datcha. Le désordre y était grand. La garde avait été doublée.
Les amis du Général, appelés par Trébassof lui-même, étaient accourus auprès des deux empoisonnés et remplissaient la maison de leur bruyant dévouement et de leurs protestations d'amour. Cependant un tout petit docteur du quartier populaire de Vassili Ostrow, ramené par la police, avait fini par rassurer tout le monde. La police n'avait pas trouvé chez eux les médecins ordinaires du Général, mais annonçait l'arrivée prochaine de deux célébrités, à la porte desquelles elle était allée frapper. En attendant, elle avait ramassé en route ce petit docteur qui était gai et bavard comme une pie. Il avait eu cependant beaucoup à faire avec Matrena Pétrovna, laquelle avait été si malade que son époux, Féodor Féodorovitch en tremblait encore... «pour la première fois de sa vie», affirmait l'excellent Ivan Petrovitch.
Le reporter fut tout étonné de n'apercevoir Natacha ni chez Matrena, ni chez Féodor. Il demanda à Matrena où se trouvait sa belle-fille. Matrena tourna vers lui un visage d'effroi. Quand ils furent seuls, elle lui dit:
— Je ne sais pas, nous ne savons pas où elle est.
Presque aussitôt après votre départ, elle a disparu et on ne l'a plus revue. Le Général l'a demandée plusieurs fois. Je me suis vue obligée de lui répondre que Koupriane l'avait emmenée avec lui pour avoir des détails nécessaires sur ce qui s'était passé...
— Elle n'est pas avec Koupriane, dit Rouletabille...
— Où est-elle? Cette disparition est plus qu'étrange au moment où nous râlons... où son père... Mon Dieu! laissez-moi, mon enfant... j'étouffe... j'étouffe!...
Rouletabille appela le petit docteur et sortit de la chambre. Il était venu avec l'idée de visiter la maison, pièce par pièce, morceau par morceau, pour se rendre compte de la possibilité d'y pénétrer par un endroit que, tout d'abord, il n'aurait pas découvert!... endroit par lequel se serait glissé celui qui avait continué de se promener dans la datcha avec du poison. Mais voilà qu'un fait nouveau se dressait devant lui, et dont l'importance primait tout le reste: la disparition de Natacha. Ah! comme il maudit son ignorance de la langue russe...
Et pas un de ces hommes de Koupriane qui sût le français. Enfin, il put tirer quelque chose d'Ermolaï. L'intendant avait aperçu un moment Natacha, hors de la grille, regardant le chemin à droite et à gauche... et puis il avait été appelé près du Général, et il ne savait plus rien... c'est tout ce que le reporter put comprendre aux gestes beaucoup plus qu'aux paroles d'Ermolaï.
Le malheur, encore, était que le crépuscule s'était fait plus sombre et qu'il eût été impossible, maintenant, au reporter de relever la piste légère de Natacha.
Était-il vrai que la jeune fille se fût enfuie dans un moment pareil? Immédiatement, après le poison? Avant même de savoir si son père et sa belle-mère étaient tout à fait hors de danger? Si Natacha était innocente, comme voulait le croire encore Rouletabille, cette attitude devenait prodigieusement incompréhensible, car la jeune fille ne pouvait ignorer que les soupçons de Koupriane en allaient être singulièrement fortifiés. Le reporter avait le plus grand intérêt à la voir immédiatement, le plus grand intérêt pour tous, surtout dans ce moment où les nihilistes précipitaient leurs coups, le plus grand intérêt pour elle et pour lui, menacé également de mort, à s'entendre avec elle, à lui renouveler la proposition qu'il lui avait faite quelques minutes avant le poison, et dont elle n'avait pas voulu entendre parler, par pitié pour lui ou par défiance. Où était Natacha? Il pensa qu'elle avait pu tenter de rejoindre Annouchka, et il y avait des raisons à cela, soit qu'elle fût innocente, soit qu'elle fût coupable. Mais où était Annouchka? Qui aurait pu le dire? Gounsovski peut-être?
Rouletabille se jeta dans un isvo qui revenait à vide de la pointe et donna l'adresse particulière de Gounsovski. Il daigna alors se rappeler qu'il avait été invité, le jour même, à dîner chez Gounsovski. On ne devait plus l'attendre... il se trompait. On l'attendait. Mais on avait, depuis longtemps, fini de dîner.
M. Et Mme Gounsovski jouaient une partie de dames sous la lampe. Rouletabille, à son entrée dans le salon, reconnut le crâne luisant de saindoux du terrible homme. Gounsovski vint à lui, courbé, obséquieux, ses mains grasses en avant. Il le présenta à Mme Gounsovski qui était couverte de bijoux sur une robe de soie noire montante. Elle avait le teint sale avec des yeux magnifiques. Elle aussi débordait de graisse: «On vous attendait, Monsieur», dit-elle, en minaudant timidement, avec le charme d'une dame un peu mûre qui joue à faire l'enfant.
Et comme le jeune homme se récriait, s'excusait: «Oh! nous savons que vous êtes très occupé, Monsieur Rouletabille; mon mari ne me parle que de vous, donc! Mais nous savions aussi que vous finiriez par venir. On finit toujours par venir à une invitation de mon mari!» acheva-t-elle, avec son important et gras sourire.
Rouletabille, à cette dernière phrase, eut un frisson. Il eut vraiment peur devant ces deux figures atrocement banales, au fond de cet horrible honnête petit salon.
La femme reprit:
— Mais vous avez dû très mal dîner donc déjà, à cause de la fâcheuse chose chez le Général Trébassof? Venez dans la salle à manger, pajaost?
— Ah! on vous a dit?... interrogea Rouletabille. Non, non, merci, je n'ai besoin de rien! Vous savez ce qui s'est passé?
— Si vous étiez venu dîner, il ne se serait peut-être rien passé du tout, vous savez? dit tranquillement Gounsovski en se rasseyant sur ses coussins et en se remettant à considérer sa partie de dames du haut de ses lunettes, et il ajouta: «Enfin, félicitations à Koupriane d'en avoir été quitte pour la peur!» Pour Gounsovski, il n'y avait que Koupriane! La vie ou la mort de Trébassof ne l'occupaient point.
Seuls les faits et gestes du préfet de police avaient le don de l'émouvoir. Il commanda à une femme de chambre, qui glissait dans l'appartement sans faire plus de bruit qu'une ombre, d'approcher de la table de jeu un guéridon chargé de zakouskis et de bouteilles de champagne, et il poussa un pion en disant: «Vous permettez? Ce coup m'est dû. Je ne veux pas le perdre.» Rouletabille osa poser sa main sur ce poignet huileux et poilu qui sortait d'une manchette douteuse:
— Que me dites-vous là? Comment auriez-vous pu prévoir?
— Il faut tout prévoir, répliqua Gounsovski en offrant des cigares, tout prévoir du moment que Mataiew a été remplacé par Priemkof.
— Eh bien? questionna avec inquiétude Rouletabille en se rappelant la scène du fouet dans la chapelle des gardavoïs.
— Eh bien, ce Priemkof, entre nous (et il se pencha à l'oreille du reporter), ne vaut guère mieux pour la police de Koupriane que Mataiew lui-même... très dangereux... aussi. Quand j'ai appris qu'il remplaçait Mataiew à la datcha des îles, j'ai pensé à bien des malheurs... mais ce n'est pas mon affaire, n'est-ce pas? Koupriane aurait pu me faire dire: «Occupez-vous de ce qui vous regarde, donc!...» c'était déjà beaucoup que je l'eusse prévenu des bombes vivantes. Elles m'ont été «annoncées» par le même indicateur qui nous a fait prendre les deux bombes vivantes (des femmes, s'il vous plaît) qui se rendaient au tribunal militaire de Cronstadt, après la rébellion de la flotte. Rappelez-lui cela. Cela le fera réfléchir, en vérité. Je suis un brave homme. Je sais qu'il dit du mal de moi; je ne lui en veux pas. L'intérêt de l'Empire avant tout. Je ne parlerais pas avec vous de tout cela si je ne savais que le Tsar ne vous honore de sa faveur. Alors, je vous ai invité à dîner. En dînant, on cause. Mais vous n'êtes pas venu! Et, pendant que vous dîniez là-bas et que Priemkof veillait sur la datcha, il est arrivé «cette fâcheuse chose» dont parlait Mme Gounsovski.
Rouletabille n'avait pas voulu s'asseoir malgré les objurgations de Mme Gounsovski; il enleva brutalement des mains du chef de l'okrana la boîte de cigares que celui-ci continuait de lui tendre... détail d'hospitalité qui, dans l'instant, l'énervait par-dessus tout, car ce que l'autre disait ne faisait qu'augmenter les ténèbres dans lesquelles, depuis quelques heures, il se débattait.
Il ne comprenait bien qu'une chose, c'est qu'un nommé Priemkof, dont il n'avait jamais entendu parler, aussi déterminé que Mataiew à la perte du Général, avait la confiance de Koupriane pour la garde de la datcha des îles. Mais il fallait avertir Koupriane tout de suite.
— Comment ne l'avez-vous pas déjà fait, vous, Monsieur Gounsovski? Pourquoi attendez-vous de m'en parler à moi? C'est inimaginable!
— Permettez! permettez! fit l'autre en souriant béatement derrière ses lunettes, ça n'est pas la même chose...
— Non! non! Ça n'est pas la même chose... appuya la dame en soie noire aux brillants bijoux et au menton flasque, nous parlons à un ami en dînant... en dînant... à un ami qui n'est pas de la police... nous ne dénonçons personne...
— Il faut vous dire... mais asseyez-vous donc, insista encore Gounsovski en allumant son cigare... soyez raisonnable! Ils viennent de l'empoisonner... Ils vont prendre déjà le temps de respirer avant de tenter autre chose!... Et puis, ce poison me fait penser qu'après tout ils ont peut-être renoncé aux bombes vivantes! Et puis, n'est-ce pas? Ce qui est écrit est écrit...
— Oui, oui, approuva la grasse dame, la police n'a jamais empêché ce qui doit arriver. Mais parlons de ce Priemkof, entre nous, n'est-ce pas! Entre nous.
— Oui, il faut vous dire donc, ricana mollement Gounsovski, qu'il vaut mieux ne point faire savoir à Koupriane que vous tenez le renseignement de moi. Car, alors, comprenez-moi bien, il ne vous croirait pas! Ou plutôt il ne me croirait pas ... Voilà pourquoi nous prenons des précautions en dînant, en fumant un cigare... Nous parlons de choses et d'autres et vous faites, vous, de nos paroles, ce que vous voulez!... Mais, pour leur garder leur valeur, je le répète, il est nécessaire, tout à fait nécessaire, que vous en taisiez l'origine! (disant cela Gounsovski, à travers ses lunettes, brûle de son regard Rouletabille, et c'est la première fois que le reporter voit bien ce regard-là. Jamais il ne lui eût soupçonné un pareil feu)... Priemkof, continue à voix basse Gounsovski en toussotant et en crachotant dans son mouchoir à carreaux de couleur, a été employé chez moi et nous nous sommes quittés dans de mauvais termes, il faut le dire, par sa faute. Alors, il a obtenu la confiance de Koupriane en disant pis que pendre de nous, mon cher petit Monsieur.
— Oh! tout ce qu'il a pu dire... des histoires de concierge, mon cher petit Monsieur! répéta la grasse dame qui roulait de gros yeux noirs furieux magnifiques. Des histoires dont on a fait justice à la Cour, bien certainement... Mme Daquin, la femme du premier cuisinier de Sa Majesté, que vous connaissez certainement, et le neveu de la seconde dame d'honneur de l'impératrice, qui est très bien avec sa tante, nous l'ont répété. Des histoires de concierge, qui auraient pu nous nuire et qui n'ont produit aucun effet dans l'esprit de Sa Majesté, pour qui nous donnerions notre vie, sur le Christ!...
— Eh bien! Vous comprenez donc que vous viendriez dire maintenant à Koupriane: «Gaspadine Gounsovski m'a dit du mal de Priemkof!» qu'il ne voudrait pas en entendre davantage. Or, Priemkof est dans l'affaire des bombes vivantes... c'est tout ce que je puis vous dire. Du moins il y était quand il n'était pas encore question du poison. Cette affaire de poison est bien étonnante, entre nous. Elle n'a pas l'air de venir du dehors, tandis que l'affaire des «bombes vivantes», elle, doit ou devait venir du dehors, comme j'ai le plaisir de vous le dire. Et Priemkof en est!
— Oui, oui, approuva encore Mme Gounsovski, il est obligé d'en être! On a raconté sur lui aussi des histoires de concierge. Tout le monde peut raconter aussi bien que lui des histoires de concierge, et ce n'est pas difficile. Il est obligé de donner des gages, de marcher avec toute la clique d'Annouchka.
— Koupriane, ce cher Koupriane, interrompit Gounsovski légèrement troublé en entendant sa femme prononcer le nom d'Annouchka, Koupriane devrait comprendre que, cette fois, il faut, pour Priemkof, que l'affaire réussisse ou Priemkof est «brûlé» définitivement!
— Priemkof s'en rend compte! reprit la dame en remplissant les verres, mais Koupriane ne le sait pas; c'est tout ce que nous pouvons vous dire! Est-ce assez? Le reste donc est de l'histoire de concierge!...
Oui, oui, c'était assez pour Rouletabille; Rouletabille en avait assez! Ah! ces histoires de concierge et de bombes vivantes!... ces potins, ces racontars susurrés dans ce décor de petits bourgeois de province, ces combinaisons politico-policières dont seul le côté grotesque apparaissait, tandis que le côté terrible, le côté Sibérie, prison, cachots, pendaison, disparition, bagne, exil et mort et martyre, restait si jalousement caché qu'on n'en parlait jamais! Tout cela, tout cela était le comble de l'horreur entre un bon cigare et «un petit verre d'anisette, Monsieur, si vous ne prenez pas de champagne!» Et il lui fallut boire avant de partir, «trinquer à la santé», promettre de revenir une autre fois, quand il voudrait; la maison lui était ouverte. Rouletabille put se rendre compte qu'elle était ouverte à tout le monde, la maison... à tous... à tous ceux qui avaient une délation à faire, quelqu'un à envoyer au bagne ou à la mort ou à l'oubli... Pas un gardavoï au padiès pour arrêter l'élan des visiteurs... On entrait chez Gounsovski comme chez un ami et il était toujours prêt à vous rendre service, bien sûr!
Il accompagna le reporter jusque sur le palier.
Rouletabille allait se risquer à leur parler d'Annouchka (pour arriver à Natacha), quand l'autre lui dit subitement, avec un sourire singulier:
— À propos, croyez-vous toujours à Natacha Trébassof?
— J'y croirai jusqu'à ma mort! lui jeta Rouletabille; mais j'avoue qu'en ce moment, je ne sais pas où elle est passée!
— Surveillez donc la baie de Lachka! Et vous viendrez me dire demain «si vous y croyez toujours!» lui répliqua l'autre, confidentiellement, dans l'oreille, avec un horrible ricanement qui fit bondir le reporter dans l'escalier.
Et maintenant, c'était Priemkof! Priemkof après Mataiew! Il semblait au jeune homme qu'il avait à combattre non seulement tous les révolutionnaires, mais encore toute la police russe! Et Gounsovski lui-même! Et Koupriane! Et tous! Tous! Mais il fallait aller au plus pressé, à ce Priemkof et à ses bombes vivantes! Quelle aventure étrange et redoutable et ahurissante que celle du nihilisme et de la police russe! Koupriane et Gounsovski employaient un homme qu'ils savaient être un révolutionnaire et l'ami des révolutionnaires. Le nihilisme, de son côté, considérait comme un des siens cet homme de la police. À tour de rôle, l'homme, pour se maintenir en équilibre, devait faire les affaires de la police ou celles de la révolution et, de part et d'autre, on était prêt, quoi qu'il arrivât, à se déclarer satisfait, parce qu'il lui fallait donner des gages. Seuls, les imbéciles, comme Gapone, se laissaient pendre, ou finissaient par être exécutés comme Azef, à force de maladresses. Mais un Priemkof, en jouant des deux polices, avait des chances de vivre longtemps et un Gounsovski mourait tranquillement dans son lit avec tous les secours de la religion.
Cependant, de jeunes coeurs sincères, bardés de dynamite, sont mystérieusement poussés dans la nuit atroce du mystère russe, et ils ne savent où ils vont et cela leur est égal, car ils ne demandent qu'à exploser de haine et d'amour: bombes vivantes!
Au coin d'Aptiekarski-pereoulok, Rouletabille se heurta à Koupriane qui sortait de chez le père Alexis et qui, ayant aperçu le reporter, fit arrêter sa voiture en criant qu'il se rendait immédiatement à la datcha.
— Eh bien! Vous avez vu le père Alexis?
— Oui, fit Koupriane. Et, cette fois, je vous tiens! Tout ce que je vous disais, tout ce que j'avais prévu, est arrivé! Mais vous avez des nouvelles des malades? À propos, une chose assez curieuse: tout à l'heure, je rencontre Kister sur la Newsky.
— Le médecin?
— Oui, un des médecins de Trébassof chez qui j'avais envoyé un de mes inspecteurs avec mission de le ramener à la datcha, ainsi que son ordinaire compagnon le docteur Litchkof! Eh bien! Ni Litchkof ni lui n'avaient été prévenus! Ils ne savaient pas ce qui s'était passé à la datcha. Ils n'avaient pas vu mon inspecteur. J'espère que celui-ci aura rencontré en route un autre docteur et que, vu l'urgence, il l'aura envoyé à la datcha.
— C'est ce qui est arrivé, répondit Rouletabille qui était soudain devenu très pâle. Cependant, il est étrange que ces messieurs n'aient pas été prévenus, car on a fait savoir à la datcha que, les docteurs ordinaires du Général ne se trouvant pas chez eux, la police en avait fait prévenir deux autres qui allaient incessamment se présenter.
Koupriane sursauta:
— Mais Kister et Litchkof n'avaient pas quitté leur domicile! Kister, qui venait de rencontrer Litchkof, me l'a affirmé! Qu'est-ce que cela signifie?
— Pourriez-vous me dire, demanda Rouletabille qui sentait venir le coup de foudre, comment se nomme cet inspecteur que vous aviez chargé de la commission?
— Priemkof, un homme en qui je peux avoir toute confiance.
Ah! elle vole vers les îles, la voiture de Koupriane! Le soir tardif est venu. Seuls sur la route déserte, les chevaux semblent partis pour les étoiles; le char, derrière eux, ne pèse plus. Le cocher est penché au-dessus d'eux, les bras tendus, comme pour les lancer dans le vide. Ah! la belle nuit, la belle nuit de paix assise au bord de la Néva et que viennent troubler ces prodigieux chevaux fous au galop.
— Priemkof! Priemkof! Un homme de Gounsovski! J'aurais dû m'en douter, râle Koupriane après les explications de Rouletabille. Et maintenant, arriverons-nous à temps?
Ils sont debout dans le char, excitant le cocher, excitant les chevaux: «Scari! Scari! Plus vite, dourak!» Arriveront-ils avant les «bombes vivantes»?... Les entendront-ils avant d'être arrivés?... Ah! voilà Elaguine!
Ils bondissent de rive en rive comme s'ils n'avaient pas de ponts pour soutenir leur course insensée. Et les oreilles sont tendues vers l'explosion, vers l'abomination qui va éclater tout à l'heure, qui se prépare sournoisement au fond de la nuit hypocrite et douce, sous le regard froid des étoiles. Soudain «Stoi! stoi! (arrête)!» commande Rouletabille au cocher.
— Êtes-vous fou? hurle Koupriane.
— Nous sommes fous si nous arrivons comme des fous!... C'est nous qui déterminerons la catastrophe!... Tandis que, s'il y a encore une chance... une seule! une seule!... si nous ne voulons pas la perdre... alors... arrivons tout doucement... et tranquillement, comme des amis qui savent le Général hors de danger...
— Notre seule chance est d'arriver avant les médecins!... l'affaire ne devait pas être tout à fait prête, sans quoi elle serait déjà terminée!
Priemkof a dû être surpris par l'histoire du poison et il a sauté sur l'occasion; mais, heureusement, il n'a pas trouvé tout de suite ses médecins!
— Voilà la datcha! Au nom du ciel, ordonnez à votre cocher d'arrêter ses chevaux ici; si les médecins sont déjà là, c'est nous qui aurons tué le Général!
— Vous avez raison!...
Et Koupriane modère sa fièvre et celle de son cocher et celle de ses bêtes, et l'équipage s'arrête sans bruit, non loin de la datcha. Ermolaï s'avance.
— Priemkof? interroge en tremblant Koupriane.
— Il est reparti, Excellence!
— Comment, reparti?
— Oui! Mais il a ramené les médecins!
Koupriane brise les poignets de Rouletabille: les médecins sont là!...
— Mais la Générale va mieux, continue Ermolaï qui ne comprend rien à cette émotion. Le Général va les recevoir. Il va les conduire lui-même auprès de la barinia!
— Où sont-ils?...
— Ils attendent dans le salon!...
— Oh! Excellence, du sang-froid! Du sang-froid! Et tout n'est pas perdu, supplie le reporter...
Rouletabille et Koupriane se sont habilement glissés dans le jardin. Ermolaï les suit.
— Là? demande Koupriane.
— Là! fait Ermolaï.
De l'endroit où ils se trouvent, à travers la véranda, ils peuvent voir les médecins.
Ceux-ci étaient assis sur des fauteuils, l'un à côté de l'autre, à un endroit du salon d'où ils pouvaient tout voir, dans les pièces et dans une partie du jardin, en face d'eux, et d'où ils pouvaient tout entendre. Une fenêtre se serait ouverte au-dessus de leur tête, au premier étage, qu'ils en auraient perçu le bruit. On ne pouvait les surprendre d'aucun côté et ils avaient vue sur chaque porte. Ils parlaient doucement, avec tranquillité, en regardant devant eux. Ils paraissaient jeunes. L'un avait un doux visage pâle et souriant et de longs cheveux dorés. L'autre avait une figure anguleuse, une tenue roide, une physionomie grave, un nez d'aigle et des lunettes. Ils étaient vêtus tous deux de longues redingotes noires fermées sur leur calme poitrine.
Koupriane et le reporter, suivis d'Ermolaï, s'étaient avancés avec de grandes précautions, en marchant sur les pelouses. Masqués par l'escalier de bois qui conduisait à la véranda et par la rampe fleurie, ils étaient maintenant assez près d'eux pour les entendre. Koupriane tendit une oreille avide aux propos de ces deux jeunes hommes, qui auraient pu être si riches de jours, et qui allaient mourir d'une si horrible mort, en détruisant tout autour d'eux.
Ils parlaient du temps qu'il avait fait, de la douceur de la nuit et de la beauté du crépuscule, ils parlaient de l'ombre sous les bouleaux et les arbres, des golfes rayonnants d'une lumière d'or, de la fraîcheur des flots et de la douceur du printemps du nord. Voilà de quoi ils parlaient.
Koupriane murmura: «Les assassins!» Cependant il fallait prendre une résolution et c'était cela qui était terrible. Un faux mouvement, une maladresse, et ils étaient avertis et tout sautait! Ils devaient avoir des bombes sous leur redingote; à eux deux, ils étaient bien deux bombes vivantes!
Leur poitrine, en respirant, devait soulever la mort et leur coeur s'appuyait déjà sur l'explosion!
En haut, on entendait un rapide remue-ménage, des pas sur le plancher et un bruit de voix; des ombres passaient derrière les vitres éclairées. Koupriane, rapidement, interrogea Ermolaï qui lui apprit que les amis du Général étaient encore là. Quant aux deux médecins, il n'y avait pas deux minutes qu'ils étaient arrivés. Le petit docteur de Vassili Ostrow était parti aussitôt, disant qu'il n'avait plus rien à faire du moment que deux pareilles célébrités de la faculté se trouvaient dans la maison. Toutefois, malgré cette célébrité-là, ces messieurs avaient prononcé des noms que personne ne connaissait. Koupriane pensa que le petit docteur était un complice. Le plus pressé était d'avertir ceux d'en haut. Le danger immédiat était que l'on vînt, d'en haut, chercher les médecins pour les conduire auprès du Général, ou que le Général descendît lui-même. Évidemment, ils n'attendaient que cela. Ils attendaient cela. Ils voulaient mourir dans ses bras, être sûrs que, cette fois, il ne leur échapperait pas! Koupriane ordonna à Ermolaï de monter dans la véranda, de s'adresser très naturellement à eux, sur le seuil du salon, pour leur dire, très naturellement, très naturellement, qu'il allait voir s'il pouvait maintenant les accompagner chez la barinia. En haut, il avertirait les autres qui ne devaient rien faire en attendant Koupriane; puis Ermolaï redescendrait et dirait à ces messieurs: «Dans une petite seconde, s'il vous plaît».
Ermolaï recula jusqu'à la loge et vint tranquillement, normalement, en faisant crier le gravier du sentier sous ses pas pesants, tranquilles et normaux, jusqu'à la véranda. C'était un homme intelligent. Il avait compris et il avait un sang-froid extraordinaire d'important intendant de campagne.
Doucement, naturellement, il gravit l'escalier de la véranda, passa devant le salon, prononça les mots qu'il fallait et monta au premier étage. Koupriane et Rouletabille regardaient maintenant les fenêtres du premier étage. Les ombres y furent, tout à coup, immobilisées; et tout remue-ménage cessa; on n'entendit plus le bruit des pas sur le plancher, plus rien. Et ce silence subit fit que les deux médecins levèrent la tête vers le plafond. Puis leur regard se croisa. Ce changement d'apparence dans les choses d'en haut était dangereux. Koupriane murmura: «Les maladroits!» Ils avaient reçu le coup, là-haut, et, d'apprendre qu'ils marchaient sur une mine prête à exploser, cela leur avait évidemment brisé les jambes. Heureusement, Ermolaï réapparut presque aussitôt et dit aux médecins, avec un bon sourire de domestique bien stylé:
— Une petite seconde, Messieurs, s'il vous plaît?...
Et cela, tranquillement, naturellement. Et il retourna à sa loge pour revenir auprès de Koupriane et de Rouletabille par les pelouses. Rouletabille, très froid, très maître de lui, aussi calme maintenant que Koupriane était nerveux, inquiet, disait au préfet de police:
— Il faut agir, et vite. Pour moi, ils commencent à se douter de quelque chose. Avez-vous un plan?...
— Voilà ce que je viens de trouver, fit Koupriane. Faire descendre le Général par le petit escalier de service et le faire sortir de la maison par la fenêtre du petit salon de Natacha, à l'aide d'un drap. Matrena Pétrovna viendra leur parler pendant ce temps-là; ça leur fera prendre patience en attendant que le Général soit hors de danger. Aussitôt Matrena se retire dans le jardin où j'ai appelé mes hommes qui les fusillent à distance.
— Et la maison saute! Et les amis du Général aussi!
— Qu'ils tentent donc de descendre également par l'escalier de service et qu'ils se laissent rapidement tomber derrière le Général! Il faut bien essayer quelque chose... Dire que je les tiens au bout de mon revolver!...
— Votre plan n'est applicable, répondit Rouletabille, que si la porte du petit salon de Natacha est fermée sur le grand salon.
— Elle l'est! Je la vois d'ici...
— Et si la porte de l'office où donne le petit escalier est fermée également sur le grand salon... et vous ne pouvez pas la voir...
— La porte de l'office est ouverte! dit Ermolaï.
Koupriane jura. Mais il se reprit presque aussitôt.
— La Générale, en leur parlant, fermera la porte de l'office.
— Impraticable! fit le reporter. Leur attention sera, plus que jamais, éveillée. Laissez-moi faire. J'ai mon plan.
— Lequel?
— J'ai le temps de l'exécuter, pas celui de vous le raconter. Ils ont déjà trop attendu! Mais il faut que je monte près des autres, là-haut. Qu'Ermolaï m'accompagne, comme un familier de la maison!
— Je monte avec vous!
— S'ils vous aperçoivent, vous leur donnez l'éveil, vous, le préfet de police!...
— Allons donc; du moment où ils m'apercevront — et ils savent que je dois être là — du moment que je me montre à eux, ils en concluront que je ne sais rien!...
— Vous avez tort.
— C'est mon devoir! Je dois être auprès du Général pour le défendre jusqu'à la dernière minute.
Rouletabille haussa les épaules devant ce dangereux héroïsme, mais ne s'attarda pas à discuter. Il fallait que son plan réussît tout de suite, ou, dans cinq minutes au plus tard, il n'y aurait plus que des ruines, des morts et des mourants à la datcha des îles.
Rouletabille, cependant, restait étonnamment calme. En principe, il avait admis qu'il allait mourir. La seule chance de salut qui leur restât résidait tout entière dans leur sang-froid, à eux, et dans la patience des bombes vivantes.
Auraient-elles encore trois minutes de patience?
Ermolaï précédait Koupriane et Rouletabille. Au moment où le groupe arrivait au pied de l'escalier de la véranda, l'intendant dit, tout haut, répétant sa leçon:
— Oh! Le Général vous attend, Excellence! Il m'a dit de vous faire monter tout de suite auprès de lui. Il est tout à fait bien et la barinia aussi.
Quand ils furent dans la véranda, il ajouta:
— Elle va recevoir, du reste, tout de suite, ces Messieurs, qui pourront constater qu'il n'y a plus aucun danger.
Et tous trois passèrent, cependant que Koupriane et Rouletabille saluaient vaguement les deux gaspadines aperçus au fond du grand salon. Le moment était décisif. En reconnaissant Koupriane, les deux nihilistes pouvaient, comme l'avait dit le reporter, se croire découverts, et précipiter la catastrophe. Cependant Ermolaï, Koupriane et Rouletabille gravissaient l'escalier du premier étage, comme des automates, ne pouvant pas regarder derrière eux, s'attendant à tout, à la fin de tout!... mais rien n'avait bougé. Ermolaï était redescendu, sur l'ordre de Rouletabille, normalement, naturellement, tranquillement. Ils se trouvèrent dans la chambre de la Générale. Tout le monde était là. C'était une assemblée de spectres.
Et voilà ce qui s'était passé, en haut: si les médecins étaient encore en bas, si on ne les avait pas reçus tout de suite, bref, si la catastrophe avait été retardée jusque-là, c'était encore à Matrena Pétrovna qu'on le devait, à son amour toujours en éveil, à son flair supérieur de chienne de garde. Ces deux médecins dont elle ignorait les noms, qui arrivaient si tard, et le départ si précipité de ce petit bruyant docteur de Vassili Ostrow ne lui avaient dit rien qui vaille.
Avant de les laisser monter auprès du Général, elle avait résolu d'aller elle-même les «respirer» un peu, en bas. Elle s'était levée pour cela; et voilà que son pressentiment ne l'avait pas trompée! Quand elle avait vu entrer l'envoyé de Koupriane, Ermolaï, lugubre et mystérieux, elle avait été fixée tout de suite: il y avait des bombes dans la maison. Pendant qu'ermolaï parlait, cela avait été un coup pour tout le monde!... d'abord, elle, Matrena Pétrovna, avait montré une effrayante figure de folle dans la grande robe de chambre à ramages, appartenant à Féodor, dont elle s'était, à la hâte, enveloppée. Ermolaï parti, le Général, qui savait qu'elle ne tremblait que pour lui, avait voulu la rassurer et, au milieu du silence affreux de tous, avait prononcé quelques mots rappelant la vanité des tentatives passées. Mais elle secouait la tête, secouait la tête et tremblait, grelottait de peur, pour lui, en le regardant, se mourant de ne pouvoir rien faire, au-dessus de ces bombes vivantes, qu'attendre qu'elles éclatent! Quant aux amis, ils avaient déjà les jambes cassées, absolument cassées, en vérité... pendant un moment, ils furent incapables de bouger. Le joyeux Conseiller d'Empire Ivan Pétrovitch n'était plus farceur du tout, et la perspective abominable du «fâcheux mélange» qui allait se produire tout à l'heure le rendait moins gai qu'aux beaux jours de chez Cubat.
Et ce pauvre Thadée Tchichnikof était plus blanc que la neige qui couvre les champs de l'antique Lithuanie au moment des grandes chasses d'hiver.
Encore un qui n'irait plus jamais au tiaga et qui ne ferait plus canonner les boutiques de pharmaciens par les pristaffs amoureux du natchaï.
Athanase Georgevitch lui-même n'était pas brillant et sa bonne mine était tout à fait partie, comme s'il ne pouvait digérer son dernier excellent «coup de fourchette». Mais ceci, en vérité, était le résultat fatal de la première fâcheuse impression. On ne peut donc apprendre, comme cela, tout d'un coup, que l'on va mourir dans un affreux mélange, sans que le coeur en soit un peu arrêté. Les paroles d'Ermolaï avaient donc changé en statues de cire ces aimables gaspadines. Mais, peu à peu, les coeurs amis avaient recommencé de battre, et la parole était revenue à chacun pour discuter les moyens de salut avec une incohérence remarquable, cependant que Matrena Pétrovna invoquait la Vierge Marie en aidant maintenant Féodor Féodorovitch à suspendre son sabre à l'ordonnance et à boucler son ceinturon; car le Général voulait mourir en uniforme.
Athanase Georgevitch, les yeux hors de la tête et le torse courbé comme s'il craignait que les nihilistes, qui se trouvaient juste au-dessous de lui, n'aperçussent sa haute taille, sans doute à travers le plancher, proposait que l'on se jetât tous par la fenêtre, quitte à se rompre les membres. Le triste Conseiller d'Empire déclara ce projet absolument idiot car, en tombant, ils se mettaient à la disposition des nihilistes qui, attirés par le bruit, feraient d'eux de la poussière de gaspadines avec un seul geste, par la fenêtre. Thadée Tchichnikof, qui ne trouvait rien, accusait Koupriane et les autres de la police de n'avoir pas déjà inventé quelque chose. Comment ne s'étaient-ils pas déjà emparé des nihilistes?
Après le silence d'abrutis où ils avaient été plongés tout à l'heure, ils parlaient tous maintenant à la fois, à voix basse, rauque et rapide, à souffles courts, avec des halètements, des mouvements désordonnés de la tête et des bras, et ils tournaient dans la chambre sans raison, mais avec précaution, sur la pointe des pieds, allant aux fenêtres, en revenant, écoutant aux portes, penchés aux serrures, échangeant des propos absurdes, pleins d'imaginations ridicules: «Si on faisait... si... si...» et tous parlaient en faisant aux autres le signe de se taire: «Plus bas! S'ils nous entendent, nous sommes perdus!» et Koupriane qui ne venait pas, cette police qui avait amené elle-même, elle-même, deux assassins, et qui était incapable maintenant de les faire sortir sans tout faire sauter!... Oui, oui! ils étaient bien perdus! Ils n'avaient plus qu'à faire leur prière! Ils se tournèrent vers le Général et Matrena Pétrovna qu'ils virent étroitement enlacés. Féodor avait pris entre ses mains la bonne tête échevelée de la bonne Matrena et la serrait sur sa poitrine et, doucement, l'embrassait. Et il lui disait: «Sois calme sur mon coeur, Matrena Pétrovna! Il n'arrivera que ce que Dieu voudra!» Alors, les autres eurent honte de leur désordre.
L'harmonie de ce couple qui s'embrassait au-dessus de la mort les rendit à eux-mêmes et à leur courage et à leur nitchevo! Athanase Georgevitch, Ivan Pétrovitch et Thadée Tchichnikof répétèrent après Matrena Pétrovna: «Ce que Dieu voudra!» et encore ils dirent «Nitchevo! nitchevo! (cela ne fait rien!) Nous mourrons tous avec toi, Féodor Féodorovitch!» Et, tous, ils s'embrassèrent sur les lèvres et s'étreignirent sur la poitrine les uns des autres, les yeux humides d'amour les uns pour les autres, comme à la fin d'un grand banquet où l'on a bien bu et bien mangé tous ensemble en se faisant honneur.
— Écoutez!... on monte... souffla Matrena, à l'oreille fine, et elle échappa à l'étreinte de son mari.
Haletants, ils coururent tous à la porte du grand palier, mais avec une légèreté de pieds incroyable, comme s'ils marchaient sur des oeufs. Et ils étaient tous les quatre là, penchés, ne respirant plus, maintenant. On entendait deux pas qui montaient.
Étaient-ce Koupriane et Rouletabille? Étaient-ce les autres? Ils avaient leurs revolvers à la main et ils reculèrent un peu quand le bruit des pas fut tout près de la porte. Derrière eux, Trébassof s'était tranquillement assis dans son fauteuil. La porte fut poussée, et Koupriane et Rouletabille aperçurent ces figures de morts, immobiles et muettes.
Nul n'osait parler, faire un mouvement, tant que la porte n'avait pas été repoussée. Mais, la porte close:
— Eh bien? eh bien? sauvez-nous!... Où sont-ils?... Ah! mon cher petit domovoï-doukh, sauve le Général, pour l'amour de la Vierge Marie!
— Chut! chut! silence!...
Rouletabille, très pâle, mais très calme, parle:
— Voilà, c'est simple. Ils sont entre les deux escaliers, surveillant l'un et l'autre. Je vais aller les chercher et les faire monter par l'un pendant que vous descendrez par l'autre!
— Caracho!... une chose si simple, si simple! Comment n'y avoir pas pensé plus tôt? Comment?
— Pourquoi? Parce que tout le monde avait perdu la tête, excepté le cher petit domovoï-doukh!
Mais voilà que se produisit un événement sur lequel Rouletabille n'avait pas compté. Le Général s'était levé, et disait:
— Vous n'avez oublié qu'une chose, mon jeune ami, c'est que le Général Trébassof ne descend pas par l'escalier de service!
Ses amis le considéraient avec stupéfaction, se demandant s'il n'était pas devenu fou.
— Qu'est-ce à dire, Féodor? implora Matrena.
— Je dis, continua le Général, que j'en ai assez de cette comédie et que, puisque M. Koupriane n'a pas su arrêter ces gens-là, et que, de leur côté, ils ne veulent pas se décider à faire leur besogne, je vais aller moi-même les mettre à la porte de chez moi!
Il tenta de faire quelques pas, mais il n'avait pas son bâton, et, tout de suite, il chancela. Matrena Pétrovna se précipita sur lui et l'enleva dans ses bras comme s'il n'avait pesé qu'une plume.
— Pas par l'escalier de service! Pas par l'escalier de service! grondait l'entêté Général.
— Tu descendras, lui répliqua Matrena, par où je te descendrai!
Et elle l'emporta au fond de l'appartement, tandis qu'elle jetait à Rouletabille:
— Va, petit domovoï!... et que Dieu nous protège!
Rouletabille disparaissait aussitôt par la porte du grand palier, et tout le groupe, formé par Koupriane, traversait le cabinet de toilette et la chambre du Général, Matrena Pétrovna en tête, avec son précieux fardeau! Ivan Pétrovitch avait déjà la main sur le fameux verrou qui fermait la porte du petit palier, quand ils se retournèrent tous, en entendant un bondissement derrière eux. C'était Rouletabille qui revenait:
— Ils ne sont plus dans le salon!
— Plus dans le salon! Où donc sont-ils?...
Rouletabille montra la porte qu'on allait ouvrir.
— Peut-être derrière cette porte! Prenez garde!
— Mais Ermolaï doit savoir où ils sont! s'exclama Koupriane. Ils sont peut-être sortis, se voyant découverts!
— Ils ont assassiné Ermolaï...
— Assassiné Ermolaï!...
— J'ai vu son corps étendu au milieu du salon, en me penchant du haut de l'escalier. Mais eux, ils n'étaient plus dans le salon!... et j'ai craint que vous ne vous heurtiez à eux, car ils peuvent s'être réfugiés dans l'escalier de service...
— Mais ouvrez donc la fenêtre, Koupriane! Et appelez vos hommes, qu'ils viennent nous délivrer!
— Je veux bien, répondit froidement Koupriane, mais c'est le signal de notre mort!...
— Eh! Qu'attendent-ils pour nous faire mourir! gronda Féodor Féodorovitch. Je trouve qu'ils sont bien longs, moi! Qu'est-ce que tu as donc, Ivan Pétrovitch?
La figure de spectre d'Ivan Pétrovitch, penchée du côté de la porte du petit palier, semblait entendre des choses que les autres ne percevaient point, mais qui les épouvantèrent assez pour leur faire fuir la chambre du Général, en désordre. Ivan Pétrovitch les poussait, les yeux hors de la tête, la bouche glapissante:
— Ils sont là! Ils sont là!...
Athanase Georgevitch ouvrit une fenêtre comme un fou, et dit:
— Je saute!
Mais Thadée Tchichnikof l'arrêta d'un mot:
— Moi, je ne quitte pas Féodor Féodorovitch!
Et Athanase eut honte, et Ivan eut honte, et, en tremblant, mais bravement, ils se serrèrent autour du Général, et dirent encore: «Nous mourrons ensemble!... Nous mourrons ensemble! Nous avons vécu avec Féodor Féodorovitch: nous mourrons avec lui!...»
— Qu'attendent-ils?... mais qu'attendent-ils?... grondait le Général.
Matrena Pétrovna claquait des dents.
— Ils attendent que nous descendions! dit Koupriane.
— Eh bien, descendons! Il faut en finir!... ordonne Féodor...
— Oui, oui! firent-ils tous, en voilà assez! Descendons! descendons! Et que Dieu, la Vierge Marie et les saints Pierre et Paul nous protègent! Descendons!
Tout le groupe arriva ainsi sur le grand palier, avec des gestes de gens ivres, des mouvements de bras fantastiques et des bouches qui parlaient toutes ensemble, disant des choses que personne d'eux ne savaient. Rouletabille les avait déjà précédés en éclaireur, avait redescendu rapidement l'escalier, avait eu le temps de jeter un coup d'oeil dans la salle à manger, avait enjambé le grand corps étendu d'Ermolaï, avait pénétré dans le petit salon, dans la chambre de Natacha, avait vu toutes ces pièces désertes et revenait en bondissant dans la véranda au moment où les autres commençaient à descendre les marches autour de Féodor Féodorovitch. Le reporter, dont les yeux fouillaient tous les coins sombres, n'avait encore rien aperçu de suspect quand, dans la véranda, il déplaça un fauteuil. Une ombre s'en détacha et glissa aussitôt sous l'escalier. Et Rouletabille cria au groupe qui descendait l'escalier:
— Ils sont sous l'escalier!
Alors, sur l'escalier, voilà ce qui se passa...
Rouletabille eut là une vision qu'il ne devait oublier de sa vie.
Au cri qu'il venait de pousser, tous s'arrêtèrent, après un mouvement instinctif de recul. Féodor Féodorovitch, qui était toujours dans les bras de Matrena Pétrovna, cria:
— Vive le Tsar!
Et voici que ceux-là, que le reporter s'attendait à voir fuir, éperdus, soit d'un côté, soit de l'autre, ou se jeter comme des fous du haut de l'escalier, ou revenir en arrière et regagner le palier, en abandonnant Féodor et Matrena, ceux-là se resserrèrent au contraire d'un même mouvement autour du Général comme un peloton de garde, dans la bataille, autour du drapeau. Koupriane marchait en avant. Et ils se mirent tous ainsi à descendre lentement les degrés terribles, au-dessus de la mort, en entonnant le Bodje tsara krani!
Koupriane marchait en avant. Et ils se mirent tous
à descendre lentement les degrés terribles, au-dessus
de la mort, en entonnant le Bodje tsara krani!
Et, tout à coup, avec un bruit formidable, qui déchira la terre et les cieux et les oreilles de Rouletabille, la maison tout entière sembla projetée en l'air; l'escalier se souleva au milieu de la flamme et de la fumée; et le groupe qui chantait le Bodje tsara krani disparut dans une horrible apothéose.
IL fut établi, dès le lendemain, qu'il y avait eu deux explosions quasi simultanées, une sous chaque escalier. Les deux nihilistes, qui s'étaient sentis découverts et surveillés par Ermolaï, s'étaient jetés silencieusement sur lui pendant qu'il passait et leur tournait le dos. Ils l'avaient, d'un lacet, proprement étranglé. Puis, ils s'étaient séparés pour guetter, chacun de son côté, les issues du premier étage, pensant bien que Koupriane et Féodor devraient se décider à descendre.
Maintenant, la datcha des îles n'était plus qu'une ruine fumante. Toutefois, de ce que les bombes vivantes avaient explosé séparément, l'effet de destruction s'était trouvé amoindri, et s'il y eut beaucoup de blessés comme il arriva lors de l'attentat de la datcha Stolypine, au moins il n'y eut point de morts, en dehors des deux nihilistes dont on ne retrouva que quelques lambeaux.
Rouletabille avait été projeté dans le jardin et il fut assez heureux pour être relevé, à moitié assommé, mais sans une égratignure. Le groupe de Féodor et de ses amis fut étrangement protégé par la légèreté même de la construction. L'escalier de fer, qui n'était en quelque sorte que posé entre les deux étages, s'était soulevé sous eux et renversé sur eux en se brisant en mille morceaux, mais après les avoir garantis du premier éclat de la bombe. Ils furent relevés de ce fouillis sans blessures mortelles. Koupriane avait eu une main fortement «flambée». Athanase Georgevitch avait le nez et les joues en capilotade; Ivan Pétrovitch perdait une oreille; le plus éclopé était encore Thadée Tchichnikof qui avait les deux jambes cassées. Chose extraordinaire, la première personne qui apparut, se relevant au milieu des décombres, avait été Matrena Pétrovna, tenant toujours Féodor dans ses bras.
Elle en était quitte pour quelques brûlures et le Général, servi plus que jamais par sa chance de soldat heureux dont la mort ne voulait pas, n'avait absolument rien! Féodor poussait des hurlements de joie. On dut le faire taire, car enfin, autour de lui, quelques gaspadines étaient bien endommagés, sans compter que ce pauvre Ermolaï était, lui, tout à fait mort. Si les domestiques, dans les sous-sols, avaient été plus sérieusement blessés, brûlés et déchirés, c'est que la force de l'explosion s'était fait sentir surtout par en bas, ce qui avait, peut-être, sauvé les habitants d'en haut.
Rouletabille, comme les autres victimes, avait été transporté dans une datcha voisine. Mais, sitôt qu'il se fut réveillé de cet épouvantable cauchemar, il s'échappa. Il regrettait sincèrement de n'être point mort. En vérité, les événements le dépassaient! Et il s'accusait, absolument, de tout le désastre.
Avec quelle anxiété il s'était enquis de l'état de «ses victimes»! Féodor Féodorovitch, maintenant, délirait en prononçant vingt fois par heure le nom de Natacha, laquelle n'avait point reparu. Celle-là, Rouletabille l'avait crue innocente. Serait-elle coupable?
— Ah! si elle avait voulu! si elle avait eu confiance! s'écriait-il en levant au ciel des mains suppliantes, rien de tout cela ne serait arrivé! Et l'on n'aurait pas attenté et l'on n'attenterait plus jamais à la vie de Trébassof!... car je n'ai pas eu tort de prétendre devant Koupriane que la vie du Général était dans ma main et j'avais le droit de lui dire: «Vie contre vie! Donne-moi celle de Mataiew, je te donne celle du Général!...» et voilà qu'on a failli une fois de plus tuer Féodor Féodorovitch, et c'est de la faute de Natacha, je le jure, de Natacha qui n'a pas voulu m'écouter!... Natacha serait-elle donc coupable, ô mon Dieu?
Ainsi s'entretenait Rouletabille avec la divinité, car il n'attendait plus aucun secours de la terre.
Natacha! Innocente ou coupable, où était-elle? Que faisait-elle? Ah! savoir cela! savoir si on a eu tort ou raison! Et, si l'on a eu tort, disparaître, mourir!
Ainsi le malheureux Rouletabille gémissait-il sur la rive de la Néva, non loin des décombres de la pauvre datcha où les joyeux amis de Féodor Féodorovitch ne feraient plus de bons dîners, jamais. Ainsi monologuait-il, la tête en feu.
Et, tout à coup, il retrouva la trace de la jeune fille, cette trace perdue la veille, trace laissée au moment de la fuite, après la scène du poison et avant celle de l'explosion! N'y avait-il pas là une coïncidence terrible? Car enfin... car enfin, la scène du poison avait bien pu n'être qu'une préparation à l'attentat final, le prétexte à l'arrivée des deux médecins tragiques!... Ah! Natacha, Natacha, mystère vivant qui déjà s'entourait de tant de morts!...
Non loin de ce qui restait de la datcha, Rouletabille acquit bientôt la certitude qu'une petite troupe, la veille au soir, avait séjourné là, venant du bois tout proche, et y était retournée. S'il pouvait, avec une facilité relative, relever encore ces traces de la veille, c'est que, justement à cause de l'attentat, les abords de la datcha avaient été gardés par les troupes et la police, qui avaient reçu mission d'éloigner la foule curieuse accourue à Elaguine. Il regardait attentivement les herbes, les fougères, les branches piétinées, brisées; certainement, il y avait eu là une lutte. On distinguait parfaitement sur la terre molle, dans une étroite clairière, le dessin des deux petites bottines de Natacha au milieu de fortes semelles.
Il continuait ses recherches, le coeur de plus en plus oppressé. Il avait comme la sensation qu'il était sur le point de découvrir un nouveau malheur... Les traces s'enfonçaient maintenant sous les branches toujours du côté de la Néva... à un buisson, il releva un coin d'étoffe blanche... et il lui sembla bien qu'il y avait eu là une vraie bataille... des rameaux arrachés gisaient sur l'herbe... il continua...
Enfin, tout près de la rive, il apprit par l'examen du sol, où ne se retrouvait plus la trace des petits talons et des petites bottines, que la femme qui s'était trouvée là avait été emportée... et emportée dans une barque dont l'attache passagère à la rive était encore visible.
— Ils ont emporté Natacha! s'écria-t-il, plein d'angoisse. Ah! malheureux que je suis, tout cela est de ma faute!... de ma faute!... de ma faute!... Ils veulent venger la mort de Michel Nikolaievitch, dont ils croient Natacha responsable, et ils ont enlevé Natacha!
Ses yeux cherchent sur le large bras du fleuve une embarcation... le fleuve est désert... pas une voile!... pas une nacelle visible sur ces flots morts! «Ah! que faire? que faire? Il faut que je la sauve!» Il reprit sa course le long de la rive. Qui donc pourrait lui donner un renseignement utile? Il s'approcha d'une petite bâtisse habitée par un garde. Ce garde était en train de parler bas à un officier.
Le garde avait peut-être remarqué quelque chose, la veille au soir, sur le fleuve. Ce bras du fleuve était presque toujours désert le soir. Une barque qui glisse entre ces rives, au crépuscule, doit être remarquée, certainement. Rouletabille exhiba au garde le papier que lui avait donné Koupriane et, par l'intermédiaire de l'officier (qui était justement un officier de police), il posa ses questions. Le garde avait, en effet, été assez intrigué par les allées et venues d'une légère embarcation qui, après avoir un instant disparu à un coude du fleuve, était revenue à force de rames et avait accosté un cotre qui louvoyait à l'ouverture du golfe. C'était un de ces petits cotres élégants et rapides comme on en voyait aux régates de Lachtka. ... Lachtka! La baie de Lachtka!
Ce mot fut un trait de lumière pour le reporter qui se rappela immédiatement le conseil de Gounsovski: «Surveillez la baie de Lachtka! Et vous me direz si vous croyez toujours à Natacha!» Gounsovski, quand il lui disait cela, savait déjà certainement que Natacha s'était embarquée avec des compagnons nihilistes, mais il ignorait évidemment qu'elle les avait accompagnés de force!
Était-il trop tard pour sauver Natacha? En tout cas, avant de mourir, Rouletabille tenterait tout, comme s'il en était temps encore, pour sauver au moins celle-là!... Il courut à la barque, près de la pointe.
Ce fut d'une voix ferme qu'il héla le canot de ce restaurant flottant où était venu se heurter, grâce à lui, l'impuissance de Koupriane. Il se fit conduire au-dessus du Staraïa-Derevnia et sauta à l'endroit où il avait vu disparaître, quelques jours auparavant, la petite Katharina. Il enfonça dans la boue et grimpa sur les genoux la pente d'une chaussée qui suivait le rivage. Ce rivage conduisait à la baie de Lachtka, non loin de la frontière de Finlande.
À la gauche de Rouletabille, c'était la mer, l'immense golfe aux flots pâles; à sa droite, c'était la pourriture des marais. Une eau stagnante qui se perdait à l'horizon, des herbes et des roseaux, un enchevêtrement extraordinaire de plantes aquatiques, de petits étangs dont la glace verdâtre ne se ridait même point sous la brise du large, des eaux lourdes et boueuses. Sur l'étroite langue de terre jetée ainsi entre le marais, le ciel et la mer, il avançait, il avançait toujours, trébuchait, mais sans fatigue, l'oeil fixé sur la mer déserte. Tout à coup, un bruit singulier lui fit tourner la tête. D'abord, il ne vit rien; il entendait au lointain un clapotement immense, cependant qu'une sorte de buée commençait de monter au-dessus des marais. Et puis il distingua, plus près de lui, les herbes hautes des marécages qui ondulaient; et enfin, il se rendit compte que, du fond des marécages, des troupeaux sans nombre accouraient. Des bêtes, des escadrons de bêtes, dont on voyait les cornes dressées comme des baïonnettes, se bousculaient pour tenir plus tôt la terre ferme. Beaucoup d'entre elles nageaient et, çà et là, sur le dos de quelques-unes, il y avait des hommes nus, des hommes tout nus, dont les cheveux descendaient aux épaules ou flottaient derrière eux comme des crinières. Ils poussaient des cris de guerre et agitaient des bâtons. Rouletabille s'arrêta devant cette invasion préhistorique. Jamais il n'eût imaginé qu'à quelques kilomètres de la perspective Newsky il pourrait lui être donné d'assister à un spectacle pareil. Ces sauvages n'avaient même point une ceinture. D'où venaient-ils avec leurs troupeaux? De quel bout du monde ou de l'histoire accouraient-ils? Quelle était cette nouvelle invasion? Quels prodigieux abattoirs attendaient ces hordes galopantes? Elles faisaient un bruit de tonnerre dans les marais. Et cela avait mille croupes et cela ondulait comme un océan à l'approche de l'orage. Les hommes tout nus sautèrent sur le chemin, levèrent leurs bâtons, poussèrent des cris gutturaux qui furent compris. Les troupeaux bondirent hors des marécages, s'ébrouèrent vers la cité, laissant derrière eux s'apaiser et retomber une nuée pestilentielle qui faisait comme une gloire aux hommes nus aux longs cheveux. C'était terrible et magnifique. Pour ne pas être emporté par la trombe, Rouletabille s'était accroché à une pierre debout sur la route, et il était resté là comme pétrifié lui-même. Enfin, quand les barbares eurent passé, il se laissa glisser, mais la route était devenue un cloaque immonde.
Heureusement, un bruit de char antique se faisait entendre derrière lui. C'était une téléga.
Curieusement primitive, la téléga se compose de deux planches jetées en long sur deux essieux où s'emmanchent quatre roues. Un homme était debout là-dessus, à qui Rouletabille donna un billet de trois roubles. Le reporter monta à côté de lui sur les planches, et les deux petits chevaux finlandais, dont la crinière pendait dans la crotte, partirent comme le vent. À de tels chemins, il faut de telles voitures. Mais, au voyageur, il faut des reins solides. Le reporter ne sentait rien; il regardait la mer, du côté de la baie de Lachtka. Le véhicule atteignit enfin un pont de bois, au bord d'une crique livide, dans une fin de journée sans couleur.
Rouletabille sauta près de la grève, et son rustique équipage s'éloigna du côté de Sestroriesk.
C'était cet endroit désert et morne comme sa pensée, qu'il devait surveiller. «Surveillez la baie de Lachtka!» Le reporter n'ignorait pas que cette plaine désolée, ces marais impénétrables, cette mer qui offrait à la fuite les refuges innombrables de ses fjords, avaient été toujours propices à l'aventure nihiliste. Cent légendes couraient Pétersbourg sur les mystères des marais de Lachtka.
Et cela suffisait à son dernier espoir. Peut-être pourrait-il surprendre quelques révolutionnaires avec lesquels il s'expliquerait sur Natacha, aussi prudemment que possible. Peut-être, enfin, reverrait-il Natacha elle-même. Gounsovski n'avait pas dû lui parler en vain.
Entre les marais Lachkrinsky et la grève, il aperçut, sur la lisière des forêts qui vont jusqu'à Sestroriesk, une petite habitation de bois dont les murs étaient peints en rouge brun et le toit en vert. Ceci n'était déjà plus l'isba russe, mais bien la touba finnoise. Cependant une inscription en russe annonçait une maison de restauration. Le jeune homme n'eut que quelques pas à faire pour passer la porte de cette petite demeure rébarbative. Il n'y avait là aucun client. Un vieil homme à longue barbe grise et à lunettes, qui devait être le patron de l'établissement, était debout derrière le comptoir, surveillant ses zakouskis.
Rouletabille choisit quelques petites tartines qu'il déposa dans une assiette. Il prit une bouteille de pivô et fit comprendre à l'homme qu'il mangerait bien, si cela était possible, une bonne soupière fumante de tchi. L'autre fit signe qu'il avait compris et l'introduisit dans la pièce adjacente qui servait de salle de restaurant. Rouletabille voulait bien mourir, mais il ne voulait pas mourir de faim.
Une table était installée au coin d'une fenêtre donnant sur la mer et sur l'entrée de la baie. Il ne pouvait être mieux et, l'oeil tantôt sur l'horizon, tantôt sur le proche estuaire, il commença de manger mélancoliquement. Il avait une grande pitié de lui-même. «Pourtant, deux et deux font toujours quatre, se disait-il; mais, dans mon calcul, peut-être ai-je oublié l'absurde? Ah! il fut un temps où je n'aurais rien oublié du tout! Et, cependant, je n'ai rien oublié du tout, si Natacha est innocente!» Ayant proprement nettoyé son assiette de tchi, il donna un gros coup de poing sur la table et dit: «Elle l'est!» Sur ces entrefaites, la porte s'ouvrit. Rouletabille croyait voir entrer le patron de la touba. C'était Koupriane!
Tout effaré, il se leva. Il ne pouvait imaginer par quel mystère le grand maître de la police se trouvait là. Mais, au fond de lui-même, il s'en réjouit, car, puisqu'il s'agissait d'enlever Natacha aux mains des révolutionnaires, Koupriane lui apportait un rare concours.
— Ah! bien, fit-il, presque joyeux, je ne vous attendais pas!... Comment va votre blessure?
— Nitchevo! Ne parlons pas de ça! Ce n'est rien!
— Et le Général et... Ah! l'effroyable nuit!... Et ces deux malheureux qui...
— Nitchevo!... nitchevo!
— Et ce pauvre Ermolaï...
— Nitchevo! nitchevo!... ce n'est rien...
Rouletabille le regarda. Le maître de la police avait un bras en écharpe, mais il était propre et reluisant comme une pièce de dix roubles toute neuve, alors que lui, Rouletabille, était abominablement crotté. D'où sortait-il? Koupriane comprit et sourit:
— Eh! eh! Moi, j'ai pris le train de Finlande, c'est tout de même plus propre.
— Mais qu'est-ce que vous êtes venu faire ici, Excellence?
— La même chose que vous!
— Bah! s'exclama Rouletabille, vous aussi vous venez pour sauver Natacha!
— Comment!... la sauver!... Je viens pour la prendre!
— Pour la prendre?
— Monsieur Rouletabille, j'ai à la forteresse Pierre et Paul un joli petit cachot qui l'attend!
— Vous allez jeter Natacha dans un cachot!
— Ordre de l'Empereur, Monsieur Rouletabille! Et, si vous me voyez ici en personne, c'est que Sa Majesté tient à ce que la chose se passe le plus proprement et le plus discrètement du monde.
— Natacha en prison! s'écria le reporter qui voyait, avec épouvante, tous les obstacles se dresser à la fois devant lui. Et pour quelle raison?
— Elle est simple! Natacha Féodorovna est la dernière des misérables et ne mérite aucune pitié!... elle est la complice des révolutionnaires et l'inspiratrice de tous les crimes contre son père!
— Je suis sûr que vous vous trompez, Excellence! Mais comment avez-vous été conduit dans ces parages?
— Par vous, tout simplement!
— Par moi?
— Oui, nous avions perdu toutes traces de Natacha... mais, comme vous aviez disparu, vous aussi, je me suis dit que vous ne pouviez être occupé qu'à la rechercher... et qu'en vous retrouvant, moi j'avais des chances de mettre la main sur elle!...
— Mais je n'ai pas vu vos agents?
— Allons donc! C'est l'un d'eux qui vous a conduit ici!
— Moi!
— Oui, vous! N'êtes-vous point monté sur une téléga?...
— Ah! le conducteur?...
— Parfaitement!... j'avais pris rendez-vous avec lui à la gare de Sestroriesk. Il m'a désigné l'endroit où vous étiez descendu. Et me voilà!
Le reporter baissa la tête, rouge de honte.
Décidément l'idée sinistre qu'il pouvait être responsable de la mort d'un innocent et de tous les malheurs qui s'en étaient suivis lui avait enlevé tous ses moyens!... Il le reconnaissait maintenant!... à quoi bon lutter? Si on lui avait prédit qu'il serait un jour joué de la sorte, lui, Rouletabille, il aurait bien ri... autrefois!...
Non! non! il n'était plus capable de rien!... Il était son plus cruel ennemi... Non seulement, par sa faute, par son erreur abominable, Natacha était aux mains des révolutionnaires... mais encore, dans le moment où il voulait la secourir, il conduisait niaisement, naïvement, la police dans l'endroit même où celle-ci devait s'en emparer... c'était le comble de l'humiliation. Koupriane eut pitié du reporter.
— Allons! ne vous désolez pas trop! fit-il; nous aurions retrouvé Natacha sans vous. Gounsovski nous a fait savoir qu'elle devait débarquer ce soir à la baie de Lachtka avec Priemkof!...
— Natacha avec Priemkof! s'exclama Rouletabille. Natacha avec l'homme qui a introduit chez son père les deux bombes vivantes!... Si elle est avec lui, Excellence, c'est qu'elle est sa prisonnière... et cela seul suffira à prouver son innocence... Je remercie le ciel qui vous a envoyé ici!
Koupriane avala un verre de votka, s'en versa un autre, enfin daigna traduire sa pensée:
— Natacha est l'amie de ces gens-là et nous les verrons débarquer la main dans la main!
— Vos agents n'ont donc pas relevé les traces de la lutte que «ces gens-là» ont dû soutenir sur les bords de la Néva avant d'emporter Natacha?
— Oh! Ils ne sont point aveugles. Mais, en vérité, la lutte était trop visible pour qu'elle ne fût point seulement apparente... Quel enfant vous faites!... Comprenez donc que la présence de Natacha à la datcha devient trop dangereuse pour cette charmante jeune fille après l'empoisonnement manqué de son père et de sa belle-mère!... Et dans le moment que ses camarades se préparaient à envoyer au Général Trébassof un joli cadeau à la dynamite... pajaost?... elle se fait enlever et la voilà victime!... comme c'est simple!
Rouletabille releva la tête:
— Il y a quelque chose de beaucoup plus simple à imaginer que la culpabilité de Natacha. C'est l'initiative de Priemkof versant le poison dans le flacon de votka et se disant que, si le poison ne réussit pas tout à fait, il aura du moins fait naître l'occasion d'introduire à la datcha son cadeau à la dynamite dans la poche des médecins qu'on lui enverra chercher!
Koupriane saisit le poignet de Rouletabille et lui jeta ces mots terribles en le regardant jusqu'au fond des yeux:
— Ce n'est pas Priemkof qui a versé le poison, car il n'y avait pas de poison dans le flacon!
Rouletabille, à cette révélation extraordinaire, se leva, plus effrayé qu'il ne l'avait jamais été au cours de cette effrayante campagne.
S'il n'y avait pas de poison dans le flacon, le poison avait donc été versé directement dans les verres par une personne se trouvant dans le kiosque! Or, il n'y avait dans le kiosque que quatre personnes: les deux empoisonnés, Natacha, et lui, Rouletabille. Et ce kiosque était si parfaitement isolé qu'il était impossible à toutes autres personnes que celles qui se trouvaient là de verser du poison sur la table!
— Mais ça n'est pas possible! s'écria-t-il.
— C'est si bien possible que cela est! Le père Alexis affirme qu'il n'y a pas de poison dans le flacon et je dois dire que l'analyse que je fis faire ensuite lui a donné raison... il n'y avait pas de poison non plus dans la petite bouteille que vous avez apportée au père Alexis et où vous avez versé vous-même le contenu des verres de Natacha et du vôtre... pas de trace de poison non plus dans deux des quatre verres... on ne retrouve l'arséniate de soude que sur les serviettes maculées de Trébassof et de la Générale et dans les deux verres où ils ont bu!...
— Oh! c'est épouvantable! gémit le reporter hébété... c'est épouvantable, car l'empoisonneur... c'est Natacha ou moi!
— J'ai beaucoup de confiance en vous! déclara avec un gros rire satisfait Koupriane, en lui tapant sur l'épaule... et j'arrête Natacha!... Hein?... vous qui aimez la logique, vous devez être satisfait...
Rouletabille ne dit plus un mot. Il se rassit et laissa retomber sa tête dans ses mains, comme assommé.
— Ah! nos petites filles!... Vous ne les connaissez pas! Elles sont terribles! terribles!... faisait Koupriane en allumant un gros cigare... bien plus terribles que les garçons!... Dans les bonnes familles, les garçons font encore la noce... mais les filles... elles lisent!... elles se montent la tête... elles sont prêtes à tout... elles ne connaissent plus ni père... ni mère... c'est le cas de le dire... Ah! vous êtes un enfant!... Vous ne pouvez pas comprendre!... deux beaux yeux, un air de mélancolie, une voix douce... et vous êtes pris... vous croyez avoir devant vous une bonne petite fille inoffensive... Tenez! Rouletabille... tenez... il faut que je vous raconte... pour votre instruction...
«C'était au moment de l'attentat Tchipoff... les révolutionnaires qui devaient exécuter Tchipoff étaient déguisés en cochers et en commissionnaires. Tout avait été soigneusement préparé et il semblait bien que personne ne s'aviserait d'aller découvrir les bombes là où elles se trouvaient... Eh bien, savez-vous où elles se trouvaient, les bombes?... chez la fille du gouverneur de Wladimir!... parfaitement, mon petit ami, parfaitement!... chez la fille du gouverneur elle-même!... chez Mlle Alexeiew!... Ah! ces petites filles!... Du reste, c'est cette même Mlle Alexeiew qui, si gentiment, a brûlé la cervelle d'un honnête négociant suisse qui avait le tort de ressembler à l'un de nos ministres!... Si on avait pendu plus tôt cette charmante jeune fille, mon cher Monsieur Rouletabille, ce dernier malheur aurait pu être évité... Une bonne corde au cou de toutes ces petites femelles!... c'est le seul moyen!... le seul!...
Un homme entra. Rouletabille reconnut le conducteur de la téléga. Il y eut quelques phrases rapides entre le chef et l'agent. Celui-ci alla fermer les volets de la salle par les interstices desquels on pouvait voir ce qui se passait dehors. Puis l'agent sortit. Koupriane, en écartant la table qui se trouvait près de la fenêtre, dit au reporter:
— Vous feriez bien de vous approcher de la fenêtre. Mon homme vient de me dire que le cotre approche. Vous allez pouvoir assister à un spectacle intéressant. Nous sommes sûrs que Natacha est encore à bord. Le bâtiment, après l'explosion de la datcha, a été rejoint par un canot monté par deux hommes et, depuis, il n'a fait que louvoyer dans le golfe. Nous avions pris nos précautions, en Finlande comme ici, et c'est ici qu'ils vont tenter de débarquer. Attention!
Koupriane avait pris son poste d'observation... Le soir, lentement, tombait... Le ciel était d'un gris noir qui se mêlait à la teinte d'ardoise de la mer...
On entendait celle-ci qui venait mourir, tout doucement, sur le rivage. Au loin, on apercevait une voile. Entre la grève et la touba où Koupriane veillait, il y avait un gros renflement, un remblai qui ne cachait point au préfet de police le rivage ni la baie, car son regard, du point élevé où il se trouvait, passait au-dessus. Mais, de la mer, ce remblai cachait parfaitement ce qui pouvait se dissimuler derrière lui... Or, on apercevait, à plat ventre et grimpant lentement le renflement, une cinquantaine de moujiks qui obéissaient, dans tous leurs mouvements, à deux d'entre eux dont la tête seule dépassait le remblai. Si l'on suivait le regard de ces deux têtes-là, on apercevait tout de suite la voile blanche qui avait singulièrement grandi. La barque était inclinée sur l'eau et glissait avec élégance, le cap sur la baie. Soudain, dans le moment qu'il eût pu croire qu'elle allait prendre ses dispositions pour y entrer, les voiles tombèrent et le cotre mit à l'eau un canot. Quatre hommes y descendirent; puis une femme sauta allègrement d'une petite échelle dans le canot. C'était Natacha.
Koupriane n'eut point de peine, malgré le peu de jour restant à flotter sur les eaux, à la reconnaître.
— Ah! mon cher Monsieur Rouletabille, fit-il... Voyez donc la prisonnière!... Constatez comme on l'a ligotée!... Ses cordes, certainement, lui font mal!... comment peut-on traiter ainsi une jeune fille de l'aristocratie?... Ces révolutionnaires sont vraiment des brutes!...
La vérité était que Natacha s'était mise très librement au gouvernail et, pendant que les autres nageaient, dirigeait la légère embarcation sur l'endroit de la plage qui avait dû lui être indiqué...
Et, bientôt, la proue du canot entra dans le sable.
Il semblait qu'il n'y eût sur la grève aucune âme.
C'est ce dont les hommes du canot, qui se tenaient debout maintenant, semblaient se rendre compte... et trois d'entre eux sautèrent; puis ce fut le tour de Natacha... Elle accepta la main de ceux qui l'aidaient, tout en conversant très amicalement avec eux. Elle eut même un geste pour serrer la main de l'un d'eux. La petite troupe s'avança sur le sable...
Pendant ce temps, on pouvait voir les faux moujiks qui, prêts à bondir, s'étaient glissés à plat ventre jusque sur le dessus du remblai.
Derrière son volet, Koupriane ne put retenir un mouvement de joie; il venait de reconnaître quelques figures du groupe, et il murmura:
— Eh! eh! Voilà Priemkof lui-même et les autres!... Gounsovski a raison et il est fameusement renseigné; décidément, son système a du bon!... Quel coup de filet!...
Et il n'en respira plus, dans l'attente de ce qui allait se passer...
Il pouvait voir encore, du côté de la baie, au ras du sol, se dissimulant derrière les moindres monticules, d'autres faux moujiks... Il en était de même du côté des bois de Sestroriesk... Le groupe des révolutionnaires, que suivait librement Natacha, s'était arrêté pour parlementer... encore trois, deux minutes peut-être, et ils allaient être entourés... cernés, pris au piège. Soudain, un coup de feu retentit dans la nuit commençante, et le groupe, à toute allure, rebroussait chemin, courait silencieusement à la mer, tandis que, de toutes parts, surgissaient les agents qui se précipitaient, luttaient, se ruaient, poussaient des cris... mais des cris de rage, car le groupe gagnait du côté de la grève, gagnait... on voyait Natacha, qui était soutenue par Priemkof lui-même, repousser l'aide du nihiliste qui ne voulait pas l'abandonner. Elle finit par le rejeter et, voyant qu'elle allait être rejointe, s'arrêta, attendant l'ennemi stoïquement, les bras croisés. Cependant, ses trois autres compagnons avaient réussi à se jeter dans le canot, et déjà ils faisaient force de rames, tandis que les hommes de Koupriane, entrés dans l'eau jusqu'à la poitrine, déchargeaient leurs revolvers dans la direction des fuyards... Ceux-ci, peut-être dans la crainte de blesser Natacha, ne répondirent point aux coups de feu. Quand ils accostèrent le cotre, le bateau était prêt... et il repartit à tire-d'aile vers le mystère des fjords de Finlande, hissant audacieusement à sa poupe la flamme noire de la révolution...
Maintenant, dans la salle de la touba, les agents, tremblants de la colère de Koupriane, sont entassés. Le maître de la police laisse éclater sa fureur et les traite comme les derniers et les plus infâmes des animaux de la création. La capture de Natacha ne saurait le calmer. Il avait trop espéré, et la stupidité de ses hommes lui a fait perdre tout son sang-froid. S'il avait eu un fouet sous la main, il se serait soulagé avec plus de facilité. Natacha, debout, dans un coin, le visage singulièrement calme, regarde cette extraordinaire scène de ménagerie où le dompteur lui-même semble être changé en bête fauve. Dans un autre coin, Rouletabille fixe Natacha qui ne semble point s'apercevoir de sa présence... Ah! cette figure fermée pour tous!... pour tous!... même pour lui qui avait cru lire, naguère, sur ses traits, dans ses yeux, des choses invisibles pour les autres vulgaires hommes... figure impassible de cette fille dont on avait tenté, quelques heures auparavant, d'assassiner le père, et qui venait de serrer la main de Priemkof, l'assassin!... Un moment elle tourna la tête légèrement du côté de Rouletabille. Le reporter tendit alors son visage ardent vers elle, la brûla de ses yeux qui lui disaient: «n'est-ce pas, Natacha, que tu n'es pas la complice des assassins de ton père? N'est-ce pas, Natacha, que ce n'est pas toi qui as versé le poison?...»
Mais le regard de Natacha tourna, sans rencontrer celui de Rouletabille. Ah! ce masque mystérieux et froid, cette bouche qui avait, dans le moment, un sourire étrangement amer et impudent, un sourire atroce qui semblait dire au reporter: «Si ce n'est pas moi qui ai versé le poison, c'est donc toi!» c'était le masque bien connu des petites filles terribles dont parlait tout à l'heure Koupriane, des petites filles qui lisent et qui viennent, la lecture faite, d'accomplir quelque chose de terrible, quelque chose pour quoi, de temps en temps, on attache une bonne corde au cou de toutes ces petites femelles!
Enfin, Koupriane est au bout de sa bave et fait un signe. Les hommes sortent dans un silence épouvanté.
Deux d'entre eux restent pour garder Natacha. On entend dehors le bruit d'une voiture qui vient de Sestroriesk, et qui doit certainement conduire la jeune fille aux cachots de Pierre et Paul. Un dernier geste du préfet de police et les mains brutales des deux gardes s'abattent sur les poignets fragiles de la prisonnière. Ils la bousculent, la jettent dehors, en la heurtant aux murailles, passent sur elle la colère qui leur vient des reproches de leur chef. Quelques secondes plus tard la voiture s'éloigne pour ne plus s'arrêter qu'au-dessus des tombes moisies par les eaux du fleuve, et dans lesquelles on descend, avant la mort, les petites filles terribles qui ont trop lu, sans le comprendre peut-être tout à fait, Monsieur Kropotkine.
À son tour, Koupriane s'apprête à partir. Rouletabille l'arrête:
— Excellence! je désirerais avoir l'explication de la colère que vous avez montrée tout à l'heure devant vos hommes!
— Ce sont des brutes! s'écrie le Maître de police, de nouveau hors de lui... Ils m'ont fait rater le plus beau coup de filet de ma vie!... Ils se sont jetés sur le groupe deux minutes trop tôt!... l'un d'eux a tiré un coup de feu qu'ils ont pris pour un signal et qui n'a réussi qu'à avertir les nihilistes!... mais je les laisserai pourrir tous au cachot... jusqu'à ce que je sache qui a tiré ce coup de feu-là!
— Ne cherchez pas plus longtemps! fait Rouletabille. C'est moi!...
— C'est vous? Vous étiez donc sorti de la touba?
— Oui, pour les avertir!... Mais j'ai encore tiré trop tard, puisque vous avez pris Natacha!
Les yeux de Koupriane lançaient des flammes:
— Vous êtes leur complice, à tous! lui jeta-t-il dans la figure. Et je vais de ce pas demander au Tsar la permission de vous arrêter!
— Dépêchez-vous donc, Excellence, répondit froidement le reporter, car les nihilistes, qui ont également à régler un petit compte avec moi, pourraient bien arriver avant vous!...
Et il le salua.
À L'HÔTEL, une lettre de Gounsovski: «n'oubliez pas, cette fois, de venir demain déjeuner avec moi. Bon souvenir d'amitié de Madame Gounsovski.» Nuit horrible sans sommeil, nuit toute retentissante des bruits de l'explosion, des clameurs des blessés.
Ombre solennelle du père Alexis, tendant à Rouletabille une fiole remplie de poison et lui disant: «c'est Natacha ou toi!» puis, surgissant dans les ténèbres, le spectre au front ensanglanté de Michel Nikolaïevitch, l'innocent!
Au matin, lettre du Maréchal de la Cour.
Monsieur le Maréchal ne devait pas avoir une très bonne nouvelle à apporter au jeune homme, car c'est en des termes sans enthousiasme qu'il l'invitait à déjeuner pour le jour même, de très bonne heure, à midi... désireux qu'il était de voir une fois encore le reporter, avant son départ pour la France.
«Allons bon! se dit Rouletabille, voici mon congé que m'apporte M. Le Maréchal!» et il en oublia, cette fois encore, le déjeuner Gounsovski. Le rendez-vous était au grand restaurant de l'ours.
Rouletabille y entra à midi. Il demanda au schwitzar si le grand Maréchal de la Cour était arrivé. Il lui fut répondu qu'on ne l'avait pas encore vu, et on le conduisit dans une immense salle où ne se trouvait encore qu'une personne. Celle-ci, debout devant la table des zakouskis, s'empiffrait. Au bruit que firent les pas de Rouletabille sur le parquet, l'unique client affamé se retourna et leva les bras au ciel en reconnaissant le reporter. Quant à celui-ci, il aurait donné tous les roubles qui étaient dans sa poche pour n'avoir pas été reconnu. Mais il se trouvait déjà en face de l'avocat, célèbre pour son fameux coup de fourchette, l'aimable Athanase Georgevitch, la tête tout emmaillotée de bandes, de pansements au milieu desquels on n'apercevait distinctement que les yeux et surtout la bouche.
— Comment cela va, petit ami?
— Et vous?
— Oh! moi, ce ne sera rien que ça! Dans huit jours on n'en parlera plus donc!
— Quelle terrible histoire! dit le reporter. J'ai bien cru que nous étions tous morts!
— Non! non! Ce n'est rien que ça! Nitchevo!...
— Et ce pauvre Gaspadine Tchichnikof, avec ses deux jambes cassées?
— Eh! Nitchevo!... Il a deux bons solides appareils qui lui referont deux bonnes solides jambes! Nitchevo! Ne pensons plus à ça. Ce n'est rien!... Vous venez déjeuner ici? Très bonne maison célèbre ici!... Caracho!
Il s'empressa de lui en faire les honneurs. On eût dit que le restaurant lui appartenait. Il en vantait l'architecture et la cuisine «à la française».
— Connaissez-vous, lui disait-il, une plus grande salle de restaurant «chic» au monde?...
De fait, il semblait à Rouletabille, qui levait la tête vers la haute voûte vitrée, qu'il se trouvait dans un hall de gare où était attendu un illustre voyageur, car il y avait des fleurs et des plantes partout. Mais le visiteur que le hall attendait, c'était le mangeur russe! L'ogre qui ne manquait jamais de venir manger chez l'ours! Montrant les rangées de tables qui alignaient leurs nappes blanches et leurs services éclatants, Athanase Georgevitch, la bouche pleine, disait:
— Ah! cher petit Monsieur français, il faut voir cela à souper, avec les femmes, et les bijoux, et la musique! On n'a aucune idée de cela en France, aucune. La gaieté, le champagne!... Et des bijoux, Monsieur, pour des millions de millions de roubles!... nos femmes sortent tout, tout ce qu'elles ont. Elles sont parées comme les saintes châsses... tous les bijoux de famille, tout le fond des coffrets! Ah! c'est magnifique, tout à fait russe! Moscovite... que dis-je? Asiate!... Monsieur!... le soir, dans la fête, nous sommes asiates! Je vais vous dire quelque chose à l'oreille... Vous voyez que cette énorme salle est entourée de fenêtres à balcons... chacune de ces fenêtres donne sur un cabinet particulier... tenez, Monsieur, cette fenêtre-là... oui, là... c'était le cabinet du Grand-Duc... oui, lui-même... un joyeux Grand-Duc. Eh bien, un soir où il y avait ici un monde fou!... des familles, Monsieur! Des familles... d'honorables familles... la fenêtre du balcon s'est ouverte... et une femme toute nue, toute nue comme cette main, Monsieur, a été jetée dans la salle qu'elle a traversée en courant...
«C'était un pari, Monsieur, un pari du joyeux Grand-Duc... et la demoiselle l'a gagné! Mais quel scandale!... Ah! n'en parlons plus!... cela nous porterait malheur!... Mais est-ce assez asiate, hein?... vraiment asiate?... Et cela, qui est beaucoup plus triste, tenez, à cette table... c'était la nuit du 1er janvier russe... à souper... une réunion de toute beauté... toute la capitale. Là, au fond, la musique, à minuit juste, venait de commencer le Bodje tsara krani, pour l'inauguration de la joyeuse année russe, et tout le monde s'était levé, comme de juste, et écoutait en silence, comme il faut, loyalement... eh bien, à cette table... il y avait, avec sa famille, un jeune étudiant très bien, très correct, en uniforme... Ce malheureux jeune étudiant, qui s'était levé, comme tout le monde, pour écouter le Bodje tsara krani, mit, par mégarde, son genou sur une chaise. Alors, vraiment, la position n'était plus déjà correcte: mais ce n'était pas une raison pour le tuer, n'est-ce pas? Certainement non! Eh bien, une brute en habit, un monsieur très chic, a pris dans sa poche un revolver et l'a déchargé sur l'étudiant, à bout portant... Vous pensez quel scandale, l'étudiant était mort!... Il y avait là, à côté, des journalistes de Paris qui n'en revenaient pas, ma parole! M. Gaston Leroux, tenez, était à cette table, quel scandale!... Il y a eu une bataille. On a cassé des carafes sur la tête de l'assassin, car c'était, ni plus ni moins, un assassin, un buveur de sang... un asiate! On a enlevé l'assassin qui saignait de toutes parts pour le soigner; quant au mort, il resta étendu là, sous une nappe, attendant la police... et les soupeurs ont continué de boire aux autres tables... Est-ce assez asiate?... Ici, la femme nue... là, un cadavre... et les bijoux et le champagne?... qu'est-ce que vous dites de ça?...
— Son Excellence le grand Maréchal de la Cour vous attend, Monsieur!
Rouletabille serra la main d'Athanase Georgevitch qui retourna à ses zakouskis et suivit l'interprète qui lui entr'ouvrit la porte d'un cabinet particulier.
Le haut dignitaire était là. Avec cette politesse pleine de charme dont les Russes de la haute société ont, plus que tous autres, le secret, le Maréchal fit entendre à Rouletabille qu'il avait cessé de plaire.
— Vous avez été très desservi par Koupriane, qui vous rend responsable des échecs qu'il a essuyés dans cette affaire.
— M. Koupriane a raison, répondit Rouletabille. Et Sa Majesté doit le croire puisque c'est la vérité. Mais ne craignez plus rien de moi, Monsieur le grand Maréchal, car je ne gênerai plus M. Koupriane, ni personne... Je vais disparaître!
— Je crois que Koupriane s'est déjà chargé du visa de votre passeport...
— Il est bien bon, et il se donne bien du mal...
— Tout cela est un peu de votre faute, Monsieur Rouletabille... nous croyions pouvoir vous considérer comme un ami... et vous n'avez jamais manqué, paraît-il, l'occasion de prêter votre concours à nos ennemis...
— Qui est-ce qui dit cela?
— Koupriane!... Oh! il faut être avec nous!... et vous n'êtes pas avec nous!... et, quand on n'est pas avec nous, on est contre nous!... Vous comprenez, n'est-ce pas, je crois? Il le faut! Les terroristes en sont revenus aux procédés des nihilistes, qui ont trop bien réussi contre Alexandre II. Si je vous disais qu'ils sont parvenus à se ménager des intelligences jusque dans le palais impérial!...
— Oui, oui! fit Rouletabille, d'une voix lointaine, comme s'il était déjà détaché de toutes les contingences de ce monde... Je sais que le Tsar Alexandre II trouvait quelquefois, sous sa serviette, une lettre renfermant sa condamnation à mort...
— Monsieur, il s'est passé, hier matin, au château, un événement qui est peut-être plus effrayant que cette lettre trouvée par Alexandre II sous sa serviette...
— Quoi donc? On a découvert des bombes?
— Non!... c'est un événement bizarre et incroyable... les édredons, tous les édredons de la famille impériale ont disparu hier matin.
— Non!...
— C'est comme je vous le dis!... et il a été impossible de savoir ce qu'ils étaient devenus... jusqu'à hier soir où on les a retrouvés à leur place, dans les chambres. Nouveau mystère!
— Oui-da!... Et par où donc étaient-ils passés?
— Est-ce qu'on le saura jamais?... On a retrouvé seulement deux plumes, ce matin, dans le boudoir de l'impératrice, ce qui tend à faire croire que les édredons ont dû au moins passer par là... Ces plumes, les voici, je dois les porter à Koupriane.
— Montrez voir! pria le reporter.
Rouletabille regarda les plumes et les rendit au Maréchal en lui demandant:
— Et quelles conclusions tirez-vous de là?
— Nous sommes d'avis qu'il faut voir dans ce fait un avertissement des révolutionnaires... Du moment qu'ils peuvent enlever les édredons, vous pensez qu'il leur serait aussi facile d'enlever...
— La famille impériale?... Non, je ne pense pas que ce soit cela!...
— Et que pensez-vous donc?
— Moi, plus rien!... Non seulement je ne pense plus rien... mais je ne veux plus penser à rien... dites-moi, Monsieur le grand Maréchal, il est bien inutile, n'est-ce pas, qu'avant mon départ, j'essaie de voir Sa Majesté?...
— À quoi bon! Monsieur! Maintenant, nous savons tout!... Cette Natacha, que vous avez défendue contre Koupriane, était bien la coupable... La dernière affaire ne doit plus, raisonnablement, nous laisser aucun doute. Et elle est réglée dès maintenant. Sa Majesté ne veut plus entendre parler de Natacha sous aucun prétexte.
— Et qu'allez-vous faire de cette jeune fille?
— Le Tsar a décidé qu'il n'y aurait aucun procès et que la fille du Général Trébassof serait dirigée administrativement sur la Sibérie. Le Tsar, Monsieur, est bien bon, car il aurait pu la faire pendre. Elle le méritait.
— Oui, oui, le Tsar est bien bon!...
— Comme vous êtes triste, Monsieur Rouletabille, vous ne mangez pas?...
— Pas d'appétit, Monsieur le Maréchal... Dites-moi, l'Empereur doit bien s'ennuyer à Tsarskoïe-Selo?
— Oh! il a tant à travailler!... Il se lève à sept heures! Petit déjeuner anglais, tea and toasts. À huit heures, il se met au travail jusqu'à dix. De dix à onze, promenade...
— Dans le préau? demanda innocemment Rouletabille.
— Vous dites?... Ah! vous êtes un enfant terrible!... certainement, vous faites bien de vous en aller... certainement. Jusqu'à onze heures, il se promène donc dans une allée du parc... de onze heures à une heure, réception; à une heure, déjeuner jusqu'à deux heures et demie, en famille.
— Qu'est-ce qu'il mange?
— De la soupe! Sa Majesté adore la soupe! Elle en prend à chaque repas. Après le repas, elle fume, mais jamais le cigare... toujours la cigarette, cadeau du Sultan... et elle ne boit qu'une seule liqueur: le marasquin. À deux heures et demie, elle va prendre un peu l'air... dans son parc, toujours... puis elle se remet au travail jusqu'à huit heures: un travail effrayant, colossal de paperasses et de signatures. Pas de secrétaire pouvant lui démêler cette ingrate et bureaucratique besogne. Il faut signer, signer, signer, lire, lire, lire des rapports. Et c'est le travail sans commencement et sans fin; des rapports s'en vont, d'autres arrivent. À huit heures, dîner; et puis encore des signatures, le travail jusqu'à onze heures. À onze heures, elle se couche...
— Et elle s'endort au bruit rythmé du pas des gardes sur le chemin de ronde... termine Rouletabille, sans sourciller.
— Oh! jeune homme! jeune homme!...
— Pardonnez-moi, Monsieur le grand Maréchal, dit le reporter en se levant... je suis, en effet, un très mauvais esprit et je sais que je n'ai plus rien à faire en ce pays. Vous ne me verrez plus, Monsieur le grand Maréchal; mais, avant de partir, je tiens à vous dire combien j'ai été touché de l'hospitalité de votre grande Nation. Cette hospitalité est quelquefois un peu dangereuse, mais elle est toujours magnifique. Il n'y a que les Russes au monde qui sachent recevoir, Excellence, et je le dis comme je le pense; ça ne m'empêche pas de vous quitter, car vous savez aussi mettre à la porte!... Adieu donc!... sans rancune!... Mes hommages très respectueux à Sa Majesté... Ah! Encore un petit mot... vous vous rappelez que Natacha Féodorovna était fiancée à ce pauvre Boris Mourazof... encore un qui a disparu et qui, avant de disparaître, m'a chargé de faire remettre à la fille du Général Trébassof ce dernier souvenir... ces deux petites icônes... Je vous en charge, Monsieur le grand Maréchal!... Votre serviteur, Excellence!...
Rouletabille redescendit la grande kaniouche... «Maintenant, se disait-il, c'est à mon tour d'acheter mes cadeaux...» Et il traversa, à pas lents, la place des grandes-écuries, le pont du canal Katherine. Il entra dans Aptiekarski-pereoulok et alla pousser la porte du père Alexis, sous la voûte, au fond de son obscure cour.
— Salut et prospérité, Alexis Hütch!...
— Ah! C'est toujours toi, petit! Eh bien? Koupriane t'a fait part du résultat de mes analyses?
— Oui, oui... Dis-moi, Alexis Hütch, tu ne t'es pas trompé, dis?... Tu ne penses pas t'être trompé?... réfléchis bien avant de répondre. C'est une question de vie ou de mort!...
— Pour qui?...
— Pour moi!...
— Pour toi, petit grand ami!... Tu veux rire... ou faire pleurer ton vieux père Alexis?...
— Réponds!...
— Non! je ne puis m'être trompé!... La chose est aussi sûre que nous sommes là tous les deux: arséniate de soude dans les maculations des deux serviettes... trace d'arséniate de soude dans deux des quatre verres... rien dans la carafe, rien dans la petite bouteille, rien dans les deux autres verres... Je le dis devant toi et devant Dieu!...
— C'est bien cela! Merci, Alexis Hütch. Koupriane n'aurait pas voulu me tromper... Ce n'est pas une crapule... Eh bien, voilà... Sais-tu, Alexis Hütch, qui a versé le poison?... c'est elle ou moi!... et, comme ce n'est pas moi, c'est elle!... et puisque c'est elle, moi, je vais mourir!
— Tu l'aimes donc, elle? demanda le père Alexis.
— Non! répondit Rouletabille avec un sourire désenchanté. Non, je ne l'aime pas... mais, si c'est elle qui versait le poison, ce n'est pas Michel Nikolaïevitch, et moi, j'ai fait tuer Michel Nikolaïevitch. Tu vois bien que, moi, je dois mourir. Montre-moi tes belles images...
— Ah! mon petit, si tu voulais permettre à ton vieil Alexis de te faire un cadeau, je t'offrirais bien ces deux pauvres icônes, qui sont certainement de la meilleure époque du couvent de Troïtza... regarde comme elles sont belles, et vieilles, et patinées. As-tu jamais vu une aussi belle Mère de Dieu. Et ce saint Luc, crois-tu qu'on lui a soigné la main, hein?... deux petites merveilles, petit ami... Si les vieux maîtres de Salonique revenaient au monde, ils seraient contents de leurs élèves de Troïtza... mais il ne faut pas te tuer à ton âge!...
— Allons! Batouchka (petit père), j'accepte ton cadeau, et si je rencontre, sur un prochain chemin, les vieux maîtres de Salonique, je ne manquerai point de leur dire qu'ils n'ont personne, ici-bas, pour les apprécier comme certain petit père d'Aptiekarski-pereoulok, Alexis Hütch!...
Ce disant, Rouletabille enveloppait et mettait dans sa poche les deux petites icônes. Ce saint Luc plairait certainement à Sainclair. Quant à la Mère de Dieu, elle irait tout droit, bien sûr, à la dame en noir.
— Comme tu es triste, petit fils! Et comme ta voix me fait de la peine!
Rouletabille détourna la tête pour voir entrer deux moujiks qui portaient un long panier.
— Que voulez-vous? leur demanda le père Alexis en russe, et qu'est-ce qui vous amène? Avez-vous l'intention de remplir votre panier de mes marchandises? Auquel cas je vous salue bien et suis votre serviteur.
Mais les deux autres ricanèrent:
— Oui, oui, nous sommes venus justement pour débarrasser la boutique d'une vilaine marchandise qui l'encombre.
— Que voulez-vous dire? interrogea Alexis Hütch assez inquiet, et s'approchant de Rouletabille: petit, regarde-moi donc ces gens-là, leur tête ne me revient pas et je ne comprends pas où ils veulent en venir...
Rouletabille regarda les nouveaux venus qui s'approchaient du comptoir, après avoir déposé leur grand panier près de la porte. Ils avaient une allure sarcastique et méchamment moqueuse qui le frappa tout d'abord. Alors, pendant qu'ils continuaient à jargonner avec le père Alexis, il bourra sa pipe, et tranquillement l'alluma. Sur ces entrefaites, la porte fut de nouveau poussée et trois autres hommes entrèrent, habillés simplement comme de bons petits tchinownicks. Eux aussi avaient de drôles de façons en regardant tout autour d'eux dans la boutique. Le père Alexis s'effarait de plus en plus et les autres lui riaient indécemment à la barbe.
— Je parie que ces gens-là sont venus pour me voler!... s'écria-t-il en français... qu'en dis-tu, petit fils? Si j'appelais la police?
— Garde-t-en bien, répondit Rouletabille, impassible. Ils sont tous armés. Ils ont des revolvers dans leurs poches!...
Aussitôt, le père Alexis commença à claquer des dents... Comme il tentait de se rapprocher de la porte de sortie, il fut assez brutalement repoussé et un dernier personnage entra. Celui-ci était fort correctement mis. C'était tout à fait un gentleman, sauf qu'il avait une casquette à visière de cuir sur la tête.
— Ah! mais, dit-il tout de suite en français, c'est le jeune journaliste français de l'hôtel de la grande morskaïa... Salutation et bonne santé... Je vois avec plaisir que vous aussi vous appréciez les conseils de notre cher père Alexis...
— Ne l'écoutez pas, petit ami, je ne le connais pas! s'écria encore Alexis Hütch.
Mais le gentleman de la Néva continuait:
— C'est un homme tout près de la première science et par conséquent pas bien loin de la divinité; c'est un saint homme qu'il est bon de consulter dans les moments où l'avenir paraît difficile. Il sait lire comme pas un — le père Jean De Cronstadt excepté, pour être fidèle à la vérité — sur les feuilles de cuir de taureau où des anges maudits ont tracé les mystérieux signes du destin... (ici le gentleman s'empare d'une vieille paire de bottes éculées qu'il jette sur le comptoir au milieu des icônes). Père Alexis! Ceci n'est peut-être point du cuir de taureau, mais peut-être bien de vache. Peux-tu lire encore sur ce cuir de vache l'avenir de ce jeune homme?...
Mais ici Rouletabille s'avance vers le gentleman, et lui lance une énorme bouffée de sa pipe en pleine figure.
— Inutile, Monsieur, dit Rouletabille, de perdre votre temps et votre salive, je vous attendais!
SEULEMENT, Rouletabille ne voulut jamais entrer dans le panier. Il ne consentit à se laisser désarmer que sur la promesse certaine qu'on allait lui faire avancer une voiture. Celle-ci roula jusque dans la cour et, pendant que le père Alexis était maintenu, revolver sur le front, dans sa boutique, le reporter monta tranquillement dans son landau, en fumant sa pipe. Celui qui paraissait le chef de la bande (le gentleman de la Néva) monta avec lui et s'assit à son côté. Des volets glissèrent à chaque fenêtre, fermant toute communication avec le dehors, cependant qu'une petite lanterne était allumée à l'intérieur. Et l'équipage s'ébranla. Il était conduit par deux hommes au manteau brun dont le col était garni de faux astrakan. Les dvornicks saluèrent, croyant avoir affaire à la police. Le concierge fit le signe de la croix.
Cette promenade dura plusieurs heures sans autres incidents que ceux que faisaient naître les énormes cahots qui jetaient les deux voyageurs de l'intérieur l'un sur l'autre. Ceci eût pu être l'objet d'un début de conversation, et le gentleman de la Néva l'essaya, mais en vain. Rouletabille ne lui répondait pas. À un moment, cependant, le gentleman, qui s'ennuyait, devint tellement énervant, que le reporter finit par lui dire d'un petit ton net qu'il prenait volontiers quand on l'agaçait:
— Je vous en prie, Monsieur, laissez-moi fumer tranquillement ma pipe.
Sur quoi le gentleman s'employa à baisser prudemment le haut d'un volet, car il commençait à étouffer.
Enfin, après bien des cahots, un arrêt pendant lequel on changea de chevaux, le gentleman pria Rouletabille de se laisser bander les yeux. «Voilà le moment venu! Ils vont me pendre sans autre forme de procès!» pensa le reporter, et quand, aveuglé par le bandeau, il se sentit soulevé sous les bras, il eut toute une révolte de l'être, de l'être qui, maintenant qu'il était sur le point de mourir, ne voulait plus mourir. Rouletabille se serait cru plus fort, plus courageux, plus stoïque en tous cas. Mais l'instinct reprenait le dessus, l'instinct de la conservation qui ne voulait plus rien savoir des petites bravades du reporter, de ses belles manières héroïques, de ses poses pour bien mourir, car l'instinct de la conservation, qui est, comme son vilain nom l'indique, essentiellement matérialiste, ne demandait, ne pensait, lui, qu'à vivre. Et c'est lui qui avait laissé s'éteindre la dernière pipe de Rouletabille!
Le jeune homme était furieux contre lui-même et il pâlit de la peur de ne pouvoir se dompter. Et il se dompta et ses membres, qui s'étaient raidis au contact des autres membres qui le faisaient prisonnier, se détendirent et il se laissa conduire.
Vraiment il avait honte de cette défaillance.
Rouletabille avait déjà vu des hommes mourir, qui savaient qu'ils allaient mourir. La tâche de reporter l'avait conduit, plus d'une fois, au pied de la guillotine. Et les gens qu'il avait vus là étaient morts bravement. Chose extraordinaire, les plus criminels étaient ordinairement les plus braves.
Sans doute avaient-ils eu le loisir, en pensant longtemps à l'avance à cette minute-là, de s'y préparer. Mais ils affrontaient la mort presque avec négligence, trouvant même la force de dire des choses, banales ou redoutables, à ceux qui les entouraient. Il se rappelait surtout un gamin de dix-huit ans, qui avait assassiné lâchement une vieille femme et deux enfants au fond d'une ferme, et qui avait marché à la mort sans trembler, rassurant le prêtre et le procureur, prêts à se trouver mal à ses côtés. Ne serait-il donc pas aussi brave que ce lâche enfant-là?...
On lui fit gravir quelques marches et il sentit qu'il pénétrait dans l'atmosphère étouffante d'une salle close. On lui enleva son bandeau. Il était dans une pièce d'aspect sinistre où se tenait une assez nombreuse compagnie.
Entre ces murs blêmes et nus, ils étaient bien là une trentaine de jeunes gens dont quelques-uns paraissaient aussi jeunes que Rouletabille, avec des yeux bleus candides et un teint pâle. D'autres, plus âgés, avaient des types de christs, non point des christs animés d'Occident, mais tels qu'on les voit peints sur les panneaux de l'école byzantine et qu'on les trouve enchâssés dans les icônes aux ciselures d'argent et d'or. Leurs longs cheveux, séparés par une raie médiane, leur tombaient en un flot bouclé et doré sur les épaules. Les uns étaient appuyés contre la muraille, debout, immobiles. D'autres étaient assis par terre, les jambes croisées. La plupart étaient vêtus de paletots, achetés d'occasion dans les bazars. Mais il y avait aussi des hommes de la campagne, avec leurs peaux de bêtes, leurs sayons, leurs touloupes. L'un d'eux avait des lacis de cordelettes autour des jambes et était chaussé de souliers d'osier. Le contraste de quelques-unes de ces figures graves et attentives attestait qu'il y avait là comme une sélection du parti révolutionnaire tout entier. Au fond de la pièce, derrière une table, se tenaient assis trois jeunes gens, dont l'aîné pouvait avoir vingt-cinq ans et qui avait la figure douce de Jésus, aux jours de fête, sous les rameaux.
Au milieu de la pièce, une petite table, toute nue, était là, sans utilité apparente.
Sur la droite, une autre table sur laquelle traînaient des papiers, des plumes, des encriers.
C'est là que l'on conduisit Rouletabille et qu'on le pria de s'asseoir. Alors il vit qu'à côté de lui un homme était debout. Sa figure était pâle et défaite, hâve. Ses yeux brillaient d'un feu sombre.
Malgré la déformation effrayante de la physionomie, Rouletabille reconnut un des amis inconnus que Gounsovski avait amené avec lui au souper de Krestowsky. Le reporter pensa que, depuis, il lui était arrivé malheur. On était en train de juger cet homme. Celui qui semblait présider ces étranges débats prononça un nom: «Annouchka!» Une porte s'ouvrit et Annouchka parut.
C'est tout juste si Rouletabille put la reconnaître, tant elle était attifée en pauvresse russe, avec son jupon de flanelle rouge et le mouchoir qui, noué sous le menton, enfermait sa magnifique chevelure.
Aussitôt elle déposa en russe contre l'homme qui protestait et que l'on faisait taire. Elle sortit de sa poche des papiers qui furent lus tout haut et qui parurent écraser l'accusé. Celui-ci se laissa retomber sur son banc. Il grelottait. Il se cacha la tête dans ses mains et Rouletabille voyait trembler ses mains. L'homme garda cette position pendant les autres témoignages qui, par instant, soulevaient des murmures d'indignation vite réprimés. Annouchka était remontée avec les autres contre le mur, dans l'ombre qui envahissait de plus en plus la pièce, en cette fin de jour lugubre. Deux fenêtres aux carreaux sales et dépolis laissaient passer difficilement la lueur blême d'un pauvre crépuscule.
Bientôt on ne vit plus que toutes ces figures immobiles contre les murs, pareilles à des visages de fresques dont les siècles ont effacé les couleurs, au fond des couvents orthodoxes...
... Maintenant, quelqu'un au fond de l'ombre et du silence effrayant lisait quelque chose: le jugement sans doute.
Et puis la voix se tut.
Et puis, du mur, quelques figures se détachèrent, s'avançèrent.
Alors, l'homme, auprès de Rouletabille, se releva, d'un bond sauvage, et cria des choses rapides, farouches, suppliantes, menaçantes... et puis, plus rien que des râles... Les figures qui s'étaient détachées du mur lui avaient sauté à la gorge.
Le reporter dit: «c'est lâche!...» La voix d'Annouchka, là-bas, au fond de l'ombre, lui répondit: «c'est juste!» Mais Rouletabille était satisfait d'avoir dit cela, parce qu'il s'était prouvé à lui-même qu'il pouvait encore parler. Son émotion était telle, depuis qu'on l'avait poussé au sein de cette sinistre et expéditive assemblée de justice révolutionnaire, qu'il ne pensait qu'à la terreur de ne pouvoir leur parler, leur dire quelque chose, n'importe quoi qui leur prouverait qu'il n'avait pas peur!... Eh bien, c'était parti!... Il ne leur avait pas envoyé dire: «c'est lâche!» Et il croisa les bras. Mais bientôt il dut détourner la tête, pour ne pas voir jusqu'au bout à quoi servait la petite table qui se trouvait au milieu de la pièce, sans utilité apparente.
Ils avaient transporté l'homme qui se débattait encore sur la petite table. Et ils lui passaient une corde au cou. Et l'un des «justiciers», un de ces jeunes hommes blonds qui ne paraissaient pas être plus âgés que Rouletabille, était monté sur la table et glissait l'autre bout de la corde dans un gros piton qui était enfoncé dans une poutre du plafond. Pendant ce temps, la bataille continuait autour des soubresauts du corps de l'homme et on entendait le bruit de souffle de forge du râle de l'homme. Enfin, l'homme fut pendu et la petite table mise de côté, pour qu'il eût toute la place de se débattre jusqu'au dernier souffle. Mais son dernier souffle fut expiré dans une secousse telle que l'appareil de mort céda, corde et piton, et que le mort roula par terre.
Rouletabille poussa un cri d'horreur: «Vous êtes des assassins! fit-il... Mais est-il mort au moins?» c'est ce dont les figures pâles aux cheveux blonds s'assurèrent. Il l'était. Alors on apporta deux sacs et le mort fut glissé dans l'un d'eux.
Rouletabille leur dit:
— Vous êtes plus braves quand vous tuez par l'explosion, vous savez!...
Il regrettait amèrement de n'être point mort la veille. Il ne faisait pas le brave. Il leur parlait bravement, mais il tremblait à son tour. Cette mort-là l'épouvantait. Il évitait de regarder l'autre sac. Il sortit de sa poche les deux icônes de saint Luc et de la Mère de Dieu et il pria. Et il pleura en pensant à la dame en noir.
Une voix, dans l'ombre, dit:
— Il pleure, le pauvre petit! C'était la voix d'Annouchka.
Rouletabille sécha ses larmes et dit:
— Messieurs, l'un de vous a bien une mère...
Mais toutes les voix lui répondirent: «Non! non! Nous n'avons plus de mères!»... «Ils les ont tuées!» disaient les uns... «Ils les ont envoyées en Sibérie!» disaient les autres...
— Eh bien, moi, j'ai encore une mère, fit le pauvre gosse... Je n'aurai pas eu beaucoup le temps de l'embrasser... c'est une mère que j'avais perdue le jour de ma naissance et que j'ai retrouvée, mais seulement... on peut le dire... le jour de ma mort... je ne la reverrai plus... j'avais un ami, je ne le reverrai plus non plus... j'ai là deux petites icônes pour eux... et je vais leur écrire, si vous le permettez, une petite lettre... Jurez-moi que vous leur ferez parvenir tout cela...
— Je le jure! fit, en français, la voix d'Annouchka.
— Merci, Madame, vous êtes bonne. Et maintenant, Messieurs, c'est tout ce que je vous demanderai. Je sais que je suis ici pour répondre à des accusations fort graves. Permettez-moi de vous dire tout de suite que j'en reconnais le bien-fondé. En conséquence, il ne saurait y avoir aucune discussion entre nous: j'ai mérité la mort, je l'accepte. Aussi, vous me permettrez de ne point m'intéresser à ce qui va se passer ici. Je vous demanderai simplement, comme dernière grâce, de ne point trop hâter votre procédure, pour que je puisse terminer mon courrier.
Sur quoi, content de lui, cette fois-ci, il se rassit et se mit à écrire fébrilement. On le laissa tranquille, comme il le désirait. Il ne releva point une seule fois la tête, même aux endroits où un murmure plus accentué de l'assistance attestait que les crimes de Rouletabille produisaient la plus fâcheuse impression. Et il eut la joie d'avoir achevé entièrement sa correspondance quand on le pria de se lever pour entendre le jugement. Cet entretien suprême qu'il venait d'avoir avec son ami Sainclair et avec la chère dame en noir lui avait rendu des forces. Il écouta respectueusement la sentence qui le condamnait à mort, tout en glissant sa langue, peu hygiéniquement, mais suivant une vieille habitude, sur la gomme de ses enveloppes.
C'est ainsi qu'il allait être pendu: 1 pour être venu en Russie se mêler d'affaires qui ne regardaient point sa nationalité, et cela malgré l'avertissement préalable qu'on lui avait fait tenir en France; 2 pour n'avoir point tenu des promesses de neutralité qu'il avait librement faites à un représentant du comité central révolutionnaire; 3 pour avoir essayé de pénétrer le mystère de la datcha Trébassof; 4 pour avoir fait fouetter et arrêter par Koupriane le compagnon Mataiew; 5 pour avoir dénoncé à Koupriane la personnalité de deux médecins qui avaient reçu mission de guérir le Général Trébassof. 6 pour avoir fait arrêter Natacha Féodorovna.
Évidemment, c'était plus qu'il n'en fallait.
Rouletabille embrassa ses icônes et les remit à Annouchka ainsi que les lettres; puis il déclara, les lèvres légèrement tremblantes et une sueur froide au front, qu'il était prêt à subir son sort.
LE GENTLEMAN de la Néva lui dit: «Si ça ne vous fait rien, nous allons sortir dans la cour».
Rouletabille se rendit compte, en effet, que sa pendaison, dans la pièce où venait d'être prononcé le jugement, avait été rendue impossible par les extravagances du précédent condamné à mort. Non seulement l'appareil avait cédé, corde et piton, mais encore une partie de la poutre s'était détachée.
— Ça ne me fait rien! répondit Rouletabille.
Il mentait. Ça lui faisait si bien quelque chose qu'il était devenu subitement plus blanc que sa chemise et qu'il dut s'appuyer au bras du gentleman de la Néva pour le suivre.
La porte fut ouverte. Tous ces messieurs qui avaient voté sa mort sortirent au milieu du silence le plus lugubre. Et le gentleman de la Néva, qui était décidément chargé de lui rendre les derniers devoirs, poussa tout doucement le reporter dans une cour.
Elle était très vaste, entourée d'un haut mur de planches; quelques petits bâtiments, portes closes, s'élevaient à droite et à gauche. Une haute cheminée à moitié démolie se dressait dans un coin. Rouletabille jugea qu'il devait être dans une ancienne fabrique abandonnée. Au-dessus de lui le ciel avait une pâleur de suaire. Un bruit sourd et répété, rythmé comme celui que produit la vague qui roule sur la grève, lui apprit qu'il ne devait pas être bien loin de la mer.
Il eut grandement le temps de faire toutes ces constatations, car on avait arrêté, pour un instant, sa marche au supplice, et on l'avait fait asseoir, dans la cour, sur une vieille caisse. À quelques pas de là, sous le hangar où certainement il allait être pendu, un homme monté sur un escabeau (l'escabeau qui allait servir à Rouletabille tout à l'heure) avait le bras en l'air et enfonçait à coups de marteau un gros piton dans une poutre qui passait au-dessus de sa tête.
Les yeux du reporter, qui n'avaient pas perdu l'habitude de faire le tour des choses, s'arrêtèrent encore sur un sac de toile grossière qui gisait sur le sol. Le jeune homme eut un léger tressaillement, car il vit que ce sac avait une forme humaine... il détourna la tête, mais ce fut pour rencontrer le sac vide qui lui était destiné. Alors il ferma les yeux... Un bruit de musique lui parvint du dehors... un bruit de balalaïka. Il se dit: «Tiens! nous sommes décidément en Finlande», car il savait que, si la guzla est russe, la balalaïka est plutôt finnoise. C'est une espèce d'accordéon dont on voit les paysans jouer mélancoliquement sur le seuil de leur touba. Ainsi en avait-il vu et entendu, un après-midi qu'il était allé à Pergalowo et, un peu plus loin, sur la ligne de Viborg. Il se représentait la bâtisse où il se trouvait enfermé avec le tribunal révolutionnaire telle qu'elle devait apparaître du dehors, au passant: inoffensive, pareille à beaucoup d'autres, abritant, sous ses toits délabrés d'ancienne fabrique abandonnée, quelques ménages d'ouvriers occupés à jouer de la balalaïka sur leur seuil, après les travaux du jour...
Et, soudain, dans la paix ineffable du dernier soir, cependant que la balalaïka pleurait et que l'homme là-bas essayait la solidité de son clou, une voix, dehors, la voix grave et profonde d'Annouchka, chanta pour le petit Français: «Pour qui tressons-nous la couronne, de lilas, de rose et de thym? Quand ma douce main t'abandonne, qui donc portera ta couronne de lilas, de rose et de thym?... Oh! parmi vous si quelqu'un peut m'entendre, qu'il vienne me presser la main qu'il mêle aux miens les pleurs d'une âme tendre, ici doit finir mon chemin...»
Rouletabille écouta mourir la voix... avec le dernier soupir de la balalaïka...
— C'est trop triste! fit-il, en se levant. Allons-nous-en!» et il chancela.
Du reste, on venait le chercher. Tout devait être prêt là-bas. On le poussait doucement vers le hangar. Quand il fut sous le clou, près de l'escabeau, on le fit se retourner et on lui lut quelque chose en russe, sans doute moins pour lui que pour quelques-uns de ceux qui étaient là et qui ne comprenaient pas le français. Rouletabille avait grand'peine à se maintenir correctement sur ses pauvres jambes molles.
Le gentleman de la Néva lui dit encore:
— Monsieur, on vient de vous lire la dernière formule. Elle vous demande si, avant de mourir, vous n'avez rien à ajouter à ce que nous savons concernant le jugement qui vous frappe.
Rouletabille pensa que sa salive, qu'il avait pour le moment le plus grand mal à avaler, ne lui permettrait plus de placer un mot. Mais la honte d'une telle défaillance, alors qu'il se rappelait le sang-froid de tant d'illustres condamnés à mort à leurs derniers moments, lui apporta les dernières forces nécessaires à sa réputation:
— Mon Dieu! dit-il, ce jugement n'est pas mal rédigé du tout. Je lui reproche seulement d'être trop court. Pourquoi ne fait-il pas mention du crime que j'ai commis, en collaborant à la mort tragique de ce pauvre Michel Korsakof?
— Michel Korsakof était un misérable, prononça la voix sourde et vindicative du jeune homme qui avait présidé au jugement et qui se retrouvait, à cette minute suprême, en face de Rouletabille... la police de Koupriane, en tuant cet homme, nous a débarrassés d'un traître!...
Rouletabille poussa un cri... un cri de joie... Et cependant, il avait quelque raison de croire qu'au point où il était arrivé de sa trop courte carrière, il ne devait plus escompter que la douleur... Mais voilà que la providence, en sa grâce infinie, lui envoyait, avant de mourir, cette consolation ineffable: la certitude de ne s'être point trompé!...
— Pardon!... pardon!... bégaya-t-il, dans une allégresse qui l'étouffait presque aussi sûrement que l'allait faire le méchant noeud que l'on préparait derrière lui... pardon!... une seconde encore, une petite seconde!... nous n'en sommes pas à une seconde près!... Alors, Messieurs, alors, nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas?... ce Michel... Michel Nikolaïevitch était le... dernier des misérables?...
— Le premier! fit la voix sourde...
— C'est la même chose, mon cher Monsieur!... un traître, un vilain traître?... continuait Rouletabille...
— Un empoisonneur... reprirent des voix.
— Vulgaire!... n'est-ce pas!... mais dites-le donc: un vulgaire empoisonneur! Qui, sous couleur de nihilisme, faisait ses petites affaires!... travaillait pour lui-même!... et vous trompait tous!...
Maintenant la voix de Rouletabille éclatait comme une fanfare. Quelqu'un dit:
— Il ne nous a pas trompés longtemps; nos ennemis eux-mêmes se sont chargés de le châtier!...
— Moi!... moi!... s'exclama, radieux, Rouletabille!... c'est moi qui ai monté ce beau coup-là! Hein? Croyez-vous que c'était arrangé!... c'est moi qui vous en ai débarrassés!... Ah! je savais bien, voyez-vous!... je savais bien, Messieurs, tout au fond de moi-même, que je ne pouvais pas, moi, m'être trompé... Deux et deux font toujours quatre, n'est-ce pas?... Et Rouletabille est toujours Rouletabille!... Messieurs, il y a du bon!...
Mais il est probable qu'il y avait aussi du mauvais, car le gentleman de la Néva s'avança, la casquette à la main, et lui dit, d'un air fort triste:
— Monsieur, vous savez donc pourquoi les attendus de votre jugement ne relèvent point contre vous un fait qui était au contraire tout en votre faveur. Maintenant, il ne vous reste plus qu'à laisser exécuter une sentence, qui est entièrement justifiée par ailleurs...
— Ah! mais! Ah! mais! Attendez donc un peu, que diable!... Maintenant que je suis sûr de ne pas m'être trompé et que je suis toujours Rouletabille, je tiens à la vie, moi...
Un murmure hostile prouva au condamné que la patience de ses juges commençait à avoir des bornes.
— Monsieur, demanda le président, nous savons que vous n'appartenez pas à la religion orthodoxe. Néanmoins, nous tenons un pope à votre disposition...
— Oui! oui! C'est cela! faites venir le pope! cria Rouletabille.
Et, en lui-même, il se dit: «c'est toujours ça de gagné.» Un des révolutionnaires s'en fut vers l'une des petites cabanes, qui avait dû être transformée en chapelle, cependant que les autres compagnons regardaient le reporter avec moins de sympathie que tout à l'heure. Si sa bravoure les avait agréablement influencés, ils commençaient à être profondément dégoûtés par ses cris, ses protestations et toute cette mimique qui était évidemment destinée à retarder l'heure de la mort.
Et, tout à coup, Rouletabille monta sur l'escabeau fatal. On crut qu'il était enfin décidé à mettre fin à cette comédie et à mourir convenablement; mais il n'était monté là-dessus que pour prononcer un discours:
— Messieurs!... comprenez-moi bien!... du moment où vous ne me supprimez pas pour venger Michel Nikolaïevitch... pourquoi me pendez-vous?... pourquoi m'infligez-vous cet odieux supplice? Parce que vous m'accusez d'être la cause de l'arrestation de Natacha Féodorovna!... évidemment j'ai été maladroit, de cela seul je m'accuse...
— C'est vous qui, avec votre revolver, avez donné le signal aux agents de Koupriane!... vous avez fait oeuvre de bas policier!...
Rouletabille voulait en vain protester, s'expliquer, dire que son coup de revolver avait, au contraire, sauvé les révolutionnaires. Mais on ne voulut pas l'entendre ou on ne le crut pas.
— Voici le pope, Monsieur, fit le gentleman de la Néva.
— Une seconde!... ce sont mes dernières paroles et je vous jure qu'après je me passe moi-même la corde au cou... mais écoutez-moi!... écoutez-moi bien! Natacha Féodorovna était pour vous la plus précieuse des recrues, n'est-ce pas?...
— Un véritable trésor! déclara la voix de plus en plus impatientée du président.
— C'est donc un coup terrible... continuait le reporter... un coup terrible pour vous que cette arrestation...
— Terrible! Reprirent quelques-uns...
— Ne m'interrompez pas!... Eh bien, moi, je vais vous dire: si je parais ce coup-là!... Si, après avoir été la cause inconsciente de l'arrestation de Natacha, je faisais remettre en liberté la fille du Général Trébassof!... Hein?... et cela, dans les vingt-quatre heures!... Qu'en dites-vous?... Est-ce que vous me pendriez toujours?...
Le président, celui qui avait la figure douce de Jésus, au jour des rameaux, dit:
— Messieurs! Natacha Féodorovna est tombée, victime d'une terrible machination dont nous n'avons pu jusqu'alors pénétrer le mystère. Elle est accusée d'avoir voulu empoisonner son père et sa belle-mère, et dans des conditions telles qu'il semble impossible à la raison humaine de démontrer le contraire! Natacha Féodorovna elle-même, écrasée par l'événement, n'a pu rien répondre à ceux qui l'accusaient, et son silence a pu passer pour un aveu!... Messieurs, Natacha Féodorovna va prendre demain la route de Sibérie... Nous ne pouvons rien pour elle... Natacha Féodorovna est perdue pour nous!...
Et, avec un geste à l'adresse de ceux qui entourent Rouletabille:
— Faites votre devoir, Messieurs!...
— Pardon! Pardon!... Et si, moi, je prouve l'innocence de Natacha!... Attendez donc, Messieurs!... Il n'y a que moi qui puisse prouver cette innocence!... c'est en me tuant que vous perdrez Natacha!...
— Si vous aviez pu prouver cette innocence, Monsieur, la chose serait déjà faite!... Vous n'auriez pas attendu...
— Pardon! Pardon!... Mais c'est qu'à ce moment-là je ne le pouvais pas!...
— Pourquoi cela?
— C'est que j'étais malade, voyez-vous, très gravement malade! Cette histoire de Michel Nikolaïevitch et «du poison qui continuait» m'avait enlevé tous mes moyens!... Maintenant que je suis sûr de ne pas avoir fait exécuter un innocent!... je suis redevenu Rouletabille?... Il n'est pas possible que je ne trouve pas, que je ne devine pas!...
Voix terrible de la douce figure de Jésus:
— Faites votre devoir, Messieurs...
— Pardon! Pardon!... Ceci est d'un grand intérêt pour vous! Et, la preuve, c'est que vous ne m'avez pas encore pendu!... Vous n'avez pas fait tant de manières avec mon prédécesseur, hein?... Vous m'avez écouté parce que vous avez espéré... Eh bien, laissez-moi, laissez-moi réfléchir... que diable!... j'en étais, moi, de ce déjeuner fatal, je sais mieux que personne comment les choses se sont passées... cinq minutes!... Je vous demande cinq minutes! Ça n'est pas beaucoup!... Cinq petites minutes!...
Les dernières paroles du condamné semblaient avoir singulièrement influencé les révolutionnaires. Ils se regardèrent en silence.
Alors le président tira sa montre et dit:
— Cinq minutes!... Nous vous les accordons.
— Mettez votre montre ici... là, à ce clou... il est moins six, hein!... le temps que je m'installe. Vous me donnez jusqu'à l'heure...
— Oui, jusqu'à l'heure, c'est la montre elle-même qui vous avertira.
— Ah! elle sonne!... comme la montre du Général, alors... Eh bien, nous y sommes!
Alors, il y eut ce spectacle curieux de Rouletabille assis sur l'escabeau du supplice, la corde fatale pendante au-dessus de sa tête, les jambes croisées, les coudes aux genoux, dans l'attitude éternelle que l'art a donnée à la pensée humaine, les poings au menton, le regard fixe... et, autour de lui, tous ces jeunes gens penchés sur son silence... ne remuant point d'une ligne, changés eux-mêmes en statues pour ne pas déranger cette statue qui pensait...
Alors, il y eut ce spectacle curieux de Rouletabille assis sur
l'escabeau du supplice, la corde fatale pendante au-dessus de sa tête
LES cinq minutes s'écoulèrent et la montre commença de sonner les sept coups de l'heure. Sonnait-elle la mort de Rouletabille?... Peut-être point!... car, au premier déclenchement du tintinnabulement argentin, on vit Rouletabille tressaillir, lever une tête, un front inspiré, aux yeux pleins de rayons... on le vit se dresser... étendre les bras et s'écrier:
— J'ai trouvé!...
Une telle joie rayonnait de son visage en extase qu'il en était comme auréolé et nul ne douta plus, de ceux qui étaient là, qu'il n'eût trouvé la solution de l'impossible problème.
— J'ai trouvé! j'ai trouvé...
Ils se pressaient tous autour de lui. Il les écarta d'un geste d'halluciné...
— Faites-moi place... j'ai trouvé, si mon expérience réussit... Un, deux, trois, quatre...
Que faisait-il? Il comptait ses pas, maintenant, de larges pas, comme dans les affaires de duel. Et les autres, tous les autres, le suivaient en silence, stupéfaits, mais sans protestation, comme s'ils étaient entraînés dans la même bizarre hallucination.
Toujours comptant ses pas, il traversa ainsi la cour, toute la cour, qui était vaste...
— Quarante... quarante et un... quarante-deux!... s'écria-t-il avec force!... Voilà qui est bien étrange! Et de bon augure!...
Les autres, qui ne comprenaient pas, ne le questionnaient pas, car ils voyaient qu'il n'y avait qu'à le laisser faire sans l'interrompre, de même qu'il faut se garder de réveiller trop brusquement un somnambule. Ils n'avaient aucune méfiance, car l'idée ne pouvait leur venir que Rouletabille fût assez niais pour espérer se sauver d'eux, par quelque subterfuge imbécile... Non! non! Ils se laissaient conduire par ce front inspiré... et plusieurs d'entre eux étaient tellement frappés qu'ils répétaient ses gestes, inconsciemment... Rouletabille était ainsi arrivé au seuil de la bâtisse où avait eu lieu le jugement. Là, il fallait monter une espèce de perron en bois vermoulu dont il compta les marches... il pénétra dans le corridor; mais, laissant de côté la porte qui ouvrait sur le prétoire, il se dirigea vers un escalier qui montait au premier étage, et dont il compta encore les marches, en le gravissant. Les uns le suivaient, d'autres, marchant à reculons, le précédaient. Mais ni les uns ni les autres ne semblaient exister pour lui qui ne vivait que «dans sa pensée». Ainsi fut atteint le palier sur lequel il s'engagea. Là, il poussa une porte, se trouva dans une chambre garnie d'une table, de deux chaises, d'une paillasse, et d'une énorme armoire. Il alla à l'armoire, en tourna la clef, l'ouvrit. L'armoire était vide. Il referma la porte de cette armoire et mit la clef dans sa poche. Et il revint sur le palier.
Là, il demanda la clef de la porte de la chambre d'où il sortait. On la lui donna et il ferma encore cette porte à clef et mit aussi cette clef dans sa poche.
Puis il redescendit dans la cour. Il demanda une chaise. On la lui apporta. Aussitôt, il se mit le front dans la main, réfléchit profondément, prit la chaise et alla la porter un peu en retrait du hangar.
Les autres le regardaient toujours faire et ils ne souriaient pas, car on ne sourit pas des choses quand il y a la mort au bout.
Enfin Rouletabille parla:
— Messieurs, fit-il, d'une voix profondément émue, car il sentait bien qu'il touchait à la minute décisive après quoi il ne pouvait plus y avoir que de l'irrévocable... Messieurs, pour continuer mon expérience, je vais être obligé de me livrer à des exercices qui pourraient évoquer chez vous l'idée d'une tentative de fuite, d'évasion. J'espère que vous ne me croyez pas assez sot pour avoir eu cette pensée grossière...
— Oh! Monsieur, dit le chef, vous pouvez vous livrer à tous les exercices que vous voudrez. On ne se sauve pas de nous!... Dehors nous vous tiendrons au bout de notre bras aussi bien qu'ici!... Et, du reste, il est impossible de s'échapper d'ici...
— Parfait! C'est entendu!... Dans ces conditions, je vous demande de rester aux places que vous occupez en ce moment et de n'en point bouger, quoi que je fasse, si vous ne voulez pas me gêner. Envoyez dès maintenant quelques-uns des vôtres au premier où je vais remonter, et qu'ils regardent ce qui va se passer sans intervenir, du fond du palier. Enfin, pendant l'expérience, ne m'adressez pas la parole.
Deux des révolutionnaires montèrent au premier, dont ils ouvrirent une fenêtre pour regarder ce qui se passait dans la cour. Tous, maintenant, se montraient intrigués au plus haut point des faits et gestes de Rouletabille.
Le reporter était retourné sous le hangar, entre son escabeau et sa corde.
— Attention! fit-il, je vais commencer!
Et, tout à coup, il partit comme un fou, traversa en droite ligne, et telle une flèche, toute la cour, s'engouffra dans la touba, bondit dans l'escalier, fouilla dans sa poche pour en tirer les clefs, ouvrit la porte de la chambre dont il avait également fermé la porte à clef, fit volte-face, redescendit avec la même vivacité, se retrouva dans la cour, et, cette fois, obliqua droit sur la chaise, la contourna toujours en courant, et revint à la même allure au hangar. Il ne fut pas plutôt arrivé là qu'il jeta un cri de triomphe en regardant la montre suspendue au poteau. «J'ai gagné!» fit-il, et il se laissa tomber avec une émouvante allégresse sur le fatal escabeau. Tous l'entouraient et sur tous les visages Rouletabille pouvait lire la plus ardente curiosité.
Soufflant encore de sa course désordonnée, il demanda à dire deux mots en particulier au chef du comité secret.
Alors, celui qui avait prononcé le jugement et qui avait la douce figure de Jésus s'avança, et il y eut un bref échange de paroles entre les deux jeunes gens. Les autres s'étaient écartés et assistaient de loin, toujours dans le plus impressionnant silence, à ce colloque mystérieux qui, certainement, décidait du sort de Rouletabille.
— Messieurs, dit le chef, le jeune Français va être rendu à la liberté. Nous lui accordons vingt-quatre heures pour qu'il délivre Natacha Féodorovna. Dans vingt-quatre heures, s'il n'a pas réussi, il redeviendra notre prisonnier, où qu'il se trouve!
Un heureux murmure accueillit ces paroles. Du moment que leur chef parlait ainsi, c'est que le salut de Natacha ne pouvait faire de doute.
Et le chef ajouta:
— Comme la libération de Natacha Féodorovna devra être suivie, me dit le jeune Français, de celle de notre compagnon Mataiew, nous décidons que, si ces deux conditions se réalisent, M. Joseph Rouletabille pourra, en toute sécurité, retourner en France, qu'il n'aurait jamais dû quitter.
Deux ou trois seulement dirent: «Cet enfant se joue de nous, ça n'est pas possible!» mais le chef déclara:
— Laissez faire cet enfant! Il accomplira des miracles!
JE l'ai échappé belle!» s'écria Rouletabille en se retrouvant, au milieu de la nuit, au coin du canal Katherine et d'Aptiekarski-pereoulok, cependant que la mystérieuse voiture qui l'avait amené repartait, à toute allure, du côté des grandes écuries... «Quel pays!... quel pays!...» Il courut d'une traite à la grande morskaïa, qui était près de là, entra dans l'hôtel comme une bombe, jeta l'interprète hors de sa paillasse, lui demanda «de quoi écrire», sa note et l'heure du train pour Tsarskoïe-Selo. Et, comme l'interprète lui disait qu'on ne pouvait pas avoir de note à cette heure-ci, qu'il ne pouvait pas le laisser partir sans passeport et qu'il n'y avait plus de train pour Tsarskoïe-Selo, Rouletabille se livra à un chambard qui réveilla tout l'hôtel. Les voyageurs, craignant encore «un scandale», restèrent enfermés dans leur chambre. Mais M. Le directeur descendit, tremblant, aux nouvelles.
Quand il sut «de quoi il retournait», il voulut faire le malin, mais Rouletabille, qui avait vu jouer Michel Strogoff, lui lança un «Service du Tsar» qui le rendit immédiatement docile comme un mouton. Il prépara la note du jeune homme et lui donna son passeport, qu'on avait apporté de la police dans l'après-midi. Rouletabille écrivit rapidement à l'adresse de Koupriane un mot dont le directeur de l'hôtel fut chargé et qu'il devait lui faire parvenir sans perdre une minute... et «sous peine de mort», assura le gamin, qui n'ajouta pas qu'il s'agissait de la sienne. Puis, ayant constaté sur l'indicateur qu'en effet le dernier train pour Tsarskoïe-Selo était parti, il commanda une voiture et courut à sa chambre faire sa malle.
Et lui, ordinairement si méticuleux, si soigneux de ses affaires, entassa tout à la diable, linge, vêtements, à coups de poing, à coups de pied!...
Pan! Pan! Ça le soulage après les émotions qu'il vient de traverser. «Quel pays!» ne cesse-t-il de grogner. «Quel pays!...» Allons, la voiture est prête: deux de ces petits chevaux finlandais dont il connaît le courage... un méchant isvô qui fera tout de même l'affaire... la malle!... et des roubles aux domestiques...
«Spacibo! Barine... Spacibo!»... (merci.) Ah! tous ces roubles, quand donc ne lui en restera-t-il plus?...
L'interprète demande quelle adresse il faut donner à l'isvotchick.
— Chez le Tsar!...
L'interprète chancelle, croit à une détestable plaisanterie, fait un geste vague, et voilà les petits finlandais qui démarrent.
«Pour ça... ça trotte! On n'a pas idée de ça en France!» fait Rouletabille... La France! la France!... Paris!... Est-il vrai qu'il va revoir tout cela?... et la chère dame en noir!... Ah!
Il faut qu'il lui envoie, dès la première heure, une dépêche lui annonçant son retour... avant qu'elle reçoive ses icônes... et ses lettres lui annonçant sa mort!... Scari! Scari! Scari! (vite!...).
Et l'isvotchick fouette, fouette ses chevaux à tour de bras, bousculant les dvornicks qui veillent au coin des portes sur la nuit pétersbourgeoise: dirigi!... dirigi!... dirigi!... (prends garde.) La campagne... morne, dans la nuit morne... l'immense campagne... quelle désolation uniforme!...
Rapide, dans les vastes espaces de silence, le petit char glisse sur la route déserte entre les bras noirs des sapins!...
Rouletabille se soulève sur sa banquette, regarde: «Mon Dieu! Mais c'est triste comme une cérémonie funèbre, ici!» De petites isbas glacées, pas plus grandes que des tombeaux, jalonnent le chemin, et il n'y a de vivant dans le paysage que le bruit de cette course, que ces deux bêtes au poitrail fumant!...
Crac!... un brancard de cassé!... «Quel pays!» (à entendre Rouletabille on croirait qu'il n'y a qu'en Russie que les cochers cassent des brancards) et ce fut un raccommodage difficile et sommaire, avec des cordes... et ce fut la marche lente et prudente après la course effrénée. En vain, Rouletabille essayait de raisonner: «Tu arriveras toujours bien pour le matin. Tu ne vas pas faire réveiller l'Empereur en pleine nuit»... Son impatience ne connaissait plus la raison... «Quel pays!... quel pays!...» Après quelques petites aventures (ils versèrent une fois dans un ravin et ils eurent toutes les peines du monde à repêcher la malle) on arriva à Tsarskoïe-Selo à sept heures moins un quart.
Ah! ça, non plus, ça n'était pas encore gai!...
Rouletabille se rappelait le joyeux réveil des campagnes de France... là, il trouvait qu'il y avait quelque chose de plus mort que la mort: c'était cette petite ville avec ses rues où ne passait personne, pas une âme, pas un fantôme, avec ses maisons aux fenêtres impénétrables, aux vitres de verre glauque et tout aveuglées du givre matinal, plus fermées sur le regard que des paupières closes.
Derrière cela il se représentait un monde inconnu, un monde qui ne parle, ni ne pleure, ni ne rit, un monde dans lequel ne résonne aucune corde vivante... «Quel pays!... Où est le château?... Je ne sais pas moi, j'y suis venu une fois, mais dans la voiture du Maréchal... Je ne m'y reconnais plus! Pas au grand palais!...» L'idiot d'isvotchick qui le conduit devant le grand palais!... pour le visiter, sans doute!... Est-ce que Rouletabille a la mine d'un touriste?... dourak!
— Chez le Tsar, on te dit!... Chez le Tsar!... chez le petit père!... chez batouchka!...
L'autre fouette, fouette... le fait passer par toutes les rues: «stoï!» (arrête) crie Rouletabille... une grille, un soldat, l'arme sur l'épaule, baïonnette au canon... une autre grille... un autre soldat... une autre baïonnette... un parc avec des murs autour et, autour des murs, des soldats...
«Y a pas d'erreur! Ça doit être là! pense Rouletabille. Il n'y a qu'un seul prisonnier pour lequel on puisse faire des frais pareils!...» Et il s'avance vers la grille... Ah! on lui croise la baïonnette sous le nez!... On le met en joue!...
— Halte là!...
— Eh!... pas de blagues!... Joseph Rouletabille, du journal L'Époque!...
Confondons pas!... Un sous-officier sort d'un corps de garde et avance. L'explication va être évidemment difficile. Le jeune homme se dit que, s'il demande le Tsar, on va le prendre pour un fou, et que ça ne fera que compliquer les choses. Il demande le grand Maréchal de la Cour. On lui donnera toujours bien son adresse à Tsarskoïe. Mais le sous-officier lui fait tourner la tête... lui montre une silhouette qui s'avance!... Mince de veine alors!... c'est M. Le grand Maréchal lui-même!... un service exceptionnel l'appelle sans doute de grand matin à la Cour.
— Tiens! Que faites-vous là?... vous n'êtes donc pas encore parti, Monsieur Rouletabille?...
— La politesse avant tout, Monsieur le grand Maréchal! Je ne pouvais pas m'en aller comme cela sans avoir dit au revoir à l'Empereur. Seriez bien aimable, puisque vous allez le voir et qu'il est levé (c'est vous-même qui m'avez dit qu'il se levait à sept heures)... seriez bien aimable de lui dire que je voudrais lui présenter mes hommages avant de partir.
— Votre dessein est sans doute de lui reparler de Natacha Féodorovna?... Sous aucun prétexte...
— Jamais de la vie!... Dites-lui donc, Excellence, que je suis venu pour lui expliquer le mystère des édredons!...
— Ah! ah! Les édredons, vous savez quelque chose?...
— Je sais tout!
Le grand Maréchal vit bien que le jeune homme ne plaisantait pas. Il le pria de l'attendre quelques instants et s'éloigna dans le parc.
Il le pria de l'attendre quelques
instants et s'éloigna dans le parc.
Un quart d'heure plus tard, Joseph Rouletabille, du journal L'Époque, était introduit dans le petit cabinet qu'il connaissait bien, pour y avoir eu sa première entrevue avec Sa Majesté. Un bureau de travail de campagne des plus simples. Quelques figures au mur, le portrait de la Tsarine et des enfants impériaux sur la table. Des cigarettes d'Orient dans des petits godets d'or. Rouletabille n'était point du tout rassuré, car le grand Maréchal lui avait dit:
— Prenez garde, l'Empereur est d'une humeur terrible contre vous!
Une porte s'ouvre et se referme. Le Tsar fait un signe au Maréchal qui disparaît. Après s'être incliné très bas, Rouletabille se redresse et regarde l'Empereur bien en face.
Pour sûr, Sa Majesté n'est pas contente.
La figure du Tsar, ordinairement si calme, si douce et souriante, a l'air le plus sévère; les yeux brillent d'un méchant éclat. L'Empereur s'assoit et allume une cigarette.
— Monsieur, commence-t-il, je ne suis pas autrement fâché de vous voir avant votre départ pour vous dire moi-même que je ne suis pas content de vous. Si vous étiez un de mes sujets, je vous aurais déjà fait prendre un bon petit chemin du côté des monts Ourals...
— Je reviens de plus loin, Sire!
— Monsieur! je vous prie de ne point m'interrompre et de ne parler que lorsque je vous interrogerai!
— Oh! pardon, Sire!... pardon!...
— Je ne suis point dupe du prétexte que vous avez donné à M. Le grand Maréchal pour pénétrer jusqu'à moi...
— Ce n'est point un prétexte, sire!...
— Encore!...
— Oh! pardon, Sire!... pardon!...
— Je tenais à vous dire que, venu chez moi pour m'aider contre mes ennemis, ceux-ci n'ont point trouvé de plus solide ni de plus criminel appui que le vôtre!
— De quoi m'accuse-t-on, Sire?
— Koupriane...
— Ah! ah!... pardon...
— Mon grand Maître de police s'est justement plaint que vous vous soyez jeté au travers de tous ses desseins et que vous ayez tout mis en oeuvre pour les faire échouer. D'abord, vous avez éloigné ses agents qui vous gênaient, paraît-il; ensuite, dans le moment où il allait saisir la preuve de l'abominable alliance de Natacha Féodorovna avec les nihilistes qui tentaient d'assassiner son père, votre intervention a permis que cette preuve lui échappât... et de ce haut fait, Monsieur, vous vous êtes vanté!... de telle sorte que l'on peut vous considérer comme responsable des attentats qui ont suivi. Sans vous, Natacha n'aurait pas tenté d'empoisonner son père! Sans vous, on ne serait pas allé chercher ces médecins qui ont fait sauter la datcha des îles! Enfin, pas plus tard qu'hier, alors que ce serviteur fidèle avait dressé contre les principaux révolutionnaires un piège auquel ils ne pouvaient échapper, vous avez eu l'audace, vous, de les avertir! Et ils vous doivent leur salut!... monsieur, voilà bien des attentats contre la Sûreté de l'état, et qui méritent le pire châtiment!... comment! Vous êtes sorti un jour d'ici en me promettant de sauver le Général Trébassof de toutes les trames assassines qui s'ourdissaient dans l'ombre!... et vous faites le jeu des assassins!... votre conduite est aussi misérable que celle de Natacha Féodorovna est monstrueuse!
L'Empereur se tut et regarda Rouletabille qui n'avait pas baissé les yeux.
— Qu'avez-vous à me répondre?... Maintenant, parlez!...
— J'ai à répondre à Votre Majesté que je viens prendre congé d'elle parce que ma tâche, ici, est terminée... Je vous avais promis la vie du Général Trébassof: je vous l'apporte; elle ne court plus aucun danger!... j'ai à répondre encore à Votre Majesté qu'il n'existe pas au monde de fille plus dévouée à son père, dévouée jusqu'à la mort, de fille plus sublime que Natacha Féodorovna, ni de plus innocente!...
— Prenez garde, Monsieur, je vous avertis que j'ai étudié cette affaire personnellement, de très près!... vous avez les preuves de tout ce que vous avancez là?...
— Oui, Sire!
— Et moi, j'ai la preuve que Natacha Féodorovna est une misérable!
— Non, Sire!
À ce démenti, jeté d'une voix ferme, l'Empereur se leva, le rouge de la colère et de la Majesté outragée au front. Cependant, après ce premier mouvement, il parvint à se contenir, ouvrit brusquement un tiroir, y prit des papiers et les jeta sur la table.
— Les voilà!...
Rouletabille se pencha sur les papiers.
— Vous ne savez pas lire le russe, Monsieur!... faut-il que je vous le fasse traduire?... Apprenez donc qu'il y a là un échange mystérieux de lettres entre Natacha Féodorovna et le comité central révolutionnaire et qu'il ressort de cette lecture que la fille du Général Trébassof est parfaitement d'accord avec les bourreaux de son père pour l'exécution de leur abominable projet!
— La mort du Général?...
— Parfaitement!
— J'affirme à Votre Majesté que ça n'est pas possible!...
— Petit entêté, je vais vous lire...
— Inutile, Sire, c'est impossible... il peut être question ici d'un projet... mais je suis fort étonné que ces messieurs aient été assez imprudents pour écrire en toutes lettres qu'ils comptaient sur Natacha pour empoisonner son père...
— Cela, en effet, n'est pas écrit, et vous vous rendez bien compte vous-même que cela ne saurait l'être... il n'en résulte pas moins que Natacha Féodorovna était d'accord avec les nihilistes!
— Ceci est exact! Sire!...
— Ah! vous avouez...
— Je n'avoue pas, j'affirme que Natacha était d'accord avec ces nihilistes.
— Qui précipitaient leurs abominables attentats contre l'ex-Gouverneur de Moscou...
— Sire, si Natacha était d'accord avec les nihilistes, ce n'était point pour tuer son père, c'était pour le sauver!... Et le projet dont vous avez ici les preuves, mais dont vous ignorez la nature, consistait à faire cesser ces attentats dont vous parliez à l'instant...
— Vous dites?
— Je dis la vérité, sire!
— Où sont vos preuves?... Montrez-moi vos papiers!...
— Moi!... Je n'en ai pas!... Je n'ai que ma parole!
— Cela ne suffit pas!
— Cela suffira quand vous m'aurez entendu!...
— Je vous écoute!
— Sire, avant de vous dévoiler un secret dont dépend la vie du Général Trébassof il faut que vous me permettiez quelques questions. Votre Majesté tient-elle beaucoup à la vie du Général?...
— Que signifie?...
— Pardon! Je désirerais que Votre Majesté me répondît sur ce point.
— Le Général a défendu mon trône... il a sauvé l'Empire d'un des plus graves dangers qu'il ait jamais courus... si le serviteur d'un tel service doit en être payé par la mort, par le supplice que les ennemis de mon peuple lui préparent dans l'ombre... je ne m'en consolerai jamais! Il y a déjà eu trop de martyrs!
— Vous avez répondu, Sire, et de telle sorte que je dois comprendre qu'il n'y ait point de sacrifice — même un sacrifice d'amour-propre, le plus grand qui puisse coûter à une Majesté — point de sacrifice trop cher pour racheter de la mort l'un de ces martyrs-là!...
— Ah! ah!... Ces messieurs me posent des conditions!... Donnant, donnant!... Ils ont besoin d'argent!... Et à combien estiment-ils la tête du Général?...
— Sire! cela ne regarde point Votre Majesté, et jamais je ne serais venu lui offrir un marché pareil! Cela ne regarde que Natacha Féodorovna qui a offert sa fortune!...
— Sa fortune!... mais elle ne possède rien!
— Elle possédera tout à la mort du Général! Or elle s'engage à tout donner ce jour-là au parti révolutionnaire, si le Général meurt de sa belle mort!
L'Empereur se leva dans une grande agitation.
— Au parti révolutionnaire! fit-il... que me dites-vous là?... la fortune du Général!... Eh! mais, les voilà riches!...
— Sire, je vous ai dit tout le secret: vous seul devez le connaître et le garder à jamais, et j'ai votre sainte parole que, lorsque l'heure sera venue, vous laisserez le prix aller où on l'attend!... si le Général apprenait jamais une pareille chose, un pareil traité, il s'arrangerait facilement pour qu'il n'en restât rien, et il maudirait sa fille qui l'a sauvé, et il ne tarderait pas à être la proie de ses ennemis et des vôtres, auxquels vous voulez l'arracher!... j'ai dit le secret non à l'Empereur, mais au représentant de Dieu sur la terre russe... je me suis confessé au prêtre qui doit oublier la parole prononcée seulement devant Dieu!... laissez faire Natacha Féodorovna, sire! Et son père, votre serviteur, dont les jours vous sont si chers, est sauvé!... à la mort naturelle du Général la fortune ira à sa fille qui en a disposé.
Rouletabille s'arrêta un instant pour juger de l'effet produit. Il n'était point bon. Le front de son auguste interlocuteur s'était de plus en plus rembruni.
Le silence se prolongeait et maintenant le reporter n'osait plus le rompre. Il attendait...
Enfin, l'Empereur se mit à marcher de long en large, tout pensif. Un moment il s'arrêta à la fenêtre et adressa un signe paternel au petit Tsarevitch, qui jouait dans le parc avec les grandes-duchesses...
Puis il revint à Rouletabille, dont il pinça le bout de l'oreille.
— Mais enfin! Comment avez-vous appris tout cela?... et qui donc aurait empoisonné le Général et sa femme, dans le kiosque, si ce n'est pas Natacha?
— Natacha est une sainte!... Ce n'est rien, Sire, que d'avoir été élevée dans le luxe et de se vouer à la misère, mais ce qui est sublime, voyez-vous, c'est de garder dans son coeur le secret de son sacrifice, et cela envers et contre tous, parce que ce secret est nécessaire et qu'on l'exige. C'est de l'avoir gardé devant un père qui a pu croire au déshonneur de sa fille, et de s'être tue quand on pouvait s'innocenter d'un mot; c'est de l'avoir gardé vis-à-vis d'un fiancé que l'on aime et que l'on repousse parce que le mariage est défendu à cette fille que l'on croit riche et qui sera pauvre; c'est surtout de l'avoir gardé et de le garder encore au fond des cachots, et d'être prête à prendre le chemin de Sibérie, sous l'accusation d'assassinat, parce que cette ignominie est nécessaire au salut de son père!... Cela, voyez-vous, Sire, c'est quelque chose...
— Mais toi, petit, comment as-tu pu pénétrer ce secret si bien gardé?
— En regardant ses yeux... en l'observant quand elle se croyait seule, en épiant sur son beau visage les sentiments de terreur et les marques d'amour!... et, surtout, en la regardant quand elle regardait son père!... Ah! Sire!... Il y avait des moments où, sur sa face mystique, on lisait l'âpre joie du dévouement et du martyre!... Et en écoutant, et en reliant entre eux des bouts de phrases, incompréhensibles avec l'idée de la trahison, mais qui reprenaient tout de suite un sens si on songeait à la contre-partie: au sacrifice!... car, tout est là, Sire!... examiner toujours la contre-partie!... ce que je voyais, moi, personne de ceux qui avaient leur opinion faite sur Natacha ne pouvait le voir!
«Et pourquoi ceux-là avaient-ils leur opinion faite?... parce que l'idée de compromission avec des nihilistes éveille immédiatement l'idée de complicité!... Pour ces gens-là, c'est toujours la même chose: ils n'envisagent jamais qu'un seul côté de la question. Et cependant, la question avait deux faces, comme toutes les questions. Cette question était simple: la compromission était assurée. Mais pourquoi Natacha se compromettait-elle avec des nihilistes?... était-ce nécessairement pour perdre son père?... n'était-ce pas, au contraire, pour essayer de le sauver?... Quand on a rendez-vous avec un ennemi, ce n'est point forcément pour entrer dans son jeu, c'est quelquefois pour le désarmer avec un traité de compensation!... Entre les deux hypothèses, que j'étais le seul à examiner, je n'hésitai point longtemps, car toute l'attitude de Natacha me criait son innocence; et deux yeux, Sire, dans lesquels on lit la pureté et l'amour, prévaudront toujours, devant moi, contre toutes les apparences passagères de la honte et du crime!...
«Pour moi, Natacha traitait!... Que pouvait-elle donc donner contre la vie de son père?... Rien! Que la fortune qu'elle pouvait avoir un jour!...
«Quelques paroles sur l'impossibilité du mariage immédiat, sur la pauvreté qui peut toujours frapper à la porte d'une maison, propos que je pus surprendre entre Natacha et Boris Mourazof qui, lui, n'y comprenait rien, me mirent définitivement dans le droit chemin. Et je ne fus point longtemps à me rendre compte que cette affaire formidable était en train de se traiter dans la maison même des Trébassof! Poursuivie au dehors par l'espionnage incessant de Koupriane, qui aurait été heureux de la surprendre avec des nihilistes, et aussi par l'espionnage amoureux de Boris qui était jaloux de Michel Nikolaïevitch, Natacha dut arrêter les conditions possibles d'un traité pareil, la nuit, chez elle!... le seul endroit où, à cause même de l'audace de l'entreprise, elle pouvait jouir de quelque sécurité.
«Michel Nikolaïevitch connaissait Annouchka. Ce fut là, certainement, le point de départ des négociations que cet officier félon, traître à tous les partis, mena à son gré pour la réalisation de ses infâmes projets. Je ne pense pas que Michel avoua jamais à Natacha qu'il était, depuis le premier jour, l'instrument des révolutionnaires. Natacha, qui cherchait à joindre le parti de la révolution, dut le charger d'une correspondance pour Annouchka, à la suite de quoi il prit la direction de l'affaire, trompant les nihilistes qui, dans leur pénurie d'argent au lendemain de la révolution, avaient été séduits par la proposition de la fille du Général Trébassof, et trompant Natacha qu'il prétendait aimer et dont il se crut aimé. Au point où en étaient les choses, Natacha avait compris qu'il fallait ménager Michel Nikolaïevitch, l'intermédiaire nécessaire, et elle dut le ménager si bien que Boris Mourazof en conçut la plus sombre jalousie. De son côté, Michel put penser que Natacha n'aurait d'autre mari que lui. Mais son affaire n'était point d'épouser une fille pauvre. Et, fatalement, il arriva ceci: que Natacha, dans cette infernale intrigue, traitait pour la vie de son père, par l'intermédiaire d'un homme qui, sournoisement, essayait de frapper le Général; car, avant la conclusion du traité, la mort immédiate du père faisait riche Natacha, qui avait laissé tant d'espoir à Michel!... Cette effroyable tragédie, Sire, dont nous avons vécu les heures les plus pénibles, m'apparut, avec la pensée de l'innocence de Natacha, aussi simple qu'elle eût été, pour d'autres, compliquée. Natacha croyait avoir, en Michel Nikolaïevitch, un homme qui travaillait pour elle, mais il ne travaillait que pour lui-même!... le jour où j'en fus convaincu, Sire, par l'examen de l'escalade du balcon, j'eus la pensée d'avertir Natacha... d'aller la trouver, de lui dire: "Lâchez cet homme! Il vous perd! Si vous avez besoin d'un commissionnaire, me voilà!..." Mais, ce jour-là, à Kristovsky, le destin voulut que je ne pusse rejoindre Natacha... et je laissai faire au destin qui avait arrêté la perte de cet homme... Michel Nikolaïevitch, qui était un traître, était de trop dans la "combinaison" et, s'il en avait été rejeté, il eût tout fait échouer! Je l'ai laissé disparaître!...
«Le grand malheur fut alors que Natacha, me rendant responsable de la mort d'un homme à l'innocence duquel elle croyait, ne voulût pas me revoir tout de suite et que, lorsqu'elle me revit, elle refusa d'entrer en pourparlers avec moi quand je lui proposai de remplacer Michel auprès des révolutionnaires. Elle me ferma la bouche pour que n'en sortît point son secret. Pendant ce temps, les nihilistes se croyaient trahis par Natacha en apprenant la mort de Michel et ils tentaient de le venger. Ils s'emparaient de la jeune fille et l'embarquaient de force. La malheureuse enfant apprenait à bord, le soir même, l'attentat qui détruisait la datcha et, heureusement, épargnait encore son père. Cette fois, elle s'entendit définitivement avec le parti révolutionnaire. L'affaire doit être faite. Je n'en veux pour preuve que son attitude lors de son arrestation et, en ce moment même, son sublime silence!...
Pendant que Rouletabille parlait, l'Empereur le laissait dire... le laissait dire... et, de nouveau, ses yeux s'étaient obscurcis.
— Est-il possible que Natacha n'ait pas été la complice, en tout, de Michel Nikolaïevitch? demanda-t-il... c'est elle qui lui ouvrait, la nuit, la maison de son père. Si elle n'était pas sa complice, elle eût dû se méfier! Le surveiller!...
— Sire! Michel Nikolaïevitch était bien habile!... il savait si bien, auprès de Natacha, jouer d'Annouchka en qui elle avait mis tout son espoir!... c'est d'Annouchka qu'elle voulait tenir la vie de son père!... c'est la parole, c'est la signature d'Annouchka qu'elle exigeait avant de donner la sienne!... Le soir de la mort de Michel Nikolaïevitch, celui-ci était chargé de lui porter cette signature-là... Je le sais, moi qui, simulant l'ivresse, avais pu surprendre un coin de la conversation d'Annouchka et d'un homme dont il me faut taire le nom. Oui, ce dernier soir-là, Michel Nikolaïevitch, lorsqu'il pénétra dans la datcha, avait cette signature dans sa poche, mais encore y portait-il l'arme ou le poison avec lesquels il avait déjà tenté et résolu d'atteindre le père de celle qu'il croyait déjà sa femme!
— Vous parlez là d'un papier bien précieux que je regrette de ne point posséder, Monsieur! fit le Tsar, glacial, car ce papier-là, seul, m'eût prouvé l'innocence de votre protégée!
— Si vous ne l'avez point, Sire! Vous savez bien que c'est parce que je ne l'ai pas voulu! Le cadavre avait été dépouillé par Katharina, la petite bohémienne... et c'est moi, Sire, qui ai empêché Koupriane de trouver cette signature entre les mains de Katharina... Ce matin-là, en sauvant le secret, j'ai sauvé la vie du Général Trébassof qui aurait préféré mourir plutôt que d'accepter un traité pareil!...
Le Tsar arrêta Rouletabille dans son enthousiasme.
— Tout cela serait très beau et peut-être admirable, fit-il de plus en plus froidement, car il s'était entièrement repris, si Natacha n'avait pas, elle-même, de sa propre main, empoisonné son père et sa belle-mère!... toujours avec l'arséniate de soude!
— Oh! il en restait dans la maison! répliqua Rouletabille. On ne m'avait pas tout donné pour l'analyse, après le premier attentat! Mais de cela Natacha est innocente encore, Sire... Je vous le jure!... aussi vrai que j'ai failli, bien sûr, être pendu!...
— Comment, pendu!
— Oh! il ne s'en est pas fallu de beaucoup, allez! Majesté!...
Et Rouletabille raconta la sinistre aventure, jusqu'à la minute de sa mort, c'est-à-dire jusqu'à la minute où il avait bien cru qu'il allait mourir.
L'Empereur écoutait maintenant ce gamin avec une stupéfaction grandissante. Il murmura: «Pauvre petit!» et, tout de suite:
— Mais comment avez-vous pu leur échapper?...
— Sire, ils m'ont donné vingt-quatre heures pour que vous rendiez Natacha à la liberté, c'est-à-dire que vous lui rendiez ses droits, tous ses droits, et pour qu'elle soit toujours la digne fille du Général Trébassof... Vous me comprenez, Sire!...
— Je vous comprendrai peut-être, quand vous m'aurez expliqué comment Natacha n'a pas empoisonné son père et sa belle-mère!...
— Il y a des choses qui sont si simples, Sire, qu'on ne peut y penser que la corde au cou! Mais raisonnons. Nous nous trouvons en face de quatre personnes, dont deux se présentent comme ayant été empoisonnées, et dont les deux autres sont indemnes.
Or, il est sûr que, de ces quatre personnes, le Général n'a pas voulu s'empoisonner, que sa femme n'a pas voulu empoisonner le Général et que, moi, je n'ai voulu empoisonner personne. Cela étant absolument sûr, il ne reste plus, comme empoisonneur, que Natacha. Cela est si sûr, si nécessaire, qu'il n'y a qu'un cas, un seul où, dans de pareilles conditions, Natacha ne puisse être considérée comme une empoisonneuse.
— Je vous avoue que, logiquement, je ne le vois pas, fit le Tsar, de plus en plus intrigué. Quel est-il?
— Logiquement, ce seul cas serait celui où personne n'aurait été empoisonné, c'est-à-dire où personne n'aurait pris de poison!
— Mais la présence du poison a été constatée! s'écria l'Empereur.
— Justement, la présence de ce poison ne prouve que sa présence et nullement le crime! On a trouvé dans les doubles déjections du poison et de l'ipéca. D'où l'on a conclu au crime. Que faudrait-il pour qu'il n'y eût pas crime? Il faudrait simplement que le poison fût arrivé dans les déjections après l'ipéca! Il n'y aurait pas eu empoisonnement, mais on aurait voulu y faire croire! Et, pour cela, on aurait versé du poison dans les déjections!
Le Tsar ne quittait plus des yeux Rouletabille.
— Ça! fit-il, c'est extraordinaire! Mais enfin c'est possible. En tout cas ce n'est encore qu'une hypothèse!
— Et, quand ce ne serait qu'une hypothèse à laquelle nul n'a songé, ce serait encore cela, Sire!... Mais, si je suis ici, c'est que j'ai la preuve que cette hypothèse correspond à la réalité! Cette preuve nécessaire de l'innocence de Natacha, Majesté, je l'ai trouvée la corde au cou!... Ah! Je vous jure qu'il était temps!... Qu'est-ce qui nous avait empêchés jusque-là, je ne dis pas d'envisager, mais de penser même à cette hypothèse-là? C'est que nous pensions que le malaise du Général avait commencé avant l'absorption de l'ipéca, puisque Matrena Pétrovna avait été obligée d'aller le chercher dans sa pharmacie après l'apparition du malaise, pour chasser le poison dont elle paraissait elle-même être alors victime.
«Mais, si j'acquiers la preuve que Matrena Pétrovna avait déjà l'ipéca avant le malaise, mon hypothèse de simulation d'empoisonnement prend alors une force irrésistible. Car, si ce n'était pas pour s'en servir avant, pourquoi l'avait-elle sur elle avant? Et si ce n'était pas pour cacher qu'elle s'en était servi avant, pourquoi aurait-elle voulu faire croire qu'elle allait le chercher après?
«Donc, pour prouver l'innocence de Natacha, c'est cela qu'il faut prouver: que Matrena Pétrovna avait l'ipéca sur elle, même quand elle allait le chercher!
— Petit Rouletabille, je n'en respire plus, dit le Tsar.
— Respirez, Sire! La preuve est faite. Matrena Pétrovna avait nécessairement l'ipéca sur elle puisque, après le malaise, elle n'a pas eu le temps d'aller le chercher! Comprenez-vous, Sire? Entre le moment où elle s'est sauvée du kiosque et où elle y est revenue, elle n'a pas eu le temps matériel d'aller chercher l'ipéca dans sa pharmacie!
— Comment as-tu pu mesurer ce temps-là? demanda l'Empereur.
— Sire! Le Seigneur Dieu veillait qui me faisait admirer la montre de Féodor Féodorovna, au moment que nous allions lire, et lire au cadran de cette montre, l'heure moins deux minutes. Et le Seigneur Dieu veillait encore qui, après la scène du poison, lors du retour affolé de Matrena apportant publiquement l'ipéca, faisait sonner l'heure à cette montre, dans la poche du Général!
«Deux minutes! Il était impossible à Matrena d'avoir accompli cette course en deux minutes. Elle n'avait fait qu'entrer dans la datcha déserte et en était ressortie aussitôt. Elle n'avait pas pris la peine de monter au premier étage où se trouvait, nous a-t-elle dit et répété elle-même, son ipéca dans sa pharmacie! Elle mentait!... et si elle mentait, tout était expliqué!
«Et c'est une sonnerie de montre, Sire, au déclenchement et à la sonorité pareils à ceux de la montre du Général, qui, chez les révolutionnaires, a réveillé toute ma mémoire et m'a enseigné en une seconde l'argument du temps!...
«Je suis descendu de ma potence pour faire moi-même l'expérience, Votre Majesté!... Oh! rien ni personne ne m'aurait empêché de faire cette expérience-là avant de mourir! De me prouver à moi-même que Rouletabille a toujours eu raison!... j'avais assez étudié de près le terrain de la datcha pour être renseigné très exactement sur les distances. Je trouvai dans la cour, où je devais être pendu, le même nombre de pas qu'il y a du kiosque au perron de la véranda; et, comme l'escalier de messieurs les révolutionnaires avait moins de marches, je m'obligeai à augmenter ma course de quelques pas, en tournant autour d'une chaise... enfin, je m'astreignis à l'ouverture et à la fermeture des portes que Matrena devait nécessairement ouvrir... j'avais une montre sous mes yeux, quand je m'élançai!... Quand je revins, Sire! Et quand je regardai la montre, j'avais mis trois minutes à accomplir le chemin... et ce n'est pas pour me vanter, mais je suis un peu plus leste que cette excellente Matrena!
«Matrena avait menti!... Matrena avait simulé l'empoisonnement du Général!... Matrena avait froidement versé de l'ipéca dans le verre du Général pendant que celui-ci nous faisait, avec des allumettes, une assez curieuse démonstration sur la nature de la Constitution de l'Empire!
— Mais c'est abominable! s'écria l'Empereur, cette fois définitivement conquis par l'argument irréfutable de Rouletabille. Et dans quel but cette simulation?
— Dans le but d'éviter un crime réel! Dans le but qu'elle croit avoir atteint, Sire: celui de faire éloigner pour toujours Natacha qu'elle estimait capable de tout!
— Mais c'est monstrueux!... Féodor Féodorovitch m'avait dit souvent que la Générale aimait sincèrement Natacha!...
— Elle l'a aimée sincèrement jusqu'au jour où elle l'a crue coupable. Matrena Pétrovna était restée persuadée de la complicité de Natacha dans l'empoisonnement du Général tenté par Michel Nikolaïevitch!... j'ai assisté à sa stupeur, à son désespoir, quand Féodor Féodorovitch a pris sa fille dans ses bras, après la nuit tragique!... et l'a embrassée! Il semblait l'absoudre! C'est alors qu'elle s'est résolue, dans sa pensée, à sauver, malgré lui, le Général, mais je reste persuadé que, si elle a osé monter une telle machination contre Natacha, il a fallu qu'elle y fût déterminée par ce qu'elle a cru être la preuve définitive de l'infâmie de sa belle-fille... ces papiers, Sire, que vous m'avez montrés, et qui attestent, sans plus, les relations d'entente entre Natacha et les révolutionnaires, ne pouvaient être qu'en possession de Michel ou de Natacha. On n'a rien trouvé chez Michel! dites-moi donc que Matrena les a trouvés chez Natacha!... Alors, elle n'a plus hésité!...
— Si on lui montre son crime, croyez-vous qu'elle avouera? demanda l'Empereur.
— J'en suis si sûr, que je l'ai fait venir. À cette heure Koupriane doit être au château avec Matrena Pétrovna!...
— Vous pensez à tout, Monsieur!
Le Tsar allait appuyer sur un timbre. Rouletabille étendit la main:
— Pas encore, Sire!... Je vais vous demander de me permettre de ne point assister à la confusion de cette brave héroïque bonne dame qui m'a beaucoup aimé. Mais, auparavant, Sire, qu'allez-vous me promettre?
L'Empereur croyait avoir mal entendu ou mal compris.
Il fit répéter cette chose qu'avait dite Rouletabille.
Et l'autre répéta:
— Qu'allez-vous me promettre?... Non, Sire, je ne suis pas fou! J'ose vous demander cela, moi!... je me suis confié à Votre Majesté! Je vous ai dit le secret de Natacha! Eh bien, maintenant, avant les aveux de Matrena, j'ose vous demander: me promettez-vous d'oublier ce secret-là? Il ne s'agit pas seulement de rendre Natacha à son père: il s'agit de laisser faire Natacha... si vous voulez réellement sauver le Général Trébassof!... qu'allez-vous décider, Sire?
— C'est la première fois qu'on m'interroge, Monsieur!
— Eh bien, ce sera la dernière, mais je supplie humblement Votre Majesté de me répondre...
— Voilà bien des millions donnés à la révolution!
— Oh! Sire! Ils ne le sont pas encore!... le Général a soixante-cinq ans, mais il est encore plein de jours, si vous le voulez! D'ici qu'il meure de sa belle mort, si vous le voulez, vos ennemis auront désarmé!
— Mes ennemis! murmura le Tsar d'une voix sourde... non, non, mes ennemis ne désarmeront jamais!... Qui donc pourrait les désarmer? ajouta-t-il mélancoliquement en secouant la tête.
Et le petit Rouletabille, crânement, lui jeta:
— Le progrès, Sire! Si vous le voulez!...
Le Tsar devint tout rouge et considéra ce jeune audacieux qui ne baissait pas son regard sous celui d'une Majesté.
— C'est gentil ce que vous dites là, mon petit ami!... mais vous parlez comme un enfant!
— Comme un enfant de France au père du peuple russe!
Cela avait été dit d'une voix si profonde et, en même temps, si naïvement touchante que le Tsar tressaillit.
Il fixa quelque temps encore en silence le gamin qui, cette fois, détourna ses yeux humides:
— Le progrès et la pitié, Sire!
— Allons! fit l'Empereur, c'est promis!
Rouletabille ne put retenir un mouvement de joie très peu protocolaire.
— Vous pouvez sonner, maintenant, Sire!...
Et le Tsar sonna.
Le reporter passa dans un petit salon où attendaient le Maréchal, Koupriane et Matrena Pétrovna qui était «dans tous ses états».
Elle jeta un regard louche à Rouletabille qui ne fut pas traité, ce matin-là, de cher petit domovoï-doukh.
Et elle se laissa conduire, déjà défaillante, devant l'Empereur.
— Que se passe-t-il?... demanda Koupriane, lui-même très agité.
— Il se passe, mon cher Monsieur Koupriane, que j'ai obtenu la grâce de l'Empereur pour tous les crimes dont vous m'avez chargé et que j'ai voulu vous serrer la main avant de partir, sans rancune!... Monsieur Koupriane, l'Empereur vous dira lui-même que le Général Trébassof est sauvé! Et que sa vie ne sera plus jamais en danger!... Vous savez ce que cela veut dire!... Cela veut dire qu'il faut, sur-le-champ, rendre la liberté à notre Mataiew que j'ai pris, s'il vous en souvient, sous ma protection!... Dites-lui donc qu'il vienne se faire pendre en France... Je lui trouverai une petite place, à la condition qu'il oublie certains coups de fouet...
— Chose promise! Chose tenue avec moi, Monsieur! Lui jeta Koupriane, assez inquiet. Mais j'attendrai que l'Empereur me dise toutes ces belles choses-là!... et votre Natacha, qu'en faisons-nous?
— Nous la remettons également en liberté, Monsieur!... Ma Natacha n'a jamais été le monstre que vous pensiez!...
— Cela vous plaît à dire, car enfin il y a une coupable?
— Il y a deux coupables!... d'abord M. Le Maréchal.
— Hein? s'exclama le Maréchal.
— M. Le Maréchal qui a eu l'imprudence de nous apporter du raisin trop dangereux à la datcha des îles... et... et...
— Et l'autre?... questionna, de plus en plus anxieux, Koupriane.
— Écoutez-la! fit Rouletabille, le bras tendu dans la direction du cabinet de l'Empereur.
En effet, des pleurs, des sanglots, venaient jusqu'à eux. La douleur et le repentir de Matrena Pétrovna traversaient les murs... Koupriane en était bouleversé.
Soudain l'Empereur fit son apparition... il était dans un état d'exaltation qu'on ne lui avait jamais vu...
Effrayé, Koupriane se recula.
— Monsieur! lui dit le Tsar... je tiens à ce que, dans deux heures, Natacha Féodorovna soit ici... et qu'elle y soit amenée avec les honneurs dus à son rang. Natacha est innocente, Monsieur, et nous lui devons réparation!
Puis, se tournant vers Rouletabille:
— Je tiens à ce qu'elle sache ce qu'elle vous doit! Ce que nous vous devons! Mon petit ami!
Le Tsar disait à Rouletabille: «mon petit ami!» Rouletabille mit son doigt sur sa bouche et, au moment de partir, parla russe.
— Qu'elle ne sache donc rien! Sire! Cela vaudra mieux, car, Votre Majesté et moi, nous devons oublier déjà aujourd'hui que nous savons quelque chose!
— Vous avez raison! fit le Tsar pensif... Mais, mon enfant, que puis-je faire pour vous?
— Sire! Une grâce! Ne me faites pas manquer le train de dix heures cinquante-cinq!...
Et il se jeta à ses genoux.
— Restez donc à genoux, mon enfant. Vous êtes très bien ainsi... M. Le Maréchal vous préparera, aujourd'hui même, un brevet que j'ai hâte de signer... en attendant, Monsieur le Maréchal, allez donc me chercher, dans mon armoire particulière, une de mes cravates de sainte-Anne!...
Et c'est ainsi que Joseph Rouletabille, de L'Époque, fut créé Officier de sainte-Anne de Russie par l'Empereur lui-même, qui lui donna l'accolade.
«Ils embrassent tout le temps dans ce pays!» se dit Rouletabille, qui était si ému qu'il s'essuyait les yeux avec sa manche.
Au train de dix heures cinquante-cinq, il y eut beaucoup de monde à la gare de Tsarskoïe-Selo. Parmi tous ceux qui étaient venus de Pétersbourg serrer la main au jeune reporter, dont on avait appris le départ, on remarquait Ivan Pétrovitch, le joyeux Conseiller d'Empire, et Athanase Georgevitch, le gai avocat bien connu pour son fameux coup de fourchette. Ils étaient venus naturellement avec tous leurs bandages et pansements qui les faisaient ressembler à de glorieux débris. Ils apportaient les amitiés de Féodor Féodorovitch, qui avait encore un peu la fièvre, et de Thadée Tchichnikof, le Lithuanien, qui avait les deux jambes cassées.
Dans le wagon même, il fallut prendre la dernière bouteille de champagne (première marque). Et quand il ne resta plus rien dans la bouteille et que l'on se fut bien embrassé, comme le train ne partait pas encore, Athanase Georgevitch fit déboucher une seconde dernière bouteille. C'est alors que M. Le grand Maréchal arriva, tout essoufflé. On l'invita et il accepta. Mais il avait hâte de parler à Rouletabille en particulier et il entraîna, un instant, en s'excusant, le reporter dans le couloir.
— C'est l'Empereur qui m'envoie, exprima avec émotion ce haut dignitaire. Il m'envoie à cause des édredons! Vous avez oublié de lui parler des édredons!
— Niet! répondit en riant Rouletabille. Cela n'est rien! Nitchevo! Les édredons de Sa Majesté devaient être déjà du plus fin «eider», ainsi que l'une des plumes que vous m'avez montrées l'atteste. Eh bien!... qu'il les fasse ouvrir maintenant! Ils sont du plus vulgaire canard, comme la seconde plume le prouve. Le retour des édredons au canard, avant le soir, prouve donc déjà que l'on espérait que la substitution passerait inaperçue. Voilà tout! Caracho! Bombe au canard! À votre santé! Vive le Tsar!...
— Caracho! Caracho!
La locomotive sifflait quand on vit accourir un couple, un homme et une femme, qui suaient et fondaient comme du suif: c'étaient M. Et Mme Gounsovski.
Gounsovski monta sur le marchepied:
— Mme Gounsovski a tenu à venir vous serrer la main. Vous lui êtes très sympathique.
— Compliments, Madame!
— Dites-moi, jeune homme, vous avez encore eu tort de ne pas venir hier déjeuner chez moi. Je vous aurais certainement évité une petite course désagréable en Finlande!...
— Je ne la regrette pas, Monsieur!...
Le train s'ébranla. On cria: «Vive la France! Vive la Russie!». Athanase Georgevitch pleurait, Matrena Pétrovna, à une fenêtre de la gare, où elle se tenait discrètement, agita un mouchoir du côté du cher petit domovoï-doukh qui lui en avait fait voir de toutes les couleurs, et qu'elle n'osait pas aller embrasser après cette terrible affaire du faux poison et la terrible colère du Tsar!
Le reporter lui envoya un gracieux baiser.
Comme il l'avait dit à Gounsovski, il ne regrettait rien.
Tout de même, quand le train prit son élan vers la frontière, Rouletabille se laissa retomber sur les coussins et fit:
— Ouf!...
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